LA DIVINATION À ROME ET L’EXIL D’OVIDE [1]
I
Dans la dixième élégie du quatrième livre des Tristes, Ovide raconte l’histoire de sa vie, de ses études, de ses longs succès, de ses malheurs. « Je venais d’avoir cinquante ans, dit-il, lorsque la colère de l’empereur offensé me condamna au séjour de Tomes, sur la rive occidentale du Pont-Euxin. »
Citons le texte des vers suivants :
Causa meae, cunctis nimium quo que nota, ruinaeIndicio non est testoflcanda meo.Quid referam comitumque nefas famulosque nocentes ?Ipsa multa tuli non leviora fuga.Indignata matis mens est succumbere, sequePraestitit invictam viribus usa suis [2]
Le sens littéral ne fait pas difficulté : « La cause de ma perte, trop connue de tous, ne doit pas être indiquée par mon témoignage. Pourquoi raconter l’indignité (nefas) de mes compagnons, la malice de mes serviteurs ? J’ai passé par bien des épreuves non moins cruelles que l’exil lui-même. Mais mon âme refusa de succomber à ces maux et, rappelant toutes ses forces, sut se montrer invaincue. »
Les deux vers sur les compagnons et les serviteurs d’Ovide me paraissent avoir été généralement mal compris. La question est d’autant plus importante qu’on allègue ce distique toutes les fois qu’on essaie de pénétrer le mystère de la faute d’Ovide, celle qui, jointe à L’Art d’aimer, le condamna à mourir dans l’exil. Déjà Cuvillier-Fleury, dans un article de la Revue de Paris, publié en 1829 [3], pensait qu’Ovide avait été victime de l’indiscrétion de ses amis. Suivant l’hypothèse qu’il proposait, le poète aurait surpris la jeune Julie avec un de ses amants ; il aurait eu le mauvais goût d’en plaisanter ; ses amis et ses domestiques auraient ébruité l’aventure :
Quid referam comitumque nefas famulosque nocentes ?
et l’empereur aurait puni de l’exil cette indiscrétion du maître et des serviteurs, qui mettait à nu l’une des plaies de sa famille [4].
Gaston Boissier, qui ne paraît pas avoir connu la thèse de Cuvillier-Fleury, en a soutenu une autre ; celle-ci a fait fortune, bien qu’elle se heurte à de fatales objections et ne puisse nullement être considérée comme la solution de ce problème historique [5]. Boissier pensait qu’Ovide, attiré dans le cercle mondain de la jeune Julie, avait favorisé ses amours avec Silanus. « Il dut y avoir, écrivait notre illustre maître [6], quelque orgie plus folle, plus bruyante que les autres… Ovide, pour son malheur, y assistait… L’affaire fit du bruit… Quelques-uns des témoins parlèrent ; Ovide, qui se trouvait être un des plus connus, fut aussi le plus compromis. Peut-être les autres l’accusèrent-ils pour se justifier. “Ai-je besoin, dit-il, de rappeler le crime de mes compagnons et de mes serviteurs ?” »
C’est donc sur cet unique passage qu’est fondée l’hypothèse d’une indiscrétion qui aurait attiré sur Ovide le courroux impérial. Mais, dans tout le reste des Tristes et des Pontiques, Ovide ne se plaint jamais d’une indiscrétion commise à ses dépens ; il ne parle jamais non plus de complices qu’on aurait épargnés, en le faisant payer pour la faute d’autrui. Il sait que le bruit de son aventure s’était répandu très vite, puisque son protecteur, Fabius Maximus, l’interrogea spontanément à ce sujet [7] ; mais le fait qu’il n’accuse personne de l’avoir trahi prouve assez clairement, à mon sens, qu’il n’y eut pas trahison dans cette affaire.
D’autre part, il se plaint souvent que, dans sa disgrâce, ses nombreux amis l’aient abandonné, aient affecté de ne l’avoir même pas connu ; deux ou trois seulement eurent le courage de lui rester fidèles :
Te sibi cum paucis meminit mansisse fidelem,Si paucos aliquis tresve duosve vocat [8]…Cumque alii nolint etiam me nosse videri,Vix duo projecto tresve tulistis open [9].
C’est cet abandon qui lui inspire le distique célèbre :
Donec eris felix, multos numerabis amicos ;Tempora si fuerint nubila, solus eris [10].
En voilà assez pour justifier la conduite indigne dont il accuse ses amis, comitum nefas. Ce dernier mot, qui est très fort, implique un manquement à la piété, au devoir religieux de la fidélité au malheur (res est sacra miser, dit Sénèque) ; il est donc parfaitement explicable, en l’espèce, par le peu que nous savons.
Et les serviteurs, les famuli qu’Ovide qualifie de nocentes, c’est-à-dire de malfaisants ? Sur ce point aussi, un passage des poèmes de son exil nous éclaire. À diverses reprises, pour atténuer sa faute, qui était, selon lui, une imprudence, une erreur, une folie, mais non un crime [11], où ses yeux seuls avaient péché, non son coeur [12], Ovide insiste sur le fait que l’empereur s’est contenté de le reléguer à Tomes, qu’il ne l’a privé ni de ses droits de citoyen ni de son patrimoine. Citons seulement un passage :
Ira quidem moderata tua est, vitamque dedisti,Nec mihi jus civis, nec mihi nomen abest,Nec mea concessa est aliis fortuna, nec exsulEdicti verbis nominor ipse tui [13].
Pourtant, dans une des Pontiques, on trouve ces vers [14] :
Recta fides comitum poterat mala nostra levare :Ditata est spoliis perfida turba meis.
Un ancien commentateur [15] a supposé que ces comites qui ont volé Ovide, qui se sont enrichis de ses dépouilles, étaient ses compagnons de route, et la justesse de cette opinion me semble évidente. Nous savons par Ovide lui-même qu’aucun de ses amis, de ses compagnons proprement dits, ne l’accompagna sur la route de l’exil : mais il était riche, accoutumé au bien-être et dut emmener de nombreux serviteurs, affranchis ou esclaves. Il les appelle ici comites et non famuli, parce qu’il ne vise pas leur état social, mais le fait qu’ils voyageaient avec lui. L’expression comites fugae se trouve ailleurs : comites bellique fugaeque, dit Pompée aux sénateurs qui l’avaient suivi, après Pharsale, jusque sur la côte de Cilicie [16].
Ainsi, pour dire les choses sans périphrases poétiques, Ovide, sur le chemin de l’exil, eut l’ennui d’être volé par ses serviteurs. Ce point acquis, on comprend à merveille l’enchaînement des idées dans les vers que j’ai cités plus haut. Ovide est condamné par l’empereur à partir pour Tomes (un distique). Il ne doit pas indiquer la cause trop connue de sa disgrâce (un distique). Ses amis l’ont abandonné, ses serviteurs se sont montrés malfaisants et il a souffert des maux pires que sa fuite même (un distique). Pourtant, son âme s’est affermie contre les malheurs et en a triomphé (un distique). On voit qu’il ne reste rien de l’explication ordinaire qui veut compléter par le témoignage d’Ovide sur l’indignité de ses amis et de ses serviteurs le peu qu’il dit, en manière de prétérition, sur la cause de son exil. J’ajoute que, si l’on avait besoin d’un argument de plus à l’appui de l’opinion que je soutiens, on le trouverait dans l’épithète nocentes. Ovide est un écrivain excellent, même en exil, et n’emploie pas d’épithètes déplacées. Un serviteur qui dépouille son maître fugitif peut à bon droit être qualifié de nocens, malfaisant ; mais s’il avait simplement bavardé hors de propos, Ovide l’aurait qualifié de loquax. Les mots famulosque loquaces auraient parfaitement terminé le vers.
