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Salomon Reinach

Gilles de Rais

Revue de l’université de Bruxelles (1904)

Date de mise en ligne : dimanche 11 novembre 2007

Salomon Reinach, « Gilles de Rais », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

GILLES DE RAIS [1]

I

Au cours de la prodigieuse campagne qui conduisit Jeanne d’Arc d’Orléans à Reims et de Reims sous les murs de Paris, où se brisa sa fortune, un jeune homme de haute naissance et de brillant courage, Gilles de Rais, chevauchait à côté de la Pucelle ; il était chargé de veiller à sa sûreté. Né en 1404, petit-neveu de Duguesclin, apparenté à toute la grande noblesse féodale de l’ouest de la France, Gilles, devenu orphelin à onze ans, s’était, dès l’âge de seize ans, distingué auprès du duc de Bretagne Jean V et était entré, à vingt-deux ans, au service du « roi de Bourges », alors engagé dans une lutte sans espoir contre les Anglais. II fit preuve d’une telle valeur — à Orléans, à Jargeau, à Beaugency, à Patay — que, lors du sacre de Charles VII à Reims, il reçut le titre de maréchal de France ; quelque temps après, il obtint la permission d’ajouter à ses armes une bordure de fleur de lys. Gilles de Rais avait alors vingt-cinq ans (1429).

Il continua à guerroyer, sur la Loire d’abord, puis en Normandie, à la tête d’une troupe qu’il entretenait de ses deniers. En 1432, il perdit son grand-père, Jean de Craon, qui l’avait élevé. Le soin de ses vastes propriétés, en Bretagne, en Anjou et dans le Maine, le rappela alors dans l’ouest de la France. Maître d’une immense fortune territoriale, encore accrue, dès 1420, par son mariage avec la riche héritière Catherine de Thouars, il mena dès lors une vie fastueuse de grand seigneur, mais de grand seigneur ami des lettres, des magnificences du luxe et de l’art. À une époque où tant de chevaliers savaient à peine signer leur nom, il se fit une riche bibliothèque, où figuraient, entre autres livres, la Cité de Dieu de saint Augustin et les Métamorphoses d’Ovide [2]. Il avait la passion des belles reliures et des manuscrits enluminés. Un témoignage nous le montre occupé à orner lui-même d’émaux la couverture d’un missel destiné à sa chapelle privée. Une autre de ses passions était le théâtre. Il aimait à réjouir le peuple par l’exhibition, sur une scène improvisée, de centaines d’acteurs parés des plus riches costumes, chamarrés d’or et d’argent ; après la représentation, les spectateurs faisaient bombance à ses frais ; le vin et l’hypocras coulaient à flots. Sa libéralité était célèbre dans toute la vallée de la Loire ; il tenait table ouverte et ne renvoyait jamais un invité sans quelque présent. Nous savons qu’au cours d’une visite à Orléans, où sa suite de deux cents cavaliers, de serviteurs, de pages, de prêtres, de bouffons, encombra toutes les hôtelleries de la ville, il dépensa, en quelques mois, 80 000 couronnes d’or. Les intérêts de la religion ne le laissaient pas non plus indifférent ; il entretenait une chapelle privée, d’un luxe vraiment royal, avec une école de jeunes chantres et un orgue portatif qui voyageait à sa suite, sur les épaules de six hommes d’armes ; il fonda des oeuvres pieuses, une notamment en 1435, sous le vocable — où l’on a voulu voir un aveu ! — des « Saints Innocents ». Rien ne prouve qu’avec cette existence très en dehors, où l’ostentation tenait plus de place que le désir d’être utile, il se soit abandonné, comme tant de ses contemporains, à la débauche ; sa femme, Catherine de Thouars, qui lui survécut, n’eut jamais, que nous sachions, de reproches graves à lui faire, sinon celui de dilapider ses biens par trop de largesses, et il n’est question, dans son procès, d’aucune fille de joie.

Gilles dépensait bien au-delà de ses revenus et se trouva bientôt obligé de recourir aux emprunts. Il ne lui suffisait pas de vendre à l’avance ses récoltes ou les produits de ses salines ; la nécessité le contraignit à aliéner plusieurs de ses domaines, à un prix fort inférieur à leur valeur réelle ; mais, du moins pour quelques-unes de ses plus belles terres, il se réserva le droit de les racheter au même prix pendant six ans [3]. De la sorte, les acquéreurs des biens de Rais étaient intéressés à sa ruine totale, car c’était pour eux le seul espoir de garder des propriétés acquises à vil prix.

Dès 1436, la famille de Gilles — sa femme et son frère — s’était alarmée de ses prodigalités ; elle avait fait appel à Charles VII, qui lui fit défense d’aliéner ses biens et interdit à toute personne d’en acquérir. Cet ordre fut publié à son de trompe dans l’Orléanais et dans l’Anjou ; mais le duc Jean V refusa de le publier en Bretagne. Ce prince, avide et sans scrupules, était un des principaux acquéreurs des biens de Rais ; il comptait bien s’emparer de ceux qui restaient et mettre Gilles dans l’impossibilité de les racheter [4]. Mais pour mieux tromper son trop crédule sujet, il ne cessait de lui témoigner la plus grande bienveillance, au point de lui conférer le titre de lieutenant-général du duché de Bretagne, qui faisait de lui le second personnage de cet État.

Jean V était secondé, dans sa politique astucieuse, par Jean de Malestroit, chancelier de Bretagne et évêque de Nantes. Lui aussi avait acquis des biens de Rais, soit directement, soit par des personnes interposées ; mais il avait encore d’autres motifs de souhaiter la ruine du maréchal, dont il avait eu gravement à se plaindre en 1426. À cette époque, Malestroit, allié des Anglais et à leur solde, fut cause, dit-on, de la déroute de Saint-Jean-de-Beuvron, où Gilles, servant sous le connétable de Richemont, dut fuir devant les Anglais. Le connétable fit arrêter Malestroit, qui recouvra difficilement sa liberté et voua dès lors, à Richemont et à Gilles, une haine qui paraît avoir été rendue.

La famille de Rais sentait croître de jour en jour ses inquiétudes. En 1437, elle apprit que le prodigue avait vendu le beau château de Champtocé au duc de Bretagne et s’apprêtait à lui vendre celui de Machecoul. Là-dessus, le jeune frère de Gilles, René de la Suze, se joignit à son cousin, André de Laval, leva une troupe d’hommes d’armes et s’empara de force des deux châteaux. Gilles s’adressa au duc de Bretagne et tous deux, agissant de concert, reprirent de vive force les deux châteaux en 1437 et 1438.

II

Les incessants besoins d’argent qui tourmentaient Gilles l’avaient disposé à prêter une oreille crédule aux promesses fallacieuses des alchimistes. Il avait fait venir de Florence un singulier personnage, Francesco Prelati, qu’il installa luxueusement et qu’il pourvut de tous les appareils destinés à réaliser l’Élixir Universel, la substance mystérieuse qui devait permettre de changer tous les métaux en or. Sa confiance en Prelati était illimitée et explique en partie l’insouciance avec laquelle il engagea ou vendit tour à tour tous ses domaines, car il était convaincu qu’en peu de temps, devenu l’homme le plus riche du monde, il les rachèterait à son gré avec beaucoup d’autres.

L’alchimie touchait de près à la sorcellerie et à la nécromancie. Peu d’alchimistes pouvaient se passer du concours des démons et la grande adresse de Prelati fut de persuader à Gilles qu’il avait un démon familier à son service. Ce diable s’appelait Barron ; quand Prelati était seul, il l’invoquait toujours avec succès ; mais Barron refusait de paraître devant Gilles. Un jour, à la suite de prières répétées de Prelati, Barron répandit des lingots d’or tout autour d’une salle ; mais, par la bouche de Prelati, il défendit à Gilles d’y toucher pendant quelques jours. Gilles voulut du moins voir les lingots et, suivi de Prelati, ouvrit la porte de la chambre ; il y aperçut un énorme serpent vert replié sur le sol et s’enfuit, épouvanté. Cependant il revint à la charge, armé d’un crucifix qui contenait un morceau de la vraie croix ; mais Prelati lui persuada de différer sa visite. Quand, après quelques jours, il entra dans la chambre, le serpent avait disparu, les lingots d’or n’étaient plus que de petites masses de clinquant. Au lieu de renvoyer Prelati à Florence, Gilles resta convaincu que le démon l’avait puni de son indiscrétion et se promit d’être plus obéissant à l’avenir.

Prelati n’avait jamais réussi à mettre Gilles en présence du démon Barron ; toutefois, il prétendait avoir présenté à ce démon un papier, écrit et signé du sang de Gilles, où celui-ci lui promettait une obéissance aveugle en échange des trois dons de science, de richesse et de pouvoir. Barron refusa ; il lui fallait autre chose, le don d’une partie du corps d’un enfant. Gilles se procura, dit-on, un cadavre d’enfant et mit dans un verre une main, un coeur et des yeux. Barron s’obstina à ne point paraître et Prelati ensevelit l’horrible offrande en terre consacrée.

Tout ce qui précède et bien d’autres détails du même genre se lisent dans les dépositions de Prelati et de Gilles, obtenues en 1440 dans les circonstances que je vais relater. Il y a une part de vérité dans ces dépositions ; Gilles fut certainement une des victimes les plus crédules de cette grande chimère du Moyen Âge, l’alchimie.

