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Richard von Krafft-Ebing

Les fétichistes du soulier et du pied

Psychopathia Sexualis : III. — Neuro-Psychopathologie générale

Date de mise en ligne : mardi 24 juin 2008

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Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

III
NEURO-PSYCHOPATHOLOGIE GÉNÉRALE

Fréquence et importance des symptômes pathologiques. — Tableau des névroses sexuelles. — Irritation du centre d’érection. — Son atrophie. — Arrêts dans le centre d’érection. — Faiblesse et irritabilité du centre. — Les névroses du centre d’éjaculation. — Névroses cérébrales. — Paradoxie ou instinct sexuel hors de la période normale. — Éveil de l’instinct sexuel dans l’enfance. — Renaissance de cet instinct dans la vieillesse. — Aberration sexuelle chez les vieillards expliquée par l’impuissance et la démence. — Anesthésie sexuelle ou manque d’instinct sexuel. — Anesthésie congénitale ; anesthésie acquise. — Hyperesthésie ou exagération morbide de l’instinct. — Causes et particularités de cette anomalie. — Paresthésie du sens sexuel ou perversion de l’instinct sexuel. — Le sadisme. — Essai d’explication du sadisme. — Assassinat par volupté sadique. — Anthropophagie. — Outrages aux cadavres. — Brutalités contre les femmes ; la manie de les faire saigner ou de les fouetter. — La manie de souiller les femmes. — Sadisme symbolique. — Autres actes de violence contre les femmes. — Sadisme sur des animaux. — Sadisme sur n’importe quel objet. — Les fouetteurs d’enfants. — Le sadisme de la femme. — La Penthésilée de Kleist. — Le masochisme. — Nature et symptômes du masochisme. — Désir d’être brutalisé ou humilié dans le but de satisfaire le sens sexuel. — La flagellation passive dans ses rapports avec le masochisme. — La fréquence du masochisme et ses divers modes. — Masochisme symbolique. — Masochisme d’imagination. — Jean-Jacques Rousseau. — Le masochisme chez les romanciers et dans les écrits scientifiques. — Masochisme déguisé. — Les fétichistes du soulier et du pied. — Masochisme déguisé ou actes malpropres commis dans le but de s’humilier et de se procurer une satisfaction sexuelle. — Masochisme chez la femme. — Essai d’explication du masochisme. — La servitude sexuelle. — Masochisme et sadisme. — Le fétichisme ; explication de son origine. — Cas où le fétiche est une partie du corps féminin. — Le fétichisme de la main. — Les difformités comme fétiches. — Le fétichisme des nattes de cheveux ; les coupeurs de nattes. — Le vêtement de la femme comme fétiche. — Amateurs ou voleurs de mouchoirs de femmes. — Les fétichistes du soulier. — Une étoffe comme fétiche. — Les fétichistes de la fourrure, de la soie et du velours. — L’inversion sexuelle. — Comment on contracte cette disposition. — La névrose comme cause de l’inversion sexuelle acquise. — Degrés de la dégénérescence acquise. — Simple inversion du sens sexuel. — Éviration et défémination. — La folie des Scythes. — Les Mujerados. — Les transitions à la métamorphose sexuelle. — Métamorphose sexuelle paranoïque. — L’inversion sexuelle congénitale. — Diverses formes de cette maladie. — Symptômes généraux. — Essai d’explication de cette maladie. — L’hermaphrodisme psychique. — Homosexuels ou uranistes. —Effémination ou viraginité. — Androgynie et gynandrie. — Autres phénomènes de perversion sexuelle chez les individus atteints d’inversion sexuelle. — Diagnostic, pronostic et thérapeutique de l’inversion sexuelle.

B. — FÉTICHISME DU PIED ET DES CHAUSSURES. MASOCHISME LARVÉ

Au groupe des masochistes se rattache celui des fétichistes du pied et des chaussures, dont on compte des exemples nombreux. Ce groupe forme une transition avec les phénomènes d’une autre perversion distincte, le fétichisme, mais il est plus près du masochisme que du fétichisme, voilà pourquoi nous l’avons fait rentrer dans celui-là.

Par fétichistes j’entends des individus dont l’intérêt sexuel se concentre exclusivement sur une partie déterminée du corps de la femme ou sur certaines parties du vêtement féminin.

Une des formes les plus fréquentes du fétichisme consiste dans ce fait que le pied ou le soulier de la femme sont le fétiche qui devient l’unique objet des sentiments et des penchants sexuels.

Or il est fort probable, et cela ressort déjà de la classification logique des cas observés, que la plupart des cas de fétichisme des chaussures, peut-être tous, ont pour base un instinct d’humiliation masochiste plus ou moins conscient.

