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Lucien Lagriffe

La peur dans l’œuvre de Maupassant

Archives d’Anthropologie criminelle (1913)

Date de mise en ligne : jeudi 29 mars 2007

Mots-clés :

Dr Lucien Lagriffe, « La peur dans l’œuvre de Maupassant », Archives d’Anthropologie criminelle, de Médecine légale et de Psychologie normale et pathologique, t. XXVIII, Éd. Masson et Cie, Paris, 1913, pp. 188-199.

LA PEUR DANS L’OEUVRE DE MAUPASSANT
Par le Dr Lucien LAGRIFFE
Médecin des Asiles publics d’aliénés.

La thèse que M. le Dr Robert Hollier, élève de l’École du Service de santé militaire, vient de consacrer à la Peur et les États qui s’y rattachent dans l’ouvre de Maupassant [1] n’est que l’un des chaînons de l’oeuvre qui s’accomplit patiemment dans le laboratoire de ce semeur d’idées et de ce maître qu’est M. le professeur Lacassagne et qui constitue en France la seule contribution suivie à l’étude des conditions et des origines des aptitudes littéraires. Nous éloignons à dessein le mot génie, un des gros mots de la langue française, qui ne correspond à rien de précis et dont l’application est toujours discutable.

De cette oeuvre, le chaînon présent est un des moins négligeables : d’abord, parce qu’il constitue une intéressante application de psychologie et de physiologie pathologique ; ensuite, parce qu’il s’applique à Maupassant et que Maupassant est une des figures les plus troublantes et les plus sympathiques de notre littérature du siècle dernier.

Maupassant est, en effet, une mine inépuisable où tout le monde trouve à glaner ; mais si les critiques et les littérateurs vont de préférence à ces pages d’un réalisme puissant qui, dès les premiers instants, ont assuré le succès et la popularité de notre grand conteur, les médecins et les psychologues, au contraire, fixent plus volontiers leur attention sur un nombre assez imposant de morceaux étranges qui jalonnent son oeuvre et qui sont comme une sorte d’apparition momentanée, surie champ de la conscience purement littéraire, du fonds intime de l’écrivain surgissant au travers des lacunes fugitives du procédé.

S’imposant tout d’un coup dans le monde littéraire par ce joyau d’observation et d’écriture, Boule de Suif, qui éclipsa à tel point toutes les autres qu’aujourd’hui il n’y a plus qu’une Soirée de Médan, merveilleusement armé pour la victoire par ce maître incomparable que fut Flaubert, alors qu’il apparaissait dès l’instant comme l’héritier unique des préoccupations et de la méthode du solitaire de Croisset, Maupassant abandonnait vite son maître. Déjà, une facilité que ce dernier n’avait pas pour la forme concise et immédiatement impeccable lui permettait de se dépenser avec une rapidité à laquelle la richesse du folklore normand ne fut pas étrangère. Et, par surcroît, s’il n’avait rien de la sobriété de Flaubert, si dur à lui-même que jamais aucune de ses productions ne lui sembla parfaite, il n’eut pas non plus cette impassibilité que les indiscrétions de la correspondance font seules fléchir dans les oeuvres complètes et qui nous montrent dans Flaubert un être de sensibilité et de bonté, à l’âme d’une rudesse exquise qui aujourd’hui fait de lui, par excellence, le bon grand homme.

Cependant, ce n’est pas par sa correspondance que nous savons que Maupassant ne fut pas impassible, car cette correspondance n’existe pas ; nous ne connaissons de lui, en effet, que de rares lettres où se marque déjà la déchéance de ce pauvre vaincu de la vie. Mais nous avons de Maupassant ce que n’a jamais donné Flaubert, incorporées à son oeuvre, des notations introspectives qui sont des documents émouvants. Pourtant, plus encore que Flaubert, dont l’isolement était moins une attitude qu’une habitude pour le travail, Maupassant prétendit se garder jalousement et systématiquement de toute indiscrétion, au grand dam de ceux qu’intrigue la vie privée des célibataires littérateurs à succès. Seulement, pour l’avoir dit trop haut, il accrédita cette idée qu’il avait assurément quelque chose à cacher, triste revanche du destin. On reconnut bientôt tout ce qu’en réalité il y avait de personnel dans son oeuvre, M. Lumbroso put écrire un gros livre avec ce que chacun savait de l’homme privé ; et quand, en 1911, parurent les Souvenirs de François, valet de chambre d’un grand homme, on s’aperçut, somme toute, qu’il n’y avait rien, rien en dehors de ce que tout le monde savait, il n’y avait qu’un livre de plus.

