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Salomon Reinach

Les théoxénies et le vol des dioscures

Revue archéologique (1901)

Date de mise en ligne : samedi 16 décembre 2006

Salomon Reinach, « Les théoxénies et le vol des dioscures », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 42-57.

LES THÉOXÉNIES ET LE VOL DES DIOSCURES [1]

I

Je tiens d’un témoin oculaire que lors du choléra de 1893, dans la Russie méridionale, les paysans du gouvernement de Kherson, sourds aux avis des médecins et même aux exhortations des popes, prêtèrent une oreille complaisante à leurs sorciers de village. Ceux-ci leur conseillèrent de dresser le soir des tables chargées de mets, dans la pensée que le Choléra viendrait s’en nourrir pendant la nuit et que, le lendemain, le monstre rassasié cesserait d’exiger des victimes humaines.

Il y a là deux choses qu’il faut distinguer avec soin : un acte rituel et l’explication de cet acte. L’explication vaut ce qu’elle vaut et ne mérite sans doute pas d’être retenue, car elle peut avoir été imaginée pour la circonstance. Il n’en est pas de même du rite qui paraît, au contraire, très ancien : c’est le rite même des Lectisternes qui, suivant la tradition romaine, aurait été introduit à Rome en 399 av. J.-C. à l’occasion d’une épidémie calamiteuse et qui fut plusieurs fois renouvelé en semblable occurrence. C’est aussi le rite des théoxénies grecques, c’est-à-dire des banquets ([…]) offerts aux dieux et aux héros, soit pour apaiser leur courroux, soit pour leur rendre grâces. Ces usages classiques se présentent à nous, dans les textes, sous une forme demi-savante, alors que la superstition des paysans russes nous en offre un exemple pur d’alliage. Tout porte à croire que c’est là une survivance d’une pratique très ancienne, antérieure de bien des siècles à la diffusion du christianisme en Russie.

L’idée générale sur laquelle est fondé le rite des théoxénies paraît être celle-ci : que la nourriture prise en commun constitue un lien particulièrement sacré entre ceux qui y participent. Le banquet, acte essentiellement social, est par cela même, à l’origine, un acte religieux [2]. Un étranger, admis à la table d’un clan, est comme naturalisé dans ce clan, dont la protection au moins temporaire lui est assurée. Cette conception semble particulièrement vivace chez les nomades, où les clans vivent isolés les uns des autres et souvent à l’état de guerre. Aussi en trouve-t-on les plus frappants exemples chez les peuples sémitiques. Dans le livre de Josué (IX, 14), les Israélites s’allient aux Gabaonites par le seul fait d’accepter de ceux-ci des provisions de bouche. Vers l’époque de Mahomet, on raconte que Zaïd el-Haïl refusa de tuer un voleur qui avait enlevé ses chameaux, parce que ce dernier, avant de commettre ce vol, avait bu une gorgée de lait dans la coupe du père de Zaïd [3]. « Il y a du sel entre nous », disent les Arabes, pour motiver le respect que leur inspire un commensal. On prétend que, chez les Arabes modernes, la protection assurée au convive dure pendant trois jours pleins après son départ [4].

Un dieu ou un héros, qui s’assied à la table d’un mortel, conclut ou renouvelle avec lui un pacte d’alliance ; il fait ou refait sa paix avec lui. Si le dieu ou le héros est le protecteur, le génie tutélaire de la tribu, celle-ci, dans un moment de détresse, songera naturellement à resserrer les liens qui l’unissent à lui en l’invitant à participer à un banquet, à manger avec elle des mêmes aliments. De la sorte, la sainteté et la puissance du dieu seront de nouveau, pour ainsi dire, inoculées au clan ou à la tribu. Bien plus, la parenté par le sang qu’on suppose exister entre le dieu local et ses fidèles sera confirmée et consolidée, car la communauté du sang, aux yeux des primitifs, se lie ou se fortifie par la communauté de la nourriture. Ainsi s’explique qu’en Grèce et à Rome les familles qui avaient coutume d’offrir des repas à certains dieux ou héros passaient pour leur être apparentées. Cette idée donna plus tard naissance à des légendes d’un caractère rationaliste, qui impliquent généralement le commerce illégitime d’un dieu ou d’un héros avec une mortelle, membre de la famille qui lui offrait l’hospitalité. Ce sont là les balivernes de la fable ; le fait primitif, c’est le sentiment de la parenté fondé sur la tradition d’une théoxénie, périodiquement renouvelée sous les espèces d’un acte religieux.

