« Si j’ai commencé cet ouvrage par les événements qui me sont survenus depuis que je suis majeur, je ne dois pas laisser ignorer à mes lecteurs ce qui m’est arrivé pendant les premiers instants de ma vie. Le tempérament de ma mère ne lui permit pas de me nourrir de son lait ; elle me confia aux soins d’une nourrice qui, pour sa commodité, me laissait dans le lit, ou bien me plaçait dans une petite chaise, comme font presque toutes les nourrices pour se débarrasser des enfants, auxquels elles ne tiennent que par l’argent qu’on leur paie pour fournir leur sein mercenaire.
L’absence des soins maternels doit nécessairement influer sur le physique des enfants. C’est ce qui m’arriva. Lorsque ma nourrice m’eut sevré, elle me rendit à ma mère, qui fut bien surprise de me voir estropié ; mes autres parents ne le furent pas moins : il fallut, pour me tirer de ce déplorable état, employer tous les secours de l’art ; mais ils furent infructueux, car jusqu’à l’âge de neuf ans je restai dans cette douloureuse situation, au grand chagrin de toute ma famille.
Deux ans après ma naissance, ma mère eut un autre fils (…) Mon frère, dont la santé et l’intelligence faisait l’espoir de ma famille, tomba malade avant d’avoir atteint sa septième année ; il mourut en très peu de temps, malgré tous les soins qu’on eut de lui dans le cours de sa maladie. Les Esculapes qui le soignaient, disaient, en parlant de moi : Quant à celui-ci, vous pouvez lui donner tout ce qu’il voudra ; mais ne comptez pas sur lui, car vous pouvez lui préparer son suaire. Soit dit en passant, je crois que presque tous les médecins sont des farfadets » (Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets).