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Richard von Krafft-Ebing

Les transitions à la métamorphose sexuelle

Psychopathia Sexualis : III. — Neuro-Psychopathologie générale

Date de mise en ligne : lundi 29 septembre 2008

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Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

Fréquence et importance des symptômes pathologiques. — Tableau des névroses sexuelles. — Irritation du centre d’érection. — Son atrophie. — Arrêts dans le centre d’érection. — Faiblesse et irritabilité du centre. — Les névroses du centre d’éjaculation. — Névroses cérébrales. — Paradoxie ou instinct sexuel hors de la période normale. — Éveil de l’instinct sexuel dans l’enfance. — Renaissance de cet instinct dans la vieillesse. — Aberration sexuelle chez les vieillards expliquée par l’impuissance et la démence. — Anesthésie sexuelle ou manque d’instinct sexuel. — Anesthésie congénitale ; anesthésie acquise. — Hyperesthésie ou exagération morbide de l’instinct. — Causes et particularités de cette anomalie. — Paresthésie du sens sexuel ou perversion de l’instinct sexuel. — Le sadisme. — Essai d’explication du sadisme. — Assassinat par volupté sadique. — Anthropophagie. — Outrages aux cadavres. — Brutalités contre les femmes ; la manie de les faire saigner ou de les fouetter. — La manie de souiller les femmes. — Sadisme symbolique. — Autres actes de violence contre les femmes. — Sadisme sur des animaux. — Sadisme sur n’importe quel objet. — Les fouetteurs d’enfants. — Le sadisme de la femme. — La Penthésilée de Kleist. — Le masochisme. — Nature et symptômes du masochisme. — Désir d’être brutalisé ou humilié dans le but de satisfaire le sens sexuel. — La flagellation passive dans ses rapports avec le masochisme. — La fréquence du masochisme et ses divers modes. — Masochisme symbolique. — Masochisme d’imagination. — Jean-Jacques Rousseau. — Le masochisme chez les romanciers et dans les écrits scientifiques. — Masochisme déguisé. — Les fétichistes du soulier et du pied. — Masochisme déguisé ou actes malpropres commis dans le but de s’humilier et de se procurer une satisfaction sexuelle. — Masochisme chez la femme. — Essai d’explication du masochisme. — La servitude sexuelle. — Masochisme et sadisme. — Le fétichisme ; explication de son origine. — Cas où le fétiche est une partie du corps féminin. — Le fétichisme de la main. — Les difformités comme fétiches. — Le fétichisme des nattes de cheveux ; les coupeurs de nattes. — Le vêtement de la femme comme fétiche. — Amateurs ou voleurs de mouchoirs de femmes. — Les fétichistes du soulier. — Une étoffe comme fétiche. — Les fétichistes de la fourrure, de la soie et du velours. — L’inversion sexuelle. — Comment on contracte cette disposition. — La névrose comme cause de l’inversion sexuelle acquise. — Degrés de la dégénérescence acquise. — Simple inversion du sens sexuel. — Éviration et défémination. — La folie des Scythes. — Les Mujerados. — Les transitions à la métamorphose sexuelle. — Métamorphose sexuelle paranoïque. — L’inversion sexuelle congénitale. — Diverses formes de cette maladie. — Symptômes généraux. — Essai d’explication de cette maladie. — L’hermaphrodisme psychique. — Homosexuels ou uranistes. —Effémination ou viraginité. — Androgynie et gynandrie. — Autres phénomènes de perversion sexuelle chez les individus atteints d’inversion sexuelle. — Diagnostic, pronostic et thérapeutique de l’inversion sexuelle.

Troisième degré. Transition vers la metamorphosis sexualis paranoïca.

On arrive à un second degré de développement dans les cas où les sensations physiques se transforment aussi dans le sens d’une transmutatio sexus.

L’observation suivante est, à ce sujet, un cas véritablement unique.

Observation 99. — Autobiographie. — Né en Hongrie, en 1884, je fus, pendant de longues années, l’unique enfant de mes parents, mes sœurs et frères étant morts de faiblesse ; ce n’est que tardivement qu’un frère vint au monde, frère qui vécut.

Je descends d’une famille dans laquelle les maladies psychiques et nerveuses étaient très fréquentes. Étant petit enfant, j’étais, comme on me l’assure, très joli, avec des cheveux blonds bouclés et une peau transparente ; j’étais très docile, tranquille, modeste ; on pouvait me mettre dans n’importe quelle société de dames sans que je gêne.

Doué d’une imagination très vive, — mon ennemie de toute ma vie, — mes talents se sont très rapidement développés. À l’âge de quatre ans, je savais lire et écrire ; mes souvenirs remontent jusqu’à l’âge de trois ans. Je jouais avec tout ce qui me tombait entre les mains, soldats de plomb, cailloux et rubans pris dans en magasin d’articles d’enfants. Seul un appareil pour couper du bois, dont on m’avait fait cadeau, ne me plaisait pas. Je n’en voulais pas. J’aimais, par dessus tout, rester à la maison près de ma mère qui était tout pour moi. J’avais deux ou trois amis avec lesquels j’étais assez bien, mais j’aimais autant rester avec les sœurs de ces amis qui me traitaient toujours en fille, ce qui ne me gênait nullement.

J’étais en très bonne voie pour devenir tout à fait une fille, car je me rappelle encore très bien que souvent on me disait : « Cela ne convient pas à un garçon ». Sur ce, je m’efforçais de faire le garçon, j’imitais tous mes camarades et je cherchais même à les surpasser en impétuosité, ce qui me réussissait ; il n’y avait pour moi ni arbre, ni bâtiment assez haut pour ne pas grimper dessus. J’aimais beaucoup à jouer avec des soldats en plomb, j’évitais les filles, puisque je ne devais pas jouer avec leurs joujous et parce que, au fond, j’étais froissé de ce qu’elles me traitaient comme leur semblable.

Dans la compagnie des gens adultes je restais toujours modeste et j’étais bien vu. Souvent j’étais dans la nuit tourmenté par des rêves fantastiques de bêtes féroces, rêves qui me chassèrent une fois de mon lit sans que je me réveille. On m’habillait toujours simplement, mais très coquettement, et ainsi j’ai pris goût à être bien mis. Ce qui me paraît curieux, c’est que, même avant d’entrer à l’école, j’avais un penchant pour les gants de femme, et en secret j’en mettais toutes les fois que l’occasion se présentait. Aussi je protestai vivement un jour, parce que ma mère avait fait cadeau de ses gants à quelqu’un ; je lui dis : « J’aurais préféré les garder pour moi-même. » On me railla beaucoup, et à partir de ce moment je me gardai bien soigneusement de faire voir ma prédilection pour les gants de femme.