Jean V et Jean de Malestroit croyaient aussi, comme tous les hommes de leur temps, à la possibilité de transformer les métaux en or, sachant que Gilles était très occupé d’alchimie, ils tremblaient de le voir redevenir riche et reprendre possession de ses biens. Mais comment perdre un si puissant seigneur, lieutenant-général de Bretagne ? L’assassiner n’eût servi de rien ; c’eût été, au contraire, mettre un terme à ses prodigalités. Il fallait le faire condamner à une peine qui entraînât sa déchéance et justifiât la confiscation de tous ses biens.

À cette époque, l’Église et l’Inquisition étaient seules assez puissantes pour perdre un homme de rang élevé dont on avait intérêt à se défaire. Un bon procès pour hérésie offrait les avantages suivants : l’accusé était privé du concours d’un avocat, car l’Inquisition n’admettait pas qu’un avocat défendît un hérétique devant elle (l’avocat fût devenu, ipso facto, hérétique lui-même) ; les jugements de l’inquisition entraînaient d’ordinaire la confiscation des biens.

Toutefois, l’alchimie, quoique suspecte, ne constituait pas le crime d’hérésie ; l’invocation des démons était malaisée à établir ; d’ailleurs, la grande difficulté de l’affaire, comme de celle des Templiers au XIVe siècle, tenait à la haute situation personnelle de Gilles, à sa libéralité, au respect et à la crainte qu’il inspirait partout. Il fallait d’abord changer ces sentiments en horreur et en haine, alléguer des crimes de droit commun, puis accuser Gilles d’hérésie et enfin le livrer au bras séculier sans amis ni défenseurs, ployant sous le fardeau des plus terribles accusations.

Ce plan fut mis à exécution par Jean de Malestroit, évêque de Nantes, avec le concours, qui paraît s’être dissimulé d’abord, du duc Jean V.

III

Au commencement de l’année 1440, Gilles s’était brouillé avec les hommes d’église pour une affaire assez futile. Ses gens d’armes avaient porté la main sur un clerc et s’étaient emparés d’un château vendu à un prête-nom du duc de Bretagne ; il avait fallu que le duc reprît le château de vive force. Toutefois, au mois de juillet de la même année, les choses étaient si bien arrangées que Gilles alla rendre visite au duc de Bretagne à Josselin et fut reçu très cordialement par lui. Cette cordialité cachait un piège, car, dès le 30 juillet, sans doute avec l’autorisation du duc, Jean de Malestroit commençait l’instruction secrète qui devait perdre Gilles et imprimer une effroyable souillure à son nom.

La baronnie de Rais était située dans le diocèse de Nantes ; par conséquent, tous les crimes qu’on y pouvait commettre contre la religion relevaient de l’évêque Jean de Malestroit. Celui-ci, à la date du 30 juillet 1440, répandit dans le pays un monitoire aux termes duquel certains bruits très graves étaient parvenus à ses oreilles : Gilles était violemment soupçonné d’avoir mis à mort un grand nombre d’enfants, après avoir assouvi sur eux d’infâmes passions, d’avoir invoqué le démon et d’avoir signé avec lui des pactes horribles. Huit témoignages étaient allégués, émanant de gens du bas peuple, dont sept femmes demeurant à Nantes, qui se plaignaient d’avoir perdu des enfants et accusaient Gilles de les avoir volés et tués. C’était, disait Jean de Malestroit, au cours d’une récente tournée dans son diocèse qu’il avait recueilli ces accusations, « fortifiées par les dépositions de témoins et d’hommes sûrs ». Ces « témoins et hommes sûrs », il se garda bien de les nommer ; ce ne pouvaient être que des serviteurs de Gilles, soudoyés et chapitrés par l’évêque. Les huit témoignages qu’il fit connaître étaient d’une insignifiance absolue. Ainsi, dès le début de la procédure, nous sommes en présence d’un « dossier secret », et d’une frauduleuse machination.

Les monitoires n’avaient d’autre but que de délier les langues des vieilles commères, de mettre en mouvement les amateurs de scandales, de donner carrière aux inimitiés privées. Gilles était officiellement désigné aux médisances ou aux calomnies des hommes dont il avait été jusque-là le bienfaiteur.

Le 13 septembre, l’évêque invita Gilles à comparaître devant lui avant le 19. Dans la sommation, il énonça à nouveau tous les crimes indiqués dans le monitoire et ajouta, sans préciser, « certains crimes ayant saveur d’hérésie ». Cette précaution était indispensable, car l’évêque n’avait pas à connaître de crimes contre les personnes ; il ne pouvait, avec le concours de l’inquisiteur, que juger les crimes contre la foi. Mais le plan de ce misérable consistait à établir subsidiairement à la charge de Gilles des crimes effroyables, dont la justice séculière s’emparerait immédiatement pour le perdre ; l’accusation d’hérésie n’était qu’un prétexte pour lui enlever le secours d’un avocat.

À l’exception de deux amis et confidents du maréchal, Gilles de Sillé et Roger de Briqueville, qui prirent la fuite, tous les serviteurs de Gilles furent arrêtés et mis en prison à Nantes. Là, on commença à les faire parler et, à l’aide de la torture, à leur apprendre les leçons qu’ils devraient bientôt réciter fort exactement.

Le 19, Gilles fut admis devant l’évêque [5]. Il offrit de se justifier de toute accusation d’hérésie portée contre lui. Le 28 septembre fut fixé pour sa comparution devant l’évêque et le vice-inquisiteur de Nantes, Jean Blouyn. Dès lors, le procès devenait inquisitorial, c’est-à-dire que l’accusé perdait toute garantie et était condamné à l’avance.

Le 28, les huit témoins du début, plus deux autres, apparurent pour se lamenter de la disparition de leurs enfants ; ils avaient, disaient-ils, été enlevés par une pourvoyeuse de Gilles, une femme surnommée la Meffraye, qui était en prison à Nantes, et qui, suivant la rumeur, avait avoué ces enlèvements. Sur quoi il y a deux remarques à faire. D’abord, malgré le monitoire, on n’avait pu recruter que deux nouveaux témoins [6], alors que l’accusation portait que Gilles avait tué 140 enfants ; en second lieu, comment les parents éplorés auraient-ils connu les aveux de la Meffraye, qui était en prison, s’ils n’en avaient pas été informés par l’évêque ? Enfin, alors que les divers manuscrits du procès enregistrent des dépositions insignifiantes, celle de la Meffraye ne figure nulle part et il n’y a aucune apparence que cette femme ait été jugée et condamnée [7].

L’affaire fut ajournée au 8 octobre, où l’on donna lecture à Gilles des articles de l’accusation. Gilles essaya, mais en vain, d’interjeter appel ; puis il déclara sommairement que toutes les accusations portées contre lui étaient fausses. Le 13 octobre, nouvelle audience : les accusations avaient été mises par écrit et formaient une masse redoutable de quarante-neuf articles. Gilles et ses complices ont enlevé des enfants, les ont étranglés, démembrés, souillés, brûlés ; Gilles de Rais a immolé des enfants à des démons ; il a fait incinérer leurs corps et jeter leurs cendres aux vents ; il s’est livré à la sorcellerie avec Prelati et d’autres, etc. Le nombre des enfants tués, au milieu d’horribles raffinements de luxure, s’élèverait au chiffre de cent quarante.

Remarquons que nous sommes au 13 octobre et que les dépositions accusatrices, extorquées à plusieurs prétendus complices de Gilles, que nous connaissons en entier ou en partie, sont datées du 16 et du 17 octobre. Donc, de deux choses l’une : ou bien, le 13 octobre, on ne possédait que les plaintes des parents, et alors ces derniers pouvaient seulement constater la disparition de leurs enfants, tous détails ultérieurs sur les traitements qu’ils avaient subis étant imaginaires ; ou l’on avait déjà obtenu, par promesses ou par torture, les témoignages de Prelati, de Blanchet, de Poitou et de Griart, et alors ces témoignages, censés recueillis trois et quatre jours après, censés confirmer l’accusation, sont une misérable comédie. Malgré toutes les précautions prises par Malestroit et l’inquisiteur, le crime judiciaire, savamment machiné, apparaît clair comme le jour à ceux qui savent lire attentivement un dossier.

Dans cette audience du 13, Gilles s’emporta. Il contesta la compétence du tribunal et malmena les juges, s’étonnant que Pierre de l’Hôpital, président du parlement de Bretagne, qui suivait les débats, pût permettre à des ecclésiastiques de lui imputer des crimes aussi affreux. Finalement, l’évêque et l’inquisiteur déclarèrent que Gilles était excommunié et lui donnèrent quarante-huit heures pour préparer sa défense — bien entendu, sans le secours d’un avocat.

Ces quarante-huit heures de répit durent être terribles ; elles brisèrent le courage de Gilles, qui ne persévéra pas dans son attitude hautaine. À cette époque, sauf peut-être dans les rangs élevés de l’Université et de l’Église, l’incrédulité était chose inconnue. Gilles était profondément religieux ; l’excommunication qui venait de le frapper avant tout examen le mettait au désespoir ; il cherchait à tout prix la réconciliation avec l’Église et, pour l’obtenir, il était prêt à s’humilier.

