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Salomon Reinach

La bossue d’Assise et la conversion de Saint François

Revue historique (1930)

Date de mise en ligne : lundi 28 avril 2008

Salomon Reinach, « La bossue d’Assise et la conversion de Saint François », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

La bossue d’Assise et la conversion de Saint François [1]
I

Nous sommes assez exactement informés sur le franciscanisme du siècle, sur l’étonnant succès de son recrutement et de ses missions, sur les dissensions intestines qui le déchirèrent sans l’affaiblir. Mais la biographie du fondateur est mal connue. On pourrait s’y tromper à lire les éloquents ouvrages qui ont été écrits de notre temps sur saint François. Mais, quand on a recours aux textes originaux, on constate que la richesse apparente n’est que la parure ingénieuse d’une grande pauvreté. Si l’on élimine les commentaires, les développements précédés de « sans doute » ou d’« il a dû » et surtout les descriptions de paysages, il reste peu de points de repère assurés, et l’on se convainc que notre savoir est superficiel. Cela est surtout vrai de la période qui comprend la jeunesse du saint jusqu’à sa conversion vers 1206, alors que, né en 1181, il était âgé de vingt-cinq ans. Fils d’un riche commerçant d’Assise, Bernardino, et d’une mère probablement provençale, Pica, Francesco est élevé on ne sait comment, entre jeune dans le négoce de son père et partage désormais son temps entre les affaires et les plaisirs. Il prend part à une guerre entre Assise et Pérouse en 1202 ; fait prisonnier, il reste captif à Pérouse de 1202 à novembre 1203. II désire un moment rejoindre Gautier de Brienne dans la Pouille, mais ne va pas plus loin que Spolète. Pendant quelque temps, il est malade. Mais, sur sa vie de dissipation, sur ses compagnons de jeux et de festins, nous n’apprenons que des choses banales et vagues. Sa formation religieuse et les influences qu’il a subies nous échappent complètement. Or, la ville d’Assise ne resta nullement étrangère, à cette époque, aux grands mouvements mystiques et schismatiques qui, au début du XIIIe siècle, mirent l’Église dans le plus grand péril qu’elle eût encore couru. Cathares et vaudois inondaient l’Italie de leur propagande. En 1203, Assise choisit pour podestat un excommunié, sans doute un cathare ; le pape protesta, mais ne fut pas écouté. Ce magistrat conserva l’autorité jusqu’à l’expiration de sa charge en 1204 ; alors seulement, innocent III ayant envoyé en Ombrie le cardinal Léon de Sainte-Croix, le nouveau podestat et cinquante des principaux citoyens firent amende honorable et jurèrent fidélité à l’Église. On ne peut admettre que la famille de saint François, en relations suivies, par suite de son commerce de drap et d’étoffes, avec les pays d’Italie et de France où dominaient vaudois et cathares [2], soit restée étrangère à ces événements. Qu’elle ait embrassé le parti cathare ou soutenu l’orthodoxie, François, alors âgé de vingt-trois ans, a dû jouer un rôle dans la crise : or les textes qui le concernent n’en disent pas un mot et sans une bulle d’innocent, datée de juin 1204, nous ne saurions presque rien des troubles d’Assise [3]. Ce silence peut s’interpréter diversement ; mais l’interprétation la plus naturelle, c’est que Bernardino appartenait, au moins par ses sympathies et ses fréquentations, au parti cathare et que les biographes de son fils ont cru prudent de n’y faire aucune allusion. Cette hypothèse permettrait d’ailleurs d’expliquer la défaveur témoignée à Bernardino par l’évêque d’Assise dans la fameuse dispute du Père avec le fils, à supposer que cet épisode soit historique. Elle expliquerait aussi le fait singulier que les biographies du saint, après la rupture avec son père, ne font plus aucune mention ni de Bernardino, ni de Pica ; ils disparaissent complètement de la scène ; jamais on ne dit que François les ait revus ou les ait pleurés, alors que sa mère, tout au moins, lui avait témoigné beaucoup d’affection. Les choses se présentent donc comme si François avait grandi dans un milieu favorable aux hérésies, sans peut-être avoir été hérétique lui-même ; les pieux auteurs des légendes n’en ont rien dit, mais il est difficile de croire qu’ils n’en aient rien su.