Et pourtant ils faisaient ma joie. J’avais surtout un grand plaisir en voyant des toilettes de mascarade, c’est-à-dire des masques féminins ; quand j’en voyais, j’enviais la porteuse de ce déguisement ; je fus ravi de voir un jour deux messieurs superbement déguisés en dames blanches avec de très beaux masques de femmes ; et pourtant, pour rien au monde, je ne me serais montré déguisé en fille, tant était grande ma crainte d’être tourné en ridicule. À l’école, je faisais preuve de la plus grande application, j’étais toujours au premier rang ; mes parents m’ont, dès mon enfance, appris que le devoir passe avant tout, et ils m’en ont donné l’exemple ; du reste aller en classe m’était un plaisir, car les instituteurs étaient doux et les plus grands élèves ne tourmentaient pas les petits. Un jour nous quittâmes ma première patrie, car mon père, à cause de ses occupations, fut obligé de se séparer pour un an de sa famille ; nous allâmes nous fixer en Allemagne. Dans ce pays régnait une morgue brutale chez les instituteurs et aussi chez les élèves ; je fus de nouveau raillé à cause de mes manières de petite fille.

Mes condisciples allèrent jusqu’à donner mon nom à une fille dont les traits ressemblaient aux miens et me donner le sien en échange, de sorte que je pris en haine cette fille pour laquelle j’ai eu de l’amitié plus tard, quand elle fut mariée. Ma mère continuait à m’habiller coquettement, et cela me déplaisait à cause des railleries que m’attirait ma mise. Je fus content le jour où je pus enfin mettre de vrais pantalons et des vestons, comme les hommes. Mais ce changement de mise amena de nouvelles peines. Les vêtements me gênaient aux parties génitales, surtout si le drap était un peu grossier, et l’attouchement du tailleur, lorsqu’il me prenait la mesure, m’était insupportable, à cause du chatouillement qui me faisait frissonner, surtout quand il touchait à mes parties génitales.

Or, je devais faire de la gymnastique et je ne pouvais pas exécuter tous les exercices, ou je faisais mal les exercices que les filles ne peuvent non plus exécuter avec facilité. Quand il fallait se baigner, j’étais gêné par la pudeur au moment de me déshabiller ; cependant j’aimais à prendre un bain ; jusqu’à l’âge de douze ans j’eus une grande faiblesse des reins. Je n’appris à nager que tard, mais ensuite j’arrivai à devenir un bon nageur, de sorte que je pouvais faire des tours de force. À l’âge de treize ans, j’avais des poils, j’avais environ six pieds de taille, mais ma figure resta féminine jusqu’à l’âge de dix-huit ans, lorsque la barbe commença à me pousser fortement ; je fus enfin assuré de ne plus ressembler à une femme. Une hernie inguinale, contractée à l’âge de douze ans et guérie à l’âge de vingt ans, me gênait beaucoup, surtout quand je faisais de la gymnastique.

À partir de l’âge de douze ans, lorsque je restais longtemps assis et surtout lorsque je travaillais la nuit, il me venait une démangeaison, une brûlure, un tressaillement allant du pénis jusqu’au delà du sacrum, ce qui rendait difficile la station assise ou debout, chose qui s’accentuait quand j’avais chaud ou froid. Mais j’étais loin de me douter que cela pouvait avoir quelque rapport avec mes parties génitales. Comme aucun de mes amis n’en souffrait, cela me parut tout à fait étrange, et il me fallut toute ma patience pour supporter ce malaise, d’autant plus que les intestins me faisaient souvent souffrir.

J’étais encore tout à fait ignorant in sexualibus ; mais à l’âge de douze à treize ans j’eus le sentiment bien prononcé que je préférais être femme. C’est leur corps qui me plaisait le plus, leur attitude tranquille, leur décence ; leurs vêtements surtout me convenaient. Mais je me gardais bien d’en laisser transpirer un mot. Je sais toutefois pertinemment qu’à cette époque, je n’aurais pas craint le couteau du châtreur pour atteindre mon but. S’il m’eût fallu dire pourquoi j’aurais préféré être habillé en femme, je n’aurais pu dire autre chose que c’était une force impulsive qui m’attirait ; peut-être en étais-je venu, à cause de la douceur peu fréquente de ma peau, à me figurer que j’étais une fille. Ma peau était surtout très sensible à la figure et aux mains.

J’étais très bien vu chez les filles ; bien que j’eusse préféré être toujours avec elles, je les raillais quand je pouvais ; j’ai dû exagérer pour ne pas paraître efféminé moi-même ; mais au fond de mon cœur, j’enviais leur sort. Mon envie était grande surtout quand une amie portait une robe longue, et allait gantée et voilée. À l’âge de quinze ans, je fis un voyage ; une jeune dame chez laquelle j’étais logé me proposa de me déguiser en femme et de sortir avec elle ; comme elle n’était pas seule, je n’acceptai pas sa proposition, bien que j’en eusse grande envie.

Voilà combien peu de cas on faisait de moi. Dans ce voyage je vis avec plaisir que les garçons d’une ville portaient des blouses à manches courtes qui laissaient voir leurs bras nus. Une dame bien attiffée me semblait une déesse ; si de sa main gantée elle me touchait, j’étais heureux et jaloux à la fois, tant j’aurais aimé être à sa place, revêtu de sa belle toilette. Pourtant je faisais mes études avec beaucoup d’application : en neuf ans, je faisais mes classes d’école royale et de Lycée, je passai un bon examen de baccalauréat. Je me rappelle, à l’âge de quinze ans, avoir exprimé pour la première fois à un ami le désir d’être fille ; comme il me demandait pour quelle raison j’avais ce désir, je ne sus lui répondre. À l’âge de dix-sept ans, je tombai dans une société de gens dissolus ; je buvais de la bière, je fumais, j’essayais de plaisanter avec des filles de brasserie ; celles-ci aimaient à causer avec moi, mais elles me traitaient comme si j’avais porté aussi des jupons. Je ne pouvais pas fréquenter le cours de danse ; aussitôt entré dans la salle, j’avais une impulsion qui m’en faisait partir. Ah ! si j’avais pu y aller déguisé, c’eût été autre chose ! J’aimais tendrement mes amis, mais j’en haïssais un qui m’avait poussé à l’onanisme. Jour de malheur, qui m’a porté préjudice toute ma vie ! Je pratiquais l’onanisme assez fréquemment ; et pendant cet acte, je me figurais être un homme dédoublé ; je ne puis pas vous décrire le sentiment que j’éprouvais, je crois qu’il était viril, mais mélangé de sensations féminines.