II
L’hypothèse de Boissier sur la cause secrète de l’exil d’Ovide n’est pas moins inadmissible que toutes celles où l’on met en cause soit les moeurs d’Auguste, soit les moeurs d’une princesse de sa famille. Ovide, dont les vers écrits à Tomes étaient lus à Rome et y parvenaient sans difficulté, avec les cachets mêmes dont il munissait ses lettres [17], n’aurait jamais parlé de pareilles choses, fût-ce par voie de discrète allusion. Or, il en parle sans cesse, s’accusant et s’excusant à la fois, sans jamais vouloir énoncer clairement ce que les Romains, de son propre aveu, savaient fort bien, même avant son départ. C’est qu’il ne s’agit pas d’une chose honteuse pour Auguste ; il s’agit seulement d’une chose dont il était pénible et cruel de renouveler le souvenir [18]. Rappelons-nous que l’empereur était vieux, que Livie le dominait entièrement dans l’intérêt de son fils Tibère, que la succession au principat n’était pas assurée, et qu’un homme comme Agrippa Postumus, petit-fils d’Auguste, alors exilé dans l’îlot de Planasie, pouvait légitimement y prétendre. Ovide, dans les nombreuses élégies qu’il a écrites pour fléchir le courroux de l’empereur, proteste qu’il l’a toujours aimé et adoré, qu’il n’a jamais conspiré contre lui, qu’il lui souhaite longue vie et désire ardemment que Tibère, associé à l’empire, en porte le plus tard possible tout le fardeau [19]. Il flatte Tibère et Livie avec toutes les hyperboles ingénieuses que lui suggère son talent [20]. Mais le jour où il apprend la mort d’Auguste, il comprend que sa cause est perdue [21]. Tout lecteur non prévenu et attentif reconnaîtra, en lisant d’affilée Les Tristes et Les Pontiques, que Livie et Tibère sont les ennemis les plus implacables d’Ovide [22]. Or, il se trouve que le protecteur d’Ovide, Fabius Maximus, appartenant à la plus haute aristocratie romaine et ami intime d’Auguste, paraît avoir voulu du bien à l’exilé Agrippa, auprès duquel il aurait accompagné secrètement le vieil empereur, pour mourir, non sans soupçon de poison, à son retour [23]. Il se trouve aussi que la troisième femme d’Ovide — qu’Auguste n’avait jamais admise dans son intimité, à la différence d’Horace et de Virgile — était une amie intime de Livie et que, malgré les supplications réitérées du poète, elle semble n’avoir rien pu ou rien voulu obtenir de l’impératrice [24]. Quand on tient compte de ces faits, il en résulte avec évidence que la faute ou l’erreur d’Ovide consista à être témoin d’une chose funeste, funestum malum [25], qui se passa dans la plus haute société, très proche de la cour impériale [26], et mit en cause, avec la vie même d’Auguste, la succession promise au fils de Livie. Or, comme il ne peut s’agir d’une conspiration contre les jours du prince (Ovide s’en défend dans les termes les plus formels), il ne reste, à mon sens, qu’une seule hypothèse admissible, la seule peut-être qui n’ait pas encore été proposée. Ovide, reçu chez Julie, dans une maison qui touchait à celle de l’empereur, mais qui n’était pas bien vue de lui — quelque chose comme un Saint-Gratien de cette époque —, assista à une opération magique ou divinatoire dont la conclusion était qu’Auguste allait bientôt mourir et qu’il aurait pour successeur Agrippa. Ovide, venu là en poète choyé, en homme du monde, ne se doutait pas du spectacle dont le hasard allait le rendre témoin ; l’erreur, la faiblesse, la timidité dont il s’accuse [27] fut de rester là au lieu de prendre la porte. Le résultat de l’expérience ou de la consultation une fois divulgué dans Rome, sans doute par les partisans d’Agrippa, l’empereur ordonna une enquête ; on apprit que le poète, déjà très suspect au pouvoir à cause des pages licencieuses de L’Art d’aimer, peut-être aussi de ses relations mondaines avec les deux Julies, s’était compromis dans ce scandale [28]. Il n’y avait pas de quoi le condamner à mort ; l’empereur le relégua à Tomes, par un décret où Ovide était seulement accusé d’avoir écrit L’Art d’aimer et corrompu la jeunesse. Auguste ne pouvait pas alléguer la cause véritable de sa colère sans publier lui-même qu’au dire d’un devin reçu en haut lieu ses jours étaient comptés et la succession au principat incertaine. D’autre part, Ovide exilé ne pouvait pas raconter son aventure sans réveiller de pénibles images, celles de la mort imminente d’Auguste, de sa succession disputée. Dans mon hypothèse, le silence de l’empereur et les réticences du poète paraissent s’expliquer également bien. La loi de lèse-majesté, datant, semble-t-il, de Jules César et probablement révisée par Auguste, ne prévoyait pas le crime de divination. En général, Rome n’a poursuivi les pratiques superstitieuses qu’en raison de leurs effets malfaisants ; les incantations n’étaient punies que lorsqu’elles avaient causé un dommage et la prétention d’interroger l’avenir restait licite. C’est pourquoi Ovide — simple comparse, d’ailleurs — put affirmer n’avoir rien fait qui tombât sous le coup de la loi [29].