En somme, depuis l’étude qu’en 1908-1909 j’ai consacrée à Maupassant et dans laquelle j’ai condensé, au point de vue médical, tout ce que l’on savait de lui, aucune révélation nouvelle n’a été apportée et seule a pu changer, dans quelques détails, l’interprétation de faits anciennement connus. C’est ainsi que, dans son excellente thèse de doctorat, un autre élève de la Faculté de Lyon, M. le Dr Pillet, a donné au facteur migraine une importance que ne comportait pas l’étude très générale que j’avais antérieurement donnée, et cette thèse éclaire d’un jour nouveau certaines particularités évolutives de la maladie.

Ce sont ces particularités qu’il est intéressant d’étudier aujourd’hui ; elles montrent combien j’avais raison de dire que la paralysie générale de notre grand conteur est toute dans les nuances. Le travail de M. Hollier est un sérieux appoint à ces études particulières ; il devra être consulté non seulement par ceux qui s’intéressent à Maupassant littérateur ou malade, mais encore par ceux qui étudieront la peur et les phobies.

Cette dernière question, en effet, qui semblerait, d’après l’énoncé du titre, être secondaire, constitue de la thèse de M. Hollier une partie extrêmement importante dont le cas Maupassant forme l’illustration ; et ceci, loin d’être une critique, est le plus bel éloge que l’on puisse faire de ce travail inaugural ; cela en marque le caractère essentiellement médical et scientifique dans le sens le meilleur de la tradition française : l’observation, en effet, ne constitue pas toute la thèse ; elle est là seulement pour servir de démonstration à une proposition et elle appuie solidement, sous forme de déduction, les inductions et les données du problème.

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La peur est une manifestation de l’instinct conservateur qui se manifeste à tous les degrés de l’échelle animale ; elle permet aux individus d’assurer la défense de leur existence menacée. Par conséquent, toutes les fois qu’il y a peur sans mise en jeu des réactions qui doivent normalement concourir à la conservation de l’individu ou sans que l’existence soit menacée, il y a peur pathologique.

La peur est un phénomène essentiellement psychique, dont la complexité a tente l’analyse ingénieuse de M. le professeur Grasset. M. le professeur Grasset décompose la peur en trois éléments : une impression centripète déterminée par l’objet dangereux ; un acte psychique central de transformation de l’impression en expression, sorte de contrôle, d’aperception, et enfin une expression centrifuge, qui n’est que la mise en action des décisions centrales.

La peur n’est pas nécessairement conditionnée par ces trois éléments ; le premier peut manquer et la peur est alors purement corticale ; mais de toutes façons, et suivant le schéma bien connu de M. Grasset, il peut y avoir deux ordres de peur : une peur du centre O et une peur polygonale. Cette distinction, pour le moins ingénieuse, permet de donner des phénomènes qui entourent la peur une explication satisfaisante. Les phénomènes consécutifs à la peur sont très nombreux : ce sont des réactions qui portent d’abord sur les muscles involontaires, puis sur les muscles semi-volontaires et enfin sur les muscles soumis â l’action de la volonté.

La question des rapports réciproques de ces réactions et du sentiment de la peur est une question d’ordre général qui a, depuis longtemps, tenté la sagacité des chercheurs. La doctrine la plus généralement admise à cet égard, entrevue par Cl. Bernard, a été précisée par W. James et par Lange. Cette théorie est aujourd’hui connue de tout le monde ; elle veut que les modifications corporelles soient antérieures à l’émotion. Par conséquent, les réactions physiologiques de la peur sont la cause productrice du sentiment de peur.

La plus pathologique des peurs, si l’on peut ainsi s’exprimer, est la phobie, peur morbide. La phobie ne doit pas être séparée de la peur : la peur, même exagérée, reste physiologique et ne constitue qu’un tempérament tant que, à une intensité quelconque, elle reste logique, parallèle et proportionnelle aux impressions qui la causent et n’entraîne pas de réactions anormales vraiment morbides. Or, dans la décomposition que nous avons vue du mécanisme de la peur, le dernier élément n’a aucune valeur absolue, puisqu’il est sous la dépendance du jugement ; par conséquent, c’est seul un trouble des deux premiers éléments qui peut donner à la peur ses caractères morbides.

L’émotivité, avec tous ses facteurs personnels, peut donner à l’impression centripète une valeur exagérée et tellement exagérée qu’elle est susceptible de la créer de toutes pièces (hallucination). il y a alors peur sans motifs valables ou peur sans objet, c’est-à dire phobie.

D’autre part, lorsque le second élément doit entrer en jeu, la faculté de contrôle peut être diminuée ou même abolie ; dans ces conditions, la sensation ne sera plus appréciée à sa juste valeur et il pourra y avoir hypophobie, hyperphobie, à quoi nous pourrions ajouter paraphobie ; or c’est là surtout ce qui crée la phobie, à savoir l’impossibilité de contrôler et au besoin de rectifier le renseignements donnés par les sens.

Lorsque ce pouvoir de contrôle est ainsi altéré, les réactions consécutives présentent évidemment un caractère de non-adaptation qui traduit exactement la nature pathologique de la peur : parmi ces réactions, il en est deux qui ont une importance particulière : le tremblement et la stupeur.

On ne s’étonnera pas de voir attribuer, dans la genèse des peurs pathologiques, une importance particulière au facteur prédisposition : hérédité, niveau intellectuel dans le sens de l’élévation, intoxications. Mais l’importance de ces causes prédisposantes ne doit pas faire perdre de vue celle des causes efficientes qui se résument dans le trouble intellectuel. Ce trouble intellectuel est représenté, soit var un état anxieux, soit par toute la série des formes nosologiques qui constituent la folie proprement dite.

Mais les états anxieux ont une importance prédominante et dominent la scène ; l’attente anxieuse, par ce fait que l’émotivité y est portée à son maximum, prédispose aux phobies et, par surcroît, elle est à la base d’un trouble psychique élémentaire en rapport étroit avec la peur pathologique, l’obsession. L’obsession est une idée consciente, involontaire, parasite, automatique, discordante, irrésistible ; elle est donc sous la dépendance de l’émotivité ; elle reconnaît les mêmes causes prédisposantes que la phobie et l’on a même invoqué à son endroit la même théorie pathogénique. Cela explique pourquoi il se fait qu’il n’existe pour ainsi dire pas de phobies sans obsessions préalables et que l’obsession succède souvent à la phobie ou alterne avec elle. Enfin les obsessions sont souvent à l’origine des hallucinations, par extériorisation du processus idéo-obsessif ; et ces hallucinations sont souvent de cette espèce particulière dite autoscopique. Les phobies sont donc étroitement reliées aux divers états mentaux qui relèvent d’un trouble dans le domaine de l’émotivité.

Il suffit de parcourir l’oeuvre de Maupassant pour y retrouver, merveilleusement décrites, les diverses modalités de la peur, mais de la peur morbide seule, car, pour Maupassant, la peur physiologique n’existe pas ; la peur n’existe, à son sentiment, que dans des circonstances anormales et sous certaines influences mystérieuses ; il faut, pour qu’elle puisse se développer, un frisson de mystère, une sensation d’épouvante hors nature. Ce n’est pas le surnaturel, c’est l’inexplicable peur de la nuit, du silence, des brusques malheurs. La peur, pour Maupassant, est donc automatique, instinctive, c’est bien la peur polygonale de Grasset. Cela est si vrai que, si Maupassant a pu trouver les termes propres à donner à ses lecteurs la sensation de la peur, il n’a pu donner aucune explication de son mécanisme, tant il est vrai que les peurs polygonales ne se raisonnent pas. Mais Maupassant a eu — on peut le dire, car il n’avait certainement pas lu Cl. Bernard — l’intuition de la théorie de W. James et il a fait précéder le sentiment de la peur de phénomènes d’ordre physique. Et Maupassant est un observateur si minutieux que, n’ayant ressenti que des peurs polygonales, il ne décrit que celles-ci ; aussi, insiste-t-il de préférence sur les réactions des muscles involontaires, les muscles de la vie de relation n’étant qu’exceptionnellement en cause dans la peur polygonale : arrêt des sécrétions, bradycardie, tachycardie, mydriase, angoisse laryngée, horripilation, sudation troubles vaso-moteurs, etc.

Les phobies tiennent naturellement une large place dans l’œuvre de Maupassant : l’importance de l’émotion et du trouble intellectuel ne lui a pas échappé ; il note même des cas de lutte et de correction de peur par le raisonnement et l’appel à l’élément intellectuel. Enfin, de même qu’il a vu et compris comment naissent et se peuvent combattre les phobies, de même il a décrit exactement les réactions auxquelles elles donnent naissance.

On peut dire que la contribution scientifique de Maupassant à l’étude des phobies s’arrête là. Héros des nouvelles qui ont trait à la peur, il ne pouvait, sans se trahir et sans mettre à nu ce cœur qu’il voulait jalousement garder, dévoiler ses tares personnelles et héréditaires. Pourtant, il n’a pas passé sous silence l’influence des intoxications ou du moins, sans que l’on puisse dire qu’il a compris cette influence et c’est ce que je crois, il n’a pas caché les excès qui précèdent souvent l’entrée en scène des crises obsédantes. La même observation peut être faite à l’endroit des états anxieux qu’il a vus et qu’il décrit avec une scrupuleuse exactitude, notant dans un ordre parfait la succession de l’anxiété, des hallucinations, de l’obsession phobique, et la possibilité de l’alternance des obsessions et des phobies.

Ces observations voient leur intérêt doublé lorsque l’on sait que non seulement Maupassant les faisait sur lui-même, mais qu’encore il était atteint d’une affection organique à évolution régulière, la paralysie générale. Avant même que d’être un paralytique général, il était un affectif, un sensible, un émotif et, devons-nous ajouter, un hypocondriaque ; il était, par surcroît, un héréditaire et un neuro-arthritique. Il réunissait donc les conditions les meilleures pour voir éclore chez lui tout ou partie des manifestations que l’on observe chez les prédisposés.

Or, si l’on tient compte de l’ordre chronologique de ses nouvelles, tâche facilitée aujourd’hui par l’admirable édition Conard, on voit qu’il existe une remarquable correspondance entre la vie pathologique de l’écrivain et le caractère morbide de plus en plus accentué des peurs qu’il décrit. Et ces peurs commencent très vite si l’on ne tient pas compte de la Main d’écorché (1875), on ne peut négliger Terreur qui est peut-être antérieure 1879, peur déterminée par une lecture nocturne ; puis Sur l’eau (1881), peur chez un émotif alcoolisé ; Fou ? (1882), ébauche d’obsession phobique ; l’Orphelin (1883), premiers symptômes d’attente anxieuse, et en même temps l’Horrible, avec les peurs mystérieuses ; bientôt, en 1884, les étals anxieux abondent avec la Nuit, Un lâche la Confession, Lui ? où l’on trouve une hallucination autoscopique. Ce sont ensuite les terrifiantes hallucinations, la peur de tout, les obsessions : la Confession (1884), la Peur (1886), Amour (1887) et surtout la plainte magnifique du Horla (1887) ; enfin, est-il besoin de rappeler que l’oeuvre anthume de Maupassant se clôt sur Qui sait ? en 1890 ? En somme, l’évolution de la peur chez Maupassant est la même que celle de son sens critique et nous devons nous féliciter, puisque le sort du malheureux écrivain était inéluctable, que son sens littéraire ait été assez puissant pour lui permettre de donner, alors qu’il était déjà touché, des descriptions et des traductions d’états d’âme qui valent plus que tout ce que le procédé nous a donné comme littérature psychologique.

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En somme, la peur est un phénomène encore mal connu et dont les études comme celle de M. Hollier ne peuvent qu’accroître l’intérêt. La physiologie et la psychologie en ont été étudiées autrefois par M. le professeur Mosso qui nous a donné la monographie la meilleure que nous possédions sur la question ; mais il est loin d’en avoir épuisé intérêt et les études qui, ultérieurement, ont été faites des grandes paniques ont pu nous montrer toute l’étendue du problème.

Les difficultés que l’on éprouve à définir la peur en constituent une première preuve et l’on peut se demander si ces difficultés ne tiennent pas à ce que la peur n’est pas un phénomène normal. Le seul critère dont nous disposions, à l’heure actuelle, pour apprécier la valeur biologique des diverses réactions psycho-organiques est de nature ontogénique. C’est justement ce qui a permis de regarder la peur comme l’une des modalités normales de l’instinct de conservation et, par suite, d’en poursuivre les origines jusque dans les bas-fonds du monde organisé. On a cru pouvoir en trouver l’ébauche dans certaines manifestations de la mémoire organique et en faire l’expression première du souvenir des expériences douloureuses du passé. Mais peut-on véritablement considérer les mouvements giratoires et la chimiotaxie comme l’une des premières manifestations de la peur ? Il faut convenir que les phénomènes de tropisme sont privés de cet élément intellectuel et de cet élément émotif que l’on ne peut nier faire partie essentielle de la peur. Il y a dans la peur une part plus ou moins importante de raisonnement que l’on ne saurait invoquer chez les infusoires et à plus forte raison chez les êtres monocellulaires. Les phénomènes de tropisme, en effet, traduisent simplement une non-convenance et il y a, entre la peur proprement dite et les efforts que fait l’héliotrope pour se tourner vers la partie la plus lumineuse de l’horizon, toute la différence qui sépare cette peur des ténèbres que l’on observe chez certains enfants et chez les adultes tarés de ce sentiment qui nous porte, en hiver, à rechercher les rayons solaires, en été, à nous réfugier dans les endroits frais. Cette comparaison semblerait démontrer qu’il y a, entre le tropisme et la peur, une marge assez large et semblable à celle qui sépare les phénomènes normaux des phénomènes pathologiques. L’être inférieur fuit des conditions de milieu qui lui sont défavorables, sans que cette fuite, ou plutôt cette répulsion, s’accompagne de phénomènes autres que des phénomènes physiques ou chimiques produits parle milieu qu’une expérience de quelques instants lui montre être indésirable.

Il n’y a pas là plus de peur qu’il n’y a de peur dans le fait de s’éloigner d’un danger évident et inutile et il ne paraît pas logique de mettre sur le compte de la peur des réactions normales et mesurées de défense qui ne sont que l’expression de craintes fort légitimes. Ce qui paraît normal, c’est moins la peur que la crainte et c’est par un abus que l’on confond souvent l’une avec l’autre. On dit, par exemple : « J’ai peur du feu » lorsqu’on veut exprimer la crainte que l’on a de voir le feu prendre et cela est si vrai que la plupart des gens qui prétendent avoir ainsi peur du feu n’ont peur que de ses conséquences, se montrent fort courageux en présence des incendies et ne les fuient pas. Dans un ordre d’idées plus courant et dans lequel un élément pathologique se glisse plus fréquemment, nous savons que toutes les personnes sensées ont la crainte fort légitime des maladies infectieuses ; qu’inutilement et de gaieté de coeur, elles ne s’exposeraient pas, sans profit matériel ou moral, pour elles-mêmes ou pour les autres, à la contagion d’un foyer, le contraire serait anormal ; mais cependant il n’est pas normal, et c’est là vraiment de la peur, que cette crainte atteigne un degré tel qu’elle nous porte à fuir notre devoir, à nous entourer de précautions plus dangereuses ou plus gênantes que la maladie elle-même, au point de manquer du discernement le plus élémentaire, de donner le mauvais exemple et de ne pas comprendre que l’aguerrissement et la fermeté morale sont les éléments les plus importants d’une saine prophylaxie.

Il semble que la crainte, qui est bien une manifestation de l’instinct de conservation, prend, dès qu’elle devient de la peur, un caractère pathologique parce que, à ce moment et parce qu’elle est de la peur, elle va d’une façon médiate ou immédiate à l’encontre du but poursuivi : la conservation de l’individu ou de l’espèce.

L’étude physiologique des réactions ne va pas à l’encontre de cette manière de voir. Les excitations imprévues et fortes déterminent un ralentissement des phénomènes organiques inversement proportionnel à la hauteur du seuil de l’émotivité qui peut, lorsque l’émotivité est très forte, aller jusqu’à l’inhibition. Chez les sujets normaux, le ralentissement est à peine sensible, il peut même être nul. Ce ralentissement se marque par un abaissement de la tension artérielle, par une diminution d’amplitude des mouvements respiratoires, par une augmentation de la durée des temps de réaction. D’autre part, ce ralentissement a une durée qui est proportionnelle au degré de la tare émotive. Cette progression semble de nature à indiquer que la peur ne commence qu’au moment où le sentiment de crainte s’accompagne de modifications fonctionnelles que la simple crainte ne comporte pas.

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail, des modalités des réactions de la peur. Tout au plus pouvons-nous indiquer que ces réactions ne sont pas immédiatement perceptibles ; si, chez les individus normaux, il est difficile de décider si le retard observé n’est pas en rapport avec la vitesse de propagation des impressions dans le milieu extérieur et dans les voies de conduction, chez les autres, au contraire, il ne l’est pas, car tantôt il est à peine perceptible, tantôt il n’apparaît qu’après un temps très long ; ceci est surtout remarquable chez les sujets qui présentent des troubles de l’attention, chez certains débiles et surtout dans la démence précoce à forme catatonique, où l’on peut même n’observer aucune réaction. Cette dernière observation était à prévoir dans une maladie où la déchéance affective est le symptôme psychique capital.

Il y a donc, au début de la peur, une inhibition dont la durée est variable suivant une équation personnelle dont les facteurs sont constitués soit par de simples tendances, soit par des réalités pathologiques sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’étendre plus longuement. Cette inhibition est suivie de réactions dont l’origine parait avoir été particulièrement bien aperçue par Wright. Wright pense en effet que la peur détermine une tension extrême dans les centres nerveux et consécutivement un débordement d’influx dans les muscles involontaires, puis semi-volontaires et enfin volontaires ; la tension extrême primitive pourrait parfaitement rendre compte de cette inhibition dont nous parlions plus haut ; quant au débordement d’influx, il se fait suivant une progression depuis longtemps connue en physiologie et codifiée sous le nom de lois de Pflüger ou de propagation des réflexes. C’est à la faculté de contrôle que nous devons de pouvoir arrêter cette propagation à un stade plus ou moins rapproché du début de la réaction.

M. Hollier, se plaçant à un point de vue purement pratique, n’a pas eu à se préoccuper de ces diverses modalités, et c’est avec juste raison qu’il a estimé suffisant de se servir comme guide du schéma de M. le professeur Grasset, dont on sait la bonne fortune. Mais il ne faut pas oublier que le schéma de M. Grasset n’est qu’un… schéma ; que ce schéma tend, particulièrement dans la peur polygonale, à faire négliger par trop l’élément intellectuel et à donner à cette peur un caractère d’automatisme qu’elle ne revêt, et encore n’est-ce pas d’une manière absolue, que dans son expression centrifuge. La difficulté que l’on éprouve à définir l’élément psychique de la peur ne permet pas de négliger pourtant cet élément, surtout en raison du rôle énorme qu’il joue dans les phobies.

En somme, je crois donc que, lorsqu’il dit que la peur physiologique n’existe pas, Maupassant a raison. Mais cette opinion de Maupassant. je ne la regarde que comme une preuve adjuvante de ce que je disais plus haut. À elle seule, elle n’est pas péremptoire, parce que l’on peut abandonner Maupassant comme psychologue : il ne le fut pas ; mais s’il ne fut pas psychologue, il eut, inné, le sens de la description, de la traduction des images, et quand il décrit quelque chose, on peut l’en croire.

L’évolution de la peur dans l’oeuvre de Maupassant doit donc être considérée comme l’expression de la réalité et tous ceux que leur constitution n’a pas mis, pour toujours, à l’abri du frisson, n’y contrediront pas. Pour « s’être gratté le coeur avec beaucoup de souffrance », comme disait Flaubert, il a été le gladiateur-artiste dont parlait son maître qui « amuse le public avec ses agonies ». Quelle était donc cette souffrance ? de quoi était faite cette agonie ? « Le plus heureux de nous pleure, dans le meilleur de son âme, je ne sais quelle chose perdue qu’il n’a jamais connue » ; mais Maupassant ne croyait pas au surnaturel, il n’avait pas peur des morts, il croyait à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît ? Alors quoi ? Sur quelles réminiscences épouvantables reposait le scepticisme désabusé du pauvre grand Maupassant, et que pouvait-il et que croyait-il apercevoir derrière « la nuit vide, la nuit munie » de la Petite Roque ?

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article du Dr Lucien Lagriffe, « La peur dans l’œuvre de Maupassant », Archives d’Anthropologie criminelle, de Médecine légale et de Psychologie normale et pathologique, t. XXVIII, Éd. Masson et Cie, Paris, 1913, pp. 188-199.

Notes

[1Dr Robert Hollier, la Peur et les états qui s’y rattachent dans l’œuvre de Maupassant (thèse de Lyon, 1912).

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