Je ne pouvais m’approcher d’une fille ; je craignais les filles et pourtant elles ne m’étaient point étrangères ; mais elles m’en imposaient plus que les hommes ; je les enviais ; j’aurais renoncé à toutes les joies, si, après la classe, j’avais pu, rentré chez moi, être fille, et surtout si j’avais pu sortir comme telle ; la crinoline, des gants serrés : tel était mon idéal.

Chaque fois que je voyais une toilette de dame, je me figurais comment je serais si j’en étais revêtu ; je n’avais pas de désirs pour les hommes.

Je me rappelle, il est vrai, d’avoir été attaché avec assez de tendresse à un très bel ami, à figure de fille, avec des boucles noires, mais je crois n’avoir eu que le désir de nous voir filles tous les deux.

Étant étudiant à l’Université, je parvins une fois à faire le coït ; hoc modo sensi, me libentius sub puella concubuisse et penem meum cum cunno mutatum maluisse. La fille, à son grand étonnement, dut me traiter en fille, ce qu’elle fit volontiers ; elle me traita comme si j’avais eu à remplir son rôle. Elle était encore assez naïve et ne me ridiculisa pas pour cela.

Étant étudiant, j’étais par moments sauvage, mais je sentais bien que j’avais pris cet air sauvage pour masquer et déguiser mon vrai caractère ; je buvais, je me battais, mais je ne pouvais toujours pas fréquenter la leçon de danse, craignant de me trahir. Mes amitiés étaient intimes, mais sans arrière-pensées ; ce qui me causait la plus grande joie, c’était quand un ami se déguisait en femme, ou quand je pouvais, dans un bal, examiner les toilettes des dames ; je m’y connaissais très bien, et je commençais à me sentir de plus en plus femme.

À cause de cette situation malheureuse, je fis deux tentatives de suicide ; je suis resté une fois sans raison pendant quinze jours sans sommeil ; j’avais alors beaucoup d’hallucinations visuelles et auditives à la fois ; je parlais avec les morts et les vivants, ce qui m’arrive encore aujourd’hui.

J’avais une amie qui connaissait mes préférences ; elle mettait souvent mes gants, mais elle aussi me considérait comme si j’étais une fille. Ainsi j’arrivais à mieux comprendre les femmes qu’aucun autre homme ; mais du moment que les femmes s’en apercevaient, elles me traitaient aussitôt more feminarum, comme si elles n’avaient rencontré en moi qu’une nouvelle amie. Je ne pouvais plus supporter du tout qu’on tînt des propos pornographiques devant moi, et, quand je le faisais moi-même, ce n’était que par fanfaronnade. Je surmontai bientôt le dégoût que j’avais, au début de mes études médicales, pour le sang et les mauvaises odeurs, mais il y avait des choses que je ne pouvais regarder sans horreur. Ce qui me manquait, c’est que je ne pouvais voir clair dans mon âme ; je savais que j’avais des penchants féminins, et je croyais pourtant être un homme. Mais je doute qu’en dehors de mes tentatives de coït, qui ne m’ont jamais fait plaisir (ce que j’attribue à l’onanisme), j’aie jamais admiré une femme sans avoir senti le désir d’être femme moi-même ou sans me demander si je voudrais l’être, si je voudrais paraître dans sa toilette. J’ai toujours eu —aujourd’hui encore — un sentiment de frayeur à surmonter pour l’art d’accoucher, qu’il m’était très difficile d’apprendre — (j’avais honte pour ces filles étalées, et je les plaignais). Ce qui plus est, il me semblait quelquefois sentir avec la malade les tractions. Je fus dans plusieurs endroits employé avec succès comme médecin ; j’ai pris part à une campagne comme médecin volontaire. Il m’était difficile de faire des courses à cheval ; l’art équestre m’était déjà pénible lorsque j’étais encore étudiant, car les parties génitales me transmettaient des sensations féminines (monter à cheval à la mode des femmes m’eût été peut-être plus facile).

Je croyais toujours être un homme aux sentiments obscurs ; quand je me trouvais avec des femmes, j’étais toujours traité comme une femme déguisée en militaire. Quand, pour la première fois, j’endossai mon uniforme, j’aurais préféré m’affubler d’un costume de femme et d’un voile. Je me sentais troublé toutes les fois qu’on regardait ma taille imposante et ma tenue militaire. Dans la clientèle privée, j’eus beaucoup de succès, dans les trois branches principales de la science médicale ; je pris ensuite part à une seconde campagne. Là mon naturel me servit beaucoup, car je crois que, depuis le premier âne qui ait vu le jour, aucun animal gris n’eut autant d’épreuves de patience à traverser que moi. Les décorations ne manquèrent point ; mais elles me laissaient absolument froid.

Ainsi je gagnais ma vie aussi bien que je pouvais ; mais je n’étais jamais content de moi ; j’étais pris souvent entre la sentimentalité et la sauvagerie, mais cette dernière n’était que pure affectation.