M. Bouché-Leclercq, il est vrai, se conformant aux idées généralement reçues, trouve, à la base de la coutume du lectisterne, « l’idée de se concilier la faveur des dieux ou de détourner leur colère en leur offrant des aliments » [5], idée qui serait, selon lui, au fond de tous les cultes primitifs et, en particulier, des sacrifices. Cette manière de voir comporte la théorie du sacrifice-don et prête aux mêmes objections, qui me semblent décisives. L’une et l’autre impliquent, à une époque qu’on dit primitive, l’existence d’un sacerdoce, c’est-à-dire d’hommes ayant qualité pour recevoir au nom du dieu, pour jouir de ce qu’on lui offre ou le recueillir, pour provoquer enfin, parce qu’ils y trouvent leur avantage, le renouvellement des offrandes. Cet état de choses a existé très anciennement chez les peuples à évolution rapide ; mais la meilleure preuve qu’il n’est pas primitif, au sens ethnographique de ce mot, c’est-à-dire contemporain de la constitution des sociétés et des religions, c’est que nombre de peuples, aujourd’hui encore, ne connaissent pas de sacerdoce organisé. Du reste, M. Bouché-Leclercq affaiblit lui-même sa thèse en citant comme exemple, quelques lignes plus loin, le Zeus d’Homère « qui s’applaudit de ce que son autel n’a jamais manqué de mets équitablement partagés, de libations et de graisses ». Un autel, un prêtre qui vit de l’autel, ce sont là des choses homériques, mais non primitives. Quelque grossière que puisse nous paraître une pareille conception de la divinité, elle appartient à une période très éloignée des débuts de la religion, où le dieu s’est déjà isolé des hommes, où il entretient avec eux des rapports de maître à sujet et non plus de consanguin et d’allié. C’est à cet éloignement du dieu que répond la nécessité du sacerdoce, intermédiaire entre la divinité et les fidèles. Le rituel d’Homère n’est pas plus primitif que sa mythologie et ce n’est pas là qu’il convient de chercher ce qu’y croyait trouver Fénelon, « l’aimable simplicité du monde naissant ».

Nombre de textes et de monuments classiques nous montrent des divinités ou des héros invités à des banquets par les mortels [6] ; c’est peut-être par l’effet d’un simple hasard que certaines divinités importantes, comme Arès, Poséidon et Hermès, ne sont ni mentionnées ni figurées comme y prenant part [7]. Mais il est un ordre de représentations, formant un groupe bien délimité, où l’on voit des divinités descendant du ciel pour prendre place à la table que les hommes ont dressée à leur intention. Ces monuments, qui se rapportent évidemment à l’usage des théoxénies, ont ceci de particulier que, dans tous ceux qu’on a signalés jusqu’à présent, les divinités ainsi figurées dans l’acte de se rendre à l’invitation des mortels sont les divins jumeaux de Léda, les Dioscures.

II

Le caractère mythique des Dioscures les destinait tout naturellement à ce rôle de divinités protectrices et familières, aimant à fréquenter les hommes et à se mêler à eux. Ce ne sont pas seulement, en effet, des dieux bienfaisants, […] ; ce sont encore des dieux ambulants, sans cesse par voies et par chemins, comme ces bons héros des romans de chevalerie avec lesquels nous leur trouverons, d’ailleurs, d’autres caractères communs ; ce sont, enfin, des dieux amis de la justice et, comme il convient à des voyageurs, attachant une singulière importance à cette vertu des nomades, l’hospitalité.

Les Dioscures punissent le Spartiate Phormion, chez qui ils se sont présentés comme des étrangers venant de Cyrène, parce qu’il a refusé de les recevoir dans la chambre qu’occupait sa fille : le lendemain, la jeune fille avait disparu et l’on trouva dans son lit les images des Dioscures avec une table et un rameau de silphium [8]. Ils récompensent Pamphas pour leur avoir donné l’hospitalité et leurs bienfaits, au témoignage de Pindare, s’étendent à ses descendants [9].

Les théoxénies des Dioscures sont mentionnées, dans la littérature grecque, dès le Ve siècle ; Bacchylide les appelle à un banquet et s’excuse de sa pauvreté qui l’empêche de les recevoir dignement. Diodore raconte que les Locriens, ayant envoyé à Sparte pour demander du secours, reçurent pour réponse qu’ils devaient se concilier la protection des Dioscures. Les envoyés dressèrent sur leur navire un lectisterne, […], où ils placèrent les images des Tyndarides. À Sparte, à Agrigente, à Athènes même, les Dioscures étaient invités à des banquets comme des hôtes publics. Parfois, ils consentaient à se montrer aux hommes et l’on peut croire que les théoxénies éveillaient toujours le souvenir d’une théophanie lointaine ou l’espoir d’une théophanie renouvelée. Pausanias raconte que deux jeunes Messéniens, profitant d’un jour où les Spartiates célébraient la fête de Castor et de Pollux par des festins et des jeux, se présentèrent tout à coup au milieu d’eux, vêtus de tuniques blanches et de chlamydes de pourpre, montés sur des chevaux magnifiques, coiffés de bonnets coniques et tenant une lance à la main. Les Spartiates, croyant que c’étaient les Dioscures, arrivés pour participer aux fêtes en leur honneur, se prosternèrent devant les deux Messéniens ; ceux-ci firent alors un grand carnage de leurs adorateurs et revinrent sains et saufs à Andanie. Irrités de ce sacrilège, dit Pausanias, les Dioscures poursuivirent les Messéniens de leur haine et ne consentirent à leur retour dans leur pays qu’au temps d’Epaminondas. Jason de Phères, au rapport de Polyen, ayant besoin d’argent pour solder ses troupes après une victoire, répandit le bruit qu’il devait son premier succès à l’intervention des Dioscures et qu’il avait promis de les inviter à un festin. On porta au camp des tables avec de la vaisselle d’or et d’argent, dont Jason se hâta de s’emparer pour payer ses troupes. Cette anecdote prouve que les théoxénies, très simples à Athènes, étaient célébrées, en d’autres lieux, avec grand luxe, à l’imitation des banquets où les cités grecques invitaient les chefs ou les députés d’autres États [10].


Théoxénie des Dioscures

Les monuments théoxéniques auxquels nous avons fait allusion se divisent en trois groupes, dont deux ne comptent encore chacun qu’un seul monument :

1. Stèle de Larissa, rapportée au Louvre par M. Heuzey [11]. On voit, à la partie inférieure, une table chargée de mets auprès d’un lit de festin ; devant la table, un homme offre une libation sur un autel, tandis qu’une femme lève le bras droit vers le ciel, où apparaissent les Dioscures à cheval. Au-dessous des deux cavaliers plane une Niké portant une couronne. L’inscription est une dédicace aux Dioscures, […]. Le sacrifice et le banquet qui leur sont offerts constituent la théoxénie ; ils arrivent à travers les airs pour se rendre au festin ;

2. Lécythe blanc de fabrique attique ou naucratite, découvert à Camiros de Rhodes en 1867, aujourd’hui au Musée britannique [12]. Dans le bas, un lit de festin avec trois couvertures et un coussin à chaque extrémité ; dans le champ, les Dioscures galopant à droite au-dessus du lit (figure de la Théoxénie des Dioscures) ;

3. Série nombreuse de plaques en terre cuite découvertes à Tarente, presque tout en fragments. On y voit les Dioscures galopant en sens inverse et planant au-dessus d’une table chargée de gâteaux et de fruits [13].

III

Un caractère commun des chevaux montés par les Dioscures, c’est qu’ils planent dans les airs sans être ailés. Apparemment, si la tradition grecque les avait représentés, dès l’origine, comme des cavaliers descendant du ciel, elle aurait fait de leurs chevaux des Pégases et l’art se serait conformé à la tradition. On ne voit pas pourquoi l’on aurait hésité à attribuer des chevaux ailés aux Dioscures comme au héros lycien, Bellérophon. La conclusion qui s’impose, c’est que, dans la tradition, les Dioscures descendant du ciel n’étaient pas des cavaliers. Il y a, du reste, une très bonne raison pour que les Dioscures n’aient pas été considérés, à l’origine, comme des dieux cavaliers : c’est que l’équitation est un art récent, postérieur aux temps homériques, et qu’à l’époque où les légendes grecques se formèrent il ne pouvait être question de dieux cavaliers. Quand on commença à associer ces divinités à des chevaux, on dut les représenter comme conduisant des chars, à la façon des héros d’Homère ; Pindare et Euripide les montrent encore dirigeant un char d’or à travers les airs [14]. Cette dualité de motifs suffirait à prouver qu’ils ne sont primitifs ni l’un ni l’autre. Le seul fait attesté par la tradition, c’est que les Dioscures fendaient les airs en vertu d’un pouvoir inhérent à leur nature divine ; l’art dut s’en tenir à cette conception quand il leur prêta un véhicule ou des montures. Toutefois, l’auteur de la plus récente représentation d’une théoxénie qui soit venu jusqu’à nous, la stèle de Larisse, paraît avoir éprouvé un scrupule à cet égard. Il a placé au-dessous des deux cavaliers une Victoire les ailes étendues. Cette Victoire n’est pas — ou n’est pas seulement — le symbole d’un succès dû à la protection des Dioscures et que commémore le monument conservé, car on ne comprendrait pas, s’il en était ainsi, que Niké ne planât pas au-dessus des cavaliers. Si l’artiste (s’inspirant, sans doute, d’un modèle bien antérieur) l’a placée au-dessous d’eux, c’est qu’elle a mission de les soutenir dans les airs, comme font les aigles dans les scènes romaines d’apothéose [15]. Cette figure est une réponse à la question qui devait naturellement se poser aux spectateurs de monuments théoxéniques : comment des cavaliers, montés sur des chevaux qui ne sont pas des Pégases, peuvent-ils descendre du ciel par la « route des oiseaux » ?

Quelle que soit, en effet, la part des conventions dans l’art antique et quelque puissance que la fable ait attribuée aux dieux personnifiés, le rationalisme hellénique reprend toujours ses droits et exige au moins un certain respect des vraisemblances. Hermès a beau être un dieu : avant de prendre son vol à travers les airs, il attache des talonnières à ses chevilles (primum pedibus talaria nectit | Aurea, dit Virgile). Aphrodite traverse les airs, mais il lui faut pour cela un char traîné par des colombes ou par des cygnes [16], ou encore un cygne qui lui serve de monture. Apollon, lui aussi, monte sur un cygne ou sur un trépied ailé [17], qui est, soit dit en passant, la plus ancienne représentation connue d’un aérostat plus lourd que l’air ; ailleurs, il conduit un char traîné par des chevaux ailés [18]. Les dieux ne possèdent pas, par eux-mêmes, le pouvoir de lévitation ; ceux que l’on représente généralement dans les airs sont pourvus d’ailes, comme Niké, Eos, Iris, les Gorgones, Borée, Eros, etc. Il est vrai que souvent les chevaux qui traînent le char d’Hélios, ou celui d’Athéné conduisant Héraklès à l’Olympe, ne sont pas ailés ; mais, sur les vases et les bas-reliefs, rien n’indique qu’ils prennent leur course à travers l’espace ; ils semblent plutôt suivre la crête d’une montagne et parfois la ligne du terrain est même indiquée sous leurs sabots [19].

À la différence de l’Aphrodite étrusque, l’Aphrodite grecque n’est jamais ailée, jamais non plus, à ce que je sache, elle n’est portée dans les airs par des Nikés ou par un aigle, mais seulement par le cygne, volatile que l’on trouve souvent groupé avec elle et qui compte parmi ses animaux familiers. Le groupe d’Aphrodite montée sur un cygne n’est donc pas dû à la fantaisie des artistes, pas plus que celui d’Aphrodite dans un char traîné par des cygnes ou des colombes ; ce sont là les échos d’une conception plus ancienne qu’un demi-rationalisme a transformée. Cette transformation, dont on citerait beaucoup d’exemples, est, en vérité, un dédoublement : le dieu a été séparé de l’animal, qui est devenu son attribut ou sa monture. De même qu’il a existé, dans la mythologie grecque primitive, un Zeus-aigle, devenu Zeus aétophore ou parfois Zeus monté sur un aigle, de même il y a eu une Artémis-chèvre, devenue Artémis Épitragia, et une Aphrodite-cygne, devenue Aphrodite au cygne ou sur le cygne [20]. Apollon, lui aussi, est en relations étroites avec le cygne. À Ténédos, où, du temps de l’Iliade, existait un sanctuaire d’Apollon, on honorait aussi Ténès en qualité d’héros éponyme. Or, Ténès avait pour père Kyknos, fils de Poséidon et de Scarnandrodike, qui fut exposé par sa mère sur le rivage de l’Hellespont et nourri par un cygne. Otfried Müller avait été frappé de ces rapprochements et s’exprimait ainsi dans ses admirables Prolégomènes : « Le cygne, en tant que père du héros principal de l’île apollinienne (Ténédos), est en relations directes avec le dieu, dont la légende fait aussi le père véritable de Ténès. Il faut reconnaître ici un mythe local de Ténédos. D’ailleurs, l’idée qu’un cygne, et non Apollon, serait le père d’un héros, implique une naïveté et une hardiesse de fantaisie qui nous reportent à une époque bien plus ancienne que les poèmes homériques. » Après avoir cité ces lignes, M. Andrew Lang ajoute [21] : « Si Otfried Müller avait su que cette “naïveté et hardiesse de fantaisie” se retrouvent aujourd’hui même, par exemple dans la tradition de la tribu des Cygnes en Australie, il aurait probablement reconnu dans le héros Kyknos une simple survivance de la phase totémique. » Je crois, en effet, comme M. Lang, qu’il n’a manqué à Otfried Müller, pour découvrir cette explication très vraisemblable, que les lectures d’ethnographie dont les mythologues de son temps se dispensaient et qui ne paraissent pas encore s’imposer toujours à ceux du nôtre.

Si Aphrodite et Apollon ou, pour mieux dire, une Aphrodite et un Apollon ont été primitivement des cygnes, il n’est pas étonnant que ces divinités, une fois anthropomorphisées, aient conservé des relations étroites avec le beau volatile aquatique dont la légende divine a contribué à former la leur.

C’est, en effet, une chose digne de remarque et qui prouve la continuité des traditions mythologiques chez les Grecs, comme la subordination de l’art plastique à ces traditions : les divinités ou les héros d’origine animale conservent toujours quelques vestiges de leur nature première dans les oeuvres de la littérature et de l’art, qui sont pourtant postérieures de bien des siècles au triomphe complet de l’anthropomorphisme. Cela serait inexplicable sans la ténacité des légendes locales qui, comme l’a vu Otfried Müller, plongeaient dans un passé infiniment plus reculé que la civilisation homérique. Si l’on a pu, de nos jours, établir de frappants parallèles entre certains mythes grecs et australiens, cela tient évidemment à ce que les mythes grecs en question remontent à une époque où la civilisation de la Grèce était encore au même niveau, au même stade d’évolution que celle de l’Australie actuelle. Toute l’école nouvelle de mythologie est fondée sur cette idée vraiment scientifique que les couches de culture humaine sont caractérisées par certains mythes, comme les couches terrestres synchroniques par certains fossiles.

Parfois la marque de l’origine animale n’est plus conservée que dans un détail du costume : le dieu ou le héros est habillé de la dépouille de l’animal ou en décore une partie de son armure. Ainsi, dans Virgile [22], Cupavon, fils de Cycnus, porte un casque orné de plumes de cygne :

Cujus olorinae surgunt de vertice pennae.

