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Stéphane Mallarmé

AUTOBIOGRAPHIE
Stéphane Mallarmé, « Autobiographie »
Lettre à Verlaine du 18 novembre 1885
Éditions Albert Messein, Paris, 1924.
Portrait de Mallarmé par Paul Gauguin : dessin de 1891 (détail).

Paris, lundi 16 novembre 1885

Mon cher Verlaine,

Je suis en retard avec vous, parce que j’ai recherché ce que j’avais prêté, un peu de côté et d’autre, au diable, de l’oeuvre inédite de Villiers. Ci-joint le presque rien que je possède.

Mais des renseignements précis sur ce cher et vieux fugace, je n’en ai pas : son adresse même, je l’ignore ; nos deux mains se retrouvent l’une dans l’autre, comme desserrées de la veille, au détour d’une rue, tous les ans, parce qu’il existe un Dieu. À part cela, il serait exact au rendez-vous et, le jour où, pour les Hommes d’Aujourd’hui, aussi bien que pour les Poètes Maudits, vous voudrez, allant mieux, le rencontrer chez Vanier, avec qui il va être en affaires pour la publication d’Axël, nul doute, je le connais, aucun doute, qu’il ne soit là à l’heure dite. Littérairement, personne de plus ponctuel que lui : c’est donc à Vanier à obtenir d’abord son adresse, de M. Darzens qui l’a jusqu’ici représenté près de cet éditeur gracieux.

Si rien de tout cela n’aboutissait, un jour, un mercredi notamment, j’irais vous trouver à la tombée de la nuit ; et, en causant, il nous viendrait à l’un comme à l’autre, des détails biographiques qui m’échappent aujourd’hui ; pas l’état civil, par exemple, dates, etc., que seul connaît l’homme en cause.

Je passe à moi.

Oui, né à Paris, le 18 mars 1842, dans la rue appelée aujourd’hui passage Laferrière. Mes familles paternelle et maternelle présentaient, depuis la Révolution, une suite ininterrompue de fonctionnaires dans l’Administration de l’Enregistrement ; et bien qu’ils y eussent occupé presque toujours de hauts emplois, j’ai esquivé cette carrière à laquelle on me destina dès les langes. Je retrouve trace du goût de tenir une plume, pour autre chose qu’enregistrer des actes, chez plusieurs de mes ascendants : l’un, avant la création de l’Enregistrement sans doute, fut syndic des Libraires sous Louis XVI, et son nom m’est apparu au bas du Privilège du roi placé en tête de l’édition originale française du Vathek de Beckford que j’ai réimprimé. Un autre écrivait des vers badins dans les Almanachs des Muses et les Étrennes aux Dames. J’ai connu enfant, dans le vieil intérieur de bourgeoisie parisienne familial, M. Magnien, un arrière-petit-cousin, qui avait publié un volume romantique à toute crinière appelé Ange ou Démon, lequel reparaît quelquefois coté cher dans les catalogues de bouquinistes que je reçois.

Je disais famille parisienne, tout à l’heure, parce qu’on a toujours habité Paris ; mais les origines sont bourguignonnes, lorraines aussi et mêmes hollandaises.

J’ai perdu tout enfant, à sept ans, ma mère, adoré d’une grand’mère qui m’éleva d’abord ; puis j’ai traversé bien des pensions et lycées, d’âme lamartinienne avec un secret désir de remplacer, un jour, Béranger, parce que je l’avais rencontré dans une maison amie. Il paraît que c’était trop compliqué pour être mis à exécution, mais j’ai longtemps essayé dans cent petits cahiers de vers qui m’ont toujours été confisqués, si j’ai bonne mémoire.

Il n’y avait pas, vous le savez, pour un poète à vivre de son art même en l’abaissant de plusieurs crans, quand je suis entré dans la vie ; et je ne l’ai jamais regretté. Ayant appris l’anglais simplement pour mieux lire Poe, je suis parti à vingt ans en Angleterre, afin de fuir, principalement ; mais aussi pour parler la langue, et l’enseigner dans un coin, tranquille et sans autre gagne-pain obligé : je m’étais marié et cela pressait.

Aujourd’hui, voilà plus de vingt ans et malgré la perte de tant d’heures, je crois, avec tristesse, que j’ai bien fait. C’est que, à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout, chaque fois que paraissaient les premiers numéros d’une Revue Littéraire, j’ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre. Quoi ? c’est difficile à dire : un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses… J’irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode.

Voilà l’aveu de mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède et je réussirai peut-être ; non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui pour cela !) mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne suffit pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que j’ai connu ce que je n’aurai pu accomplir.