Je me trouvai dans une situation bien étrange, quand je fus fiancé. J’aurais préféré ne pas me marier du tout, mais des affaires de famille et les intérêts de ma profession médicale m’y forcèrent. J’épousai une femme aimable et énergique, sortie d’une famille où, de tout temps, les femmes avaient porté la culotte. J’étais amoureux d’elle, autant qu’un homme comme moi pouvait l’être, car ce que j’aime, je l’aime de tout mon cœur et je me livre entièrement, bien que je ne paraisse pas aussi pétulant qu’un homme complet ; j’aimais ma fiancée avec toute l’ardeur féminine, presque comme on aime son fiancé. Seulement je ne m’avouai pas ce caractère de mes sentiments, car je croyais toujours être un homme, très déprimé il est vrai, mais qui, par le mariage, finirait par se remettre et par se retrouver. Dès la nuit nuptiale je sentis que je ne fonctionnais que comme une femme douée d’une conformation masculine ; sub femina locum meum esse mihi visum est. Nous vécûmes ensemble contents et heureux et restâmes pendant quelques années sans enfants. Après une grossesse pleine de malaises, pendant laquelle j’étais dans un pays ennemi, en face de la mort, ma femme, dans un accouchement difficile, mit au monde un petit garçon qui, jusqu’à aujourd’hui, a gardé un naturel mélancolique et qui est toujours d’humeur triste ; il en vint un second qui est très calme, un troisième très espiègle, un quatrième, un cinquième ; mais tous ont déjà des dispositions à la neurasthénie. Comme je ne pouvais jamais rester en place, je fréquentais beaucoup les compagnies gaies, mais je travaillais toujours de toutes mes forces ; j’étudiais, je faisais des opérations chirurgicales, des expériences sur les remèdes et les méthodes de traitement, j’expérimentais aussi sur mon propre corps. Je laissai à ma femme le gouvernement du ménage, car elle s’entendait très bien à diriger la maison. J’accomplissais mes devoirs conjugaux aussi bien que je le pouvais, mais sans en éprouver aucune satisfaction. Dès le premier coït et même aujourd’hui, la position de l’homme pendant l’acte me répugne, et il m’a été difficile de m’y conformer. J’aurais de beaucoup préféré l’autre rôle. Quand je devais accoucher ma femme, cela me fendait toujours le cœur, car je savais trop bien comprendre ses douleurs. Nous vécûmes longtemps ensemble jusqu’à ce qu’un grave accès de goutte me força à aller dans plusieurs stations thermales et me rendit neurasthénique. En même temps je devins tellement anémique, que j’étais obligé, tous les deux mois, de prendre du fer pendant quelque temps, autrement j’aurais été chlorotique ou hystérique ou tous les deux à la fois. La sténocardie me tourmentait souvent ; alors j’avais des crampes semi-latérales au menton, au nez, au cou, à la gorge, de l’hémicranie, des crampes du diaphragme et des muscles de la poitrine ; pendant trois ans environ, je sentis ma prostate comme grossie, avec sensation d’expulsion, comme si j’avais dû accoucher de quelque chose, des douleurs dans les reins, des douleurs permanentes au sacrum, etc. ; mais je me défendais avec la rage du désespoir contre ces malaises féminins ou qui me paraissaient féminins, lorsque, il y a trois ans, un accès d’arthritis m’a complètement brisé.

Avant que ce terrible accès de goutte eût lieu, j’avais, dans mon désespoir et pour la combattre, pris des bains chauds autant que possible à la température du corps. Il arriva alors un jour que je me sentis tout à coup changé et près de la mort ; je sautai hors du bassin d’un dernier effort, mais je m’étais senti femme avec des désirs de femme. Ensuite quand l’extrait de cannabis indica fut mis en usage et fut même vanté, j’en pris, contre un accès de goutte et aussi contre mon indifférence pour la vie, une dose peut-être trois ou quatre fois plus forte que celle d’usage ; j’eus alors un empoisonnement par le haschisch qui m’a presque coûté la vie. Il se produisit des accès de rire, un sentiment de forces physiques et de vitesse extraordinaires, une sensation étrange dans le cerveau et les yeux : des milliers d’étincelles, un tremblement ; je sentais mon cerveau à travers la peau ; je pouvais encore arriver à parler ; tout d’un coup je me vis femme du bout des pieds jusqu’à la poitrine ; je sentis, comme auparavant dans le bain, que mes parties génitales s’étaient retirées dans l’intérieur de mon corps, que mon bassin s’élargissait, que les mamelles poussaient sur ma poitrine, et une volupté indicible s’empara de moi. Je fermai alors les yeux pour ne pas voir changer ma figure. Mon médecin, pendant ce temps, me semblait avoir, au lieu d’une tête, une énorme pomme de terre entre les épaules, et ma femme, une pleine lune en guise de tête. Et pourtant, quand ils eurent tous les deux quitté la chambre, j’eus encore la force d’inscrire ma dernière volonté sur mon calepin.

Mais qui dépeindra ma terreur quand, le lendemain matin, je me réveillai en me sentant tout à fait transformé en femme, en m’apercevant, lorsque je marchais ou que j’étais debout, que j’avais une vulve et des seins.

En sortant du lit, je sentis que toute une métamorphose s’était produite en moi. Déjà, pendant ma maladie, quelqu’un qui était venu nous voir avait dit : « Pour un homme il est bien patient. » Ce visiteur me fit cadeau d’un pot de roses, ce qui m’étonna et me fit pourtant plaisir. À partir de ce moment je fus patient, je ne voulais plus rien enlever d’assaut ; mais je devins tenace et têtu comme un chat, en même temps doux, conciliant, pas vindicatif ; en un mot, j’étais devenu femme de caractère. Pendant ma dernière maladie j’eus beaucoup d’hallucinations de la vue et de l’ouïe, je parlais avec les morts, etc. ; je voyais et j’entendais les spiritus familiares ; je me croyais un être double ; sur mon grabat je ne m’apercevais pas encore que l’homme en moi était mort. Le changement de mon humeur fut une chance pour moi, car un revers de fortune me frappa alors, revers qui, dans d’autres conditions, m’aurait donné la mort, mais que j’acceptai alors avec résignation, au point que je ne me reconnaissais plus moi-même. Comme je confondais encore assez souvent avec la goutte les phénomènes de la neurasthénie, je prenais beaucoup de bains jusqu’à ce qu’une démangeaison de la peau, comme si j’avais la gale, se développât à la suite de ces bains qui auraient dû l’atténuer : je renonçai à toute la thérapeutique externe—(j’étais de plus en plus anémié par les bains). Je commençai à m’entraîner autant que je pouvais. Mais l’idée obsédante que j’étais femme, subsistait et devint si forte qu’aujourd’hui je ne porte que le masque d’un homme ; pour le reste, je me sens femme à tous les points de vue et dans toutes mes parties ; pour le moment, j’ai même perdu le souvenir de l’ancien temps.

Ce que la goutte avait laissé intact fut achevé complètement par l’influenza.

État présent. — Je suis grand ; cheveux très clairsemés ; ma barbe commence à grisonner ; mon maintien commence à être courbé ; depuis l’influenza, j’ai perdu environ un quart de ma force physique. La figure a un peu rougi par suite de troubles circulatoires ; je porte ma barbe entière ; conjonctivite chronique ; plutôt musculeux que gras ; au pied gauche apparaissent des veines variqueuses, il s’engourdit souvent, n’est pas encore enflé d’une manière perceptible, mais paraît devoir le devenir.

