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Éditorial

À propos de l’analyse sur Internet

Peut-on “labelliser : psychanalyse” les thérapies sur Internet ?

Date de mise en ligne : samedi 18 septembre 2004

Auteur : Christophe BORMANS

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Un certain nombre de thérapies sont aujourd’hui proposées via l’Internet. L’idée n’a rien de choquant en soi. Cependant, un débat semble s’imposer quant à l’à propos du qualificatif de “psychanalyse” que bon nombre de “psys” appliquent à ces thérapies, allant même jusqu’à soutenir, que cette “psychanalyse” par Internet serait dans la droite lignée de la psychanalyse freudienne [1]. Cette thèse me paraît très critiquable, dans la mesure où l’analyse via Internet apparaît bien plus participer d’un retour en arrière sur le chemin même de l’invention de la psychanalyse, tant le discours qui soutient cette thérapie semble méconnaître les conceptions spécifiques de l’inconscient, du transfert et des résistances forgées par Freud.

Les défenseurs de cette thèse peuvent arguer du fait que Freud lui-même avait fustigé le scepticisme de la science, laquelle se “dresse âprement, écrivait-il en 1925, contre les innovations, ménageant avec respect ce qui est déjà reconnu et éprouvé”, se contentant de “condamner”, “même sans examen préalable”. Freud voulait parler ici de la “nouveauté” de la psychanalyse, laquelle avait été “mal accueillie” par les milieux scientifiques, et forgeait à cette occasion l’expression de “résistances à la psychanalyse” [2].

Mais peut-on transposer cet argumentaire à la psychanalyse sur Internet ? Autrement dit, peut-on dire, comme le suggèrent les nombreux “cyberthérapeutes”, que la psychanalyse “traditionnelle” résisterait à la “nouvelle” psychanalyse, tout comme la science médicale résistait elle-même, au siècle dernier, à l’innovation psychanalytique ?

La volonté de “généraliser” la psychanalyse est une résistance à l’Inconscient

L’un des arguments mis en avant par les défenseurs d’une “psychanalyse” sur Internet est que celle-ci s’adapterait à son époque et ce, dans l’optique de rendre enfin accessible la “psychanalyse” au plus grand nombre : “d’un clic de souris” [3]. Ce premier argument va d’emblée à l’opposé de la spécificité même de la pensée freudienne.

Freud a largement débattu en son temps de la possibilité de rendre accessible la psychanalyse à un plus large public. Dans une Conférence faite au Ve Congrès psychanalytique en septembre 1918 à Budapest, publiée en français dans “résultats, idées, problèmes”, et dont on peut s’étonner au vu de son titre, qu’il n’est nulle part cité par les défenseurs de la thérapie sur Internet - “Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique” (1919) [4] - Freud envisage effectivement l’évolution de “l’activité” du psychanalyste :

“Admettons maintenant, écrit-il, que, grâce à quelque organisation nouvelle, le nombre d’analystes s’accroisse à tel point que nous parvenions à traiter des foules de gens” (p. 140). Qu’en déduit-il immédiatement ? “Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles” (p. 141), reconnaît explicitement Freud.

Mais à cela, deux conséquences : l’une clinique, l’autre technique. D’abord, une diminution sensible de l’efficacité thérapeutique [5], notamment précisait déjà Freud en 1913, parce qu’un tel traitement “provoque une énorme augmentation des résistance” [6].

Ensuite, et d’un point de vue plus technique, Freud met clairement en évidence l’inadéquation fondamentale entre cette volonté de généralisation de la psychanalyse et le respect des règles élémentaires de la technique analytique :

“Tout porte aussi à croire que, vu l’application massive de notre thérapeutique, nous serons obligés de mêler à l’or pur de l’analyse une quantité considérable du plomb de la suggestion directe”.

Mais observons que Freud n’accepte de mettre de l’eau dans son vin, qu’il n’accepte cet inconvénient supplémentaire, qu’en regard d’un seul avantage : celui de la “gratuité” de la psychanalyse [7]. Or, dans ce débat à propos de l’analyse sur Internet, la gratuité n’est nulle part évoquée. Bien au contraire, les sites proposant ces thérapies mettent en évidence sur leur page d’accueil les conditions “sécurisées” de paiement en ligne par carte bancaire, par chèque ou mandat postal [8].

Sans cet élément de “gratuité”, les inconvénients à arguer d’une plus grande accessibilité à la psychanalyse seraient-ils définitivement gommés ? L’accessibilité de la thérapeutique psychanalytique, la confiance accrue en la psychanalyse, accroît-elle l’efficacité de cette méthode d’investigation de l’Inconscient ? Freud semble répondre que non :

“Les profanes, et parmi les médecins ceux qui confondent encore analyse et traitement par suggestion, attachent une grande importance à l’espoir qu’éveille son nouveau traitement chez le patient. Ils pensent souvent que tel malade doit être facile à guérir, étant donné sa grande confiance en la psychanalyse et sa conviction en l’efficacité de cette méthode” [9].

Qu’est-ce à dire, si ce n’est que la “résistance intérieure” qui protège la névrose, la véritable résistance à l’inconscient s’exprime d’abord et avant tout dans les “préjugés favorables” vis-à-vis de la psychanalyse, dans son apparente plus grande accessibilité. L’illustre magnifiquement ce mot sublime que Freud, à la veille de sa mort, adresse à S. Zweig (lettre du 20 juillet 1938) :

« L’analyse est comme une femme qui veut être conquise, mais qui sait qu’on aura peu d’estime pour elle si elle n’oppose pas de résistance ».

Cette résistance que Freud feint d’être sienne, n’est-elle pas celle du patient lui-même qu’il lui renverrait comme en miroir ? Ce mot de Freud sied ici parfaitement au débat concernant l’analyse sur Internet, s’il s’agit à cette occasion de la rendre accessible au plus grand nombre.

Sous couvert de respecter la ligne même de la pensée de Freud, on refoule la spécificité de sa découverte - une méthode d’investigation du réel inconscient -, à l’instar de l’interlocuteur de Freud, S. Zweig, qui n’avait de cesse [10] de la vulgariser, de la galvauder en la “labellisant”, notamment en souhaitant la “Nobeliser”.

Acte analytique ou retour à la thérapie hypnotique avec “l’écran” de l’ordinateur en guise de “pendule” ?

Loin d’être dans la droite ligne de la psychanalyse, une telle conception de l’analyse me semble participer d’un retour, d’une marche en arrière, et précisément sur le chemin même de l’invention de la psychanalyse. Pourquoi ? Tout simplement parce que la séance “analytique” sur Internet telle qu’on la décrit, ressemble étrangement à la séance de thérapie hypnotique que Freud a dû abandonner afin de forger sa propre méthode psychanalytique.

L’analyste qui interrompt la “télétransmission” de sa caméra afin que le patient ne puisse le voir ne ressemble-t-il pas comme deux gouttes d’eau à l’hypnotiseur suggérant des paupières lourdes à un patient qui reste cependant sous le regard du thérapeute par le biais de la caméra ? N’avons-nous pas ici le modèle canonique de la relation hypnotiseur - hypnotisé avec, ici, “l’écran” de l’ordinateur en guise de “pendule” ? Le patient n’ayant plus aucune possibilité de voir le thérapeute, et restant condamner à ne plus entendre que sa voix, n’est-il pas dans la position du sujet plongé dans le sommeil somnambulique. À la fin de la séance, le thérapeute peut alors rebrancher sa caméra et redevenir visible pour son patient, tout comme sonne l’heure du “réveillez-vous !” du sommeil hypnotique.

Ainsi, Jean-Pierre Bègue écrit-il :

“Cette manière de procéder apparaît à l’expérience tout à fait adéquat, si Freud avait vécu à l’époque de l’Internet sa curiosité intellectuelle l’aurait amené sans aucun doute à pratiquer l’analyse sur le net ou du moins à l’essayer”.

Nous sommes entièrement d’accord avec l’auteur : il est absolument hors de doute que l’incroyable esprit novateur de Freud et sa “curiosité intellectuelle” - qu’il ne s’est d’ailleurs pas épargné d’analyser en détail - l’aurait poussé à pratiquer un temps la thérapie par Internet. À cette réserve près mais elle est de taille : si et seulement si celle-ci était apparue entre 1880 et 1890. En tout cas, certainement pas après, certainement pas après avoir forger la méthode qui fonde la spécificité de la psychanalyse : la libre association et la neutralité de l’analyste.

Cette thérapie par Internet, si Freud l’avait essayé, il l’aurait indéniablement abandonné pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles il a abandonné l’hypnose. [11]. Toute l’histoire de cette “invention”, de la “naissance” de la technique psychanalytique le démontre implacablement pour peu que l’on s’y intéresse. Comment ne pas se souvenir du moment même où le procédé analytique se met en place ? Comment ne pas se souvenir de cette extraordinaire réflexion d’Emmy von N... (Études sur l’Hystérie), lors de la séance du 1er mai 1889 :

« Ne bougez pas ! Ne dites rien ! Ne me touchez pas ! »

Il s’agissait pourtant d’« une hystérique très facilement hypnotisable », écrit Freud. Qu’est-ce à dire ? Elle est « facilement hypnotisable », mais pourtant Freud ne l’hypnotise pas : ça, c’est un acte !

Freud forge ici pour la première fois l’acte analytique, le non-agir spécifique de l’analyste, et précisément sur fond d’abandon de l’action thérapeutique. Car pour qu’il y ait non-agir, c’est-à-dire cette neutralité spécifique de la psychanalyse, encore faut-il qu’il y ait possibilité d’y renoncer à cet agir. Ainsi, arguer que l’absence de proximité physique de l’analyste n’est pas un obstacle au déroulement de la cure, ou encore que dans l’analyse sur Internet, la présence de l’analyste est matérialisée via la caméra numérique, c’est tout simplement méconnaître que la psychanalyse se fonde de cet abandon de l’hypnose, se fonde sur ce non-agir spécifique, sur ce : « Ne me touchez pas ! »

Certes, dans la séance à son cabinet, le regard du patient, allongé qu’il est sur le divan, ne rencontre généralement pas celui de l’analyste. Mais il s’agit là d’un acte précisément parce que rien n’entrave le psychanalyste, rien ne lui interdit de “bouger”, “toucher”, ou “parler”. La neutralité est un acte et nous ne pouvons laisser glisser l’expression “neutralité bienveillante” sur la pente d’une conception qui irait vers une simple passivité de l’analyste, qui plus est imposée par un dispositif matériel. Sans cette référence à la remarque d’Emmy von N..., l’acte analytique reste à définir pour ces thérapies se réclamant de la psychanalyse.

Il en va d’ailleurs de même pour le patient. S’il n’a aucune possibilité de “rompre” le contrat, c’est-à-dire de se retourner, de s’asseoir et de regarder son analyste droit dans les yeux, son abstinence, son non-agir à lui n’est pas un acte de parole. Songeons ici par exemple au jour où, pour G. Haddad, Lacan l’a “adopté” (Grasset, Paris 2002). Sans ce déchirement inconscient et permanent entre parole et pulsion, la parole n’est pas un acte, mais une action réductrice qui consiste à jouer un rôle (non “pas-rôle”), celui d’un analysant qui “serait” en analyse. C’est peut-être là, parfois, l’un des premiers temps de la cure, certainement pas son but.

Encore une fois, le patient se retrouve exactement dans la même position que l’était le sujet hypnotisé. “Exactement”, car que l’on n’objecte pas la soi-disant résistance qu’il pourrait opposer : il y a également, dans l’hypnose, de la résistance du côté du sujet hypnotisé. Sinon, bien sûr, une seule séance d’hypnose aurait suffi à Freud pour mettre à jour tout le refoulé. Et il y a de la résistance à l’inconscient dans l’hypnose, précisément parce qu’il ne s’agit pas du même refoulé, du même inconscient, mais bien d’une sorte de préconscient qui ne se laisse nullement confondre avec l’inconscient de la cure analytique, même si Freud est d’abord allé chercher de ce côté.