IV

Le 15 octobre, il parut devant le tribunal, reconnut humblement l’autorité des juges ecclésiastiques, leur demanda pardon de ses emportements et sollicita la levée de l’excommunication. Toutefois, il nia avoir invoqué les démons et leur avoir offert des sacrifices ; il nia également toutes les autres charges, en ajoutant, avec une naïve imprudence, qu’il s’en rapportait aux divers témoins cités. Ceux-ci prêtèrent serment en sa présence sans qu’il manifestât aucune inquiétude ni émotion.

Nous avons dit que les dépositions à charge, recueillies par des notaires, sont datées du 16 et du 17 octobre. C’est une collection d’horreurs telles que R. de Maulde et l’abbé Bossard, éditeurs des actes du procès, ont dû, même dans les textes latins, laisser des lignes en blanc. Voici ce que dit Michelet de ces griefs :

Ni les Néron de l’Empire, ni les tyrans de Lombardie, n’auraient eu rien à mettre en comparaison ; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la mer Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient les enfants… Partout il fallait qu’il tuât… On porte à 140 le nombre d’enfants qu’avait égorgés cette bête d’extermination. Comment égorgé et pourquoi ? C’est ce qui était plus horrible que la mort même. C’étaient des offrandes au diable.

Michelet, dans sa relation de l’affaire de Rais, a commis de nombreuses erreurs, bien qu’il eût pris connaissance des actes du procès dans un manuscrit de Nantes. On s’étonne que la clairvoyance de cet éloquent historien ait été si complètement en défaut. Prenons, par exemple, sa dernière allégation. Il est dit, en effet, et même à plusieurs reprises, dans les articles d’accusation, que Rais tuait des enfants pour les offrir au diable ; mais le seul fait allégué, et qui revient sans cesse, est celui de Gilles apportant à Prelati, dans un verre, les yeux, le coeur et la main d’un enfant. Or, rien ne prouvait que ces membres eussent appartenu à un enfant assassiné ; rien ne prouvait surtout que l’enfant eût été assassiné par Gilles ou pour lui !

La déposition de Prelati, du 16 octobre, est d’autant plus suspecte qu’il affirme avoir fait apparaître le diable dix ou douze fois : Ad quas quidem invocaciones saepe, etiam usque ad decies vel duodecies, apparuit ei diabolus vocatus Barron. L’histoire des membres de l’enfant apportés par Gilles repose sur l’unique témoignage de ce drôle (manum, cor, oculos et sanguinem cujusdam pueri, p. LXVIII). Dans les aveux de Gilles de Rais, on trouve les mêmes mots dans le même ordre (manum, cor et oculos cujusdam infantis, p. LI). Comment admettre une pareille rencontre, si la confession imposée à Gilles n’a pas été calquée sur celle de Prelati ?

Les deux dépositions à charge les plus écrasantes, celles de Henriet et de Poitou, serviteurs de Gilles, portent sur des faits déjà éloignés de plusieurs années, sur des crimes très complexes ; or, elles concordent jusque dans les plus menus détails ; il n’y a pas entre elles une seule contradiction de quelque importance ; il n’y a, ni dans l’une ni dans l’autre, aucune des omissions auxquelles on s’attendrait naturellement.

Étrange effet de la prévention ! Cette harmonie plus que suspecte, cette harmonie qui est l’indice du faux et du mensonge imposé, semble à l’abbé Bossard une preuve de la véracité des témoignages. Il faut citer ces lignes singulières d’un auteur qui, dédiant son livre à Mgr Freppel, évêque d’Angers, semble s’être fait un devoir de protéger contre tout soupçon la réputation de l’évêque de Nantes, Jean de Malestroit [8].

Toute la suite des crimes de Gilles de Rais, qui forment une si longue chaîne, s’y trouve déroulée à nos yeux : évocations, sacrifices, offrandes sanglantes au démon, meurtres d’enfants, détails de raffinement apportés dans l’art de faire souffrir les innocentes victimes, peinture d’une débauche qui fait frémir : rien ne manque au sombre tableau de ces huit années de crimes inouïs ; et, parmi tous ces détails, une lumière répandue qui force la conviction dans les esprits. Pas une contradiction, non seulement dans les paroles d’un même témoin, mais encore dans les dépositions de tous ; ce sont les mêmes faits, rapportés aux mêmes dates, reproduits avec les mêmes détails ; on dirait que ces hommes, qui viennent séparément témoigner de la vérité, avant de se présenter devant les interrogateurs, se sont entendus entre eux dans leur prison pour dire les mêmes choses.

Eh oui ! on le dirait, et l’on y est même obligé, si l’on ne préfère admettre que les malheureux n’ont rien dit, mais qu’ils ont répété au milieu des tortures ce qu’on leur dictait. Existe-t-il un seul exemple de témoignages indépendants et sincères, concernant une longue série de faits quelconques, qui s’accordent ainsi non seulement sur les détails, mais sur les dates ?

Poitou dépose le 17 octobre (p. XCII) que Gilles s’asseyait sur les enfants morts : Post decapitacionem ipsorum…, quandoque sedebat supra ventres eorum et delectabatur videndo ipsos mori eosque, sic sedens, inspiciebat ab obliquo, ut videret modum finis seu mortis eorum.

Griart, le même jour, dit la même chose (p. CXV) : Eorum puerorum sanguine effluente… tunc sedebat aliquando super ventres ipsorum languencium, delectando, et eos morientes aspiciens ab obliquo.

L’identité de ces deux dépositions est déjà bien suspecte ; mais la suspicion devient la certitude de la fraude, quand on retrouve la même phrase, l’expression des mêmes sentiments intimes, dans la confession de Gilles de Rais, datée du 22 octobre, et postérieure, par suite, de cinq jours (p. XLIX) : Quod sepius, dum ipsi pueri moriebantur, super ventres ipsorum sèdebat et plurimum delectabatur eos videndo sic mori.

N’est-il pas évident que les dépositions extorquées à Poitou et à Griart sont à la source de la prétendue confession de Gilles de Rais ? J’ai noté, en lisant la procédure, bien d’autres parallélismes non moins édifiants.

V

C’est ici le lieu de rappeler le souvenir du plus infâme des procès du Moyen Âge, celui des Templiers. Parce qu’un roi scélérat, servi par un pape sans caractère et sans honneur, convoitait leurs biens, on les accusa, comme Gilles de Rais, de pactes avec le diable, d’actes obscènes, d’actes sanguinaires ; et l’on réussit à obtenir des Templiers eux-mêmes des centaines d’aveux concordants. Mais, vers 1885, un illustre historien américain, en compulsant les aveux des Templiers, s’aperçut d’une chose singulière qui avait échappé à Michelet. Lorsque deux ou plusieurs Templiers, provenant de régions très différentes de l’Europe, faisaient des aveux au même inquisiteur, leurs témoignages concordaient à merveille, ils s’accusaient exactement des mêmes crimes ; au lieu que lorsque deux ou plusieurs Templiers, appartenant à la même maison, étaient interrogés par des inquisiteurs différents, leurs aveux différaient notablement dans les détails. Une fois cette constatation faite, la fraude devenait évidente : les aveux — concordant là où ils auraient dû différer, différant là où ils auraient dû concorder — étaient réduits à néant, devenaient inexistants pour l’histoire.

Eh bien ! je soutiens que les témoignages des accusateurs de Rais sont inexistants, parce qu’il est impossible de nier qu’ils ont été fabriqués et imposés par la corruption ou la violence. J’ajoute que les crimes les plus hideux qui sont spécifiés dans ces témoignages, viols ou meurtres d’enfants, sont ceux mêmes dont les païens accusaient les chrétiens, dont les chrétiens orthodoxes accusaient les chrétiens schismatiques, dont on accusa les vaudois, les fraticelli, les sorcières, les Juifs, dont les Chinois accusent encore les Européens. Ces accusations-là appartiennent à l’éternel arsenal de la malignité humaine, spéculant sur la crédulité et la sottise. Là où elles se produisent, dans le passé ou dans le présent, sans preuves formelles et irrécusables, il faut que la critique historique du XXe siècle les repousse avec dédain.

Quelles sont les preuves, au sens juridique du mot, alléguées par les témoins du procès de Rais ? Ont-ils produit le cadavre, les cendres ou les ossements d’un seul enfant ? Non ! [9] Ont-ils produit un seul enfant vivant qui, menacé des fureurs lubriques de Gilles de Rais, se serait échappé ? Non ! Ce prétendu bourreau d’enfants, qui en aurait égorgé encore en juillet 1440, à Josselin, alors qu’il était l’hôte du duc de Bretagne, cet homme entretenait un grand nombre de beaux enfants dans sa chapelle, en même temps qu’une troupe de jeunes pages ; pas un d’eux ne se plaignit, n’accusa son patron. Et l’on veut croire que Gilles, maître d’enfants qui vivaient sous son toit, aurait fait racoler pour ses immondes débauches des petits vagabonds, des mendiants ! De la racoleuse, la Meffraye, on nous dit gravement, d’après l’enquête civile, qu’elle portait un chapeau noir, que sur son visage tombait d’ordinaire un long voile d’étamine également noir, qu’elle donnait de l’effroi à tous ceux qui la regardaient passer. Qui ne voit que c’est là un type de folklore, une ogresse, un bogey femelle et que Gilles de Rais, s’il avait eu besoin d’enfants à violer, eût été mal avisé d’en confier le recrutement à une vieille sorcière qui leur faisait peur !

Et qui sont donc les témoins de ces turpitudes ? Ce ne sont ni les chapelains de Gilles, ni ses chanoines, ni ses écuyers, ni ses acteurs, ni ses hommes d’armes, ni le seigneur de Gautelon qui vivait dans son intimité, ni le prieur de Chémeré qui l’aimait [10]. Ce sont des aventuriers obscurs, des gens qu’on accuse des mêmes crimes, qui s’en accusent eux-mêmes, qu’on a jetés en prison, qu’on a torturés, qui ont dit ce qu’on a voulu leur faire dire. Non seulement leurs témoignages ne valent rien, mais ils vicient à la source la confession arrachée à leur maître et qui, en apparence seulement, les confirme.

VI

Le 20 octobre, on donna connaissance à Gilles des dépositions de ses serviteurs. Que pouvait-il faire ? Citer des témoins à décharge ? L’inquisiteur ne l’eût pas permis. Nier ? Mais on l’aurait soumis sans retard à la torture. Il déclara qu’il voulait faire des aveux. Mais le procureur n’en demanda pas moins à l’inquisiteur et à l’évêque de mettre Gilles à la torture, afin, disait-il, que la vérité fût connue plus complètement. Le 21 octobre, Gilles fut amené dans la salle des supplices. Épouvanté à la vue des chevalets, il pria instamment qu’on l’épargnât encore pendant un jour et dit qu’il parlerait alors de manière à satisfaire tout le monde. Sur sa demande, l’évêque de Saint-Brieuc et Pierre de l’Hôpital furent délégués pour recueillir ses aveux ; mais, comme il fallait battre le fer encore chaud, on refusa d’attendre au lendemain ; Gilles devait parler le jour même, à deux heures. Il s’exécuta ; nous avons conservé sa confession. Oui ou non a-t-elle été extorquée, a-t-elle été obtenue par la menace de la torture, équivalente à la torture elle-même, ou pire encore ?

En 1453, Jacques Coeur, poursuivi par la haine de Charles VII, fut mis en jugement. Il comparut devant un tribunal civil ; un avocat l’assistait ; il se savait soutenu par le dauphin et par le pape. Mais la crainte de la torture eut vite raison de son énergie : « En présence des menaces qui lui furent faites, dépouillé et lié comme il l’était, il dit qu’il dirait ce qu’on voudrait, mais qu’il avait dit la vérité. On lui demanda s’il s’en rapportait à la déposition des frères Tainturier ; il répondit qu’ils étaient ses haineux, mais que, s’il semblait aux commissaires qu’il le dût faire, qu’il en était d’accord. Le 27 mars, on lui lut ses confessions, où il persévéra par crainte de la question [11]. » Ainsi, comme Gilles de Rais, Jacques Cour dit ce qu’on voulut, se rapporta à la déposition des témoins et, par crainte de la torture, persévéra dans les aveux qu’on lui avait extorqués !

Il y a longtemps que les historiens sérieux auraient reconnu l’inanité de tout cet infâme procès si nous n’avions pas la confession de Gilles, suivie d’une autre confession publique faite le 22 octobre. Avec une humilité et une contrition qui touchèrent tout le monde, Gilles s’accusa de tous les crimes qu’on lui reprochait, demandant pardon aux parents dont il avait assassiné les enfants, suppliant ses juges de lui accorder le secours de l’Église afin de sauver son âme menacée de perdition. Mis en présence du magicien Prelati, Gilles de Rais lui fit ses adieux dans les termes que la procédure rapporte en français : « Adieu, François, mon ami, je prie Dieu qu’il vous donne bonne patience et connaissance et soyez certain que, pourvu que vous ayez bonne patience et espérance en Dieu, nous nous entreverrons en la grande joie du Paradis. »

« Etranges paroles ! » dit Michelet. Oui, bien étranges ! Gilles vient de s’accuser de crimes horribles, inexpiables, de ceux qui, suivant la croyance du temps, ouvraient à deux battants les portes de l’Enfer ; et c’est avec les paroles d’un martyr innocent, sûr de la félicité d’outre-tombe, qu’il prend congé de son ami florentin !

Il n’y a que deux explications possibles. Ou bien Gilles, maltraité dans sa prison, confondu par la trahison de ses serviteurs, était devenu fou ; ou tous ses aveux lui ont été extorqués par d’horribles menaces et ses adieux à Prelati sont le seul témoignage qu’il ait pu crier de son innocence [12].

Le 25 octobre, le jugement fut rendu. Au nom de l’évêque et de l’inquisiteur, Gilles fut déclaré coupable d’apostasie hérétique et d’invocation des démons. Au nom de l’évêque seul, il fut déclaré coupable de crimes contre nature, de sacrilège et de violation des immunités de l’Église. Aucune des deux sentences n’indiquait de châtiment. Cela semblait inutile, puisqu’une instruction parallèle se poursuivait contre lui au tribunal de Nantes depuis le 18 septembre, sous la présidence de ce même Pierre de l’Hôpital qui avait assisté au procès ecclésiastique. Enchaîné par les aveux qu’il avait faits devant l’inquisiteur et l’évêque, Gilles ne pouvait plus échapper à la mort.

Le malheureux demanda et obtint l’absolution spirituelle et on lui accorda un confesseur, le carme Jean Juvénal. Il y avait là une grosse irrégularité. Dans les procès pour hérésie, le condamné reconnu hérétique était excommunié ipso facto et ne pouvait être admis à nouveau dans l’Église sans avoir abjuré ses erreurs. On ne demanda aucune abjuration à Gilles, parce que ses juges savaient qu’il n’était pas hérétique et qu’ils en voulaient exclusivement à ses biens.

Devant le tribunal civil, les choses marchèrent rapidement. Henriet et Poitou avaient déjà été condamnés à être pendus et brûlés lorsque Gilles fut introduit devant ses juges. Le président lui promit l’indulgence du tribunal s’il voulait tout avouer ; il avoua tout. Enfin, il fut condamné à être pendu et brûlé dès le lendemain à une heure. Il demanda comme une faveur que ses deux complices, Henriet et Poitou, fussent exécutés en même temps que lui, afin d’être édifiés par sa résignation et sa fin chrétienne ; il demanda aussi et obtint d’être enterré dans l’église des Carmes de Nantes, sépulture des ducs et des plus illustres personnages de Bretagne [13].

Tout le clergé, toute la population suivirent Gilles sur le lieu de l’exécution, priant pour le salut de son âme. Lui-même réconfortait ses serviteurs condamnés avec lui et leur promettait qu’ils se retrouveraient au paradis sitôt après leur mort. On le fit monter sur une pile de bois, puis sur un escabeau placé sur la pile, et on lui mit la corde au cou. Après avoir repoussé l’escabeau, on alluma le bûcher. Gilles était déjà mort lorsque les flammes atteignirent la corde et que le corps tomba. Alors des dames de sa famille recueillirent ses restes avant qu’ils n’eussent été consumés par les flammes et lui firent de magnifiques funérailles, auxquelles tout le peuple de Nantes s’associa.

VII

Les biens de Gilles furent confisqués par le duc de Bretagne. Sa veuve, au bout d’une année, épousa Jean de Vendôme, vidame de Chartres ; sa fille Marie épousa Prégent de Coétivy, amiral de France, puis, après la mort de celui-ci, André de Laval, maréchal et amiral de France. La famille s’éteignit en 1502. Mais, dans l’intervalle, de nombreux et interminables procès avaient été poursuivis pour la reprise des biens de Rais. En 1462, les héritiers de Rais présentèrent un mémoire exposant que la mort avait expié les crimes de Gilles et que la confiscation de ses biens n’était pas légitime ; on se tira d’affaire par des compromis.

J’ai dit plus haut qu’à la première annonce des poursuites, les deux amis les plus intimes de Gilles, Gilles de Sillé et Roger de Briqueville, avaient pris la fuite. Du premier, on n’entendit plus jamais parler [14] ; mais Roger de Briqueville, en 1446, obtint de Charles VII des lettres de rémission, rédigées en termes tels qu’on est amené à croire que Charles connaissait l’innocence de Gilles et le mal-fondé de toute l’accusation. Chose plus singulière encore : Marie de Rais, la fille de Gilles, fut l’amie dévouée des enfants de Roger et ce dernier jouit de la faveur du mari de la dame, Prégent de Coétivy. Si ces personnages avaient cru à la culpabilité du maréchal, n’auraient-ils pas repoussé avec horreur la société d’un homme qui avait conduit Gilles de Rais à sa perdition ?

Mais, dira-t-on, pourquoi n’ont-ils pas réclamé une révision du procès de Nantes, à une époque qui vit réviser celui de Jeanne d’Arc ?