III
Auguste défendit aux astrologues de pratiquer leur métier et fit brûler leurs grimoires [30] ; c’était peut-être, comme on l’a pensé, pour protéger, contre la concurrence orientale, la vieille science officielle des augures romains. Agrippa fit chasser de Rome les astrologues [31]. Au dire de Dion Cassius, Mécène, compatriote des augures toscans, disait à Auguste que la divination était nécessaire, mais que seuls les haruspices et augures officiels devaient frayer avec le public, les autres pouvant devenir une cause de désordres dans l’État [32]. À la fin de son règne, après le désastre du Varus, un ou deux ans après l’affaire d’Ovide (en l’an 10 ou 11), Auguste fit défense aux devins de prédire, ni en particulier ni en présence de témoins, la mort de personne ; pourtant, ajoute Dion [33], l’empereur s’inquiétait si peu de ce qui le concernait personnellement qu’il alla jusqu’à publier par voie d’affiches la disposition des astres sous lesquels il était né. Tibère fut beaucoup plus sévère : il ne se contenta pas de promulguer plusieurs sénatus-consultes pour chasser d’Italie les mathématiciens, c’est-à-dire les astrologues et les mages ; il fit exécuter les magiciens étrangers, exila les magiciens indigènes et confisqua leurs biens [34] ; enfin, et c’est ce qui nous intéresse le plus, il interdit de consulter les haruspices eux-mêmes en secret et sans témoins [35] et poursuivit pour lèse-majesté ceux qui, comme Lepida, descendante de Sylla et de Pompée, interrogeaient les astrologues chaldéens sur le destin de la famille impériale (quaesitum per Chaldœos in domum Caesaris) [36]. Le fait de questionner un devin sur la vie de l’empereur ou d’un membre de sa famille devint un crime de lèse-majesté, passible des plus sévères châtiments [37]. Au cas où mon hypothèse sur l’exil d’Ovide serait la bonne, on comprendrait qu’Auguste ait interdit les consultations de ce genre ; on comprendrait surtout que Tibère, directement mis en cause par le scandale de l’an 8 [38], ait pris des mesures rigoureuses pour en éviter le retour et pour assurer la punition de ceux qui solliciteraient du ciel, à l’avenir, des indiscrétions de nature à troubler la paix publique [39] (16 apr. J.-C.).
Les textes d’Ovide sur sa faute, allusions mêlées de réticences, sont comparables aux mailles d’un filet qui doivent arrêter au passage toutes les hypothèses contraires à la réalité des faits.
Je crois — mais d’autres l’ont cru avant moi, et c’est un avertissement dont je tiens compte — que mon explication répond suffisamment à tout ce que dit et implique Ovide, qu’elle s’accommode également de ce qu’il tait et s’accorde avec un fait historique qui s’est produit la même année, le bannissement de la seconde Julie [40]. « Quand donc finira-t-on, écrivait en 1901 M. Ehwald, le meilleur connaisseur des oeuvres d’Ovide en Allemagne, de reprendre sans cesse à nouveau ces choses impossibles à éclaircir, d’augmenter le nombre des combinaisons nouvelles, non moins indémontrables que les précédentes [41] ? » Alors même que ce pessimisme serait justifié, l’attrait des mystères historiques est plus fort que toute défense d’y toucher ; il provoque une curiosité presque passionnée dont on peut dire avec une poétesse du siècle dernier, parlant de la curiosité qu’éveillent les problèmes métaphysiques :
… obstinément le désir qu’on exileRevient errer autour du gouffre défendu [42]