Le ventre a la forme d’un ventre féminin, les jambes ont la position qu’elles ont chez les femmes, les mollets sont comme chez ces dernières ; il en est de même des bras et des mains. Je peux porter des bas de femmes et des gants 7 3/4 à 7 1/2 ; de même je porte sans être gêné un corset. Mon poids varie entre 168 et 184 livres. Urine sans albumine, sans sucre, mais contient de l’acide urique d’une façon anormale ; elle est très claire, presque comme de l’eau, toutes les fois que j’ai eu une grande émotion. Les selles sont régulières, mais, quand elles ne le sont pas, j’éprouve tous les malaises de la constipation de la femme. Je dors mal, souvent pendant des semaines entières ; mon sommeil ne dure que deux ou trois heures. L’appétit est assez bon, mais mon estomac ne supporte pas plus que celui d’une forte femme, et réagit contre les plats pimentés par un exanthème de la peau et des sensations de brûlure dans le canal uréthral. La peau est blanche, très lisse ; la démangeaison insupportable qui m’a tourmenté depuis deux ans, s’est atténuée ces semaines dernières et ne se manifeste plus qu’à la jointure des genoux et au scrotum.

Disposition aux sueurs ; autrefois presque pas de transpirations ; maintenant j’ai toutes les nuances des mauvaises transpirations féminines, surtout dans le bas du corps, de sorte que je suis obligé de me tenir encore plus propre qu’une femme. Je mets des parfums dans mon mouchoir, je me sers de savons parfumés et d’eau de Cologne.

État général. — Je me sens comme une femme ayant la forme d’un homme ; bien que je sente encore une conformation d’homme en moi, le membre viril me paraît une chose féminine ; ainsi, par exemple, le pénis me paraît un clitoris, l’urèthre un vagin et l’entrée vaginale ; en le touchant, je sens toujours quelque chose de moite, quand même il serait aussi sec que possible ; le scrotum me paraît des grandes lèvres, en un mot je sens toujours une vulve et seul celui qui a éprouvé cette sensation, saurait dire ce qu’elle est. La peau de tout mon corps me semble féminine ; elle perçoit toutes les impressions, soit les attouchements, soit la chaleur, soit les effets contraires, comme une femme, et j’ai les sensations d’une femme ; je ne peux pas sortir les mains dégantées, car la chaleur et le froid me font également mal ; quand la saison où il est permis même aux messieurs de porter des ombrelles est passée, je suis en grande peine à l’idée que la peau de ma figure pourrait souffrir jusqu’à la prochaine saison. Le matin, en me réveillant, il se produit pendant quelques minutes un crépuscule dans mon esprit, comme si je me cherchais moi-même ; alors se réveille l’idée obsédante d’être femme ; je sens l’existence d’une vulve et salue le jour par un soupir plus ou moins fort, car j’ai peur déjà d’être obligé de jouer la comédie toute la journée. Ce n’est pas une petite affaire que de se sentir femme et pourtant d’être obligé d’agir en homme. J’ai dû tout étudier de nouveau, les lancettes, les bistouris, les appareils. Car depuis trois ans je ne touche plus à ces objets de la même façon qu’auparavant ; mes sensations musculaires ayant changé, j’ai dû tout apprendre de nouveau. Cela m’a réussi ; seul le maniement de la scie et du ciseau à os me donne encore des difficultés ; c’est presque comme si ma force physique n’y suffisait plus. Par contre, j’ai plus d’adresse au travail de la curette dans les parties molles ; ce qui me répugne, c’est qu’en examinant des dames, j’ai souvent les mêmes sensations qu’elles, ce qui d’ailleurs ne leur semble pas étrange. Le plus désagréable pour moi, c’est quand je ressens avec une femme grosse les sensations causées par les mouvements de l’enfant. Pendant quelque temps, et parfois durant des mois, je suis tourmenté par les liseurs de pensées des deux sexes ; du côté des femmes je supporte encore qu’on cherche à scruter mes pensées, mais de la part des hommes cela me répugne absolument. Il y a trois ans je ne me rendais pas encore clairement compte que je regarde le monde avec des yeux de femme ; cette métamorphose d’impression optique m’est venue subitement sous forme d’un violent mal de tête. J’étais chez une dame atteinte d’inversion sexuelle ; alors je la vis tout d’un coup toute changée, comme je m’en rends compte maintenant, c’est-à-dire que je la voyais en homme et par contre, moi en femme, de sorte que je la quittai avec une excitation mal dissimulée. Cette dame n’avait pas encore une conscience nette de son état.

Depuis, tous mes sens ont des perceptions féminines, de même que leurs rapports. Après le système cérébral ce fut presque immédiatement le système végétatif, du sorte que tous mes malaises se manifestent sous une forme féminine. La sensibilité des nerfs, surtout celle des nerfs auditif, optique et trijumeau, s’est accrue jusqu’à la névrose. Quand une fenêtre se ferme avec bruit, j’ai un soubresaut, un soubresaut intérieur, car pareille chose n’est pas permise à un homme. Si un mets n’est pas frais, j’ai immédiatement une odeur de cadavre dans le nez. Je n’aurais jamais cru que les douleurs causées par le trijumeau sautent avec tant de caprice d’une branche à l’autre, d’une dent dans l’œil.

Depuis ma métamorphose, je supporte avec plus de calme les maux de dents et la migraine ; j’éprouve aussi moins d’angoisse de la sténocardie. Une observation qui me semble bien curieuse, c’est que maintenant je me sens devenu un être timide et faible, et qu’au moment d’un danger imminent j’ai plus de sang-froid et de calme, de même dans les opérations très difficiles. Mon estomac se venge du moindre croc-en-jambe donné au régime—(régime de femme)—d’une manière inexorable, par des malaises féminins, soit par des éructations, soit par d’autres sensations.

C’est surtout l’abus de l’alcool qui se fait sentir ; le mal aux cheveux chez un homme qui se sent femme est bien plus atroce que le plus formidable mal de cheveux que jamais un étudiant ait pu ressentir après ses libations. Il me semble presque que, quand on se sent femme, on est tout à fait sous le règne du système végétatif.

Quelque petits que soient les bouts de mes seins, il leur faut de la place, et je les sens comme s’ils étaient des mamelles ; déjà au moment de la puberté mes seins ont gonflé et m’ont fait du mal ; voilà pourquoi une chemise blanche, un gilet, un veston me gênent. Je sens mon bassin comme s’il était féminin, de même du derrière et des nates ; au début j’étais troublé aussi par l’idée féminine de mon ventre qui ne voulait pas entrer dans les pantalons ; maintenant ce sentiment de féminité du ventre persiste. J’ai aussi l’idée obsédante d’une taille féminine. Il me semble qu’on m’a dérobé ma peau pour me mettre dans celle d’une femme, une peau qui se prête à tout, mais qui sent tout comme si elle était d’une femme, qui fait pénétrer tous ses sentiments dans le corps masculin renfermé sous cette enveloppe et en chasse les sentiments masculins. Les testicules, bien qu’ils ne soient ni atrophiés ni dégénérés, ne sont plus de vrais testicules ; ils me causent souvent de la douleur par une sorte d’impression qu’ils devraient rentrer dans la ventre et y rester ; leur mobilité me tourmente souvent.

Toutes les quatre semaines, à l’époque de la pleine lune, j’ai, pendant cinq jours, tous les signes du molimen, comme une femme, au point de vue physique et intellectuel, à cette exception près que je ne saigne pas, tandis que j’éprouve une sensation comme s’il y avait écoulement de liquide et comme si les parties génitales et le bas-ventre étaient gonflés ; c’est une période très agréable, surtout si, quelques jours après ces phénomènes, se manifeste le sentiment physiologique et le besoin d’accouplement avec toute la force dont il pénètre la femme à ces moments ; le corps entier est alors saturé de ce sentiment, de même qu’un morceau de sucre mouillé ou une éponge sont imbibés d’eau ; alors on devient avant tout une femme qui a besoin d’aimer, et on n’est plus homme qu’en seconde ligne. Ce besoin est, il me semble, plutôt une langueur de concevoir que de coïter. L’immense instinct naturel ou plutôt la lubricité féminine refoule, dans ce cas, la pudeur, de sorte qu’on désire indirectement le coït. Comme homme, je n’ai désiré le coït que tout au plus trois fois dans ma vie, si toutefois c’était cela ; les autres fois j’étais indifférent. Mais dans ces trois dernières années, je le désire d’une manière passive, en femme, et quelquefois avec la sensation d’éjaculation féminine ; je me sens alors toujours accouplé et fatigué comme une femme ; quelquefois je suis, après l’acte, un peu indisposé, ce que l’homme n’éprouve jamais. Plusieurs fois il m’a fait tant de plaisir que je ne puis comparer à rien cette jouissance ; c’est tout simplement le plus grand bonheur de ce monde, une puissante sensation pour laquelle on est capable de sacrifier tout ; dans un moment pareil, la femme n’est qu’une vulve qui a englouti toute l’individualité.

Depuis trois ans, je n’ai pas perdu un seul moment le sentiment que je suis femme. Grâce à l’habitude prise, ce sentiment m’est moins pénible maintenant, bien que je sente depuis cette époque ma valeur diminuée ; car se sentir femme sans désirer la jouissance, cela peut se supporter, même par un homme, mais quand les besoins se font sentir, alors toute plaisanterie cesse ; j’éprouve une sensation cuisante, de la chaleur, le sentiment de turgescence dans les parties génitales. (Quand le pénis n’est pas érigé, les parties génitales ne sont plus dans leur rôle.) Avec cette forte impulsion, la sensation de turgescence du vagin et de la vulve est terrible ; c’est une torture d’enfer de la volupté, à peine peut-on la supporter. Quand, dans cet état, j’ai l’occasion d’accomplir le coït, cela me soulage un peu ; mais ce coït, puisqu’il n’y a pas conception suffisante, ne me donne pas une satisfaction complète ; la conscience de la stérilité se fait alors sentir avec toute sa dépression humiliante ; on se voit presque dans le rôle d’une prostituée. La raison n’y peut rien faire ; l’idée obsédante de la féminité domine et force tout. On comprend facilement combien il est dur de travailler à son métier dans un pareil état ; mais on peut s’y mettre en se violentant. Il est vrai qu’alors il est presque impossible de rester assis, de marcher, d’être couché ; du moins on ne peut supporter longtemps aucune de ces trois positions ; au surplus, il y a le contact continuel du pantalon, etc. C’est insupportable.

Le mariage fait alors, en dehors du moment du coït où l’homme doit se sentir comme couvert, l’effet de la cohabitation de deux femmes dont l’une se sent déguisée en homme. Quand le molimen périodique ne se manifeste pas, on éprouve le sentiment de la grossesse ou de la saturation sexuelle, qu’ordinairement l’homme ne connaît pas, mais qui accapare toute l’individualité aussi bien que chez la femme, à cette différence près qu’il est désagréable, de sorte qu’on aimerait mieux supporter le molimen régulier. Quand il se produit des rêves ou des idées érotiques, on se voit dans la forme qu’on aurait si l’on était femme ; on voit des membres en érection qui se présentent, et comme par derrière aussi on se sent femme, il ne serait pas difficile de devenir cynède ; seule l’interdiction positive de la religion nous en empêche, toutes les autres considérations s’évanouiraient.

Comme de pareils états doivent forcément répugner à tout le monde, on désire être de sexe neutre ou pouvoir se faire neutraliser. Si j’étais encore célibataire, il y a longtemps que je me serais débarrassé de mes testicules avec le scrotum et le pénis.

À quoi sert la sensation de jouissance féminine, quand on ne conçoit pas ? À quoi bon les émotions de l’amour féminin quand pour les satisfaire on n’a à sa disposition qu’une femme, bien qu’elle nous fasse sentir comme homme l’accouplement ?