Inconscient, préconscient ou subconscient ?

C’est précisément cette analyse du préconscient (ou du subconscient) que bon nombre de thérapeutes (psychologues, psychothérapeutes, ou psychiatres) se permettent de tamponner du sceau de l’inconscient freudien, s’autoproclament psychanalystes sans avoir fait d’analyse ou, dans le meilleur des cas, en ayant passé quelques séances dans un lieu où, soi-disant, on “analyse” aussi les rêves. Rappelons encore une fois que dès 1933, Freud dénonçait déjà ces “nombreux psychiatres et psychothérapeutes qui font bouillir leur petite soupe à notre feu” - “sans d’ailleurs nous être particulièrement reconnaissant de notre hospitalité”, précisait-il de surcroît [12].

De la voix partant dans le micro de l’ordinateur de l’analysant, passant dans la ligne téléphonique pour arriver dans le “casque” de l’analyse, il y aurait un “continuum” qui affirmerait la “présence” de l’analyste [13]. C’est là une présence qui se jauge à l’aune d’une pure théorie de la communication : quid de l’inconscient ?

Non seulement ce que ces thérapies appellent “présence” efface bel et bien l’acte analytique dans sa dimension de non-agir, mais elle l’efface également, justement, dans ce “continuum” du “chez soi” au “chez lui”... Car ce “continuum” n’est pas sans nous rappeler le fameux sketch de Fernand Reynaud qui, partant en vacances dans une pension de famille baptisée pour l’occasion “Comme chez soi” (c’était, bien sûr, du côté de Melun), observait que c’était vraiment comme “chez soi”... C’était même tellement “comme chez soi” que, finalement, il se demandait pourquoi il y venait en vacances au lieu de rester “chez lui”.

Dans la thérapie par Internet, si on ne va pas “chez” le psychanalyste, peut-être bien qu’on va tout simplement “au” psychanalyste... “Comme la vache va au taureau”, apprenait-on à l’école ! D’ailleurs, il faut tout de même savoir que, ce que l’on s’épargne en ne venant pas “chez” le psychanalyste (et des deux côtés puisqu’il n’y a pas d’acte analytique), cela a un nom : ça s’appelle de la jouissance. De la jouissance dont, précisément, on ne veut rien savoir.

L’acte analytique ne se définit-il pas d’un acte de coupure et non de continuum ? “Éros est d’abord celui qui rompt les membres”, ne cesse-t-on de rappeler dans nos séminaires de recherche. D’ailleurs, comme dans le sketch de Fernand Raynaud, on y est tellement “comme chez soi” dans cette “analyse”, on y fait même tellement d’aménagement et de ménage, qu’il n’y a même plus de “parasites”. Ainsi, Jean-Pierre Bègue écrit-il par exemple :

“Même si je ne le vois pas, l’analyste est toujours là puisque je peux l’entendre. Par contre, les éléments physiques de l’analyste (son apparence physique, ses habits, ses habitudes) ainsi que son environnement (bureau, mobilier, objets familiers) sont virtualisés, c’est-à-dire que je peux les imaginer mais ils ne viennent pas me distraire ou induire des pensées parasites ; ils sont effacés au profit de la parole”.

Sans préjuger du bienfait psychologique d’une telle prise de position thérapeutique, nous touchons néanmoins là au comble de la méprise psychanalytique. Car un dispositif qui cherche à refouler les “pensées parasites”, qu’est-ce que c’est ? Ces “pensées parasites” qui nous poussent aux actes manqués, aux lapsus, etc. et que l’on repousse en disant : ce n’est rien, c’est secondaire, etc.

On semble ici confondre “libre association” au sens conscient de l’expression, avec la véritable “règle psychanalytique fondamentale”, que Freud énonce sans détour dans “La technique psychanalytique”, laquelle ne concerne finalement que ces “pensées parasites” :

“Une chose encore avant que vous commenciez. Votre récit doit différer, sur un point, d’une conversation ordinaire. Tandis que vous cherchez généralement, comme il se doit, à ne pas perdre le fil de votre récit et à éliminer toutes les pensées, toutes les idées secondaires qui gêneraient votre exposé et qui vous feraient remonter au déluge, en analyse vous procéderez autrement. Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles ont passé par le crible de votre critique. Vous serez tenté de vous dire : “Ceci ou cela n’e rien à voir ici” ou bien “telle chose n’a aucune importance” ou encore “c’est insensé et il n’y a pas lieu d’en parler”. Ne cédez pas à cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez à le faire ou justement à cause de cela. Vous verrez et comprendrez plus tard pourquoi je vous impose cette règle, la seule d’ailleurs que vous devriez suivre. Donc, dites tout ce qui vous passe par l’esprit. Comportez-vous à la manière d’un voyageur qui, assis près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu’il se déroule à une personne placée derrière lui [...]” [14].

Avec cette volonté d’éliminer tout ce qui peu “distraire” ou “induire” des “pensées parasites”, nous sommes bien là aux antipodes de la psychanalyse en ce qu’elle se définit de sa règle fondamentale même. N’est-ce pas dans ces “pensées parasites” que se manifeste d’abord le retour du refoulé ? Ce “voyage” dont nous parle Freud dans “La technique psychanalytique”, ne nous évoque-t-il pas celui de la “Psychopathologie de la vie quotidienne” ? Ce fameux oubli de nom, “Signorelli”, où Freud, en “voyageur” confortablement installé “près de la fenêtre de son compartiment”, décrit à son compagnon de voyage, physiquement présent, le paysage qui le mène vers l’Italie. Les “pensées parasites” : n’est-ce pas là l’impossible à penser freudien ou le réel lacanien ? En d’autres termes, n’est-ce pas là l’inconscient même ?

En ce qui concerne plus précisément les pensées relatives à “l’aspect de la pièce où il se trouve” ou encore les pensées afférentes aux “objets autour”, ou celles qui se rapportent au fait que le patient “est ici, couché sur un divan”, tous ces petits « riens », Freud précise bien que ce sont ces “indications” mêmes qui sont les plus “significatives” du “transfert” sur l’analyste et servent de “résistances” [15].

L’on jette le bébé avec l’eau du bain, si l’on pense qu’en supprimant les “éléments physiques” de l’analyse et de l’analyste, l’on “épure” la psychanalyse. Ainsi, l’auteur ajoute-t-il :

“La relation analytique se révèlerait être une sorte de cabine de simulation où le moi apprendrait à connaître et à piloter virtuellement ses émotions, ses désirs, à intégrer des éléments de son inconscient dans un processus d’acquisition sans danger pour aller ensuite à la rencontre des personnes et du monde réel”.

Nous touchons là encore au comble, puisque la relation analytique est bel et bien définie ici comme une “simulation”. Il ne s’agit dans l’analyse, ni du “moi”, ni “d’apprendre”, ni d’un “processus d’acquisition”, ça c’est le mot d’ordre de la psychologie, non de la psychanalyse.

Quant à une analyse “sans danger”, c’est là la véritable “escroquerie”, et au sens lacanien de l’expression, car c’est n’importe quelle escroquerie. Une analyse “sans danger”, une analyse sans “dent”, une analyse sans “croc” est une “escroquerie”. C’est une analyse sans réel, qu’elle se déroule sur Internet ou ailleurs. Y a-t-il seulement quelque chose de “sans danger” dans ce bas monde ? “Sans danger”, c’est là le projet idéologique commun à la religion et à la science : le paradis dans l’au-delà pour l’une, la vie éternelle ici-bas pour l’autre.

“Devant” ou “derrière” l’ordinateur ?

Le pire est que cette analyse est “sans danger” pour le psychanalyste surtout, puisqu’il évite ainsi le “dé-pour-vu”, protégé qu’il est par cet écran, cette “grille”, disait Lucien Israël dans son séminaire sur “La pulsion de mort” (séance du 16 janvier 1978), prenant appui, lui, sur le personnage joué par Fernandel dans le film “L’auberge rouge” :

“C’est bien cela qu’on vise dans ce qu’on appelle la psychanalyse, le dépourvu ; là où quelque chose manque. Et, si on n’est pas prêt à entendre quelque chose sur ce manque, il est certain qu’il vaut mieux se borner à la transmission d’un savoir parfaitement codifié, lui, catalogué, catégorisé, savoir qu’on peut vérifier à l’aide de ce qu’on appelle une grille, c’est-à-dire quelque chose qui nous sépare des sujets examinés. Or, s’il y a bien un endroit où la grille n’existe pas, ou, plus exactement, où nous aurons à nous interroger sur le lieu de cette grille, c’est bien dans cette étrange relation qui s’appelle la relation psychanalytique.

J’espère qu’une image de film vous est apparue, celle de L’Auberge rouge, film dans lequel Fernandel, tenant le rôle de confesseur, s’est contenté à la place de la grille d’un “gri” pour confesser la dame charitable qui voulait l’avertir du sort qui attendait les locataires de l’auberge. C’est bien cette grille ou ce “gri” qui vient distinguer la psychanalyse de la confession. Le confesseur, lui, est à l’abri. Le psychanalyste ne l’est sûrement pas” (Lucien Israël, Pulsions de mort, Arcanes, Paris 1998, p. 132).

Comment pourrait-on mieux résumer ce que l’on nous propose sous le titre d’une “analyse en ligne”, avec justement cet “écran”, celui de l’ordinateur, en guise de “gri” ou de “grille” ?

“Actuellement, quelques psychanalystes novateurs, confortablement installés devant leur ordinateur, proposent déjà des analyses en utilisant des caméras numériques” écrivait déjà Jean-Pierre Bègue dans son premier article publié dans le “Psychanalyse magazine” numéro 23.

Installés “devant” ou “derrière” leur ordinateur ? Cela n’est pas sans nous rappeler la barbe du capitaine Haddock. Il y a là - en topologie des nœuds -, un dessus-dessous qu’il faut dégager de l’ombre. Fliess, qui se protégeait, lui, derrière beaucoup moins imposant - une simple feuille de papier, une mince feuille de papier à lettres sans en-tête -, en a été pour ses frais au “Congrès” d’Achensee, lorsqu’un soir d’été 1900, au Park Hôtel de Munich, Freud se jette violemment sur lui à l’improviste (rêve de Gœthe). Et Freud se jette sur lui précisément parce que Fliess avait toujours été, jusque-là, derrière sa “grille” à lui, et l’analysant-Freud se rend alors compte non de l’escroquerie, mais de la supercherie.

Que lui dit-il à son tour, Freud, à Fliess, dans ce passage à l’acte, si ce n’est, précisément, et pour aussi paradoxal que ça puisse paraître au moment où il le prend à la gorge :

« Ne bougez pas ! Ne dites rien ! Ne me touchez pas ! »

Ce n’est pas pour rien que, rappelant la dynamique propre du transfert dans un article de 1912, Freud concluait sur cette sentence : “Nul ne peut être tué in absentia ou in effigie [16].

L’analyse n’est ni “confortable”, ni “sans danger”, bien au contraire, et d’abord pour le psychanalyste lui-même, qui doit savoir qu’on vient le “voir” non pas pour “rêver” au sens vulgaire du mot, mais pour “c-rêver” sur le divan. Le “c” étant là pour rappeler le croissant de lune, le “c” de la castration que Booz aperçoit dans le ciel, à la manière d’un Schreber rêvant “qu’il serait beau d’être une femme...”, à l’ultime fin de son rêve, précisément au moment de son réveil, lorsqu’il “ouvre l’œil” :

« Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champs des étoiles. »

Sans cette “faucille d’or”, cette faucille de “l’or pur de l’analyse” - selon l’expression de Freud -, sans cette dent du “danger”, il n’y a pas d’analyse du tout. Que ce soit sur Internet ou ailleurs, que ce soit parfaitement clair : une analyse “sans danger”, loin d’être « une version “épurée” de l’analyse », est une version qui “est purée” de l’analyse. Et nous nous autorisons d’autant plus à ce jeu de mot, qu’il est pour le moins difficile de réussir ce tour de force qui consiste, sous la même hypothèse, à se réclamer de la légitimité freudienne tout en laissant sous-entendre que l’analyse telle qu’il la pratiquait manquait tout de même quelque peu de “pureté”.

“Pour qui s’occupe du Ça, rappelait Groddeck dans son livre du même nom, il est deux choses desquelles on doit tenir compte : le transfert et les résistances” (p. 102). Telle est, à mon sens, la définition la plus ramassée que l’on puisse donner de la psychanalyse. Si l’on traduit le Ça par l’Inconscient freudien, la psychanalyse ne s’applique donc qu’aux procédés tenant compte du transfert inconscient et des résistances inconscientes. C’est d’ailleurs ce que Freud rappelait également dans son article technique de 1913 :

“Le nom de psychanalyse ne s’applique qu’aux procédés ou l’intensité du transfert est utilisée contre les résistances” (Freud, La technique psychanalytique”, p. 103).

Or, ni du point de vue de la conception de l’Inconscient, ni de celui de la prise en compte du transfert et des résistances spécifiquement inconscients, les thérapies sur Internet ne semblent jusqu’à présent pouvoir se définir dans la “filiation” freudienne. De telles thérapies semblent, bien au contraire, se situer en total désaccord avec celle-ci. Il n’est pas question ici de remettre en cause ni l’intérêt thérapeutique de ces pratiques, ni l’expérimentation elle-même, et encore moins le sérieux de ceux qui les expérimentent. Mais nous sommes par contre en droit de nous interroger sur cette question pour le moins curieuse : quel est l’intérêt pour de telles thérapies de se réclamer de la psychanalyse alors même que le discours qui les conditionnent sont en si flagrant désaccord avec elle ?

Notes

[1Ainsi, en introduction de son article “L’analyse sur Internet : une analyse virtuelle ?”, Jean-Pierre Bègue écrit-il par exemple : “[...] L’analyse en ligne, loin d’être une version abâtardie en “.com” de la psychanalyse inventée par Freud, s’efforce de se définir dans sa spécificité sans renier sa filiation [...].”

[2“Résistances à la psychanalyse” (1925), Résultats, idées, problèmes, vol. II, PUF, Paris, 1985, pp. 125-134.

[3Jean-Pierre Bègue précise en effet que “l’analyse en ligne” s’adapterait “à son époque pour se rendre accessible d’un clic de souris au plus grand nombre”.

[4Résultats, idées, problèmes, vol. II, PUF, Paris, 1985, pp. 131-141.

[5“Nous découvrirons probablement que les pauvres sont, moins encore que les riches, disposés à renoncer à leurs névroses” (p. 141).

[6“Le début du traitement”, La technique psychanalytique, p. 91.

[7“Ces traitements seront gratuits” (p. 141). Aujourd’hui, cette “gratuité” de la psychanalyse est depuis longtemps à l’œuvre dans bon nombre d’instituts privés ou publics (CMPP, hôpitaux, etc.) avec des résultats plus que mitigés - tout comme Freud l’avait anticipé - ; mais cette question a largement été débattue ailleurs, et ne concerne qu’indirectement celui de l’analyse sur Internet.

[8Observons d’ailleurs au passage que la question du mode de paiement de l’analyste, qui est pourtant une question majeure de la technique psychanalytique, n’est absolument débattue par les défenseurs de cette “psychanalyse freudienne”.

[9“Le début de traitement”, La technique psychanalytique, PUF, Paris, p. 84.

[10Freud l’avait parfaitement bien compris si l’on sait lire correctement la correspondance.

[11Du reste, Freud prend bien soin de préciser dans son article sur “le début du traitement” : “[...] J’ajourerai un dernier mot au sujet du cérémonial imposé pendant les séances. Je tiens à ce que le malade s’étende sur un divan et que le médecin soit assis derrière lui de façon à ne pouvoir être regardé. Cet usage a une signification historique, il représente le vestige de la méthode hypnotique d’où est sortie la psychanalyse” (“La technique psychanalytique”, p. 93).

[12“Révision de la théorie du rêve”, dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Folio, Paris, p. 15.

[13Ainsi Jean-Pierre Bègue écrit-il : “L’analyse par le net n’efface pas la présence réelle de l’analyste, elle aurait même la propriété de créer un continuum pouvant se représenter dans les deux sens par : la voix dans le micro, l’ordinateur, la ligne téléphonique, le réseau, l’arrivée dans les écouteurs de l’analyste”.

[14“La technique psychanalytique”, p. 95 : “Imaginons ce qui arriverait si un certain endroit de notre ville venait à être considéré comme inviolable, précise Freud en note de bas de page. Toute la pègre de la cité ne tarderait pas à s’y trouver rassemblée”. C’est ce qui se passe dans l’analyse sur Internet, si l’ordinateur tient lieu de bastion de résistance, d’endroit “inviolable”, avec dans le rôle de la “pègre” ou des “pensées parasites”, la névrose elle-même, bien entendu.

[15“Tout ce qui concerne la situation présente correspond à un transfert sur la personne du médecin et peut servir de résistances” (“La technique psychanalytique”, p. 98).

[16“La dynamique du transfert”, La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1953, p. 60.

Le commentaire qu’en donne Lacan dans son séminaire XI n’en est que plus éloquent :

“Or, c’est bien là le point où il y a lieu de porter la distinction, la relation au réel dont il s’agit dans le transfert a été exprimé par Freud en ceci, dit-il, que rien ne peut être appréhendé in effigie, in absentia et pourtant le transfert ne nous est-il pas donné comme effigie et relation à l’absence ? Cette ambiguïté de la réalité en cause dans le transfert, nous ne pourrons arriver à la démêler qu’à partir d’une saisie de ce dont il s’agit dans la fonction du réel concernant la répétition.

Ce qui se répète en effet - toute l’expérience de l’analyse nous le montre -, c’est toujours quelque chose dont le rapport à la tuché nous est suffisamment désigné par l’expression qui image le mieux ce devant quoi, à tout instant, nous nous trouvons arrêtés et ce qui nous retient, et d’où que celavienne en apparence dans l’expérience, pas seulement de l’intérieurmaisausside l’extérieur, ce qui se produit comme par hasard, à quoi nous ne nous laissons par principe, si je puis dire, nous analystes, jamais duper. Tout au moins, nous laissons ce que nous marquons toujours du pointage de ceci qu’il ne faut pas nous y laisser prendre quand le sujet nous dit qu’il est arrivé quelque chose qui, ce jour-là, l’a empêché de réaliser sa volonté, soit de venir à la séance, ceci nous indique qu’il n’y a pas à prendre les choses au pied de la déclaration du sujet, que ce dont il s’agit, c’est que ce à quoi précisément nous avons affaire, c’est à cet achoppement, à cet accroc dont la présence, dont la formule, - vous le verrez, j’y reviendrai à tous les étages -, non seulement les défauts de notre expérience mais de la structure même que nous donnons à la formation du sujet, nous retrouverons à chaque instant comme étant le mode, le mode d’appréhension par excellence de ce qui, pour nous, commande cette sorte de déchiffrage nouveau que nous avons donné des rapports du sujet à tout ce qui fait sa condition.

De cette fonction de la tuché, du réel comme de la rencontre, de la rencontre en tant qu’elle peut être manquée, voilà ce qui, d’abord s’est présenté dans l’histoire de la psychanalyse sous la forme première qui, a elle toute seule, suffit déjà à notre attention, celle du traumatisme” (Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, séance du 12 février 1964).

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