IV

Revenons aux Dioscures ; aussi bien sommes-nous maintenant préparés à comprendre pourquoi, dans les oeuvres d’art que nous avons décrites, ils descendent du ciel sur des chevaux non ailés, en dépit des scrupules rationalistes que nous avons constatés chez les artistes grecs et sous l’influence d’une tradition impérieuse qui voulait qu’ils pussent galoper ainsi.

Les Dioscures sont nés d’un oeuf ; ils sont fils de Zeus transformé en cygne et de Léda. Cette légende remonte à une phase de la civilisation où l’on croyait que les animaux avaient commerce avec les mortelles et que ces unions pouvaient être fécondes, phase assurément très ancienne en Grèce, mais qui, sur d’autres points du globe, s’est prolongée, pour notre édification, jusqu’au XXe siècle. Les fils d’un cygne et d’une femme — Lada, en phrygien, signifie « femme » — ne pouvaient être que des hommes-cygnes, comme le fils d’un taureau et de Pasiphaé ne pouvait être qu’un homme-taureau, le Minotaure. Donc, a priori, les démons qu’on a nommés plus tard Castor et Polydeukès, ou qu’on a identifiés aux héros lumineux de ce nom, devaient, dans la pensée des premiers Grecs, participer de la nature des cygnes, c’est-à-dire fendre les airs sous l’aspect de masses blanches et rechercher la société des hommes. La légende faisait de ces cygnes blancs les hôtes imprévus et toujours bien accueillis d’une tribu habitant les bords d’un lac ou d’une rivière, comme le lac Boebeis de Thessalie, ou le Scamandre, ou encore l’Eurotas. Cette vision populaire a traversé les siècles et survécu aux vicissitudes de la pensée réfléchie. Le couple des cygnes divins s’est transformé en un couple d’éphèbes ; ces éphèbes sont devenus des cavaliers ; mais ils sont restés blancs, vêtus de tuniques blanches, montés sur des coursiers d’une blancheur éclatante, […] [23] et ils ont conservé le privilège de fendre les airs pour venir prendre leur nourriture auprès des hommes. Un détail de leur costume, au dire des Anciens, attestait encore leur origine : suivant Lucien [24], le pilos des Dioscures est la moitié de l’oeuf dont les Tyndarides étaient sortis.

Ainsi, tandis qu’Aphrodite (je veux dire une des composantes de l’Aphrodite hellénique) est une femme-cygne, les Dioscures, comme Apollon et Kyknos, sont des hommes-cygnes. Pourquoi les Dioscures, cependant, sont-ils montés sur des chevaux non ailés et non pas, comme Aphrodite et Apollon, sur des cygnes ? Sans doute par suite d’une confusion très ancienne entre des dieux cygnes et des dieux cavaliers [25], dont le produit, le type classique des Dioscures, a conservé d’une part la blancheur du cygne et son don de fendre les airs, de l’autre le cheval, devenu son inséparable attribut.

V

Nos conclusions peuvent s’autoriser de faits empruntés à des mythologies qui ne sont ni américaines ni australiennes, mais européennes et mêmes aryennes, si tant est que l’on puisse encore appliquer à des mythologies une épithète qui ne convient qu’à des langues et ne peut s’étendre que par abus à ceux qui les ont parlées.

En sanscrit, le même mot, hansa, désigne le cygne, le canard et l’oie [26]. Or, la mythologie hindoue connaît deux êtres divins, bienfaisants et secourables, les Açvins, qu’on a depuis longtemps rapprochés des Dioscures grecs. Dans les Veda, les chevaux des Açvins sont appelés des hansas nourris d’ambroisie ; on se les figure donc comme traînés par des cygnes. Dans l’épopée hindoue, un cygne blanc est la monture du dieu Brahma. La conception du cygne divin n’a donc pas été étrangère à l’Inde, comme en Grèce, il a été assimilé à la lumière, car si les Dioscures sont aussi des étoiles ou le feu Saint-Elme, Agni, le feu, dans un hymne védique, est qualifié lui-même de hansa.

Dans les légendes germaniques, les femmes-cygnes, qu’Eschyle connaît déjà dans le nord de l’Europe [27], jouent un rôle très important et offrent ample matière à la poésie. Ce sont des Walkyries, affublées d’un corps de cygne qu’elles peuvent déposer pour reprendre la forme humaine. Elles traversent les airs et les eaux, séjournent volontiers sur le rivage de la mer et prédisent l’avenir [28]. Ce sont des femmes-cygnes qui, dans les Nibelungen, annoncent à Hagen la destinée des Burgondes [29]. Le corps de cygne dont elles sont revêtues s’appelle âlptarhamir, chemise de cygne. L’une d’elles voltige en chantant au-dessus de la tête d’un héros qu’elle protège et qui, un jour, d’un coup d’épée maladroit, lui coupe le pied ; dès lors son bonheur l’abandonne. Un jeune homme, dans un conte populaire, voit trois cygnes s’abattre sur le rivage, ôter leurs chemises de cygne et, transformés en jeunes filles, se baigner dans la mer ; puis elles reprennent leurs chemises et s’envolent. Il revient une seconde fois les épier et dérobe la chemise de la plus jeune ; elle se jette à ses pieds et le supplie vainement de la lui rendre : sur son refus, elle consent à l’épouser. Après sept ans de vie commune, il lui montre un jour la chemise dérobée ; à peine l’a-t-elle ressaisie, qu’elle se transforme en cygne et s’envole par la fenêtre. Le mari délaissé meurt de chagrin.

Un paysan avait un champ où, chaque année, dans la nuit de la Saint-Jean, toutes ses cultures étaient foulées aux pieds et ravagées. Deux ans de suite, il aposta ses deux fils aînés pour surveiller le champ ; à minuit, ils entendirent un bruissement dans l’air et s’endormirent soudain. L’année d’après, ce fut le troisième fils qui veilla ; il résista au sommeil et vit arriver trois grands oiseaux qui déposèrent leurs ailes et, devenus femmes, se mirent à danser avec frénésie sur le champ. Il se lève, saisit les ailes et les cache sous la pierre qui lui sert de siège. Quand les jeunes filles furent fatiguées de danser, elles vinrent à lui, réclamant leurs ailes ; il déclara que si l’une d’elles voulait l’épouser il rendrait leurs ailes aux deux autres. Le conte se termine, comme beaucoup de contes, par un mariage.

Grimm pensait que les femmes-cygnes avaient également été familières à la mythologie celtique. Les robes blanches des fées françaises ne seraient autre chose que les chemises de cygnes des Walkyries. Vu la confusion perpétuelle entre l’oie et le cygne dont l’Antiquité classique offre de nombreux exemples, il croyait reconnaître une femme-cygne dans la reine à la patte d’oie, la reine Pédauque. Depuis Grimm, on a signalé une femme cygne dans une légende irlandaise et Luzel a recueilli, dans l’île d’Ouessant, des traditions relatives à des femmes-cygnes [30].

Dans une légende d’origine néerlandaise [31], qui a pris une forme littéraire en France et une forme philosophique en Allemagne, Lohengrin, le chevalier bienfaisant, arrive pour délivrer Elsa dans un bateau conduit par un cygne ; ce cygne est le jeune frère d’Elsa, victime des artifices d’une sorcière. Mais Lohengrin lui-même, le chevalier au cygne [32], ne doit pas échapper à la loi commune qui identifie, dans un passé lointain, le héros à son animal familier. Comme les Dioscures, il a été d’abord, longtemps avant de s’appeler le chevalier lorrain, le chevalier-cygne ou le cygne chevaleresque, fendant l’air par la route des oiseaux pour secourir l’innocence persécutée. Ce rôle de justicier, attribué aux grands oiseaux, a laissé une trace dans la littérature grecque : tout le monde connaît, ne fut-ce que par la ballade de Schiller, la légende des grues d’Ibycos [33].

Je ne me suis pas proposé, dans ce mémoire, d’analyser les autres éléments qui sont entrés, par voie de syncrétisme, dans la conception classique des Dioscures. Mon but a été d’appeler l’attention sur un caractère négligé des scènes de théoxénie qui paraît accuser, malgré le silence des textes littéraires, l’assimilation primitive des Dioscures aux cygnes, en conformité avec la légende de leur naissance. J’ai voulu montrer également, après d’autres, que les types légendaires des hommes-cygnes et des femmes-cygnes, encore visibles et comme affleurants dans la mythologie germanique, se laissent seulement deviner dans les couches profondes de la mythologie grecque, qui nous est pourtant connue par des documents beaucoup plus anciens. Preuve nouvelle, si j’ai raison, que la science comparée des fables n’a pas le devoir exclusif de rapprocher des témoignages contemporains, mais qu’elle est autorisée à conclure, de la similitude des conceptions mythiques, à celle des milieux intellectuels où elles sont nées.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Les théoxénies et le vol des dioscures », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 42-57.

Notes

[1Revue archéologique, 1901, II, p. 35-50.

[2Robertson Smith, Religion der Semiten, p. 206.

[3Robertson Smith, op. cit., p. 207.

[4Voir A. von Kremer, Studien zur vergleichenden Culturgeschichte, I et II (Vienne, 1889), p. 1 et suiv. (Brot und Salz). — Je dois cette indication à mon savant confrère M. H. Derenbourg.

[5Dictionnaire des antiquités, art. « Lectisternium », p. 1006.

[6Voir les références données à la page 1008, note 5, de l’article « Lectisternium » du Dictionnaire des antiquités.

[7Il est pourtant question d’Hermès et de Poséidon dans le lectisterne célébré à Rome en 499 (Tite-Live, V, 13).

[8Voir mon article « Dioscuri » dans le Dictionnaire des antiquités, p. 256.

[9Ibid.

[10Ibid., p. 256, 257.

[11Heuzey, Miss, de Macédoine, pl. XXV ; Dictionnaire des antiquités, fig. 2438.

[12Brit. Mus. Vases, t. 11, n° 633 ; Dictionnaire des antiquités, fig. 2439 ; Roscher, Lexikon, t. I, p. 1170.

[13Petersen, Röm. Mittheil., 1900 (t. XV), p. 24, 35 ; Gastinel, Revue archéologique, 1901, 1, p. 51.

[14Pindare, Pyth., V, 10 ; Euripide, Hel., 1495. Cf. Dictionnaire des antiquités, p. 255.

[15Cf. Petersen, Röm. Mittheil, 1900, p. 37, auquel appartient cette observation.

[16Annali, 1845, pl. M.

[17Monumenti, I, 46.

[18Ibid., IX, 28.

[19Par exemple Annali, 1837, pl. H.

[20Cf. Frazer, Pausanias, t. IV, p. 106.

[21A. Lang, Myth, Ritual and Religion, t. I, p. 269.

[22Virgile, Aen., X, 186.

[23Euripide, Iph. Aul., 1154.

[24Lucien, Dial. Deor., 26.

[25Ou, pour mieux dire, des dieux-chevaux. Le culte du cheval a laissé sa trace dans les bas-reliefs funéraires représentant des banquets, où paraît souvent une tête de cheval à travers une lucarne ; j’ai proposé autrefois d’y voir une allusion aux théoxénies des Dioscures (Le Bas-Reinach, Voyage archéol., p. 74).

[26A. de Gubernatis, Mythologie zoologique, trad. Regnaud, p. 322 et suiv.

[27Eschyle, Prom., 797 : […].

[28Pour tout ce qui suit, voir Grimm, Deutsche Mythologie, éd. E. H. Meyer, t. I, p. 354 sq.

[29Mogk, ap. Paul, Grundriss der German. Philologie, t. I, p. 1027.

[30Revue celtique, t. II, p. 287.

[31Paul, Grundriss, II, 1, p. 454 (wahrhaft niederländische Sage).

[32La légende française du chevalier au cygne, insérée dans la généalogie de Godefroy de Bouillon, est identique à celle de Lohengrin. Il en existe une imitation anglaise du XIVe siècle (Paul, Grundriss, II, 1, p. 666).

[33Je sais bien que, sous la forme où cette légende nous est parvenue et que Schiller a popularisée, le vol de grues n’est que l’occasion, la cause fortuite d’un acte de justice ; mais il me semble évident que, dans un état plus ancien de la légende, les grues apparaissaient comme des justicières ou, du moins, comme les dénonciatrices des assassins.

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