Quelle honte terrible nous cause l’odeur féminine ! Combien l’homme est abaissé par la joie que lui causent les robes et les bijoux ! Dans sa métamorphose, quand même il ne pourrait plus se souvenir de son ancien instinct génital masculin, il voudrait n’être pas forcé de se sentir femme ; il sait très bien qu’il y eut une époque où il ne sentait pas toujours sexuellement qu’il était simplement un homme sans sexe. Et voilà que tout d’un coup il doit considérer toute son individualité comme un masque, se sentir toujours femme et n’avoir de changement que toutes les quatre semaines, quand il a ses malaises périodiques et entre temps sa lubricité féminine qu’il ne peut pas satisfaire ! S’il lui était permis de s’éveiller sans être obligé de se sentir immédiatement femme ! À la fin il languit après le moment où il pourra lever son masque ; le moment n’arrive pas. Il ne peut trouver un soulagement à sa misère que lorsqu’il peut revêtir en partie le caractère féminin, en mettant un bijou, une jupe ; car il ne peut pas sortir habillé en femme ; ce n’est pas une petite tâche que de remplir ses devoirs professionnels pendant qu’on se sent comme une actrice déguisée en homme, et qu’on ne sait pas où tout cela doit aboutir. La religion seule nous préserve d’une grande faute, mais elle n’empêche pas les peines que l’individu qui se sent femme éprouve quand la tentation s’approche de lui comme d’une vraie femme, et quand il est comme celle-ci forcé de l’éprouver et de la traverser. Quand un homme de haute considération, qui jouit dans le public d’une rare confiance, est obligé de lutter contre une vulve imaginaire ; quand on rentre après un dur travail et qu’on est forcé d’examiner la toilette de la première dame venue, de la critiquer avec des yeux de femme, de lire dans sa figure ses pensées, quand un journal de mode — (je les aimais déjà étant enfant) — nous intéresse autant qu’un ouvrage scientifique ! Quand on est obligé de cacher son état à sa femme dont on devine les pensées, parce qu’on est aussi femme, tandis qu’elle a nettement deviné qu’on s’est transformé d’âme et de corps ! Et les tourments que nous causent les combats que nous avons à soutenir pour surmonter la mollesse féminine ! On réussit quelquefois, surtout quand on est en congé seul, à vivre quelque temps en femme, par exemple à porter, notamment la nuit, des vêtements de femme, de garder ses gants, de prendre un voile ou un masque pendant qu’on est dans sa chambre ; on réussit alors à avoir un peu de tranquillité du côté du libido, mais le caractère féminin qui s’est implanté exige impétueusement qu’il soit reconnu. Souvent il se contente d’une modeste concession, telle que, par exemple, un bracelet mis au-dessous de la manchette, mais il exige inexorablement une concession quelconque.

Le seul bonheur est de pouvoir sans honte se voir costumé en femme, avec la figure couverte d’un voile ou d’un masque : ce n’est qu’alors qu’on se croit dans son état naturel. On a alors, comme une « oie éprise de la mode », du goût pour ce qui est en vogue, tellement on est transformé. Il faut beaucoup de temps et beaucoup d’efforts pour s’habituer à l’idée, d’un côté, de ne sentir que comme une femme, et de l’autre de garder comme une réminiscence de ses anciennes manières de voir, afin de pouvoir se montrer comme homme devant le monde.

Pourtant il arrive par-ci par-là qu’un sentiment féminin vous échappe, soit qu’on dise qu’on éprouve in sexualibus telle ou telle chose, qu’un être qui n’est pas femme ne peut pas savoir, ou qu’on se trahisse par hasard en se montrant trop au courant des affaires de la toilette féminine. Si pareille chose arrive devant les femmes, il n’y a là aucun inconvénient ; une femme se sent toujours flattée quand on montre beaucoup d’intérêt pour ce qui la touche et qu’on s’y connaît bien ; seulement il ne faut pas que cela se produise devant sa propre épouse. Combien je fus effrayé un jour que ma femme disait à une amie que j’avais un goût très distingué pour les articles de dames ! Combien fut surprise une dame à la mode et très orgueilleuse qui voulait donner une fausse éducation à sa fille, lorsque je lui analysai en paroles et par écrit tous les sentiments et toutes les sensations d’une femme ! (Je fis un mensonge en lui alléguant que j’avais puisé dans des lettres ces connaissances d’un caractère si intime.) Maintenant cette dame a une grande confiance en moi, et l’enfant qui était sur le point de devenir folle, est restée sensée et très gaie. Elle m’avait confessé, comme si c’étaient des péchés, toutes les manifestations des sentiments féminins ; maintenant elle sait ce qu’elle doit supporter comme fille, ce qu’elle doit maîtriser par sa volonté et par dévouement religieux : elle se sent comme un être humain. Les deux dames riraient beaucoup, si elles savaient que je n’ai puisé que dans ma propre et triste expérience. Je dois ajouter encore que, depuis, j’ai une sensibilité beaucoup plus vive pour la température ; à cela s’est joint encore le sentiment, inconnu auparavant, d’avoir la peau élastique et de comprendre ce que les malades éprouvent dans la dilatation des intestins. Mais, d’autre part, quand je dissèque un corps ou fais une opération, les liquides pénètrent plus facilement ma peau. Chaque dissection me cause de la douleur ; chaque examen d’une femme ou d’une prostituée avec fluor ou odeur de crevette, etc., m’agace horriblement. Je suis maintenant très accessible à l’influence de l’antipathie et de la sympathie, qui se manifestent même par suite de l’effet de certaines couleurs aussi bien que par l’impression totale qu’un individu me fait. Les femmes devinent par un coup d’œil l’état sexuel de leurs semblables ; voilà pourquoi les femmes portent un voile, bien qu’elles ne le baissent pas toujours, et pourquoi elles se mettent des odeurs, ne fût-ce que dans les mouchoirs ou dans les gants, car leur acuité olfactive en présence de leur propre sexe est énorme. En général, les odeurs ont une influence incroyable sur l’organisme féminin ; ainsi, par exemple, je suis calmé par l’odeur de la rose ou de la violette ; d’autres odeurs me donnent la nausée ; l’ylang-ylang me cause tant d’excitation sexuelle que je ne puis plus y tenir. Le contact avec une femme me paraît homogène ; le coït avec ma femme ne m’est possible que si elle est un peu plus virile, a la peau plus dure ; et pourtant c’est plutôt un amor lesbicus.