Ils l’ont réclamée, et cela dès 1442, alors que le procès de Jeanne, condamnée par l’Église en 1431, ne fut révisé qu’en 1455. La découverte de ce fait important est due à Marchegay. Ce savant a trouvé dans le cartulaire de Thouars et a publié deux lettres royales datées de Montauban, le 3 janvier 1442. Dans la première, il est dit que Gilles de Rais en avait appelé, de son arrestation, au roi et au Parlement, mais qu’on n’avait tenu aucun compte de cet appel ; que, dans la suite, il avait été condamné à mort « indûment et sans cause », par Pierre de l’Hôpital, se disant président du parlement de Bretagne. Le roi Charles VII signifie au duc François Ier — fils et successeur de l’infâme Jean V, mort en 1441 — que la fille de Gilles de Rais et son gendre veulent donner suite à l’appel resté sans effet en 1440 et qu’à cette fin, le duc, Pierre de l’Hôpital et les autres juges sont cités devant le Parlement de Paris. La seconde lettre est adressée au président et aux conseillers du Parlement, aux baillis de Touraine, d’Anjou et du Maine, etc., leur prescrivant d’ouvrir une enquête sur les circonstances de la condamnation de Gilles « pour ce que… le dit feu Gilles… avait été fait mourir indûment et plusieurs autres attentats avoir été faits ». Les dates de la convocation devant le Parlement sont en blanc ; c’est donc que les lettres n’ont pas été envoyées. Il n’y a aucune trace que le Parlement de Paris ait jamais été saisi de cette affaire ; s’il l’avait examinée, nous en serions informés.

Peut-être le roi, qui devait savoir à quoi s’en tenir, eut-il peur, au dernier moment, d’un effroyable scandale ; n’aurait-on pas pu l’accuser de « faire obstacle » à l’Inquisition ? Mais le fait que moins de trois ans après le supplice de Gilles, sa fille et le mari de celle-ci, l’amiral Prégent, ont pu obtenir de Charles VII de pareilles lettres prouve que les témoignages allégués et les aveux répétés de Gilles lui-même étaient considérés comme nuls ; c’est peut-être à ces aveux extorqués ou falsifiés que fait allusion l’expression atténuée de la seconde lettre : plusieurs autres attentats.

M. l’abbé Bossard écrit à ce propos (p. 356) : « Pierre de l’Hôpital n’eut sans doute pas de peine à démontrer son innocence… ; le Parlement de Paris fut contraint de souscrire aux arrêts de la justice de Nantes. » Ces phrases appellent un blâme sévère ; elles mettent en péril le bon renom de leur auteur. Car M. l’abbé Bossard sait fort bien que Pierre de l’Hôpital n’a rien « démontré », que le Parlement de Paris n’a rien confirmé, par la raison que la citation à comparaître et l’ordre d’enquérir furent rédigés et signés, mais non lancés. On reconnaît ici un genre de raisonnement dont nous avons eu, au cours de ces dernières années, tant de curieux et d’affligeants exemples, à propos d’une cause célèbre d’issue moins tragique, mais où la méchanceté des uns et la crédulité des autres se sont donné carrière, autant que dans les procès des Templiers et de Gilles de Rais.

La réhabilitation de Jeanne d’Arc fut obtenue en 1455, vingt-quatre ans après son supplice, sous le règne du prince ingrat et lâche qui lui devait sa couronne. Charles VII avait un intérêt personnel à cet acte de justice, car si Jeanne avait été légitimement condamnée comme sorcière, sa propre légitimité se trouvait atteinte par contrecoup. Mais il n’y a qu’à lire le procès de réhabilitation pour voir avec quelle prudence on s’exprima, de quels ménagements on usa envers les évêques et l’inquisiteur coupables. L’affaire de Gilles de Rais ne touchait pas directement Charles VII ; il n’était pas homme à risquer un conflit avec l’Inquisition et l’évêché de Nantes pour laver la mémoire d’un de ses fidèles soldats. La famille de Rais reçut des marques répétées de la bienveillance royale ; le poids de l’infamie de son chef ne pesait pas sur elle et le drame de Nantes ne l’avait pas empêchée de contracter les plus belles alliances ; ne valait-il pas mieux laisser en paix un mort qui, pour le moins, avait eu commerce avec un alchimiste et dont on pouvait craindre, de ce chef, que la réhabilitation ne fût jamais obtenue ?

Mais la hideuse légende a fait son chemin. Non seulement le peuple des campagnes, empoisonné de calomnies et de mensonges, crut à la culpabilité de Gilles, mais on peut dire qu’il y croit aujourd’hui plus fermement que jamais. La figure du maréchal s’est confondue, en Anjou, avec celle de Barbe-Bleue [15] ; les paysans ne passent pas sans terreur devant les ruines des châteaux de Tiffauges, de Champtocé, de Machecoul, que la « bête exterminatrice » a habités. Bien plus, le misérable Jean de Malestroit, évêque de Nantes, a pris et conservé dans la légende une place honorable : c’est lui qui aurait délivré le peuple de l’effroyable et sanguinaire tyrannie de son oppresseur !

VIII

L’abbé Bossard, en étudiant de très près les documents de la cause, a certainement éprouvé des doutes, mais il les a fait taire en déclamant. « Il ne se rencontrera jamais, s’écrie-t-il, chez aucun peuple et dans aucun temps, d’homme assez misérable pour entreprendre l’apologie de Gilles de Rais ! » (p. 359). Et plus haut (p. 355) : « Le crime n’avait-il pas été assez clairement prouvé ? Avait-il manqué quelque chose aux dépositions des témoins ? Les aveux des complices n’avaient-ils pas été assez solennels ? La confession de Gilles lui-même avait-elle laissé quelque ombre planer sur sa vie de débauches et d’infamies ? » Je cite cette rhétorique, mais ne m’arrête pas à la discuter. M. Henry Charles Lea, en 1887, dans le tome III de son Histoire de l’Inquisition, raconta le procès de Rais ; il en signala, à plusieurs reprises, les étrangetés, les irrégularités, mais fit effort pour atténuer l’impression d’un scepticisme qui semble pourtant se dégager de son récit. En 1901, pendant que je faisais imprimer la traduction de ce volume, j’écrivis à M. Lea pour lui demander s’il ne voulait pas modifier son texte afin de faire ressortir plus nettement l’absurdité des accusations ; il me répondit qu’il en avait assez dit et qu’il préférait s’en tenir là. M. Vizetelly, qui aborda le même sujet en 1902, sans connaître le beau travail de Lea, témoigna en deux ou trois endroits d’une inquiétude qui fait honneur à son sens critique. Les phrases suivantes (p. 353) méritent surtout d’être relevées ; l’auteur vient de raconter la scène du 13 octobre, où Gilles de Rais récusa fièrement ses juges :

This might be taken almost for the cry of an innocent man, of one who felt that he would obtain no justice from an ecclesiastical tribunal, but would be treated by the priests before him even other priests had treated that heroic Maid of Orleans by whose side he had fought. But, unless one is prepared to believe in a great conspiracy between the ecclesiastical and the civil power, in a wholesale forgery of documents extending to hundreds of folios, in the subornation and perjury of scores of complainants and witnesses, in the falsification of three confessions made by Gilles himself one is bound to admit that he was indeed guilty and that his declaration of innocence were mere outbursts of bravado.

M. Vizetelly n’a pas rappelé une seule fois, dans son livre, le procès des Templiers, qui lui aurait donné la mesure de la confiance qu’il est permis d’accorder aux aveux les plus formels, quand ils ont été obtenus par la torture, et de l’infamie des tribunaux de l’Inquisition.

Le 2 octobre 1902, le journal de Paris Le Signal publia la lettre suivante :

Monsieur,

Votre honorable journal a si souvent réfuté les légendes odieuses inventées contre Calvin et d’autres réformateurs que je m’étonne lorsque, par hasard, j’y trouve l’écho d’un mensonge historique, sorti de la même officine.

Je lis dans un joli article signé Jan Holp (Signal du jeudi 16 octobre) : « Une cave où des jeunes filles destinées à la mort furent retrouvées après la capture de Gilles de Retz. »

C’est là une pure légende, dont il n’y a aucune trace dans la procédure de l’affaire de Gilles, publiée par feu de Maulde et l’abbé Bossard. On ne trouva, dans les caves de Tiffauges, ni vivants, ni morts.

De toutes les prétendues preuves qui composent cette procédure, aucune ne serait admise aujourd’hui par un tribunal civil. Ce sont des racontars odieux et invraisemblables de témoins mis à la torture ; ce sont des aveux extorqués à Gilles sous la menace de la torture et qui correspondent tellement, même dans les détails les plus invraisemblables, avec les témoignages obtenus par le chevalet, que la critique historique a le devoir de les considérer comme non existants.

La seule chose certaine, c’est que Gilles fut un prodigue et s’adonna, comme plus d’un pape, à l’alchimie. Pressé de besoins d’argent, il vendit d’immenses domaines au duc Jean V de Bretagne, avec faculté de les racheter pendant six ans. La possibilité de ce rachat effrayait Jean V. Le chancelier de ce prince était Jean de Malestroit, évêque de Nantes, qui avait aussi acquis des biens de Gilles. Pour se débarrasser de lui, ce qui n’était pas facile, on inventa les accusations odieuses qui pèsent encore sur son nom. Charles VII et quelques autres personnages surent aussi la vérité, mais se tinrent cois.

Bien à vous.

UN AMATEUR D’HISTOIRE VRAIE

Cet amateur, c’était moi. Dans le mémoire qu’on vient de lire, j’ai développé les arguments sur lesquels se fondait ma conviction en 1902. Elle n’a fait que se fortifier depuis.

Les braves gens de Nantes devraient élever un monument expiatoire à Gilles de Rais, l’ami et le compagnon fidèle de Jeanne d’Arc.

APPENDICE
GILLES DE RAIS À L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS
Séance du 13 janvier 1905
(Comptes rendus, 1905, p. 11-14)

M. S. Reinach termine la lecture de son mémoire sur Gilles de Rais et fait observer que Voltaire déjà, dans l’Essai sur les moeurs, avait admis l’innocence du maréchal [16].

La thèse de M. S. Reinach peut se résumer ainsi. Un fait capital, resté inconnu des contemporains, domine le procès de Gilles : le duc de Bretagne et son chancelier Jean de Malestroit, évêque de Nantes, ayant acquis à réméré des biens du seigneur de Rais, avaient intérêt à le mettre hors d’état de les racheter. Or, le procès a été commencé et conduit par Jean de Malestroit, avec l’appui du duc. Gilles a donc été accusé, jugé et exécuté par des gens ou à l’instigation de gens qui avaient un gros intérêt à sa ruine. En présence de ce grave motif de suspicion, la critique a le devoir de se montrer sévère dans l’examen des accusations lancées contre Gilles, des témoignages produits contre lui, de la procédure suivie à son égard.

Les accusations sont à la fois extravagantes et banales. Gilles fut accusé d’avoir souillé et tué près de deux cents enfants. L’accusation du meurtre d’enfants se rencontre tout le long de l’Histoire ; il suffit de rappeler le massacre des Innocents imputé à Hérode, les meurtres d’enfants dont les païens accusaient les chrétiens, dont les chrétiens orthodoxes accusèrent les chrétiens schismatiques et les juifs, dont les Chinois et les chrétiens de Chine s’accusent mutuellement de nos jours. Toutes les fois que cette accusation se produit, l’Histoire doit se méfier et soupçonner une machination.

Les témoignages produits contre Gilles sont au nombre de cent dix environ. Il faudrait un volume pour en démontrer l’inanité. Un premier examen n’en laisse subsister qu’une dizaine, qui se réduisent bientôt à trois ; de ces trois témoignages à charge, deux se ressemblent tellement qu’ils ont dû être dictés on inspirés par une même personne ; le troisième est celui d’un individu qui dit avoir vu douze fois le diable, ce qui n’est pas un très bon garant de véracité.

Enfin, la procédure suivie contre Gilles fut celle de l’Inquisition, c’est-à-dire qu’il fut privé du secours d’un avocat. Gilles, menacé de la torture, dit qu’il parlerait « de manière à contenter tout le monde ». Il confessa alors des crimes affreux, en termes qui paraissent calqués en partie sur les deux plus longs témoignages à charge, en partie sur l’acte d’accusation rédigé avant l’audition des témoins. Non seulement cette confession a été obtenue par la menace de la torture, mais elle constitue, par ses analogies étroites avec d’autres pièces de la cause, un document des plus suspects.

La procédure de l’affaire de Rais n’a été publiée qu’en 1886. Tout ce que les historiens ont écrit avant cette date est négligeable ; ils ignoraient les textes essentiels. Aujourd’hui, ceux qui les connaissent ont des motifs sérieux de révoquer en doute la culpabilité du maréchal qui fut le compagnon fidèle et dévoué de Jeanne d’Arc.

M. Noël VALOIS conteste la thèse soutenue par M. S. Reinach [17].

Quoi qu’on puisse dire de la rapacité de Jean V, duc de Bretagne, qui n’avait, d’ailleurs, nullement à craindre que le maréchal, complètement ruiné, pût racheter ses biens, il existe contre Gilles de Rais un ensemble de témoignages écrasants dont M. Reinach n’a pas tenu compte. Ceux de Griart et de Poitou sont d’autant moins suspects que les complices de Gilles de Rais, en chargeant leur maître, se chargeaient eux-mêmes, à tel point qu’ils furent condamnés et exécutés avec lui. La supposition que le duc aurait acheté les témoins est bien peu vraisemblable : achète-t-on plus de cent témoins ? M. Reinach affirme qu’ils furent soumis à la torture : hypothèse toute gratuite et qui est contredite par les faits. La plupart des témoins étaient des pères et mères de famille, ou de notables villageois, auxquels la justice n’avait rien à reprocher et qui ne cessèrent de jouir de leur liberté ; quant aux complices du maréchal, un texte porte qu’ils avouèrent « de leur franche volonté, sans torture ni question aucune [18] ». La prétendue identité des réponses des témoins se borne à une grande ressemblance que l’on constate entre deux seulement des dépositions, celles de Griart et de Poitou : cela prouverait simplement que ces deux hommes furent interrogés ensemble et que leurs réponses simultanées furent dédoublées par le greffier ; mais il y a lieu de remarquer que quatre des crimes établis par ce double témoignage sont passés sous silence dans la confession du maréchal ; cela suffit à prouver que ce ne sont pas là, comme on semblait le croire, des dépositions fictives, forgées uniquement pour fournir une base aux aveux également fictifs de Gilles de Rais. Enfin, au lieu d’être vagues, comme on l’a prétendu, beaucoup de ces témoignages sont d’une précision singulière : M. Valois cite les exemples des attentats et des meurtres commis sur les personnes du jeune Loessart et du jeune Bernard le Camus, crimes dont toutes les circonstances peuvent être reconstituées grâce aux témoignages concordants de parents, de voisins, etc., corroborés, dans leurs traits essentiels, par les aveux des complices de Gilles de Rais et du maréchal lui-même.

Ces derniers aveux ont été, dit-on, arrachés à Gilles de Rais par la menace de la torture. Une telle faiblesse, chez un homme de guerre, qui avait fait ses preuves de courage, serait assez peu vraisemblable : au premier mot de torture, consentir à se charger de crimes abominables qui ne pouvaient que le conduire au bûcher ? De la part d’un innocent, cette défaillance serait bizarre. D’ailleurs, on voit qu’avant toute menace de torture l’attitude de Gilles de Rais s’était bien modifiée, du jour surtout où ses complices avaient parlé, il s’était senti perdu ; dès le 15 octobre il avait semblé vouloir entrer dans la voie des aveux ; le 20, il n’avait point voulu bénéficier d’un délai que les juges lui offraient ; ce n’était point la peine, disait-il, attentis illis quae jam confessus fuerat et confiteri intendebat. Enfin, il avait refusé de rien objecter soit par parole, soit par écrit, contre la personne ou les dires des témoins qui l’avaient tant chargé.

À partir de ce moment et jusqu’au dernier jour, l’attitude de Gilles de Rais n’est nullement celle d’un innocent auquel aurait été surpris un aveu mensonger, mais celle d’un coupable qui cherche à faire éclater son repentir ; il avoue des forfaits qu’on ne lui a pas reprochés et réclame la publication de ses aveux en langue vulgaire ; il demande, comme une grâce, à être exécuté avant ses deux principaux complices, afin que ceux-ci ne puissent pas croire à l’impunité de l’auteur responsable de leurs crimes ; il implore le pardon des parents et des victimes.

M. Valois signale encore le témoignage peu suspect d’un des complices de Gilles de Rais, Roger de Briqueville, qui, s’étant esquivé, n’avait point comparu au procès, mais eut plus tard assez de crédit pour se faire octroyer des lettres de rémission par Charles VII. Dans l’exposé de ces lettres, il reconnaît la réalité des meurtres d’enfants imputés à son ancien maître. Les héritiers de Gilles de Rais eux-mêmes ne semblent avoir jamais plaidé que la folie, l’irresponsabilité du maréchal.

Pour toutes ces raisons, M. Valois estime qu’il faut s’en tenir, au sujet de Gilles de Rais, à l’opinion traditionnelle.

M. S. Reinach répond à ces observations (cette réponse, qui mettait fin à la controverse, n’a pas été résumée dans les Comptes rendus).

L’opinion de M. Valois n’a pas été adoptée par Gabriel Monod qui, après la publication de mon article dans la Revue de l’université de Bruxelles, s’exprima comme il suit dans la Revue historique (1907, I, p. 356-357).