Déjà, dans le cas de Hammond (observation 52), le plaisir d’un masochiste consiste à se faire piétiner sur le corps. Les individus des observations 44 et 48 se laissent aussi fouler aux pieds ; celui de l’observation 58, equus eroticus, est en extase devant le pied de la femme, et ainsi de suite. Dans la plupart des cas de masochisme, être foulé aux pieds est la principale forme expressive de la condition de servitude [1].

Parmi les nombreux cas précis de fétichisme des souliers, le cas suivant, rapporté par le docteur A. Moll, de Berlin, est particulièrement apte à montrer la connexité qui existe entre le masochisme et le fétichisme des souliers.

Ce cas offre beaucoup d’analogies avec celui que nous présente Hammond, mais il est relaté avec plus de détails et d’ailleurs très minutieusement observé.

Observation 59. — O. L…, trente et un ans, comptable dans une ville wurtembergeoise, issu d’une famille tarée.

Le malade est un homme de grande taille, fort, avec l’aspect d’une santé florissante. En général il est d’un tempérament calme ; mais, dans certaines circonstances, il peut devenir très violent. Il dit lui-même qu’il est querelleur et chicaneur. L… est d’un bon caractère, généreux ; pour la moindre raison il se sent porté à pleurer. À l’école, il passait pour un élève de talent, avec un don d’assimilation facile. Le malade souffre de temps en temps de congestions à la tête, mais pour le reste il se porte bien, si ce n’est qu’il se sent déprimé et souvent mélancolique, par suite de sa perversion sexuelle, dont on lira plus loin la description.

On n’a pu constater que fort peu de chose sur ses antécédents héréditaires.

Le malade donne sur le développement de sa vie sexuelle les renseignements suivants.

Dès sa première jeunesse, quand il n’avait que huit ou neuf ans, il souhaitait être chien et lécher les bottes de son maître d’école. Il croit qu’il est possible que cette idée lui ait été suggérée par le fait qu’il a vu un jour comment un chien léchait les bottes de quelqu’un ; mais il ne peut l’affirmer formellement. En tout cas, ce qui lui paraît certain, c’est que les premières idées sur ce sujet lui sont venues pendant qu’il était à l’état de veille et non en rêve.

À partir de l’âge de dix ans et jusqu’à quatorze ans, L… cherchait toujours à toucher les bottines de ses camarades et même celles des petites filles ; mais il ne choisissait que des camarades dont les parents étaient riches ou nobles. Un de ses condisciples, fils d’un riche propriétaire, avait des bottes d’écuyer ; L…, en l’absence de son camarade, prenait souvent ces bottes dans ses mains, se frappait avec sur le corps ou les pressait sur sa figure. L… fit de même avec les bottes élégantes d’un officier de dragons.

Après la puberté, le désir se porta exclusivement sur les chaussures de femmes. Entre autres, pendant la saison de patinage, le malade cherchait par tous les moyens l’occasion d’aider aux femmes et aux filles à attacher ou à ôter leurs patins ; mais il ne choisissait que des femmes ou des filles riches et distinguées. Quand il passait dans la rue ou ailleurs, il ne faisait que guetter les bottines élégantes. Sa passion pour les chaussures allait si loin qu’il prenait le sable ou la crotte qu’elles avaient foulé et le mettait dans son porte-monnaie et quelquefois dans sa bouche. N’ayant encore que quatorze ans, L… allait au lupanar et fréquentait un café-concert uniquement pour s’exciter par la vue de bottes élégantes ; les souliers avaient moins de prise sur lui ; sur ses livres d’école et sur les murs des cabinets il dessinait toujours des bottes. Au théâtre, il ne regardait que les souliers des dames. L… suivait dans les rues et même sur des bateaux à vapeur, pendant des heures entières, les dames qui portaient des bottines élégantes ; il songeait en même temps avec enchantement comment il pourrait arriver à toucher ces bottines. Cette prédilection particulière pour les bottines s’est conservée chez lui jusqu’à maintenant. L’idée de se laisser piétiner par des dames bottées ou de pouvoir baiser ces bottines procure à L… la plus grande volupté. Il s’arrête devant les magasins de chaussures, rien que pour contempler les bottines. C’est surtout la forme élégante de la bottine qui l’excite.

Le patient aime surtout les bottines boutonnées très haut ou lacées très haut, avec des talons très hauts ; mais les bottines moins élégantes, même avec des talons bas, excitent le malade si la femme est très riche, de haute position, et surtout si elle est fière.

À l’âge de vingt ans, L… tenta le coït, mais ne put y réussir, « malgré les plus grands efforts », comme il le dit. Pendant sa tentative de coït, le malade ne songeait pas aux souliers, mais il avait essayé de s’exciter préalablement par la vue de chaussures ; il prétend que sa trop grande excitation fut cause de son échec. Il a tenté jusqu’ici le coït quatre ou cinq fois, mais toujours en vain ; dans une de ces tentatives, le malade, qui est déjà très à plaindre, a eu le malheur de contracter une lues. Je lui demandai comment il comprenait la suprême volupté ; il me déclara : « Ma plus grande volupté, c’est de me coucher nu sur le parquet et de me laisser ensuite piétiner par des filles chaussées de bottines élégantes ; bien entendu, cela n’est possible qu’au lupanar. » D’ailleurs, le malade prétend que, dans bien des « lupanars », on connaît bien ce genre de perversion sexuelle des hommes. La preuve que cette perversion n’est pas très rare, c’est que les puellæ appellent les hommes de ce genre les « clients aux bottes ». Le malade a rarement exécuté l’acte tel qu’il serait pour lui le plus beau et le plus agréable. Il n’a jamais eu d’idées qui l’aient poussé au coït, du moins pas dans le sens d’une immissio penis in vaginam ; il n’y pourrait trouver aucun plaisir. De plus, il a, avec le temps, pris peur du coït, ce qui s’explique suffisamment par l’échec de ses tentatives ; il dit lui-même que le fait de ne pouvoir achever le coït l’a toujours gêné. Le malade n’a jamais pratiqué l’onanisme proprement dit. Sauf les quelques cas où il a satisfait son penchant sexuel par l’onanisme avec des bottines ou par des pratiques analogues, il ne connaît pas ce genre de satisfaction, car, dans son excitation provoquée par les bottines, il s’en tient aux érections, et c’est tout au plus si, parfois, il a un écoulement lent et faible d’un liquide qu’il croit être du sperme.

L’aspect d’un soulier seul et d’un soulier qui n’est porté par personne excite aussi le malade, mais pas dans la même mesure que le soulier porté par une femme. Des souliers tout neufs et qui n’ont pas encore été portés l’excitent beaucoup moins que les souliers qui ont été déjà portés, mais qui ne sont pas usés et ont encore l’aspect neuf. C’est ce genre de souliers qui excite le plus le malade.

Le malade est aussi excité par les bottines de dames quand elles ne sont pas portées. Dans ce cas, L… se représente la dame pour compléter l’image ; il presse la bottine contre ses lèvres et son pénis. L… « mourrait de plaisir » si une femme, honnête et fière, piétinait sur lui avec ses souliers.

Abstraction faite des qualités citées plus haut, telles que fierté, richesse, distinction qui, jointes à l’élégance de la bottine, offrent un charme particulier, le malade n’est pas insensible non plus aux qualités physiques du sexe féminin. Il a de l’enthousiasme pour les belles femmes, même sans penser aux bottines ; mais cette affection ne vise aucune satisfaction sexuelle. Même dans leurs relations avec l’idée des bottines, les charmes physiques jouent un rôle ; une femme laide et vieille ne saurait l’exciter, eût-elle les bottines les plus élégantes ; les autres parties de la toilette et d’autres conditions encore jouent un rôle important, ce qui ressort déjà du fait que ce sont les bottines élégantes, portées par des femmes de distinction, qui produisent un effet particulièrement émotionnel sur lui. Une servante grossière, dans sa tenue de travail, ne l’exciterait pas, quand même elle serait chaussée des bottines les plus élégantes.

À l’heure qu’il est, ni les souliers, ni les bottines d’hommes ne produisent plus aucun charme sur le malade ; il ne se sent pas non plus attiré sexuellement vers les hommes.

Par contre, d’autres circonstances provoquent très facilement une érection chez lui. Si un enfant s’assied sur ses genoux, s’il pose la main pendant quelque temps sur un chien ou sur un cheval, s’il est en chemin de fer ou s’il se promène à cheval, il se produit chez lui des érections qu’il attribue, dans ces derniers cas, aux mouvements du corps.

Chaque matin, il a des érections, et il est capable d’en provoquer en très peu de temps rien qu’en pensant qu’il touche des bottes comme il les désire. Autrefois, il avait souvent des pollutions nocturnes, environ toutes les trois ou quatre semaines, tandis que maintenant elles sont plus rares et n’ont lieu que tous les trois ou quatre mois.

Dans ses rêves érotiques, le malade est toujours excité sexuellement par la même pensée qui l’excite à l’état de veille. Depuis quelque temps, il croit sentir un écoulement de sperme au moment de ses érections ; mais il n’en conclut ainsi que parce qu’il sent quelque chose de mouillé au bout de son pénis.

Toute lecture qui touche de près à la sphère sexuelle du malade l’excite d’une manière générale ; ainsi, en lisant La Vénus à la fourrure, de Sacher-Masoch, il est si excité que « le sperme ne fait que filer ».

D’ailleurs, cette sorte d’écoulement constitue pour L… une satisfaction complète de son instinct sexuel.

Je le questionnai pour savoir si les coups qu’il recevrait d’une femme l’exciteraient ; il crut devoir répondre par l’affirmative. Il est vrai qu’il n’a jamais fait une expérience dans ce sens ; mais quand une femme lui donnait, par plaisanterie, quelques coups, cela lui produisait toujours une impression très agréable.

Le malade éprouverait surtout un grand plaisir si une femme, même déchaussée, lui donnait des coups de pied. Mais il ne croit pas que les coups par eux-mêmes produiraient l’excitation : c’est plutôt l’idée d’être maltraité par la femme, ce qui peut se faire aussi bien par des injures que par des voies de fait. Du reste les coups et les injures n’auraient d’effet que s’ils venaient d’une femme orgueilleuse et distinguée.

En général, c’est le sentiment de l’humiliation et du dévouement de caniche qui lui procure de la volupté. « Si, dit-il, une dame m’ordonnait de l’attendre même par le froid le plus rigoureux, j’éprouverais, malgré la rigueur de la saison, une grande volupté. »

Je lui demandai si, en voyant la bottine, il était saisi d’un sentiment d’humiliation, il me répondit : Je crois que cette passion générale de l’humiliation s’est concentrée spécialement sur les bottines de dames, parce qu’on dit, sous forme symbolique, qu’une personne « n’est pas digne de délier les cordons des souliers d’une autre », et qu’un subordonné doit être à genoux.

Les bas de la femme exercent aussi un effet excitant sur le malade, mais à un degré moindre, et peut-être uniquement parce qu’ils évoquent l’idée de la bottine. La passion pour les bottines de dames a augmenté de plus en plus, et ce n’est que dans ces dernières années qu’il a cru s’apercevoir d’une diminution de cette passion. Il ne va plus que rarement chez les filles publiques ; en outre, il est capable de se retenir. Pourtant cette passion le domine encore entièrement, et lui gâte tout autre plaisir. Une belle bottine de dame détournerait ses regards du plus beau des paysages. Actuellement il va souvent, pendant la nuit, dans les couloirs d’un hôtel, prend des bottines de dames élégantes qu’il baise, qu’il presse contre sa figure, mais surtout contre son pénis.

Le malade, qui a une belle situation matérielle, a fait, il y a quelque temps, un voyage en Italie dans l’unique but de devenir, sans se faire connaître, le valet d’une femme riche et de haute position. Ce projet n’a pas réussi.

Il est venu à la consultation et n’a pas suivi de traitement médical jusqu’ici.

Le récit de cette maladie que nous venons de reproduire, s’étend jusqu’à une période récente, pendant laquelle L… m’a donné par correspondance des renseignements sur son état de santé.

L’histoire qu’on vient de lire, se passe de longs commentaires. Elle me paraît une des images les plus exactes de la maladie ; elle est de nature à éclaircir l’affinité supposée par Krafft-Ebing entre le fétichisme des chaussures et le masochisme [2].

Le principal plaisir pour le malade c’est, comme il l’a déclaré toujours et sans que par des questions on lui ait suggéré sa réponse, la soumission à la femme qui doit être placée bien au-dessus de lui et par sa fierté et par sa grande position sociale.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

Notes

[1Le désir de se laisser piétiner sur le corps se retrouve aussi chez les fanatiques religieux. Comparez Turgenjew : Contes étranges.

[2Le docteur Moll (op. cit., p. 130) fait cependant remarquer, contre cette manière de voir, dans le fétichisme du pied et des chaussures un phénomène de masochisme parfois latent et inexplicable : que le fétichiste préfère souvent des bottines à hauts talons, des chaussures d’une forme particulière, tantôt celles à boutons, tantôt les vernies. Contre cette objection il faut remarquer d’abord que les hauts talons caractérisent la bottine de la femme et qu’ensuite le fétichiste, abstraction faite du caractère sexuel de son penchant, a l’habitude d’exiger de son fétiche certaines particularités de nature esthétique. Comparez plus loin, Observation 90.

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