II

Les biographes de saint François, qui le suivent jusqu’à sa mort en 1226, ne font mention ni des vaudois, ni des cathares. Il est certain, d’autre part, que la doctrine de la pauvreté franciscaine, fondée sur des textes évangélistes formels, est identique à celle des Vaudois, dont une secte catholique, acceptant la direction de l’Église, fut approuvée, sous le nom de Pauperes catholici, par innocent III ; si les autres furent persécutés et considérés comme hérétiques, ce ne fut pas à cause de leur doctrine principale, mais de leur rébellion contre la hiérarchie et leur prétention à posséder un clergé à eux. Quant au catharisme, l’époque de l’activité de saint François (1207-1226) est précisément celle où la puissance des cathares dans le midi de la France arma contre eux les princes, amis de l’Église (1208-1229), en attendant que l’inquisition dominicaine (depuis 1233) entreprît d’achever l’oeuvre des croisés en pourchassant l’hérésie jusque dans les chaumières. L’Italie était pleine de cathares. J’ai rappelé qu’ils furent puissants dans Assise de 1203 à 1204 ; mais ce n’est nullement un fait isolé. Quand Otton IV vint se faire couronner à Rome en 1209, les ecclésiastiques qui l’accompagnaient y découvrirent des écoles où était professé le néomanichéisme [4]. L’année suivante, à Ferrare, Otton ordonna aux magistrats de mettre au ban de la cité les Cathares et leurs fauteurs. La Lombardie et les Marches étaient des loyers intenses de catharisme ; Jacques de Vitry, en 1216, appelle Milan fovea haereticorum et innocent III, en 1212, l’avait menacé d’une croisade. À Plaisance, en 1204, les hérétiques expulsent l’évêque : pendant trois ans, le culte catholique y fut supprimé et les visiteurs envoyés en 1206 par innocent III furent très mal reçus. Les choses n’allaient pas mieux à Viterbe, où, en 1205, les hérétiques mirent un excommunié à la tête de la ville [5]. II fallut qu’Innocent Ill, en 1207, vînt en personne à Viterbe, où il fit démolir toutes les maisons des hérétiques et confisquer leurs biens. Que François, élevé et prêchant ensuite dans un milieu aussi profondément troublé, ait complètement échappé à son influence, qu’il n’ait ni combattu l’hérésie cathare, ni fait quelques concessions à ses tendances, c’est ce que les biographes officiels du saint ne persuaderont pas aux esprits critiques. Aussi Lea a-t-il dit avec raison que François avait côtoyé le catharisme [6], notamment dans une Admonition aux frères, pièce universellement acceptée comme authentique, où il écrit [7] : « Chacun a son ennemi sous sa domination : c’est le corps, instrument de notre péché. Bienheureux le serviteur qui tient toujours pareil ennemi enchaîné sous sa puissance ! » L’affection fraternelle de saint François pour les animaux et les plantes, le nom de frères et de soeurs qu’il donne au soleil, à la lune, aux étoiles, au vent, à l’eau, au feu, à la terre, à la mort même (si le fameux, Cantique du Soleil est bien de lui, ce que conteste le R. P. Ubald d’Alençon) est un sentiment tellement étranger aux Évangiles comme au catholicisme du haut Moyen Âge, tellement conforme à celui des Jâtakas bouddhistes, qu’il faudrait admettre, pour l’expliquer, une rencontre presque miraculeuse, si nous ne savions que la doctrine des cathares était tout imprégnée d’idées venues de la Perse et de l’inde à travers l’Asie Mineure, la Thrace, la Bulgarie, la Dalmatie, où l’on peut suivre les étapes de leur progrès. On trouve déjà ces idées dans la secte manichéenne à laquelle appartint saint Augustin et qu’il combattit ensuite. Voici quelques phrases significatives du chapitre XLIV du Livre sur les hérésies, où il résume la doctrine des manichéens :

Le soleil et la lune, disent-ils, sont de la pure substance de Dieu. La lumière est la nature divine (Dei natura)... Ils sont convaincus que les âmes de leurs auditeurs passent dans leurs élus. Quant aux autres âmes, elles retourneraient dans le corps des bêtes et des plantes... Ils pensent que les herbes et les arbres ont vie, que cette vie sent et éprouve de la douleur quand on les blesse et qu’on ne peut en cueillir ou en détacher quoi que ce soit sans leur causer de la douleur. Aussi prétendent-ils qu’il n’est pas permis d’arracher les ronces d’un champ et tiennent-ils l’agriculture, le plus innocent des arts, pour coupable d’une multitude d’homicides. Ces homicides ne sont pardonnés à leurs auditeurs que parce qu’ils n’ont que ce moyen de procurer des aliments à leurs élus.

La littérature des cathares du Moyen Âge européen a été anéantie, mais certains interrogatoires d’hérétiques nous éclairent sur ce qu’on appelle leur dualisme mitigé [8]. Ainsi le procès de Giacomo Bech, de Chieri, près Turin, en 1388, apprend que, suivant l’enseignement de la secte, les âmes des hommes étaient des démons déchus qui passaient dans différents corps humains ou des corps d’animaux, jusqu’à ce que le consolamentum les délivrât à leur lit de mort. Un pénitent confessé en 1387 parle d’adorer à genoux le soleil et la lune [9]. Ces tendances au panthéisme, cette croyance à la métempsycose aboutissant à la libération finale inspiraient nécessairement, du moins en paroles, une grande tendresse pour les créatures animées ; c’est précisément de cette tendresse que la prédication et la légende de saint François offrent des exemples si touchants. Mais alors que les cathares, comme les pythagoriciens de jadis, respectent et aiment leurs frères inférieurs à cause de la doctrine de la métempsycose, saint François ne fait pas la moindre concession à cette doctrine, toujours repoussée par l’Église, mais s’autorise de l’idée orthodoxe de la Création, attribuée à un Dieu unique, source de toute vie. Ayant un père commun dans le ciel, hommes, animaux, plantes, corps célestes et éléments peuvent à bon droit être qualifiés de frères et de soeurs. Là où l’on s’accorde à voir, dans la prédication du saint, des effusions sentimentales qui ne se rattacheraient à aucun enseignement de l’Écriture ou des Pères, il faut, au contraire, reconnaître, sinon une concession au catharisme, du moins le ferme propos de fonder sur un autre ordre d’idées, à l’abri du soupçon d’hérésie, un des progrès moraux dont le monde civilisé lui est redevable. Dans la pratique, c’est-à-dire dans la conduite de l’homme envers les animaux, les différences entre le catharisme et le f’ranciscanisme sont très grandes, témoin l’histoire du frère Junipère ou Genièvre, dont saint François aurait dit : « Que n’avons-nous tous un bois de genévrier comme celui-là ! [10] » Un jour, ayant entendu dire à un frère malade qu’il aurait envie de manger un pied de porc, Genièvre va dans un bois où paissent des porcs et coupe la patte à l’un d’eux. Le berger proteste et se plaint à saint François ; celui-ci déclare au frère qu’il a eu tort de prendre le bien d’autrui, mais ne lui reproche pas son acte sauvage de cruauté. Le frère va trouver le paysan lésé, lui explique que les porcs ont été créés à l’usage de l’homme, qu’il fallait bien satisfaire au désir du frère malade ; après quoi le paysan convaincu demande pardon à Dieu et au frère de sa dureté, abat le porc et le sert aux frères. Vraie ou non, cette historiette prouve que dans le milieu franciscain l’affirmation de la fraternité des êtres n’excluait pas la cruauté aux dépens de ceux qui ne pouvaient se défendre ; la piété n’enseignait pas la pitié.

III

À la différence des vaudois et des cathares, François affirme toujours qu’il est un fils soumis de l’Église ; il respecte profondément la hiérarchie dans son Testament, qui est parfaitement authentique, bien que Renan l’ait cru apocryphe, il écrit encore [11] :

Le Seigneur me donna et me conserve une si grande foi aux prêtres qui vivent selon la forme de la sainte Église romaine à cause de leur caractère que, s’ils me persécutaient, c’est à eux-mêmes que je voudrais recourir. Et si j’avais autant de sagesse qu’en eut Salomon, et si je trouvais de pauvres prêtres de ce siècle, je ne veux pas prêcher contre leur volonté dans les paroisses où ils demeurent... Je ne veux pas considérer eu eux le péché, car je discerne en eux le fils de Dieu, et ils sont mes seigneurs... Et tous les théologiens et ceux qui nous dispensent les très saintes paroles divines, nous devons les honorer et les vénérer à l’égal de ceux qui nous communiquent l’esprit de vie.

Pourquoi saint François, dans ce Testament qui fut respecté comme un complément aux règles de l’ordre, insiste-t-il ainsi sur sa soumission à l’Église et sur la doctrine que les péchés des prêtres n’infirment pas la valeur des sacrements qu’ils confèrent ? Parce que la doctrine contraire, renouvelée des donatistes, est précisément celle des vaudois, épris comme lui, et bien avant lui, de la pauvreté évangélique ; ii veut expressément se distinguer d’eux en écartant toute idée de révolte contre le sacerdoce. De même, il a subi, directement ou indirectement, l’influence de l’enseignement des cathares, de leur littérature perdue pour nous, de leurs hymnes. Les frères franciscains ressemblent beaucoup aux parfaits cathares, au point d’être parfois confondus avec eux ; comme eux, ils observent la chasteté, sans être ni prêtres ni moines ; comme eux, ils n’habitent pas de couvents et courent le monde ; comme eux, ils sont nourris par les fidèles. Si les frères pénitents d’Assise - tel fut le premier nom des frères mineurs - vont sans chaussures, c’est pour se distinguer des vaudois qui portent des sabots (insabbatati) [12] ; mais comme les parfaits cathares, ils ont un costume particulier, un uniforme. Les textes des conciles du XIIIe siècle parlent des haeretict vestiti, reconnaissables à leurs vêtements seuls, par opposition à ceux qui se dissimulent [13]. Ce vêtement des parfaits ne nous a pas été décrit ; mais on a lieu de supposer qu’il ressemblait au costume sacré des mazdéens, encore en usage chez les Parsis, qui comprenait le sadéré, chemise à manches avec poche au-devant du collet, et le kôsti, ceinture creuse et cylindrique de soixante-douze fils de laine blanche qui faisait trois fois le tour de la taille [14]. Cette ceinture de fils est un cordon. « Les Cordeliers, dit L’Encyclopédie ont une ceinture de corde nouée de trois noeuds, d’où leur vient le nom de Cordeliers. » On connaît les jolis vers de Voltaire à Mlle de Charolais, qui s’était fut peindre (une copie de ce tableau est à Versailles) dans le costume franciscain :

Frère ange de Charolois,
Dis-moi par quelle aventure
Le cordon de saint François
Sert à Vénus de ceinture [15]

Or, chose remarquable, avant l’apparition des franciscains, il n’y a pas, à proprement parler, de costume monastique. La règle bénédictine prescrit de conformer les vêtements aux lieux et aux climats ; il faut toujours choisir ce qu’il y a de moins cher. Mais la première règle des frères mineurs (1210-1221) s’exprime ainsi [16] : « Que les Frères qui ont promis obéissance aient une tunique avec capuce et une autre sans capuce, si c’est nécessaire, avec la corde et les braies. » Évidemment, ce vêtement devait différer complètement de celui des parfaits cathares, sans quoi les frères qui le portaient se fussent désignés aux sévices des orthodoxes, niais c’était bien un costume, comprenant une corde au lieu de la ceinture, et l’on a tout lieu d’admettre ici une imitation.

Pourquoi saint François, dans son Testament, affirme-t-il, comme nous l’avons vu, qu’il faut honorer et vénérer les théologiens à l’égal des prêtres ? Cela n’est pas dirigé contre les vaudois, hérétiques, antisacerdotaux, mais qui ne dogmatisaient pas ; cela se comprend, en revanche, si après les vaudois, visés dans les phrases sur le respect dû aux prêtres, même aux mauvais prêtres, le saint a voulu condamner, sans les nommer, les cathares, qui professaient un dualisme incompatible avec l’enseignement monothéiste de l’Église. Aussi semble-t-il que les historiens modernes aient tort d’isoler saint François du milieu profondément religieux où il a vécu, d’exagérer sa simplicité d’esprit, sa piété naïve. Il a su ce qu’il faisait, et pourquoi. De Rome et de l’épiscopat, où, suivant l’observation de Jacques de Vitry en 1216 [17], il y avait moins de religion que de politique, il a reçu, au prix de quelques sacrifices, l’appui qui lui était indispensable ; du peuple, qui était très religieux, mais, par cela même, enclin à l’hérésie, il a tiré sa force et les instruments de son action. On a remarqué que le franciscanisme, dont le parti extrême fut bientôt traité lui-même d’hérétique (les fraticelli), avait presque mis fin aux autres hérésies dans la Péninsule ; c’est qu’il se substitua à elles, recruta leurs soldats, s’appropria leurs armes, tout en professant la soumission à l’Église, à ses enseignements et au clergé séculier institué par elle. L’Église exigeait surtout deux choses : qu’on lui obéit et qu’on s’abstînt de dogmatiser. À cette condition, elle était prête non seulement à tolérer, mais à encourager toute propagande qui se faisait en dehors d’elle, sous son contrôle et à son profit. Saint Français d’Assise, saint Dominique et plus tard saint Ignace de Loyola en furent d’illustres exemples.

Mais il y a plus. Là où la foi, les moeurs, la hiérarchie n’étaient pas intéressées, l’Église pratiqua toujours le précepte : fas est et ab hoste doceri  [18]. Chacune des grandes convulsions qui l’agitèrent fut suivie d’une sorte de compromis. La crise du gnosticisme accéléra ou consolida l’alliance entre le christianisme et la philosophie grecque : les théologiens d’Alexandrie en sont la preuve. C’est encore des gnostiques que l’Église apprit à s’organiser hiérarchiquement, à fixer le canon de ses Écritures, à préciser ses professions de foi et sa propre doctrine [19]. Les iconoclastes lui apprirent - elle tendait à l’oublier - que les images ne doivent pas être des objets de culte, mais des soutiens de la foi. À la suite de la crise du protestantisme, au concile de Trente, elle fit des concessions importantes aux critiques de ses adversaires : la réforme de la discipline et de l’iconographie sacrée, l’interdiction de représenter les mystères [20], la suppression du cumul des bénéfices et du commerce des indulgences, l’usage du confessionnal, etc. Comme l’a écrit Justement M. Mâle :

La Réforme obligea l’Église catholique à surveiller tous les aspects de sa pensée... L’Église s’examina ; elle se demanda si elle avait toujours rempli tous ses devoirs ; elle se promit d’être, à l’avenir, plus sévère pour elle-même... Ce n’est pas seulement le vieux christianisme populaire du Moyen Âge qui est condamné par l’esprit nouveau : c’est aussi le christianisme pathétique qu’on pourrait appeler le christianisme franciscain.

Mais, pour revenir en arrière, à la grande crise du début du XIIIe siècle, peut-on croire que le christianisme pathétique et passionné de cette époque soit sorti par simple évolution du christianisme plutôt sec et hautain du haut Moyen Âge ? Il a fallu, pour déterminer cette transformation profonde, un apport étranger. La perte de la littérature hérétique, d’inspiration indo-iranienne, ne permet pas de le préciser, mais on l’entrevoit. Il y aurait eu là comme le pendant et la répétition de la fermentation religieuse qui a pu être déterminée en Syrie et en Égypte, vers l’an 250 avant notre ère, par les missionnaires du pieux empereur bouddhiste Açoka. Mais, cette fois, l’influence lointaine s’exerça par l’entremise d’une secte qui se disait chrétienne, et ce fut l’esprit de l’Évangile qui domina le mélange. C’est pourquoi les savants qui, comme Oldenberg, ont constaté avec surprise des affinités entre le bouddhisme et le franciscanisme n’ont pas manqué de faire ressortir aussitôt les différences entre les adeptes des deux doctrines :

Que l’on compare les grandes figures ici et là-bas, dit Oldenberg. Ici, saint François ou saint Vincent de Paul, que l’amour de Dieu et du prochain poussent à secourir, à réchauffer de leur présence le plus humble des humbles, le plus misérable des misérables. Là, Sariputta ou Antinda, qui s’assied dans la solitude d’une forêt de l’Inde pour contempler la Maitri (l’amour, sans doute le même mot que Mitra) proche du Nirvana, rafraîchi par cette espérance, il étend sa bienveillance aux hommes, aux animaux et à toutes les créatures. Mais cette bienveillance universelle est l’affection d’une âme qui a pour ultime objet de se détacher de toute chose. Ne sont-ce pas là des citoyens de deux mondes bien distincts ? La plante de l’amour des hommes ne manque certes pas dans les champs du bouddhisme ; mais, sous le climat de l’Inde, a-t-elle pu grandir comme dans le monde chrétien ? [21]

Telle n’est pas l’opinion d’écrivains bouddhistes, comme le Japonais Anesaki, qui proteste contre la conception, courante en Europe, d’après laquelle le bouddhisme serait surtout une religion de négation. « Le bouddhisme », écrivait-il en 1915, « est une foi qui exhorte à sortir du moi pour rentrer dans la communion de la vie spirituelle ». Le bouddhisme et le christianisme étant de vieilles religions, qui ont évolué comme tout ce qui dure, qui se sont divisées en écoles et en sectes, il semble peut scientifique de comparer le bouddhisme et le christianisme en général ; ceux qui se contredisent là-dessus peuvent avoir raison les uns et les autres mais on doit toujours se demander s’ils parlent de la même chose.

IV

Après ces préliminaires, que l’on jugera peut-être un peu longs - mais la question, abordée pour la première fois, en valait la peine -, je me propose de tenter l’explication d’un épisode resté très obscur de la conversion de saint François telle qu’elle est racontée dans la seconde Vie de Celano. Les documents que l’on peut utiliser pour l’histoire de cette conversion sont au nombre de quatre :

1. Le Testament du saint, dicté probablement en 1226. M. Sabatier écrit avec raison : « Tout, dans ce document, révèle son authenticité. » On le trouve d’ailleurs cité deux fois dès 1230.

2. La Legenda Prima du frère Thomas de Celano, écrite quelques mois après la canonisation du saint, en 1228. L’auteur avait connu saint François, mais assez peu, ayant surtout été employé en Allemagne. On suppose, sans en avoir la preuve, qu’il fut désigné au pape Grégoire IX (autrefois protecteur de l’ordre sous le nom de cardinal Hugolin) par le frère Élie, alors tout-puissant. Grâce an R. P. Édouard d’Alençon, nous possédons, depuis 1906, une édition critique de cet opuscule. Le prologue nous apprend que Thomas, obéissant au pape Grégoire, a entrepris de raconter dans l’ordre (seriatim) ce qu’il a appris de la bouche du saint ou de témoins fidèles et éprouvés, mais cela seulement, à l’exclusion de bien d’autres actes et enseignements. De beaucoup de miracles, il n’en a inséré que peu (miracula pauca de multis). Une note inscrite sur un manuscrit de Paris dit que la légende a été lue et approuvée par le pape Grégoire IX, qui décida qu’on devait désormais s’y conformer (et censuit fore tenendam). Cela incline à croire qu’il y avait déjà d’autres légendes en cours, ce qu’explique assez l’immense renommée de réformateur et de thaumaturge qui environna saint François depuis 1216. M. Sabatier a complètement changé d’avis sur Celano ; après l’avoir beaucoup loué en 1894, il l’a accusé plus tard de n’être qu’un historien officiel, l’instrument du parti franciscain alors au pouvoir. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne mentionne même pas les frères qui avaient été les amis les plus intimes du saint, parce qu’ils appartenaient au parti zélateur opposé à Élie. Je remarque aussi que Thomas, racontant la jeunesse de saint François, ne paraît pas avoir consulté les laïcs d’Assise, qui avaient été ses compagnons ou les témoins de son existence entre les années 1200 et 1206 ; s’il l’avait fait, il aurait sans doute distingué entre les fideles et probati testes. Malgré les soupçons qu’elle autorise, cette biographie n’en est pas moins précieuse ; le R. P. Édouard d’Alençon a raison de dire qu’à défaut d’elle flous ne saurions presque rien.

3. La légende dite des Trois Compagnons, Tres socii. M. Paul Sabatier a prouvé que nous n’en avons que le début. Mais alors qu’il la croit l’oeuvre authentique, écrite en 1246, des trois frères Léon, Ange et Rufin, le feu P. van Ortroy, bollandiste, suivi par le père capucin Édouard d’Alençon, soutenait que c’est une compilation de la fin du XIIIe siècle, un écrit pseudépigraphe Je ne prétends pas trancher ce différend [22]. Dans le prologue, qui n’est peut-être pas celui de l’oeuvre que nous possédons, les Trois Compagnons disent que le dernier chapitre général leur a imposé le devoir de relater au ministre ce qu’ils savent ou ont pu découvrir au sujet du saint. Pourtant, ajoutent-ils, nous ne rédigeons pas cela à la façon d’une légende, puisque depuis longtemps des légendes ont été écrites sur sa vie et ses miracles ; nous nous contentons, comme dans une agréable prairie, de choisir les plus belles fleurs, laissant de côté bien des choses qui figurent dans les légendes précitées. Cette manière de parler ne se concevrait pas s’il n’avait encore existé, au moment où écrivaient les Compagnons, que la première légende de Celano.

4. La Legenda Secunda du même Thomas de Celano, publiée longtemps après la destitution du frère Élie, a été rédigée, de 1246 à 1247, dans un esprit assez différent de la première et avec moins de talent. Le prologue, adressé au ministre général, le prie de corriger les erreurs et d’éliminer ce qui est superflu. Une phrase surtout est digne d’attention : « Cet opuscule contient d’abord quelques faits merveilleux touchant la conversion, qui n’ont pas été insérés dans les légendes écrites il y a longtemps à son sujet parce qu’ils n’étaient pas parvenus à la connaissance de l’auteur. » Par ce pluriel (in legendis), désigne-t-il la Legenda Prima ? On devrait le croire si le singulier auctoris était pris à la lettre ; mais il est plus probable que le singulier désigne l’auteur, considéré à part, de chaque légende, et qu’il y en avait plusieurs.

Pour M. Sabatier, la Legenda Secunda a été tirée, avec addition de merveilleux, de la Légende des Trois Compagnons ; pour d’autres critiques, notamment le P. van Ortroy, c’est Celano qui est le plagié et non le plagiaire. Quoi qu’il en soit, ces deux documents sont souvent identiques ; il faut que l’un ait servi de source à l’autre, ou encore qu’ils aient une source commune.

Les manuscrits des légendes de Celano et des Trois Compagnons sont rares. Ce fait s’explique par l’existence d’une légende officielle, celle de saint Bonaventure, général de l’ordre en 1257. Au premier chapitre qu’il tint à Narbonne (1260), on le pria d’écrire une nouvelle biographie de saint François. Cette oeuvre d’édification, sans valeur historique, fut approuvée par le chapitre général de Pise (l263) ; celui de Paris (1266) déclara qu’elle était seule authentique et décida que toutes les légendes écrites antérieurement sur saint François devaient être détruites. Ainsi s’explique la disparition presque complète des oeuvres de Celano, alors que les manuscrits de la légende de Bonaventure sont difficiles à compter

S’il n’avait existé, en 1266, que trois ou quatre légendes de saint François, on s’étonnerait de l’expression : Quod omnes legendae de B. Francisco olim factae deleantur [23]. Les triomphes du franciscanisme avaient été si rapides dans toute l’Europe que la curiosité des fidèles devait réclamer une ample pâture. La décision du chapitre de Paris nous semblerait peut-être moins étrange si nous connaissions tous les documents, nés de l’esprit de parti ou d’une crédulité sans bornes, dont la condamnation y fut prononcée. À côté des légendes censurées et officielles, il dut y en avoir un grand nombre d’autres qui, copiées à peu d’exemplaires, couraient sous le manteau.

Tout au début du Testament de saint François, on lit une phrase relative à sa conversion ; c’est le seul texte digne de foi que nous possédions à ce sujet :

Voici de quelle manière Dieu m’a donné, à moi, frère François, de commencer â faire pénitence. Lorsque je vivais dans les péchés, il m’était très pénible de voir des lépreux ; mais Dieu lui-même me conduisit ait milieu d’eux et j ’exerçai la miséricorde â leur égard. Et quand je me retirai de leur présence, ce qui m’avait paru amer fut changé pour moi en douceur de l’âme et du corps. Et après je tardai peu et sortis du siècle.

Dans la Legenda Prima de Celano, il est question des lépreux au chapitre XVII. Je traduis en supprimant ce qui est oiseux :

Ensuite, le saint amateur de l’humilité se tourna vers les lépreux ; il était avec eux, les servant tous très diligemment pour Dieu, ainsi qu’il est dit dans son Testament (citation de la phrase). Il disait que la vue des lépreux avait jadis été pour lui très amère à l’époque de sa vie de vanité, quand il apercevait leurs demeures à deux milles de loin, il se bouchait les narines avec les mains. Mais alors que par la grâce et la vertu du Très-Haut il commençait à nourrir des pensées saintes et utiles, bien qu’encore revêtu des habits du siècle, il rencontra un jour un lépreux et, devenu plus courageux qu’il ne l’était jusqu’alors, s’approcha et l’embrassa.

Ce récit est développé dans la Legenda Secunda ; François y paraît sous l’aspect d’un beau chevalier qui descend de cheval pour baiser les lépreux (§9) :

Parmi tous les monstres infortunés du monde, François abhorrait naturellement les lépreux. Un jour, chevauchant près d’Assise, il en rencontra un. Bien que cet homme lui fît horreur, il sauta à bas de son cheval pour l’embrasser. Le lépreux tendait la main pour recevoir une aumône ; il reçut à la fois de l’argent et un baiser. François remonta aussitôt à cheval ; mais il eut beau se tourner de côté et d’autre, alors qu’il était dans un vaste champ sans obstacles, il ne revit plus le lépreux. Rempli d’étonnement et de joie, il décide, après peu de jours, de faire encore une oeuvre semblable. Il se dirige sers les demeures des lépreux ; à chacun il donne une pièce d’argent ; il baise chacun sur la main et sur la bouche. Ainsi il choisit l’amertume à la place de la douceur et se prépare virilement au reste de ses devoirs [24].

Bien que la visite à la léproserie soit mentionnée ici après et non avant la rencontre des lépreux, c’est bien la même histoire un peu ornée, avec le détail important du lépreux qui disparaît. Ce lépreux est évidemment Jésus-Christ lui-même, celui qui, suivant la doctrine des Pères et l’expression de Bossuet, « pâtit dans toute l’universalité des misérables ».

Le récit des Trois Compagnons est conforme à celui de Celano, sauf que la disparition mystérieuse du lépreux n’y figure pas.

En somme, nous avons ici deux épisodes. L’un, garanti par le témoignage du Testament et cité avec ce garant dans la première légende de Celano, est la visite faite par François à la léproserie : c’est un fait historique. L’autre, placé tantôt avant tantôt après le précédent, est un fragment d’une très ancienne légende qui met en contraste le jeune homme riche, se promenant dans la campagne pour son plaisir, avec ce que la misère de ce temps avait de plus effrayant et de plus hideux.

Un autre épisode de la conversion est rapporté par Celano avant et par les Trois Compagnons après celui du lépreux. Voici d’abord le récit de Celano (§9) :

Déjà, sons son vêtement séculier, il porte une âme religieuse et, quittant les lieux fréquentés pour la solitude, il reçoit souvent la visite du Saint-Esprit... Mais alors qu’il cherche les endroits cachés propices aux oraisons, le diable, par une vision malicieuse, essaie de l’en détourner. Il lui présente à la pensée (immittit cordi ejus) une certaine femme monstrueusement bossue, habitant sa ville (Assise), qui offrait à tous un aspect horrible. Il menace François, s’il ne renonce pas à ses entreprises, de le rendre semblable à cette femme. Mais, fortifié par le Seigneur, il se réjouit d’entendre la réponse du salut et la grâce, etc.

Écoutons maintenant les Trois compagnons :

Transformé à la suite de ses visites aux lépreux, il emmenait avec lui dans des lieux solitaires un certain bon compagnon qu’il aimait beaucoup ; il lui disait qu’il avait trouvé un grand et précieux trésor. Cet homme, très frappé par ce propos, l’accompagnait volontiers quand il était invité. François le conduisait souvent auprès d’une grotte voisine d’Assise ; il y entrait seul, laissant devant l’entrée son compagnon, très intrigué au sujet du trésor. Inondé d’un sentiment nouveau et singulier, François priait en secret son Père (Dieu), désirant que lui seul sut ce qu’il faisait dans la grotte ; il le consultait assidûment sur la conquête du céleste trésor. Voyant cela, l’ennemi du genre humain s’efforce de le détourner de la bonne voie où il s’engage, de le frapper de crainte et d’horreur. Il y avait à Assise une femme bossue et difforme que le démon, apparaissant à l’homme de Dieu, lui rappelait à la mémoire, et il le menaçait de l’affliger de la bosse de cette lemme s’il ne renonçait pas à son dessein. Mais le vaillant soldat du Christ, méprisant les menaces du diable, priait dévotement au fond de la grotte et demandait à Dieu de conduire sa vie, etc.

Pour être plus développé que celui de Celano - qui ne paraît pas en être un abrégé, mais comme le canevas -, ce récit n’est pas moins inepte. Laissons de côté l’histoire symbolique du trésor : pourquoi François a-t-il besoin de mystifier son compagnon au lieu d’aller faire ses dévotions tout seul ? Cet épisode peut être l’écho altéré d’une autre légende dont nous aurons à nous occuper plus loin. Mais revenons à la bossue et à Satan. Le diable menace François de le rendre semblable à une femme bossue ; pourquoi pas à un bossu ? Et quel sel y a-t-il dans une pareille menace, alors que tant d’autres pouvaient toucher davantage le jeune homme ? Mais l’absurdité même de l’histoire - que M. Sabatier passe sous silence, dont M. Joergensen a tiré un développement incroyablement verbeux et puéril - fait son prix exceptionnel à nos yeux. Évidemment, Celano a connu un récit déjà déformé par des transmissions successives, mais qu’il a arrangé comme il a pu pour lui donner une apparence de sens. Ce récit devait appartenir à la même légende que l’histoire du cavalier ; on ne pouvait les séparer l’un de l’autre. Lui et les Trois Compagnons se sont efforcés de tenir compte des deux éléments ainsi réunis, en les soudant de leur mieux dans un même chapitre. S’il fallait une preuve que la légende populaire s’était emparée de la conversion de François et l’avait racontée avant les légendes officielles, nous la trouverions ici. Cet épisode inintelligible est comme un fragment d’un ancien manuscrit inséré par négligence dans un texte plus récent et que les copistes postérieurs s’efforcent d’y rattacher en imaginant un contexte et des transitions.

V

Je crois depuis longtemps avoir reconnu ce dont il s’agit, c’est-à-dire le fond primitif de la légende. François, qui est encore homme du monde, se promène - à pied ou à cheval, peu importe - dans les environs d’Assise ; il pense déjà un peu à son salut, mais beaucoup plus à ses plaisirs, aux douceurs que lui assure sa fortune. Alors il rencontre successivement une horrible bossue, image de l’infirmité humaine, et un lépreux, image de la plus lamentable misère. Ces deux spectacles émeuvent sa pitié et lui ouvrent les yeux : il va renoncer à sa vie luxueuse pour se pencher sur les maux du genre humain.