OPINION DE G. MONOD

M. S. Reinach a étudié, dans un article de la Revue de l’université de Bruxelles (juin 1904), qui a été tiré à part, « La légende de Gilles de Rais », et il a osé émettre des doutes sur la culpabilité de celui qui est resté depuis des siècles le type de la perversité bestiale à laquelle le désordre d’une époque d’anarchie, l’enivrement de la richesse, la force brutale et les pratiques de sorcellerie pouvaient conduire un seigneur féodal. Il est certain que les débuts de la vie de Gilles de Laval, l’éclat de ses services militaires depuis 1420 jusqu’au couronnement de Charles VII à Reims et au siège de Lagni, qui lui valurent l’estime de Jeanne d’Arc et le titre de maréchal de France, ainsi que les sentiments de vive piété qu’il manifesta au moment de son supplice, forment un singulier contraste avec les débauches effroyables dont il fut accusé. M. Reinach voit en lui une victime du duc de Bretagne et de son chancelier l’évêque de Nantes, qui voulaient être sûrs de conserver les terres que le maréchal de Rais avait aliénées en leur faveur et que le Parlement de Paris voulait faire restituer. M. Reinach n’insiste pas sur la preuve morale qu’on pourrait tirer du contraste que je viens de signaler. Il sait qu’on peut avoir les plus brillantes qualités militaires, être intrépide et être en même temps un parfait scélérat. Il sait aussi que dans les siècles de foi, les plus grands criminels firent les fins les plus édifiantes. La Brinvilliers étonna par sa piété tous ceux qui furent témoins de ses derniers moments. Mais M. S. Reinach a très bien démêlé toutes les obscurités et les invraisemblances du procès fait à Rais. Il avait mené une vie fastueuse et d’une prodigalité désordonnée ; il s’était lié à un alchimiste italien, Prelati, qui s’était livré avec lui à des pratiques de magie ; mais Rais protesta énergiquement contre les atrocités, massacres d’enfants et débauches infâmes qu’on lui prêtait. On commença par masquer sous de fausses accusations d’hérésie le procès criminel intenté à Rais. On ne trouva aucun témoin parmi les personnes marquantes de l’entourage même du maréchal ; on alla chercher des témoins pris parmi des misérables faciles à corrompre et dont les dépositions semblent dictées d’avance et calquées les unes sur les autres. On n’observa pas les formes de la justice en ne tenant aucun compte de l’appel de Rais au roi et au Parlement, et, dés 1442, il s’en fallut de peu que le roi ne fit réviser le procès. Deux choses ont pesé sur la mémoire de Rais et ont convaincu la postérité de sa culpabilité : le fait que ses deux amis et confidents, Gilles de Sillé et Roger de Briqueville, s’enfuirent dès que Rais eut été accusé, et la confession faite par Rais lui-même de ses crimes. Mais M. Reinach fait observer que Briqueville, non seulement obtint des lettres de rémission, mais resta l’ami de la fille de Rais et du mari de celle-ci, Prégent de Coétivy, que Rais ne fit des aveux que lorsqu’on acheta ses aveux par une promesse d’indulgence, enfin que Rais ne se contenta pas de demander le secours de l’Église pour le salut de son âme, mais donna rendez-vous à Prelati dans « la grande joie du Paradis ». Le plaidoyer de M. Reinach en faveur de ce monstre de perversité et de luxure est vraiment impressionnant, surtout quand on rapproche le procès de Rais d’autres procès du Moyen Âge où la fausseté des procédures et l’innocence des prévenus sont aujourd’hui reconnues, ceux des Templiers, de Guichard de Troyes, de Jacques Coeur. Néanmoins, nous voudrions voir discuter par des médiévistes compétents, par M. Langlois et M. Petit-Dutaillis [19], la thèse de M. Reinach. D’où vient que personne n’ait élevé la voix en faveur de Rais, que sa femme se soit tue et se soit remariée un an après son Supplice [20] ?

LA CONFESSION SANS TORTURE

Comme on l’a vu plus haut (p. 293), M. Valois attribuait quelque importance à cette affirmation de la procédure que les coupables avaient avoué « de leur franche volonté, sans torture ni question aucune ». Étant données les infâmes traditions de la procédure inquisitoriale, l’affirmation en question, sans cesse réitérée, doit plutôt disposer à croire le contraire. En voici un frappant exemple. À la suite de l’interrogatoire du grand maître du Temple, Jacques de Molay, devant le grand inquisiteur (24 octobre 1307), on lit : « L’accusé jure avoir avoué sans violence, sans crainte de torture ou de prison. » (Procès, II, p. 306.) Or, une lettre récemment découverte aux archives d’Anjou, datée de janvier 1308, prouve non seulement que Jacques de Molay fut torturé, mais qu’on lui enleva toute la peau du dos, du ventre et des cuisses (Finke, Papstum und Templerorden, 1907, II, p. 116.)

Voici, sur le même sujet, quelques passages édifiants de l’ouvrage de Lea sur l’inquisition au Moyen Age (je cite ma traduction) :

T. I, p. 481 : « Il y avait bien une règle prescrivant un intervalle de vingt-quatre heures entre la torture et la confession, ou la confirmation de la confession ; mais elle était généralement négligée. Le silence passait pour marquer l’assentiment… Dans tous les cas, on enregistrait la confession en indiquant qu’elle s’était produite librement, sans menaces ni contrainte… Le soin avec lequel les inquisiteurs dissimulaient les moyens employés pour obtenir des aveux paraît clairement dans le cas de Guillaume Salavert en 1303. On l’oblige à déclarer que sa confession, faite l’année précédente, est “véridique, obtenue sans violence ni tourments”. Or, Salavert appartenait à un groupe de victimes qui furent torturées sans ménagements.

Ibid., t. III, p. 317 : « Les historiens peu familiarisés avec les coutumes judiciaires de l’époque se sont laissé tromper par la formule ordinaire, affirmant que la confirmation de la confession (des Templiers) n’a été obtenue ni par la violence ni par menace de torture. » Et Lea cite l’exemple de l’interrogatoire de Raimbaud de Caron, précepteur de Chypre (10 novembre 1307). Bien que l’emploi de la torture soit évidemment impliqué par les réponses successives de Raimbaud, le document s’achève par la formule ordinaire : « L’inculpé jure qu’il a avoué sans violence, et sans crainte de prison ou de torture. »

Dans le cas de Gilles de Rais, Lea avait parfaitement aperçu la vérité sous la fraude (t. III, p. 597) : « La confession faite l’après-midi par Gilles (après menace de la torture) fut prononcée “librement et volontiers et sans contrainte d’aucune sorte”, si l’on en croit la déclaration officielle : par là nous pouvons apprécier, une fois de plus, la valeur de ces formules courantes. »

Voici encore, du même auteur, un passage à retenir (t. III, p. 317) : « La carrière de Conrad de Marbourg nous a montré comment la crainte de la mort et la promesse de l’absolution amenaient aisément des gens de haute naissance ou de situation élevée à se charger des crimes les plus vils et les plus invraisemblables. »

Le cas de Gilles de Rais n’est pas isolé.

LA MYSTIFICATION DE PAUL LACROIX

Le livre du bibliophile Jacob, intitulé : Curiosités de l’Histoire de France, le maréchal de Rais (Paris, 1858), est une impudente mystification. On lit à la page 3 : « Les pièces de ce procès furent recueillies par ordre de la vertueuse reine Anne de Bretagne. La copie qu’Anne de Bretagne avait fait faire dans les archives de Nantes existe encore à la Bibliothèque impériale (n. 8357 de l’ancien fonds). Quant aux originaux, ils ont été détruits en partie à l’époque de la Révolution de 1789. Nous avons eu communication d’un extrait fait avec soin sur les originaux et beaucoup plus circonstancié, beaucoup plus fidèle aussi que la rédaction abrégée due aux secrétaires d’Anne de Bretagne. »

Paul Lacroix a menti. L’extrait dont il parle n’a jamais existé. Voici quelques preuves de l’imposture.

À la page 69, l’auteur raconte un prétendu interrogatoire de Henriet par le lieutenant du procureur de Nantes, qui se montre d’abord sceptique : « Les plus grands scélérats qui furent jamais n’ont pas commis de semblables forfaitures, si ce n’est aucuns des Césars et empereurs de l’ancienne Rome. » Sur quoi Rennet répond : « Oui bien, Messire ; ce sont les actes de ces Césars que mondit Sire de Rays pensait imiter et pour lui complaire je lui lisais les chroniques de Suétone et de Tacite [21] où sont narrées en beau style diverses abominations qui le réjouissaient fort. »

Voilà ce que des générations de compilateurs ont pris au sérieux, même après la publication des pièces authentiques par MM. de Maulde et Bossard !

Autre exemple. À la page 94, Lacroix feint que Gilles, le jour même de ses aveux, raconte qu’il y a huit ans de cela, se trouvant au château de Chantocé, il y découvrit « un livre latin de la vie et moeurs des Césars de Rome, par un savant historien qui a nom Suetonius ; ledit livre était orné d’images fort bien peintes, auxquelles se voyaient les déportements de ces empereurs païens, et je lus en cette belle histoire comment Tiberius, Caracalla (sic !) et autres Césars s’ébattaient avec des enfants et prenaient singulier plaisir à les martyriser ».

Cette histoire inepte d’un manuscrit de Suétone, orné de miniatures licencieuses, a été encore reproduite par Vizetelly (Bluebeard, 1902, p. 265), qui cite en note le témoignage de Lacroix et ajoute : « L’abbé Bossard confirme virtuellement la mention du Suétone. » Je me demande ce que signifie ce « virtuellement ». L’abbé Bossard parle des beaux manuscrits de Gilles, un Valère Maxime, une Cité de Dieu, un Ovide (Métamorphoses), mais il ne dit mot du Suétone, parce qu’il n’en est fait mention dans aucun texte. En fût-il parlé qu’il ne faudrait pas y croire : jamais un manuscrit de Suétone n’a été illustré de miniatures indécentes. Le démontrer serait perdre son temps.