Du reste, je me sens toujours passif. Souvent la nuit, quand je ne puis pas dormir à cause de l’excitation, j’y arrive pourtant, si femora mea distensa habeo, sicut mulier cum viro concumbens, ou en me couchant sur un côté ; mais alors il ne faut pas qu’un bras ou une pièce de literie vienne toucher à mes seins, sinon c’en est fait du sommeil. Il ne faut pas non plus que rien me pèse ou presse sur le ventre. Je dors mieux quand je mets une chemise de femme et une camisole de nuit de dame, ou quand je garde mes gants, car la nuit j’ai très facilement froid aux mains ; je me trouve aussi très bien en pantalons de femme et en jupes, car alors les parties génitales ne sont pas serrées. J’aime, plus que toutes les autres, les toilettes de l’époque de la crinoline. Les vêtements de femme ne gênent nullement l’homme qui se sent femme ; il les considère comme lui appartenant et ne les sent pas comme des objets étrangers. La société que je préfère à toutes, est celle d’une dame qui souffre de neurasthénie, et qui, depuis son dernier accouchement, se sent homme, mais qui, depuis que je lui ai fait des allusions à ce sujet, se résigne à son sort, coïtu abstinet, ce qui ne m’est pas permis, à moi, homme. Cette femme m’aide, par son exemple, à supporter mon sort. Elle se rappelle encore bien clairement ses sentiments féminins, et elle m’a donné maints bons conseils. Si elle était homme et moi jeune fille, j’essaierais de faire sa conquête ; je voudrais bien qu’elle me traite en femme. Mais sa photographie récente diffère tout à fait de ses anciennes photographies : c’est maintenant un monsieur, très élégamment costumé, malgré les seins, la coiffure, etc. ; aussi a-t-elle le parler bref et précis, elle ne se plaît plus aux choses qui font ma joie. Elle a une sorte de sentimentalité mélancolique, mais elle supporte son sort avec résignation et dignité, ne trouve de consolation que dans la religion et l’accomplissement de ses devoirs ; à la période des menstrues elle souffre à en mourir ; elle n’aime plus la compagnie des femmes, ni leurs conversations, de même qu’elle n’aime plus les choses sucrées.

Un de mes amis de jeunesse se sent, depuis son enfance, comme fille ; mais il a de l’affection pour le sexe masculin ; chez sa sœur, c’était le contraire ; mais lorsque l’utérus réclama ses droits quand même et qu’elle se vit femme aimante malgré son caractère viril, elle trancha la difficulté en se suicidant.

Voici quels sont les changements principaux que j’ai constatés chez moi depuis que mon effémination est devenue complète :

1º Le sentiment continuel d’être femme des pieds à la tête ;

2º Le sentiment continuel d’avoir des parties génitales féminines ;

3º La périodicité du molimen toutes les quatre semaines ;

4º De la lubricité féminine qui se manifeste périodiquement, mais sans que j’aie une préférence pour un homme quelconque ;

5º Sensation féminine passive pendant l’acte du coït ;

6º Ensuite sensation de la partie qui a été futuée ;

7º Sentiment féminin en présence des images qui représentent le coït ;

8º Sentiment de solidarité à l’aspect des femmes et intérêt féminin pour elles ;

9º Intérêt féminin à l’aspect des messieurs ;

10º Il en est de même à la vue des enfants ;

11º Humeur changée,—une plus grande patience ;

12º Enfin, résignation à mon sort, résignation que, il est vrai, je ne dois qu’à la religion positive, sans cela je me serais déjà suicidé, il y a longtemps.

Car il n’est guère supportable d’être homme et d’être forcé de sentir que chaque femme est futuée comme elle désire l’être.

L’autobiographie très précieuse pour la science qu’on vient de lire était accompagnée de la lettre suivante, qui ne manque pas non plus d’intérêt.

Je dois, tout d’abord, vous demander pardon de vous importuner par ma lettre ; j’avais perdu tout appui et je me considérais comme un monstre qui m’inspirais du dégoût à moi-même. Alors la lecture de vos écrits m’a rempli d’un nouveau courage, et j’ai décidé d’aller au fond de la chose, de jeter un coup d’œil rétrospectif sur ma vie, quoi qu’il en arrive. Or, j’ai considéré comme un devoir de reconnaissance envers vous de vous communiquer le résultat de mes souvenirs et de mes observations, car je n’ai trouvé cité dans votre ouvrage aucun cas analogue au mien. Enfin j’ai pensé aussi qu’il pourrait vous intéresser d’apprendre par la plume d’un médecin quelles sont les pensées et les sensations d’un être humain masculin complètement manqué et se trouvant sous l’obsession d’être femme.

Peut-être tout cela ne s’accorde pas ; mais je n’ai plus la force de faire d’autres réflexions, et je ne veux pas approfondir davantage cette matière. Bien des choses sont répétées, mais je vous prie de bien songer qu’on peut avoir des défaillances dans un rôle dont le déguisement vous a été imposé malgré vous.

J’espère, après avoir lu vos ouvrages, que, en continuant à remplir mes devoirs comme médecin, citoyen, père et époux, je pourrai toujours me compter au nombre de ceux qui ne méritent pas d’être méprisés entièrement.

Enfin j’ai tenu à vous présenter le résultat de mes souvenirs et de mes méditations, afin de prouver qu’on peut être médecin malgré la nature féminine de ses pensées et de ses sentiments. Je crois que c’est un grand tort de fermer à la femme la carrière médicale ; une femme découvre, grâce à son instinct, les signes de certains maux que l’homme scruta dans l’obscurité, en dépit de tout diagnostic ; en tout cas, il en est ainsi lorsqu’il s’agit de maladies de femmes et d’enfants. Si on pouvait le faire, chaque médecin devrait être forcé de faire un stage de trois mois comme femme ; il comprendrait et estimerait alors mieux cette partie de l’humanité d’où il est sorti ; il saurait alors apprécier la grandeur d’âme des femmes et, d’autre part, la dureté de leur sort.

Epicrise. — Le malade, très chargé, est originairement anormal au point de vue psycho-sexuel ; car pendant l’acte sexuel il a une sensation féminine caractéristique. Cette sensation anormale demeura purement une anomalie psychique jusqu’à il y a trois ans, anomalie basée sur une neurasthénie grave, et puissamment accentuée par des sensations physiques dans le sens d’une transmutatio sexualis, sensations suggérées par obsession à sa conscience. Le malade, à sa grande frayeur, se sent alors aussi physiquement femme et, sous le coup de l’idée obsédante d’être femme, il croit éprouver une métamorphose complète de ses pensées, de ses sentiments et de ses aspirations d’autrefois, et même de sa vita sexualis dans le sens d’une éviration. Toutefois son « moi » est capable de conserver son empire sur ces processus morbides de l’âme et du corps, et de se sauver de la paranoia. Voilà un exemple remarquable de sensations, d’idées obsédantes basées sur des tares nerveuses, un cas d’une grande valeur pour arriver à étudier comment la transformation psycho-sexuelle a pu s’accomplir.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

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