Si je reconstitue ainsi cette histoire, c’est qu’elle n’est pas nouvelle. Elle était très familière au Moyen Âge. C’est celle de la conversion du prince Joasaph, que son père, le roi indien Abenner, avait élevé dans la quiétude la plus parfaite, à l’abri de tout spectacle qui pût troubler sa sensibilité. La légende de Barlaam et Joasaph, dont elle remplit le cinquième chapitre, n’a été publiée, dans le texte grec original, que par Boissonade (1832), mais elle a été lue un peu partout depuis le XIe siècle. On croit qu’elle a été écrite au VIIe siècle par un moine grec du nom de Jean, d’après un original beaucoup plus ancien qu’il remania pour le conformer à l’orthodoxie. Il n’en existe pas moins de vingt manuscrits grecs à Paris, datant du XIe au XVIe siècle. Vers le XIe siècle, le texte grec fut traduit en latin et passa dans presque toutes les langues de l’Europe, sans compter l’arabe, l’éthiopien, l’arménien, le syriaque. etc. Jacques de Voragine, au XIIIe siècle, en inséra un résumé dans la Légende dorée [25]. Voici la traduction du passage essentiel (V, p. 32) :

Un jour, par suite de la négligence de ses surveillants, le fils du roi en se promenant aperçut deux hommes, l’un malade, l’autre aveugle. Douloureusement ému à cette vue du prince, il cria a ses écuyers : « Qui sont ces hommes ? Quel est ce spectacle affligeant ? » Ceux-ci, ne pouvant dissimuler ce qui se présentait à la vue, répondirent : « Ce sont là des maux humains qui résultent de la corruption de la matière et des humeurs peccantes du corps [26]. »

Quelques jours après, le prince, se promenant de nouveau, rencontra un vieillard chargé d’années, le visage creusé de rides, les genoux fléchissant, tout courbé, les cheveux blancs, édenté, parlant avec peine. Le prince surpris appela le vieillard et voulut savoir ce que signifiait cet étrange spectacle. Ses compagnons répondirent : « Cet homme est très vieux ; sa force a diminué sans cesse, ses membres se sont affaiblis ; c’est ainsi qu’il est parvenu à l’état misérable où tu le vois. - Et quelle sera sa fin ? » demanda le prince. Ils répondirent : « La mort seule le délivrera, etc. » Quand le jeune prince, intelligent et réfléchi, entendit tout cela, il poussa un profond soupir et dit : « La vie est donc amère, pleine de douleurs et d’angoisse ? S’il en est ainsi, comment ne pas songer â l’approche d’une mort aussi certaine qu’inévitable ? »

Ces réflexions le préparent à entendre et à suivre les conseils que lui donnera bientôt, sous prétexte de lui montrer une pierre précieuse, le moine chrétien Barlaam. Cette mention d’un trésor caché qui, lui aussi, n’est autre que la vraie foi, a peut-être laissé une trace dans l’histoire de Celano telle que nous l’avons rapportée plus haut (le trésor).

Déjà, au XVIe siècle, l’historien de l’Inde portugaise, Diogo do Couto, qui avait lu la légende de Barlaam, s’étonnait d’entendre de la bouche des indigènes de Goa un récit pareil sur la conversion du Bouddha. Mais sa judicieuse observation fut oubliée. Il était réservé à Edouard Laboulaye de la renouveler, dans le Journal des débats du 26 juillet 1859, au cours d’un article sur les contes et apologues indiens dits Apadânas, traduits par Stanislas Julien du chinois. Après avoir remarqué, d’après Le Clerc, que l’apologue médiéval de l’homme poursuivi par la licorne dérive du roman de Barlaam et Joasaph, Laboulaye ajoute :

Il y a du reste une preuve plus forte de l’influence du bouddhisme sur l’histoire de Barlaam : cette preuve, je la tire du fond même du récit. Dans toutes les légendes orientales, Bouddha, ou plutôt Sidharta, est un jeune prince riche, heureux, époux d’une femme qu’il aime. Rien ne manque à sa joie quand, à trois reprises différentes, il aperçoit un vieillard, un lépreux, un cadavre rongé de vers. Ces trois spectacles de tristesse happent l’esprit du prince et le dégoûtent d’un bonheur qui ne peut pas durer. La vieillesse, la maladie, la mort, ces maux inévitables de la vie, voilà ce qui rend l’existence odieuse à Bouddha et le fait fuir au désert. Or, cette histoire si caractéristique, ces rencontres si particulières, c’est le roman même de Joasaph. Ce n’est pas le hasard qui peut amener de telles ressemblances ; il y faut reconnaître l’écho de l’Orient.

VI

La belle découverte de Laboulaye, développée en 1860 par Liebrecht, en 1870 par Max Müller, puis par d’autres, notamment par le regretté Cosquin (1880), est aujourd’hui universellement admise. S’il n’est pas prouvé, s’il n’est pas démontrable que le bouddhisme ait exercé une influence sur le christianisme naissant, il est sûr maintenant qu’une des légendes les plus caractéristiques du bouddhisme a pénétré au Moyen Âge dans le cycle chrétien et que Bouddha, sous le nom de saint Josaphat, a conquis une place au calendrier catholique, où on l’honore le 27 novembre. Une question accessoire restait obscure : comment la légende bouddhique avait-elle été propagée sous une forme chrétienne ? On se contenta longtemps d’alléguer les nestoriens de Syrie, mais sans pouvoir préciser leur rôle. La solution du problème parait avoir été trouvée par M. Alfaric dans un article du Journal asiatique de 1917 [27]. S’autorisant de quelques fragments du VIIIe siècle découverts au Tourfan, il estime que l’emprunt à la littérature de l’Inde a été fait par les manichéens, intermédiaires naturels entre l’Orient lointain et l’Occident par suite de leurs relations étroites avec la Perse et le Turkestan d’une part, avec l’Empire grec de l’autre. Dès le IVe siècle, un polémiste catholique, l’auteur des Actes d’Archélaüs, laisse entendre que l’hérésiarque Mani s’est inspiré des livres de Bouddha [28]. Au témoignage de l’historien arabe Birouni, Mani lui-même, dans son ouvrage dédié en 240-241 à Sapor Ier, mentionnait Bouddha au premier rang des prophètes de Dieu qui ont apporté aux hommes la sagesse et les bonnes oeuvres [29]. Il est probable qu’il puisait sa connaissance de Bouddha dans une légende gnostique qui circulait chez les sabéens de l’Irak.

Ainsi la légende de la conversion de Bouddha, d’importation probablement manichéenne, devenue populaire en Italie et ailleurs au XIe siècle [30], semble avoir été adaptée par l’imagination populaire à saint François antérieurement aux légendes écrites que nous possédons. C’est, en somme, le thème de la conversion du jeune homme heureux et insouciant par la brusque révélation des misères humaines ; ce thème reparaît, quelque peu élargi, dans le Débat des trois morts et des trois vifs, où trois jeunes fils de roi, de duc ou de comte, jolis et gais, se trouvent soudain, au cours d’une partie de chasse, en présence de trois horribles cadavres qui leur barrent le chemin et, prenant la parole, leur prêchent la repentance et la vanité des choses humaines [31]. Comme ce Débat ne nous est pas connu sous une forme littéraire antérieurement à la seconde moitié du XIIIe siècle, alors que la diffusion des versions de Barlaam s’est produite beaucoup plus tôt, il ne semble pas téméraire de postuler un rapport direct entre ces deux thèmes édifiants de folklore dont le plus ancien exemple est fourni par la littérature bouddhique, laquelle l’a certainement mis en oeuvre, mais non inventé.

Si les hypothèses et déductions qui précèdent sont accueillies, il en résultera ce fait important que la contribution des cathares à la vie religieuse et littéraire du XIIIe siècle n’a pas encore été appréciée à sa valeur. Dans le renouveau de la pensée chrétienne et de l’art chrétien à cette époque, on peut discerner une influence lointaine de l’Extrême-Orient. Le savant japonais Anesaki, qui a récemment dédié une étude sur l’art bouddhique du Japon « à la douce mémoire de saint François [32] », ne se doutait guère que ce n’est pas seulement l’esthétique et la morale, mais l’histoire qui a le droit d’évoquer le souvenir de la plus grande religion orientale à propos de la manifestation la plus éclatante du sentiment religieux en Occident [33].

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « La bossue d’Assise et la conversion de Saint François », publié dans Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

Notes

[1Revue historique, 1930, t. CXXXIII. p. 193-212 (Comptes rendus de l’Académie, 1919, p 354).

[2Les Cathares étaient surtout industriels et tisserands (Hauréau, Innocent III, p. 12).

[3Migne, Patrol. lat., CCXV, p. 365 ; cf. Luchaire, Innocent III, I, p. 119. Les incidents parallèles et contemporains de Viterbe, où les consuls élus sont des croyants cathares, éclairent ceux d’Assise (Ibid., I, p. 92).

[4C. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, t. I, p. 150 ; Lea, Histoire de l’Inquisition, t. II, p. 231 de ma traduction.

[5C. Schmidt, Op. Cit., t. I, p. 149 ; Lea, Op. Cit., t. I, p. 131.

[6Lea, Ibid., t. I, p. 113.

[7Les Opuscules, éd. Ubald d’Alençon, 1905, p. 112.

[8Lea, Histoire de l’Inquisition, t. II, p. 305.

[9Ibid., t. II, p. 309.

[10Joergensen, Saint François, p. 166.

[11Les Opuscules, p. 94.

[12Nec calciamenta in pedibus suis habentes (Reg. prima, c. 14).

[13Du Cange, aux mots Haereticus vestitus (texte du XIII e siècle).

[14Lea, t. I., p. 103. d’après J. Darmesteter.

[15Voltaire, éd. de Kehl, t. XIV, p. 276.

[16Les Opuscules, p. 42.

[18Voir le texte dans Boehmer, p. 98 : Cum autem aliquanta tempore fuissem un curia, multa inveni spiritui meo contraria ; adeo enim circa secularia et temporalia, circa reges et regna, circa lites et jurgia occupati erant, quod vis de spiritualibus aliquid loqui permittebant.

[19Bousset, dans Pauly-Wissowa, article « Gnosis », p. 1530.

[20Voir Mâle, L’Art religieux à la fin du Moyen Âge, p. 527 et suiv.

[21H. Oldenberg, Aus dem alten Indien, Berlin, 1910, p. 11 (article sur le jeune solitaire du recueil dit Cariyâ Pitaka, qui assemble autour de lui, par la force miraculeuse de l’amitié, des lions, des tigres, des sangliers et des gazelles).

[22Au Congrès des sciences historiques de Bruxelles (avril 1923), M. P. Sabatier est revenu, d’après des découvertes récentes, sur « l’existence indépendante de la légende dite des Trois Compagnons ».

[23Sabatier, Saint François, p. I. XXXV.

[24Ad reliqua servanda se parat. Le texte paraît ici corrompu.

[25Voir Krumbacher, Byzantinische Literaturgeschichte, p. 886 et suiv.

[26Il ressort de cette réponse que le malade était un lépreux.

[27P. Alfaric, « La vie chrétienne du Bouddha », Journal asiatique, sept.-oct., 1917.

[28Alfaric, Journal asiatique, sept.-oct. 1917, p. 278, avec les textes in extenso.

[29Ibid., p. 281.

[30Krumbacher remarque que cette légende, beaucoup plus ancienne, n’a pris son essor qu’au XIe siècle ; mais c’est précisément l’époque de la grande diffusion du catharisme.

[314. A. Piaget, dans Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. II, p. 211.

[32J’ai parlé de ce livre dans la Revue archéologique de mai-juin 1919 (p. 425) et brièvement indiqué, à cette occasion, la thèse qui fait l’objet du présent travail.

[33M. B. Berenson, dans son mémoire sur Sassetta, le peintre le plus ému de la légende franciscaine, avait déjà reproduit, à titre de comparaison, une peinture bouddhiste chinoise (Burlington Magazine, 1903, et à part, Dent., 1909). Son sens esthétique très sûr ne l’a pas trompé sur des affinités qui ne sont pas de simples rencontres.

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