Dans un livre déjà trop gros, l’abbé Bossard n’a pu réfuter toutes les fables qui ont été débitées sur Gilles de Rais ; pourtant il a pris la peine (p. 211) de citer, pour en montrer l’ineptie, ces lignes de Pitre-Chevalier (La Bretagne ancienne, p. 481) : « On trouva dans les souterrains de Tiffauges, dans la tour de Chantocé, dans les latrines du château de la Suze, les cadavres ou les squelettes de cent quarante enfants massacrés ou flétris. Un essaim de pauvres jeunes filles, réservées à la honte et à la mort, s’en échappa comme un choeur d’anges échappés à l’enfer. » À quoi M. Bossard répond : « Aucun enfant vivant ne sortit des demeures de Gilles : tout ce que l’on en retira fut un peu de cendre, qu’on disait être de la cendre des victimes brûlées, et aussi un petit vêtement d’enfant qui sentait si mauvais que les témoins de cette scène n’en pouvaient supporter l’odeur. » Je cite encore cette note de la page 214 : « Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle prétend qu’il (Gilles) massacra un nombre illimité de femmes et que sept d’entre elles furent, dit-on, légitimement épousées par lui : circonstance qui a donné évidemment lieu au conte de Perrault, a fait remarquer le Moniteur du soir du 10 février 1866 [22]. »

Ce sont là de belles autorités. Mais que dire des romans historiques ou soi-disant tels qu’on a écrits de nos jours sur Gilles de Rais ? En voici un dont le titre promet : Aimé Giron et Albert Tozza, La Bête de luxure (Paris, 1907). « Ce livre est de l’histoire découpée en roman », dit la préface. Bien entendu, il y est question du Suétone (p. 111).

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Gilles de Rais », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

Notes

[1Revue de l’université de Bruxelles, déc. 1904, X, p. 161-182. — Les documents du procès ecclésiastique et une partie de ceux du procès civil de Gilles de Rais ont été réunis par feu R. de Maulde et imprimés à ta suite de l’ouvrage de l’abbé E. Bossard, Gilles de Rais, maréchal de France dit Barbe-Bleue, Paris, Champion, 1886. L’ouvrage le plus récent sur le même sujet est celui d’E. A. Vizetelly, Bluebeard, an account of Comorre the cursed and Gilles de Rais, Londres, Chatto et Windus, 1902. P. Lacroix (le bibliophile Jacob) a publié, en 1858, une relation du procès de Gilles de Retz, dans la deuxième série de ses Curiosités de l’Histoire de France ; il dit avoir eu à sa disposition une copie de la procédure civile ; mais on peut prouver, et je prouverai dans un appendice, que Lacroix fut un mystificateur.

[2Mais non pas Suétone illustré de miniatures obscènes, manuscrit inexistant, créé par l’imagination de Paul Lacroix.

[3Nous avons les contre-lettres d’un des acquéreurs, le duc de Bretagne Jean V, datées du 22 janvier 1438. Cf. Bossard, op. laud., p. 77, 80 ; J. Hébert, Gilles de Rais, Brest, p. 45, 49.

[4« Le duc de Bretagne... ne valait pas mieux que la plupart de ses contemporains et il joua en cette affaire un rôle fort louche. Il mettait à profit la ruine de son vassal pour acquérir ses terres au rabais. » (Petit-Dutaillis, Charles VII, p. 184).

[5Gilles aurait pu facilement prendre la fuite. Un coupable l’eût fait ; il n’y songea pas.

[6Leurs dépositions (Bossard, p. IX) se bornent à dire qu’ils ont perdu des enfants et qu’ils soupçonnent ou disent qu’on soupçonne Gilles de Rais de les avoir enlevés. Tous ces témoignages sans valeur ne sont cités que pour donner le change sur les calomnies de certains serviteurs de Gilles, inspirées ou extorquées par l’évêque.

[7« Il résulte de l’enquête française que Perrine Martin fut arrêtée dès le début de la poursuite et qu’elle avoua alors avoir joué dans les crimes de Gilles le rôle le plus actif, le rôle de racoleuse d’enfants. Cependant elle ne fut pas poursuivie ; cela tient peut-être aux déclarations réitérées de Gilles de Rais qu’il était seul coupable et n’avait pas de complices. » (Bossard, p. XXXV.) L’objection est juste, la réponse inadmissible.

[8Cette observation a déjà été faite par M. Vizetelly.

[9Henriet prétendit, au procès civil (Bossard, p. 194), que Cilles faisait brûler les enfants après avoir consommé ses attentats ; mais Poitou déclara, au procès ecclésiastique (p. LXXXIII), qu’il y avait, au château de Champtocé, une accumulation de cadavres et de squelettes d’enfants. Toutefois, Gilles n’avait eu garde de les y laisser ; il les fit extraire d’une tour et transporter par eau à Machecoul pour y être brûlés (témoignages de Poitou et de Robin, répétés dans l’article 36 de l’acte d’accusation, p. XXVII). Même histoire dans la confession de Gilles (p. L). Ainsi, personne ne pouvait produire un débris humain et ceux qui disaient en avoir manipulé ne savaient pas de quelle époque ils dataient. Si Gilles avait voulu faire disparaître le charnier de Champtocé, pourquoi n’aurait-il pas jeté ces débris dans la Loire, au lieu de les convoyer, dans la barque qui le portait lui-même, jusqu’à Machecoul ? Tout cela ne résiste pas à l’examen.

[10Bossard, p. 215.

[11G. de Beaumont, Histoire de Charles VII, t. V, p. 123.

[12On m’a objecté que Gilles, admis à communier et absous par l’Église, pouvait, suivant la doctrine catholique, compter sur le salut éternel. Qu’aurait-il donc pu dire de plus, dans l’hypothèse où il n’eût commis aucun des crimes dont on le chargeait ? D’ailleurs, les adieux de Gilles à Prelati ressemblent étrangement aux paroles du Christ en croix au bon larron (Luc, XXIII, 43) : « Je te dis en vérité que tu seras aujourd’hui avec moi dans le Paradis. » Gilles se compare implicitement au Christ ; n’est-ce pas une éclatante affirmation de son innocence ?

[13« François Prelati fut condamné à la prison perpétuelle… Il réussit à s’évader et, sous le nom de François de Montcatin, gagna les bonnes grâces de René d’Anjou, qui recherchait la transmutation des métaux. L’italien l’amusa par d’enfantins tours de passe-passe et obtint en récompense la capitainerie de la Roche-sur-Yon ; mais il eut l’imprudence de s’emparer d’un trésorier de France et de le mettre à rançon. Le Grand Conseil évoqua l’affaire et François, condamné à mort pour ses anciens et récents méfaits, fut exécuté en 1446. » (Petit-Dutaillis, Charles VII, p. 185, d’après des documents connus de lui.)

[14Peut-être était-il un des complices de Malestroit.

[15M. Petit-Dutaillis a écrit très justement à ce sujet (Charles VII, 1902, p. 183) : « Nous ne voulons pas dire que Gilles de Rais soit le prototype de Barbe-Bleue. Le conte de Barbe-Bleue et de ses sept épouses parait être de source ancienne et populaire et n’a en soi aucune analogie avec l’histoire de Gilles de Rais, qui ne se maria qu’une fois et laissa sa femme vivre à l’écart ; mais il est certain qu’en Bretagne et en Vendée le peuple a amalgamé le conte de Barbe-Bleue et l’histoire du Sire de Rais. »

[16Le mémoire qu’on vient de lire n’est qu’un résumé du travail plus étendu dont j’ai fait lecture à l’Académie en 1904 et 1905. Le manuscrit du mémoire original est déposé à la bibliothèque du musée de Saint-Germain.

[17J’avais prié moi-même mon savant confrère de relire la procédure et d’exprimer son avis à la fin de ma communication.

[18Voir plus loin, La confession sans torture.

[19M. Petit-Dutaillis a traité en 1902 de Gilles de Rais dans l’Histoire de France dite de Lavisse (Charles VII, p. 183) ; mais il n’a jamais discuté les conclusions de mon mémoire. Je sais pourtant qu’il ne les a pas adoptées. En revanche, elles l’ont été sans réserve par le Dr Robin, qui a plusieurs fois affirmé sa conviction dans des articles de journaux. Je ne sache pourtant pas que la question ait été reprise avec détail et examinée dans un esprit scientifique. Huysmans, auteur d’un volume fantaisiste et satanique sur Gilles de Rais, consulté par un journaliste en 1905, se borna à déclarer que j’étais un « idiot ». En juillet 1909, l’Express de l’Ouest, paraissant à Nantes, commença, sous la signature G. Durville, la publication d’une série d’articles intitulés : « Gilles de Rais et M. Salomon Reinach ». Le second a pour sous-titre : « De l’indifférence de M. S. R. en matière de religion » ; suivant M. Durville, mon aversion pour Jean de Malestroit tient au fait que je n’aime pas les évêques. Et ainsi de suite. J’ai été en correspondance sur Gilles de Rais avec Andrew Lang. Le savant écossais croyait à l’histoire des miniatures obscènes de Suétone (voir plus bas, p. 298) ; quand je lui eus démontré que c’était une invention misérable, il m’avoua que sa conviction était ébranlée.

[20On peut répondre que Gilles avait été convaincu de pratiques magiques, de sorcellerie, et que personne ne se souciait de défendre un sorcier, eût-il été accusé injustement d’autres méfaits. Quant à la maréchale, si elle avait ajouté foi à la moindre part des accusations infâmes portées contre son mari, elle aurait affirmé formellement qu’elle en était restée ignorante, ou se serait ensevelie vivante dans un couvent.

[21Tacite connu en France à l’époque de Gilles de Rais !

[22Mais l’auteur de l’article « Barbe-Bleue » dans le Dictionnaire de Larousse ajoute aussitôt (p. 214) : « Des historiens compétents ont prétendu, toutefois, que Gilles de Retz s’en était tenu à Catherine de Thouars. »

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