Rien de si simple alors que je n’aie pas eu hâte de recueillir les mille bribes connues, qui m’ont, de temps à autre, attiré la bienveillance de charmants et excellents esprits, vous le premier ! Tout cela n’avait d’autre valeur momentanée pour moi que de m’entretenir la main : et quelque réussi que puisse être quelquefois un des morceaux ; à eux tous c’est bien juste s’ils composent un album, mais pas un livre. Il est possible cependant que l’Éditeur Vanier m’arrache ces lambeaux mais je ne les collerai sur des pages que comme on fait une collection de chiffons d’étoffes séculaires ou précieuses. Avec ce mot condamnatoire d’Album, dans le titre, Album de vers et de prose, je ne sais pas ; et cela contiendra plusieurs séries, pourra même aller indéfiniment, (à côté de mon travail personnel qui je crois, sera anonyme, le Texte y parlant de lui-même et sans voix d’auteur).

Ces vers, ces poèmes en prose, outre les Revues Littéraires, on peut les trouver, ou pas, dans les Publications de Luxe, épuisées, comme le Vathek, le Corbeau, le Faune.

J’ai dû faire, dans des moments de gêne ou pour acheter de ruineux canots, des besognes propres et voilà tout (Dieux Antiques, Mots Anglais) dont il sied de ne pas parler mais à part cela, les concessions aux nécessités comme aux plaisirs n’ont pas été fréquentes. Si à un moment, pourtant, désespérant du despotique bouquin lâché de Moi-même, j’ai après quelques articles colportés d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal, La Dernière Mode, dont les huit ou dix numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver.

Au fond je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète, qui n’a point à s’y mêler : elle est trop en désuétude et en effervescence préparatoire, pour qu’il ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais et de temps en temps à envoyer aux vivants sa carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidé d’eux, s’ils le soupçonnaient de savoir qu’ils n’ont pas lieu.

La solitude accompagne nécessairement cette espèce d’attitude ; et, à part mon chemin de la maison (c’est 89, maintenant, rue de Rome) aux divers endroits où j’ai dû la dîme de mes minutes, lycées Condorcet, Janson de Sailly enfin Collège Rollin, je vague peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la famille, le séjour parmi quelques meubles anciens et chers, et la feuille de papier souvent blanche. Mes grandes amitiés ont été celles de Villiers, de Mendès et j’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable ! Vos Poètes Maudits, cher Verlaine, À Rebours d’Huysmans, ont intéressé à mes Mardis longtemps vacants les jeunes poètes qui nous aiment (mallarmistes à part) et on a cru à quelque influence tentée par moi, là où il n’y a eu que des rencontres. Très affiné, j’ai été dix ans d’avance du côté où de jeunes esprits pareils devaient tourner aujourd’hui.

Voilà toute ma vie dénuée d’anecdotes, à l’envers de ce qu’ont depuis si longtemps ressassé les grands journaux, où j’ai toujours passé pour très-étrange je scrute et ne vois rien d’autre, les ennuis quotidiens, les joies, les deuils d’intérieur exceptés. Quelques apparitions partout où l’on monte un ballet, où l’on joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque contradictoires, mais dont le sens éclatera et c’est tout. J’oubliais mes fugues, aussitôt que pris de trop de fatigue d’esprit, sur le bord de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, en un lieu le même depuis des années : là je m’apparais tout différent, épris de la seule navigation fluviale. J’honore la rivière, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yoles d’acajou, mais voilier avec furie, très-fier de sa flottille.

Au revoir, cher ami. Vous lirez tout ceci, noté au crayon pour laisser l’air d’une de ces bonnes conversations d’amis à l’écart et sans éclat de voix, vous le parcourrez du bout des regards et y trouverez, disséminés, les quelques détails biographiques à choisir qu’on a besoin d’avoir quelque part vus véridiques. Que je suis peiné de vous savoir malade, et de rhumatismes ! Je connais cela. N’usez que rarement du salicylate, et pris des mains d’un bon médecin, la question dose étant très-importante. J’ai eu autrefois une fatigue et comme une lacune d’esprit, après cette drogue ; et je lui attribue mes insomnies. Mais j’irai vous voir un jour et vous dire cela, en vous apportant un sonnet et une page de prose que je vais confectionner ces temps, à votre intention, quelque chose qui aille là où vous le mettrez. Vous pouvez commencer, sans ces deux bibelots. Au revoir, cher Verlaine. Votre main

STÉPHANE MALLARMÉ

Le paquet de Villiers est chez le concierge : il va sans dire que j’y tiens comme à mes prunelles ! C’est là ce qui ne se trouve plus : quant aux Contes Cruels, Vanier vous les aura, Axël se publie dans la Jeune France et l’Ève future dans la Vie Moderne.

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