« Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre à la place du sien, qui était tout gâté. Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée qui a eu pitié de ma situation. Il regarda par la fenêtre et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. Le bon homme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval ; et comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé une, et cueillit une branche où il y en avait plusieurs.
En même temps il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir. Vous êtes bien ingrat, lui dit la bête d’une voix terrible ; je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château, et pour ma peine vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes choses au monde : il faut mourir pour réparer cette faute : je ne vous donne qu’un quart d’heure pour demander pardon à Dieu.
Le marchand se jeta à genoux et dit à la bête, en joignant les mains : Monseigneur, pardonnez-moi ; je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m’en avait demandé. Je ne m’appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête ; je n’aime pas les compliments, moi ; je veux qu’on dise ce que l’on pense ; ainsi ne croyez pas me toucher par vos flatteries ; mais vous m’avez dit que vous aviez des filles, je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place : ne me raisonnez pas, partez ; et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois.
Le bon homme n’avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre, mais il pensa au moins : J’aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu’il pouvait partir quand il voudrait ; mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grand coffre vide, tu peux y mettre tout ce qui te plaira, je le ferai porter chez toi. En même temps la Bête se retira, et le bon homme dit en lui-même : S’il faut que je meure, j’aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants » (Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête).