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Leopold von Sacher-Masoch

Le Fou de Firleiouwka

Revue des Deux Mondes (15 août 1889)

Date de mise en ligne : samedi 16 février 2008

Leopold von Sacher-Masoch, « Le Fou de Firleiouwka », Femmes slaves XXX, Revue des Deux Mondes (15 août 1889), LX° Année, Troisième période, t. CII, Paris, 1890, pp. 918-922.

LE FOU DE FIRLEIOUWKA

La tête de mon cocher juif branlait déjà depuis quelque temps, comme s’il était assis, absorbé dans des jouissances sacrées, devant le Livre des Livres, ou devant le trésor d’or du Talmud. Mais tout à coup, il arrêta ses petits chevaux émaciés, et montra, du manche de son long fouet, le ciel qui s’était de plus en plus assombri devant nous.

En effet, le ciel était menaçant.
 Si nous ne laissons pas passer l’orage, il nous surprendra bientôt en route, me dit Pinkas Glanzmann. Vous pourriez vous arrêter au cabaret de Dubine. Réfléchissez que nous ne rencontrerons pas un toit jusqu’à Wrycin, chez monsieur votre oncle.
 Non, non, lui répondis-je, va toujours.

Depuis des années, j’étais éloigné de mon pays natal, et l’on m’y attendait ce soir-là.

Le cocher haussa les épaules et se remit en marche. Devant nous, c’était comme le sombre rideau d’un théâtre avant le commencement de la représentation. De grands nuages, qui semblaient sortir d’un abîme, roulaient à l’horizon. On eût dit que la croûte de la terre venait de se fendre pour vomir la fumée d’un immense volcan.

L’air, qui d’ordinaire passe frais et léger, en caressant les sommets des arbres et les épis dorés, était devenu, tout d’un coup, d’une lourdeur accablante. Il écrasait tout de son poids. Les feuilles des arbres et jusqu’à l’herbe des champs se penchaient vers la terre, tristes, inanimées. La chaleur était étouffante. On n’entendait pas un bruit, pas un chant d’oiseau. Il manquait subitement à toute la nature cette haleine fraîche et vivifiante des beaux jours d’été, qui fait onduler et murmurer les plaines verdoyantes et les champs mûrissants. La vaste étendue semblait submergée dans le silence et dans l’attente de quelque chose d’inconnu, de mystérieux.

Caché derrière un voile dense, presque opaque, le soleil n’envoyait que rarement quelques regards ardents et furtifs sur le paysage haletant. Les prairies et les champs s’épanouissaient alors comme une braise pour reprendre la même teinte étrange, métallique, plombée, aussitôt que le puissant astre du jour avait, de nouveau, dissimulé ses rayons.

Dans cet océan de blé, étendu à perte de vue, on voyait émerger, comme d’une inondation, des fermes isolées, avec leurs toits de tuiles rouges, les coupoles rondes des églises grecques, les cabanes couvertes en chaume, des petits villages avec des puits disséminés çà et là. Sur le sommet d’une colline, un moulin à vent étendait ses sombres ailes. Dans les pâturages allaient et venaient péniblement des troupeaux d’agneaux. Des chevaux, les pieds de devant accouplés, broutaient lentement l’herbe succulente. Des poulains essayaient de folâtrer, faisant faiblement tinter leurs sonnettes de bonze.

Devant nous s’assombrissait la forêt d’où se précipitait un fleuve en une masse échevelée et furieuse, les rares rayons du soleil pailletaient d’une profusion d’étincelles diamantées.

La nuit tombait. Des éclairs sillonnaient l’horizon, d’un bleu d’indigo, et allumaient les nuages, par intervalles, d’une lueur rouge rapide.

Tout à coup, on entendit le premier grondement du tonnerre, pareil au bruit sourd du canon d’une bataille engagée dans le lointain. En même temps, on sentait les masses d’air lourdes, paresseuses, se mettre en mouvement ; les feuilles commençaient à s’agiter doucement, les herbes et les épis à se redresser. Les coups de tonnerre et les rafales de vent se succédaient de plus en plus rapprochés et violents. La foret, jusqu’alors immobile en une masse noire, enchevêtrée, impénétrable, se mit à onduler comme un champ de blé. Les arbres s’inclinaient, craquaient, s’entrechoquaient avec un bruit de tempête, celui des flots se brisant sur les rochers.

Le cocher pressait de plus en plus ses chevaux. La légère voiture cahotait, s’enfonçant ici dans un trou, là dans une flaque d’eau, et bondissait, comme une balle, par-dessus les pierres et les racines. Nous avancions au hasard, comme des aveugles. Tout à coup, une ouverture se fit, comme pour nous engloutir, et nous nous trouvâmes engagés entre deux murs de feuillages. De chaque côté s’alignaient des chênes, des hêtres, des bouleaux gigantesques, dont les longues branches se rejoignaient et formaient comme un toit tout le long de la route. Cette sombre masse de verdure, fouettée par l’orage, mugissait comme une mer en fureur au-dessus de nos têtes.

Le vent était maintenant un ouragan. Des colonnes de poussières et de feuilles sèches se dressaient vers le ciel, comme pour empêcher cette voûte sombre et vacillante, déchirée et sillonnée d’éclairs fulgurants, de s’effondrer et d’envelopper la terre dans un torrent de feu. Le tonnerre grondait sans cesse. De grosses gouttes d’eau commençaient à se détacher des brumes pesantes. Je me demandais si les anges n’allaient pas descendre, avec de grands battements d’ailes, en sonnant de la trompette, pour annoncer aux hommes que le grand jour du jugement était arrivé.

À peine avais-je eu le temps de baisser la capote et d’étendre le tablier, qu’une pluie torrentielle s’abattit sur nous. Déjà des ruisseaux bouillonnants, et sans cesse grossissants, menaçaient de devenir des fleuves sauvages et furibonds qui allaient noyer les semences et déraciner les arbres.

Ma voiture n’avançait plus que difficilement ; l’eau trouble dépassait presque les roues. Nous nagions plutôt que nous ne roulions en voiture. Autour de nous alternaient l’épaisseur des ténèbres, les illuminafions des éclairs, les mugissements de la tempête et le fracas de la foudre.

Tout à coup, un serpent de feu s’abattit devant nous et, en même temps, un coup terrible fit trembler la terre. Durant plusieurs secondes, nous restâmes complètement aveuglés. Les chevaux s’étaient arrêtés d’eux-mêmes ; quand mon juif voulut les pousser en avant, ils ne bougèrent plus. Alors nous reconnûmes qu’un énorme bouleau, fendu par le dernier coup de foudre, était tombé en travers de la route. Tout à côté, le feuillage avait pris feu, me rappelant le buisson ardent de Moïse.
 Il n’y a rien à faire, dit Pinkas Glanzmann, qui faillit se livrer au désespoir ; essayons d’aller jusqu’à Firleiouwka, il n’y a pas d’autre ressource.

Il tourna bride et s’engagea à gauche, dans un chemin étroit que l’averse avait transformé en un torrent écument. Bientôt nous arrivâmes à un pont qui traversait le fleuve. Mais là encore les chevaux s’arrêtèrent, résistant à tous les efforts pour les faire avancer. Le pauvre juif poussa un gros soupir, descendit de son siège, les prit par les brides et, dans l’eau jusqu’aux genoux, les força à traverser le pont et à regagner la grande route de l’autre côté. Non loin de là, nous aperçûmes l’éclat vacillant d’une lumière à travers ce voile vert et humide qui nous enveloppait.
 Est-ce donc là, Firleiouwka ? demandai-je à Pinkas.
 Oui, monsieur.
 Mais tu disais tout à l’heure qu’il n’y avait pas d’habitation humaine entre Dubine et Wrycin ?
 Ce n’est pas non plus un homme qui demeure là.
 Qui, alors ?
 Un fou. Il est même fort possible qu’il ne veuille pas nous recevoir.
 Par un pareil temps ?
 Peut-être nous recevra-t-il à cause du temps, mais ce serait inutile d’y songer s’il faisait beau.
 Et c’est lui qui habite cette ferme ?
 Ce n’est pas une ferme, c’est un petit château dont le seigneur s’appelle Serbratowitsch. Avec lui, il n’y a que quelques vieux domestiques, très vieux.
 Et il est fou ?
 Il l’est à moitié.

Nous étions arrivés devant la grille de l’habitation. Des bouquets de lilas se penchaient au dehors par-dessus le mur. À travers les arbres du jardin, nous apercevions le toit et les tourelles du petit château.

Le juif frappa vigoureusement à la porte, et comme personne ne s’approchait, il se mit à crier très fort : « Au secours ! Au secours ! »

Quelques minutes après, un vieillard à la taille haute, aux cheveux et à la barbe blancs, apparut derrière la grille.
 Qui est-ce qui appelle ? demanda-t-il.
 C’est moi, Pinkas Glanzmann, avec un monsieur de Vienne. Les chevaux refusent de marcher plus loin, et par un tel temps, nous ne pouvons pas dormir à la belle étoile. Venez-nous en aide, monsieur Kajetan, faites-nous bon accueil.
 Cela ne se peut pas.
 Seulement jusqu’à demain.
 Monsieur l’a défendu.
 Expliquez-lui notre situation désespérée. Si nous périssons ce sera votre faute.
 Eh bien ! nous allons voir.

Et le vieillard s’éloigna.

La pluie avait diminué, mais les éclairs illuminaient encore, de temps à autre, le noir firmament, le tonnerre grondait toujours, et l’ouragan continuait de secouer le faîte des arbres séculaires.

Quand le vieux domestique revint, il ouvrit simplement la porte, sans prononcer un mot, et nous laissa pénétrer dans la cour. Arrivés devant le château, je descendis et suivis le vieillard, en montant les marches qui conduisaient à l’entrée du vestibule.

Après avoir allumé les bougies d’un candélabre en argent, Kajetan me précéda à travers des corridors où étaient accrochés de vieux portraits, des tableaux de fruits, et des scènes de chasse. Nous montâmes un escalier, et Kajetan ouvrit la porte d’une chambre spacieuse où je devais passer la nuit. Tandis qu’il la préparait, j’eus tout le loisir de l’examiner. C’était un homme de haute taille, maigre, dont les joues roses et les bons yeux bleus avaient presque un air juvénile dans le cadre blanc dont les années avaient entouré sa figure aimable. Il portait une sorte de livrée, dont la pièce principale était un surtout brun de tabac passé de mode, avec de longues basques, et une cravate blanche. Quand il souriait, il laissait entrevoir deux rangées de dents blanches que maint jeune homme d’à présent ne manquerait pas de lui envier. Ses mains, très soignées, semblaient plutôt celles d’un prêtre catholique dont le casuel serait des plus fructueux.

Quand il se fut retiré, j’ouvris la fenêtre, car l’air de la chambre était chaud et lourd. Le vent gonflait les rideaux blancs comme des voiles, et la pluie venait tomber avec fracas sur la fenêtre. Mais l’orage s’éloignait lentement vers le sud, un intervalle de plus en plus long séparait le tonnerre de l’éclair. Les grondemens sourds allaient toujours s’affaiblissant. L’eau gargouillait de tous côtés, avec un bruit larmoyant. Les nuages, émiettés, se dispersaient, et le ciel commençait à s’éclaircir.

On venait de heurter doucement à ma porte, et Kajetan apparut sur le seuil, un sourire aimable sur les lèvres.
 Monsieur vous prie de vouloir bien souper avec lui, me dit-il.
 C’est bien aimable, répondis-je, mais pour rien au monde je ne voudrais l’importuner.
 S’il vous invite, vous pouvez accepter sans scrupule, répliqua le vieillard ; seulement ne vous étonnez de quoi que ce soit, et ne lui adressez aucune question, me dit-il à voix basse, en promenant son regard dans la chambre avec une sorte d’inquiétude.
 Tu fais bien de me prévenir.
 Je ne fais que mon devoir. Du reste, mon maître est la bonté personnifiée, et vous n’aurez aucune difficulté à vous entendre avec lui.

Nous descendîmes et traversâmes plusieurs pièces. Les bougies du candélabre que portait Kajetan vacillaient et jetaient des lueurs troublées sur les murs, faisant émerger momentanément de l’obscurité tantôt le damas étrange des meubles, des tapisseries fantastiques, tantôt de vieux cadres dorés, des toiles où paradaient des beautés tout à fait rococo, des statues de marbre, de vieilles panoplies envahies par la rouille, ou la peau velue d’un ours brun.

Enfin, le vieux serviteur souleva une lourde portière de soie bleu foncé, et me fit entrer dans une pièce formant un carré régulier.

Au milieu, sur le tapis qui couvrait complètement le parquet, était placée une grande table à écrire, chargée de livres, de cartes, de papiers, et dont le seul ornement était un crucifix, un christ en ivoire suspendu à une croix d’ébène. Devant cette table, un fauteuil recouvert de cuir frappé, où, tournant le dos à l’entrée, était assis un vieux monsieur occupé à écrire.

Une paix si solennelle, si étrangement imposante, régnait dans cette pièce, que je m’arrêtai, n’osant plus faire un pas en avant. Je promenais mes regards étonnés sur les grandes armoires remplies de livres, de minéraux, de scarabées et de papillons, sur le télescope près de la fenêtre, sur le hibou empaillé, avec ses yeux jaunes en verre, sur les joujoux éparpillés parmi ces curiosités, et enfin sur deux portraits, de grandeur naturelle, placés en face de la table à écrire.

Le premier représentait une femme dont la figure fine, éclairée d’une merveilleuse clarté intérieure, et l’expression touchante du regard, avaient un charme indicible. Son corps, comme une fleur délicate, semblait frissonner dans sa jaquette de fourrure. Ce velours et les peaux précieuses formaient, avec ses cheveux légèrement ondulés, avec sa carnation rose et tendre, et sa bouche entrouverte, une rare harmonie de distinction et de suavité.

À côté d’elle, le portrait d’un beau jeune garçon dont le front était couvert de boucles d’un blond foncé, très frisées, et dont les grands yeux rêveurs semblaient appartenir à un autre monde. Dans ses traits de chérubin se manifestaient la même clarté spirituelle, le même calme dans l’expression du sentiment passionnel, la même douceur tendre et délicate que dans les traits de la femme. Pourtant, les lèvres de l’enfant se voûtaient avec une sorte de défi mâle, et le menton arrondi et accentué annonçait un caractère énergique et ferme. Il paraissait plein de vie. Il me semblait que j’allais voir cette large poitrine se soulever et respirer sous le velours noir et le grand col de dentelles du temps de Van Dyck.

Enfin, le vieux monsieur déposa sa plume et tourna la tête.
 Pardon, monsieur, si je vous dérange.
 Oh ! pas du tout, répondit-il en se levant et en se tenant debout un instant. Soyez le bienvenu.

Il me tendit la main et ne se rassit que lorsque je fus installé sur une chaise garnie de paille qui se trouvait à côté de la table.

M. Serbratowitsch était un personnage très intéressant, mais bien différent de la femme et de l’enfant qui lui souriaient tendrement de leur cadre. Sa taille, sans être très élevée, était courbée prématurément, et le givre de la vieillesse paraissait s’être étendu, avant le temps, sur son abondante chevelure. Son visage, nettement découpé et bien accentué, avait une légère teinte jaune et était sillonné de rides. Sa physionomie, douce et sympathique, était empreinte de tristesse et de résignation. Ses yeux sombres, enfoncés dans l’orbite, flambaient encore parfois dans un accès subit de passion, ou brillaient plus vivement quand son coeur s’abandonnait à la bonté et à la compassion. Son front, noblement conformé, indiquait une conception continuelle de pensées élevées et de fantaisies sublimes.

Serbratowitsch ne portait que la moustache, dont les pointes pendaient mélancoliquement de chaque côté de sa bouche expressive. Ses mains fines cherchaient sans cesse une occupation, soit sa plume ou un petit morceau de papier, soit les boutons du fauteuil, que ses mains semblaient compter.
 Comment avez-vous pu vous aventurer dehors par un pareil temps ? car l’orage menaçait déjà depuis ce matin. C’est le plus terrible que j’aie vu depuis que je suis ici, et il y a longtemps que j’habite cette maison. Mais, Dieu soit loué ! nous n’avons plus rien à craindre, et nous aurons demain une très belle journée.

Tout en parlant, il regardait dehors, par la fenêtre ouverte. Le tonnerre s’en allait, mourant, dans le lointain. Il ne pleuvait presque plus, et un délicieux parfum de fraîcheur se répandait dans la chambre. Les étoiles commençaient à briller dans les ténèbres épaisses.
 Je vous suis vraiment fort obligé, lui répondis-je ; dans notre situation, Firleiouwka était pour nous ce qu’est un port au moment d’une tempête en mer.
 Il n’y a pas de quoi, mais vous n’auriez pas trouvé d’autre abri. La contrée n’est pas très peuplée, et ce n’est que rarement qu’un étranger s’égare jusque chez nous. On vit ici comme dans le désert.
 Est-ce que vous ne vous sentez pas quelquefois très abandonné dans cette solitude ? demandai-je.
 Pas du tout, répondit-il. Mon avis est que l’homme n’a besoin de la société de ses semblables que lorsque son coeur est vide, qu’il ne peut se suffire, et qu’il manque d’idées personnelles. En ce cas, il cherche les moyens de s’étourdir. Mais celui qui peut se suffire à lui-même, s’il trouve quelqu’un à aimer, il lui semble que le paradis vient de s’ouvrir pour lui et qu’il tient le bonheur depuis qu’il n’est plus seul.
 Je croyais que vous viviez seul ?
 Seul ?…

Serbratowitsch me regarda un instant, comme s’il venait de commettre une méprise.
 C’est vrai, continua-t-il, j’ai perdu ma femme beaucoup trop tôt, mais j’ai fini par triompher de la douleur. La douleur nous rend forts. Je n’ai maintenant que mon fils, mon Ermogène, mais je n’ai besoin de rien de plus. Voilà son portrait.
 Un très beau garçon.
 Et un bon enfant. Combien il m’aime ! Souvent je me demande comment j’ai pu mériter tant d’affection. Mais moi aussi je l’aime. Il est tout pour moi. Voyez, quand je suis assis devant mes livres, devant mes manuscrits ou devant le microscope, il est toujours là, près de moi, à la petite table ; il écrit ou est absorbé par quelque ouvrage qu’il a sorti de cette armoire-ci, il monte gaiement son cheval à bascule ou va boucler sa cuirasse, coiffe un casque de chevalier et brandit une épée ; ou bien encore il se met à jouer une pièce au petit théâtre que voilà, mais tout cela sans bruit, avec une douce sérénité. Quand il est assis, il ne bouge plus ; quand il marche dans la chambre, on entend à peine ses pas ; il s’approche de moi, met son bras sur mon épaule, et pas une feuille de papier n’est froissée, pas une chaise n’est dérangée. Son âme est la mieux douée que je connaisse, car il est animé de la pitié et de l’amour pur de la vérité. Mais il ne faut pas croire que ce soit un enfant prodige ; oh ! non, grâce à Dieu, c’est un garçon sain, robuste, gai, allègre, et qui rit de très bon coeur. Je monte à cheval avec lui, et il m’accompagne à la chasse aussi souvent que possible. Il a son petit jardin où il travaille. En hiver, je suis assis avec lui près de la cheminée, je lui raconte des histoires et je m’efforce par mes narrations, qu’il aime tant à entendre, d’éveiller en lui le sentiment du beau et du bon, sans qu’il s’aperçoive de mon intention. Oh ! vous l’aimerez. Tout le monde est forcé de l’aimer.

Un frôlement de portière l’interrompit. Le vieux Kajetan venait nous annoncer que le souper nous attendait. Nous passâmes dans la petit salle à manger ; je m’assis en face de mon hôte, et m’aperçus qu’il y avait un troisième couvert.
 As-tu prévenu ton jeune maître que nous allions souper ? demanda Serbratowitsch. Il arrive de Vienne, et pourra te raconter bien des choses. Donne-lui la main, Ermogène.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Est-ce que Serbratowitsch était réellement fou ? Le domestique l’était donc aussi, à moins qu’il ne se prêtât, par compassion, aux fantaisies de son maître.

Serbratowitsch servit son fils, et lui versa un demiverre de vin. Tout en mangeant, il causait tantôt avec lui, tantôt avec moi. De temps à autre, le vieux domestique adressait aussi quelques mots à l’invisible.

Quand, après le souper, nous fûmes réinstallés dans le cabinet de travail, Serbratowitsch appela son fils et le fit asseoir à côté de lui, près de la cheminée, où était établi un coin de feu charmant, un peu dans la pénombre.
 Viens, mon enfant, viens ici, sur mes genoux, murmura-t-il, en enlaçant de ses bras son fils, qui était aussi loin de lui que l’étaient les étoiles.
 Vous allez penser peut-être que je le gâte, dit-il en souriant, tandis que Kajetan m’offrait un cigare et allumait une pipe pour son maître. Oh ! Je puis aussi être sévère quand son bien-être l’exige ; mais cela n’est nécessaire que bien rarement. Il est si bon !

Le serviteur se retira.

Pendant quelques instants, un profond silence régna dans la chambre.
 J’espère que vous m’excuserez, dit Serbratowitsch. Il est habitué à ce que je lui raconte quelque histoire avant qu’il se couche. Mais je ne mettrai pas votre patience à une trop longue épreuve.
 Vous m’obligerez infiniment en vous conformant à vos habitudes, tout comme si je n’étais pas là.

Serbratowitsch rejeta la tête en arrière, regardant devant lui le vide.
 Écoute-moi donc, mon enfant. Il y avait un jour un tsar puissant sur les bords de la mer Bleue, qui possédait beaucoup de pays, beaucoup de sujets, de nombreux vaisseaux et une belle femme, mais il n’était pas heureux, parce qu’il n’avait pas d’enfants. Par conséquent, sa mauvaise humeur augmentait de jour en jour, et son empire en souffrait sous plus d’un rapport. C’était en vain que la tsarine tenait conseil avec des savants et des femmes d’expérience, tous les conseils étaient inutiles, elle ne devenait pas mère.

Un jour, la chasse entraîna le tsar jusque dans le coeur d’une forêt où il aperçut une petite chapelle. « Entre, dit l’ascète, et élève ton âme à Dieu. Quiconque se prosterne dans ce lieu verra sa prière exaucée, mais une seule fois dans sa vie. Or, si tu as une faveur à me demander, réfléchis bien avant. »

Le tsar réfléchit, puis il entra dans la chapelle, tomba à genoux et pria : « Ô tout-puissant, dit-il, donne-moi un enfant, ne serait-ce que pour quelques années ! Quand il te conviendra de le reprendre, je ne me plaindrai pas, je m’inclinerai respectueusement devant ta volonté. »

Alors Dieu envoya un de ses anges sur la terre, et le coucha dans le berceau de la tsarine. Tout le monde se réjouissait dans le palais, dans tout l’empire, car un héritier était né au tsar.

C’était un garçon intelligent, beau et bon comme un ange. Il grandissait et tout le monde l’aimait. Alors, le tsar fut complètement heureux, et avec lui tout son peuple.

Mais, quand dix années se furent écoulées, l’ange déploya ses ailes qui reluisaient comme la neige, et s’envola vers le ciel d’où il était venu.

Le tsar tomba dans une profonde tristesse, et son peuple n’était pas moins affligé. Alors, une nuit, son enfant, resplendissant de l’éclat céleste, lui apparut et lui dit : « Ne pleure pas, je suis auprès de toi, jour et nuit, quand même tu ne me vois pas de tes yeux humains. »

Alors la paix et le calme entrèrent dans le coeur de l’homme abandonné. Partout où il se trouvait, il ressentait la présence de son ange, et il régna, sage et bienveillant, jusqu’à la fin de ses jours.

Serbratowitsch détourna la tête, et je vis des larmes briller dans ses yeux.

Dehors, le temps s’était tout à fait calmé. Le firmament était resplendissant. La riche odeur de la nuit, mêlée à la fraîcheur parfumée qui suit l’orage, remplissait la chambre. Serbratowitsch semblait m’avoir oublié ; il se pencha doucement vers l’enfant qu’il croyait serrer entre ses bras, et lui murmura des paroles d’amour. Avec un sourire charmant, il s’efforçait de deviner ses désirs ; puis, il lui souhaita une bonne nuit ; et une joie indicible se peignit sur sa figure pendant qu’il le suivait du regard jusqu’à la porte de la chambre voisine.

Tout à coup, il parut comme s’éveiller, et, se rappelant ma présence, il me regarda et me fit ses excuses.
 Permettez-moi, ajouta-t-il, de m’éloigner encore un instant, puis je serai tout à vous.

Il prit une bougie et entra dans la chambre à côté, où se trouvaient deux lits entourés de rideaux blancs. Il déposa sa bougie sur un guéridon couvert de livres, placé au chevet de l’un de ces lits et, marchant sur la pointe des pieds, il s’approcha de l’autre, dont il ouvrit les rideaux avec des précautions toutes maternelles.
 Bonne nuit, mon enfant, murmura-t-il, bonne nuit !

En revenant près de moi, il me fit un signe de tête plein d’une douce satisfaction.
 Il dort, me dit-il, il rêve peut-être du petit chat que je lui ai promis, car sa figure est éclairée par un sourire bienheureux. Le jour de son anniversaire approche, c’est pourquoi j’ai cherché à savoir ce qu’il peut désirer à cette occasion. Il est si modeste ! Jamais il ne m’a demandé un cadeau. Et pourtant, c’est ma plus grande joie, mon seul plaisir que de réaliser ses petits rêves innocents et humbles. À Noël, je lui ai donné cette petite armoire pleine de livres. Maintenant, il voudrait une montre. Hors de lui, je ne connais aucun bonheur. Quand je lis quelque chose de beau, il me faut le lui communiquer. C’est alors que je jouis réellement de ce que je lis. Quand je me promène avec lui dans la forêt, ou quand nous gravissons quelque colline nous offrant une vue pittoresque ; quand le soleil se couche dans un jeu de lumière rare et curieux, ou bien quand les nuages prennent des formes bizarres, où qu’un oiseau chante mieux que les autres, je me figure toujours que tout cela n’est créé que pour lui, et je n’ai pas de plus grand plaisir que d’appeler son attention sur toutes les beautés de la nature. Alors, je suis bienheureux ! Personne ne sait combien je suis heureux ! Que sont toutes les découvertes et toutes les production de l’esprit humain ? Qu’est-ce que la gloire ? Qu’est-ce que l’honneur ? Que sont toutes les jouissances de ce monde comparées au sourire d’un enfant ? Est-ce que je suis seul ainsi ? Je l’ai, lui, et il m’a tout entier. Que nous faut-il de plus ?

Je regardai Serbratowitsch, mais la parole expira sur mes lèvres. Je m’approchai de la fenêtre, afin de cacher mon émotion et mes larmes.

Que la nature est cruelle ! Mais était-ce de la cruauté ? Elle lui avait tout pris et lui avait rendu tout dans un rêve, dans une douce fantaisie qui le rendait singulièrement heureux.
 Il est tard, dit-il en s’approchant de moi, vous devez être fatigué ; votre voyage, parmi les éléments déchaînés, a été pénible. Allons nous coucher. Bonne nuit !
 Bonne nuit, monsieur !

Je regagnai ma chambre, profondément remué par tout ce que je venais de voir et d’entendre. Par la fenêtre ouverte entrait librement la fraîcheur du soir, avec l’haleine odoriférante des fleurs et des arbustes épanouis. La profonde et sainte paix de la nuit régnait sur toute la nature.

Les arbres noirs du jardin se dressaient comme des fantômes n’osant pas pénétrer dans la calme sphère d’enchantement de cette maison, autour de laquelle planaient les bons esprits de l’heure de minuit.

Tout était plongé dans le sommeil, rien ne remuait, pas une feuille, pas un brin d’herbe. Seul, le fleuve poursuivait sa course dans le lointain, sans repos, se plaignant doucement. À la vaste voûte du ciel continuait de briller, avec un éclat consolateur, l’innombrable multitude des étoiles. Des hauteurs bienheureuses où elles étaient suspendues, elles répandaient sur la terre une clarté magique, tissant des fils lumineux qui semblaient vibrer d’une branche à l’autre. Avec toutes ces lumières et les ombres qui alternaient à sa surface, le ciel semblait une immense voûte d’ébène incrustée d’or. Lentement, à l’horizon, s’élevait un nuage dans une majesté sombre, un nuage qui semblait un navire enchanté aux voiles gonflées…

Combien avait changé l’aspect du château et du jardin quand je m’éveillai, et quand je descendis les marches qui conduisaient dans la cour !

La vapeur du matin s’étendait partout. Cette musique vague de la nature qui salue le jour nouveau vibrait dans l’air pur. Derrière moi s’élevait cet édifice de pierres grises du temps de Sobieski, maintenant couvert de lierre jusque sous les combles. Deux tours rondes, où circulaient gaiement des corneilles d’église, surmontaient le toit. Sur la façade, un grand balcon avec un treillage garni de plantes grimpantes et de fleurs.

Dans l’écusson seigneurial sculpté au-dessus de la porte, les hirondelles avaient fait leurs nids.

Les fenêtres étincelaient. Une épaisse fumée bleuâtre s’élevait d’une des cheminées, et allait se dissiper, en tourbillonnant dans l’espace.

Devant le perron, s’étalait une petite pelouse, d’un beau vert lumineux. Un peu plus loin, le jardin, avec ses fleurs multicolores, couvertes de rosée, que les premiers rayons du soleil commençaient à iriser. Au-dessus des fleurs, planait un monde vivant et bourdonnant, non moins varié et bigarré, d’abeilles, de bourdons, de mouches dorées et de papillons innombrables.

Sur le sable de l’allée principale, un vieux chien de chasse était étendu, réchauffant ses membres endoloris aux rayons bienfaisants du soleil.

Au-dessus des touffes de rosiers se profilaient des bosquets d’arbres au feuillage doucement ondulant, aux troncs saupoudrés de lumière. Au milieu, un bassin de marbre blanc où trônait Neptune avec son trident. Un peu plus loin, le regard s’enfonçait dans un dédale vert doré de bois ombreux, de colonnes de sapins rougeâtres, et de sentiers sinueux et obscurs qui invitaient les pas à s’y égarer.

Maintenant, le ciel était bleu et sans nuages. Le ciel rayonnait. De tous côtés, on entendait la voix joyeuse des oiseaux. Des torrents de lumière se répandaient dans l’air calme et embaumé de l’âpre senteur et de l’humide fraîcheur qui suivent une nuit d’orage.

Dans le lointain s’étendait, en une pénombre bleuâtre, le riche feuillage de la forêt voisine. Des vagues paisibles du fleuve qui se déroulait à travers les prairies comme de l’or roulant s’élevait comme une faible musique harmonieuse. Un aigle paraissait reposer dans les hauteurs de l’éther luisant. De toute part s’élevaient des cris, des chants ; et le tintement des sonnettes des chevaux dans les paturages. Tous les êtres semblaient se réjouir dans la splendeur du jour nouveau, et mieux goûter le bonheur de vivre après la tempête de la veille.

Kajetan m’apporta le déjeuner sous une petite tonnelle où je m’étais assis pour jouir de ce charmant réveil de la nature. Mon cocher préparait les chevaux.
 Est-ce que je ne verrai plus M. Serbratowitsch ? demandai-je au vieux serviteur.
 Mais si, répondit Kajetan ; il vient de se lever, et il sera ici tout à l’heure.
 J’en suis bien content. J’aurais regretté de partir sans prendre congé de lui, et sans le remercier moi-même.

Kajetan sourit.
 Vous ferez un agréable voyage, monsieur, par ce beau temps, et vous serez heureux de constater que l’orage n’a pas fait de grands ravages dans les champs.

Au moment où ma voiture s’avançait, M. Serbratowitsch apparut sur les marches du perron, me salua de la main, et descendit lentement. Je me hâtai au devant de lui, pour le remercier cordialement une fois encore.
 Je vous en prie, ne parlons pas de cela, vous me rendriez confus, dit-il. Figurez-vous ce que j’éprouverais si je savais mon Ermogène en pleine campagne par un temps pareil à celui qu’il a fait hier… Est-ce que vos parents vivent encore ?
 Oui, monsieur, merci.
 Que Dieu vous les conserve encore longtemps, mais c’est le cours du monde que les enfants survivent aux parents. Nous ne pouvons pas comprendre le contraire ; c’est contre la nature, et cela nous fait douter de celui qui nous a créés. Le ciel vous en garde !

M. Serbratowitsch se tourna vers le jardin.
 Quelle matinée ! s’écria-t-il, quelle ravissante lumière ! quelle joie, quelle animation dans toute la nature ! On aime Dieu davantage en face d’un si beau spectacle. Je regrette beaucoup qu’Ermogène ne soit pas ici, mais il dort encore, et je n’ai pas le coeur de l’éveiller.

Pinkas Glanzmann monta sur son siège et saisit son fouet. La voiture avança tout à fait et je pris congé. Quand M. Serbratowitsch me serra la main, je ne pus qu’à grand-peine contenir mon émotion. Il parut s’en apercevoir.
 Vraiment, dit-il, on ne devrait jamais se séparer. Il est vrai qu’on se revoit toujours, malgré les montagnes et malgré les mers, ici-bas ou là-haut.

Son regard avait pris, tout d’un coup, une expression de visionnaire, où se manifestait une foi inébranlable, avec l’espérance sublime d’une autre vie.

Quand nous fûmes en route, mon cocher se tourna vers moi et me dit à voix basse : « Il a perdu sa femme, et ensuite son fils unique. À la suite de ces tristes événements, son cerveau s’est déséquilibré. »

Je regardai en arrière malgré moi. Je contemplai encore une fois ce château gris, que le lierre avait presque complètement enveloppé de son tapis vert. Je le vis émerger des sommets élancés des arbres et des branches fleuries. Puis, tout à coup, il disparut derrière le rideau épais de la forêt dans laquelle ma voiture venait de s’engager. Un silence solennel régnait maintenant autour de nous, dans cette nature vierge où le soleil n’envoie que de rares rayons qui ont peine à se glisser, entre les troncs noueux, jusqu’aux verts tapis de mousse veloutée. Une légère mélancolie passait à travers les sapins où nul oiseau ne chantait, où aucune abeille ne bourdonnait.

Par la pensée, j’étais toujours à Firleiouwka.

« Sont-ce des fous ou des sages ? » me demandais-je.

Je ne sais, mais si ce sont des fous, du moins leur folie est beaucoup plus belle, plus sublime, plus touchante que notre triste sagesse.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après la nouvelle de Leopold von Sacher-Masoch, « Le Fou de Firleiouwka », Femmes slaves XXX, Revue des Deux Mondes (15 août 1889), LX° Année, Troisième période, t. CII, Paris, 1890, pp. 918-922.

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