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Paul Sérieux

Délire érotique

Les Folies raisonnantes (1909)

Date de mise en ligne : samedi 10 mars 2007

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Paul Sérieux, « Délire érotique », Les Folies raisonnantes, le délire d’interprétation, (Chapitre II, Section IV), Éd. F. Alcan, Paris, 1909, pp. 115-121.

DÉLIRE ÉROTIQUE

Parfois associées aux idées de jalousie, les idées amoureuses persistent plus ou moins longtemps dans quelques cas de délire d’interprétation : amour tantôt purement platonique, tantôt accompagné de désirs charnels, suivant la mentalité et les tendances du sujet. Né d’interprétations le délire érotique en est aussi une source abondante. Il a quelquefois pour objet une personne que le malade n’a jamais vue, mais qu’il connaît par des allusions voilées, des propos mystérieux dont il a seul la clef.

Pour les amoureux d’artistes lyriques, les jeux de physionomie et la déclamation deviennent autant de témoignages d’amour. Un dégénéré se trouvant au théâtre de la Monnaie à Bruxelles fut frappé de l’étrange fixité du regard d’une chanteuse : « On eût dit qu’elle voulait me jeter un fluide », déclare-t-il. Quelques mois après à l’Opéra il retrouve la même actrice qui de nouveau le regarde avec une troublante fixité. Chaque fois qu’elle est rappelée sur la scène ses salutations ne s’adressent bien visiblement qu’à lui. Le lendemain il revient au théâtre mais se met à une place différente, de côté et non de face ; malgré ce changement c’est encore vers lui, à l’exclusion des autres spectateurs, que se tourne la cantatrice. Une autre fois, avant de disparaître dans la coulisse, elle lui décoche un baiser passionné ; il assiste à la représentation suivante et a soin de changer encore de place : toujours le baiser s’envole dans sa direction [1]. Le sujet de l’observation X s’attribue de même les gestes et les phrases du livret chantées par l’actrice : « Poète des amours, viens sur mon sein dormir… »

Les interprétations apparaissent même loin de l’être aimé. Des phrases de journaux, quelques lignes d’un feuilleton, répondent aux lettres des malades. Une correspondance s’établit par l’intermédiaire des « petites annonces ». Sur celles-ci une paranoïaque de Krafft-Ebing bâtit presque entièrement son délire : entre elle et celui qu’elle appelle « son sanctuaire » brouilles et réconciliations se succèdent suivant la tournure des réponses aux communications qu’elle envoie à la quatrième page du journal. De prétendus rendez-vous se donnent ; les amants n’ont garde d’y manquer ; sous un déguisement ils reconnaissent l’objet de leur tendresse. Celui-ci, frôlé par une femme voilée, la voit tressaillir aussitôt ; cet autre rencontre un fiacre dont le cocher lui fait signe : « elle est là ! » L’aimée ne se montre pas : c’est que leurs sentiments doivent rester secrets, qu’elle craint de se compromettre ou de ne pouvoir maîtriser son trouble. Sont-ils repoussés : on veut les éprouver, les hausser à un amour sublime. Telle couleur de robe, de chapeau, tel geste d’une personne rencontrée veut dire qu’il y a empêchement momentané au mariage, ou bien que l’union doit se faire tel jour, à telle heure, à tel endroit. D’aucuns imaginent que des hostilités étrangères s’opposent à une union désirée des deux côtés ; on leur tend des pièges : « Je remarque, écrit l’un d’eux, que l’on me fait passer, dans le demi-jour, des sosies de ma fiancée qui me traitent malhonnêtement pour me tromper sur ses sentiments ; ou bien on me fait attaquer par des aventurières ayant le teint et la taille justement opposés aux siens, dans l’espérance de me rendre hésitant. » Nous avons observé un persécuté amoureux qui depuis vingt-cinq ans se croit fiancé à une princesse arménienne ; il demeure convaincu qu’on ne cesse de le filer, de le calomnier pour empêcher ce mariage dont il attend toujours la célébration (le sujet, érudit, intelligent, a toujours vécu en liberté, sauf un internement de quelques semaines motivé par des excentricités passagères).

Quelquefois, surtout chez les femmes, à la suite d’un rêve ou d’une interprétation, naît l’idée d’un mariage clandestin ou d’un mariage mystique, célébré à distance. Une malade de Deny et Camus assistant au mariage de sa soeur, comprend, aux gestes du prêtre, qu’on célèbre son propre mariage, bien que son prétendu fiancé ne soit pas présent. Au moment de la bénédiction elle répond « oui » mentalement ; malgré le caractère exclusivement symbolique de cette union, elle demeure fermement convaincue qu’elle est légitimement mariée. Cette conviction s’accompagne parfois ensuite de rêves ou de suppositions de rapports sexuels qui amènent à l’idée de grossesse ; les malaises qui se produisent par hasard n’ont pas d’autre cause, tandis que les règles ou même l’affirmation de la virginité par un médecin ne trouble pas la certitude. Une de nos malades assurait avoir eu deux enfants de ses relations imaginaires ; comme une amie niait pareille absurdité, « seriez-vous jalouse » ? répliqua-t-elle.

Habituellement ces érotomanes ne se contentent pas longtemps de témoignages d’amour indirect. Ils cherchent à se rapprocher de leur prétendue maîtresse. Ils écrivent une première lettre, bientôt une seconde, puis les missives quotidiennes se succèdent accompagnées de longues tirades de vers. L’abondance des écrits épistolaires est caractéristique. Ce sont des périodes enflammées remplies des protestations de l’amour le plus ardent. À la longue le ton se modifie : aux supplications pressantes s’ajoutent des reproches acerbes et enfin des menaces. La correspondance ne leur suffit plus, ils errent autour du logis de celle qu’ils aiment, suivent ses pas, courent derrière sa voiture, se jettent à ses pieds. Nouveaux Don Quichotte, il n’est pas d’extravagance dont ils ne soient capables pour leur Dulcinée. Finalement, réagissant en persécuteurs, ils causent du scandale, menacent de se tuer ou de tuer leur trop cruelle maîtresse, ils essaient de forcer la porte d’un domicile qui leur reste obstinément fermé, et se font arrêter. À l’asile, tout en gardant leurs convictions, ils se conduisent surtout comme des persécutés : à la longue en effet, la haine succède à l’amour, le délire érotique s’associe ou fait place à un délire de persécution dont on connaît les caractères. On retrouve dans l’observation suivante la plupart de ces traits.

OBSERVATION X. — B… Joseph, trente ans, interné à l’asile Sainte-Anne (service du professeur Joffroy) [2], en 1902. On ne sait rien de ses antécédents héréditaires. Stigmates de dégénérescence : léger bégaiement, nystagmus, malformation des oreilles. Ses gestes sont exubérants, sa mimique expressive. Il a une très haute opinion de lui-même : il se vante de tout savoir, il a effleuré toutes les sciences, s’intéresse surtout à la psychologie expérimentale qu’il a approfondie en Belgique, en Angleterre, aux États-Unis et en France. Un homme de cette valeur ne pouvait exercer une profession banale : il est « médium commandeur, professeur de thérapeutique magnétique », capable d’endormir d’un seul geste dix sujets à la fois. La désagrégation de la matière, le dédoublement de la personnalité n’ont pas de secrets pour lui. Son nom, d’origine trop plébéienne, manque de prestige ; il prend un pseudonyme plus sonore, celui de José Palma.

Le début de son délire date de 1899. II allait alors souvent à l’Opéra-Comique où il fut remarqué par Mlle G…, « âme très pure et très naïve, qui s’éprit follement de lui ». Sur la scène elle se tournait vers lui. Ses gestes, ses saluts gracieux, ses élans passionnés — dus à son rôle — ses chants d’amour lui étaient spécialement adressés. À son tour il répondait par des signes que sa puissance magnétique rendait compréhensibles. Au retour de l’actrice d’un voyage à Nice, elle n’a plus la candeur qui faisait son charme, elle le trompe ; il lui écrit une lettre de rupture. À la représentation du soir Mlle G… ne peut retenir ses larmes ; les pleurs ne fléchissent pas la résolution de B… La cantatrice ayant abandonné le théâtre il attribue ce départ à la cessation de leur amour. Mais déjà ses interprétations lui ont désigné une autre actrice aussi éprise de lui, Mlle R… qui réédite à son adresse les mêmes aveux sur la scène. Ce nouvel amour dure peu, l’infidèle s’étant mariée. D’ailleurs dès le début de ses relations fictives avec Mlle G…, B… avait remarqué que Mlle D…, actrice du même théâtre, cherchait à le séduire. Elle lui tendait les bras, s’écriait dans Orphée : « Poète des amours, viens sur mon sein dormir, etc. », il restait impassible : D… n’était pas assez pure à son avis, n’avait que des désirs charnels. Cependant vers 1901, ii céda. Mlle D… devint sa troisième maîtresse, dans son imagination.

Chaque fois qu’elle joue, il se rend à l’Opéra-Comique, et alors commence entre eux une conversation sentimentale. Elle lui lance les regards les plus significatifs, ne chante que pour lui, toujours tournée de son côté, parfois même elle l’appelle par son nom : « Mon José », dit-elle tendrement dans Carmen. À son tour il se fait très bien comprendre par un coup d’oeil, un geste. Rentré chez lui, il prend sa plume, et comme il se croit poète, il compose pour elle « des poésies d’une envolée superbe où vibre tout son coeur ». Plusieurs fois par semaine il lui envoie de longues tirades enflammées qu’elle lit avec une émotion qu’il constate à son entrée en scène. Ils en viennent enfin à se donner des rendez-vous : avec quelle joie elle les accepte ! Jamais elle ne manque de s’y rendre : la voiture arrive, le cocher par un signe le prévient « qu’elle est là ». Malheureusement toujours, soit à cause du mauvais temps, soit par un caprice subit, Mlle D… refuse de se montrer, reste voilée. N’ayant pas vu le fiacre un soir, il lui écrit : « Hier, quand je ne te vis pas, j’ai perdu la tête ! J’ai circulé plein de larmes et de rage. Je t’ai cherchée parmi les voitures. J’étais dans une telle colère que je préméditais un crime ! » Ces menaces ne se renouvellent pas ; plus souvent revient l’idée de suicide : « Oh ! quelles douleurs, écrit-il, unissons-nous dans l’amour et mourons tous deux ! Je suis prêt ! » Il n’en est pas moins sûr d’être aimé. Mlle D… est même très jalouse. Elle épie toutes ses sorties : il remarque souvent le va et vient d’un fiacre ; c’est Mlle D… qui le surveille. S’il lui arrive de s’arrêter sur le trottoir à causer avec une jeune fille, aussitôt on frappe vivement au carreau du fiacre pour le prévenir qu’il est vu. Reste-t-il chez lui, les mêmes fiacres continuent à passer sous ses fenêtres, et parfois les cochers se mettent à siffler pour l’appeler et lui faire comprendre que Mlle D… l’attend. II s’est quelquefois présenté chez elle, après l’avoir prévenue au théâtre, mais, toujours capricieuse, Mlle D… était sortie lorsqu’il arrivait. Enfin, un jour elle lui ouvre sa porte, mais deux agents s’emparent de lui.

À Sainte-Anne il proteste contre son internement : il est victime d’un vaste complot dont Mlle D… s’est fait l’instrument. Peu à peu son amour passe au second plan : on redoute surtout en lui le « médium commandeur », on veut l’empêcher de continuer ses cures merveilleuses : « le syndicat médical a juré de faire disparaître le magnétisme… mais malheur à qui naît pour troubler mon chemin !… Je vais quitter la France, c’est un pays qui n’a plus de place pour un homme tel que moi. J’ai le droit de dire, sans vouloir en imposer, que j’ai fait des cures merveilleuses. Ce n’est pas la science factice qui peut faire naître de telles oeuvres et opérer de tels prodiges. »

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après le texte de Paul Sérieux, « Délire érotique », Les Folies raisonnantes, le délire d’interprétation, (Chapitre II, Section IV), Éd. F. Alcan, Paris, 1909, pp. 115-121.

Notes

[1Magnan, Leçons sur les délires systématisés dans les psychoses, recueillies par Pécharman. Ob. IX, p. 80, 1897.

[2Joffroy, Délires systématisés spirites, leçon recueillie par J. Cap-gras. Arch. générales de méd., 1904 n° 2.

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