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Salomon REINACH

Cultes, mythes et religions : Introduction

Cultes, mythes et religions, Éd. E. Leroux, Paris, 1905

Date de mise en ligne : samedi 25 février 2006

Salomon Reinach, « Introduction », Cultes, Mythes et Religions, Tome I, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. I-VII.

Les trente-cinq mémoires ou articles qu’on trouvera dans ce volume ont déjà, pour la plupart, été imprimés ailleurs ; j’ai saisi volontiers l’occasion de les réunir pour les corriger et les mettre au point.

Un certain nombre d’entre eux touchent à des problèmes de mythologie ou d’histoire religieuse qui peuvent être étudiés et résolus indépendamment de tout système d’exégèse ; il serait d’autant plus inutile de les résumer dans cette Introduction qu’on en trouvera, à la table des matières, une analyse assez détaillée.

En revanche, je crois devoir dire ici quelques mots sur les principes qui m’ont guidé dans la composition des essais relatifs aux phénomènes essentiels de la vie religieuse et aux conséquences que l’on en peut logiquement déduire pour l’explication des cultes et des mythes.

L’humanité, aux yeux de l’évolutionniste - et qui n’est pas évolutionniste aujourd’hui ? - est sortie de l’animalité. Mais l’homme, partout et à quelque époque qu’on l’observe, est un animal religieux ; la religiosité, comme disent les positivistes, est le plus essentiel de ses attributs et personne ne croit plus, avec Gabriel de Mortillet et Hovelacque, que l’homme quaternaire ait ignoré la religion. À moins d’admettre l’hypothèse gratuite et puérile d’une révélation primitive, il faut donc chercher l’origine des religions dans la psychologie de l’homme, non pas de l’homme civilisé, mais de celui qui s’en éloigne le plus.

De cet homme antérieur à toute histoire, nous ne possédons de connaissance directe que par les produits industriels et artistiques des temps quaternaires, qui nous apprennent bien quelque chose, comme j’ai essayé de le montrer (p. 125 et suiv.), mais beaucoup moins que nous voudrions savoir. Il faut, pour s’éclairer davantage à ce sujet, recourir à trois autres sources d’information : la psychologie des sauvages actuels, celle des enfants et celle des animaux supérieurs.

Il est probable que les animaux - il est certain que les sauvages et les enfants sont animistes, c’est-à-dire qu’ils projettent au dehors l’intelligence obscure qui s’agite en eux, qu’ils peuplent le monde, en particulier les êtres et les objets qui les entourent, d’une vie et de sentiments semblables aux leurs. La poésie, avec ses prosopopées et ses métaphores, n’est que la survivance réfléchie et consciente de cet état d’âme des primitifs ; le monisme scientifique, qui retrouve partout les manifestations d’un même principe d’énergie, en est comme la tardive justification.

Les animaux supérieurs n’obéissent pas seulement à ce résidu d’expériences ancestrales qu’on appelle des instincts ; ils sont arrêtés, dans l’exercice de leurs forces physiques, par des scrupules. Comme dit la sagesse populaire, ils ne se mangent pas entre eux ; les exceptions que l’on y peut opposer confirment la règle. Ce scrupule de verser le sang de l’espèce ou de se repaître de sa chair peut n’être pas primitif ; mais, dans toutes les espèces où les petits ont besoin d’être allaités ou protégés, il est une condition essentielle de leur conservation. Celles de ces espèces où ce scrupule pouvait ne pas exister ont nécessairement et rapidement disparu ; la sélection n’a pu se faire qu’au profit de celles qui l’éprouvaient.

Dans l’humanité primitive ou sauvage, le scrupule du sang parait moins général que chez certains animaux : homo homini lupus, disait Hobbes. En revanche, il se manifeste avec une intensité singulière dans certains groupes unis par les liens du sang, c’est-à-dire dans les clans dont les individus croient descendre d’une mère commune, seule forme de la filiation qui puisse être matériellement constatée.

Ainsi le scrupule, cette barrière opposée aux appétits destructeurs, est un héritage transmis à l’homme par l’animal. Le scrupule, ou, du moins, certain scrupule est aussi naturel à l’homme que le sentiment religieux ; il en constitue, avec l’animisme, le point de départ. Si l’animisme est le principe des mythologies, le scrupule est celui des lois religieuses et de la piété.

Ici intervient un troisième élément propre à l’homo sapiens. Beaucoup d’animaux supérieurs vivent à l’état grégaire, qui implique le scrupule du sang de l’espèce ; mais ils ne forment pas de sociétés. L’homme est non seulement un animal social, mais, comme disait Aristote, un animal politique, (...). Il est possible qu’il en soit de même des fourmis et des abeilles ; mais, chez les mammifères, il n’y a rien de pareil en dehors de l’homme.

Cet instinct social, développement de l’instinct grégaire, ne porte pas seulement l’homme à rechercher la compagnie, l’amitié ou la protection de ses semblables ; sous l’influence de l’illusion animiste, l’homme élargit indéfiniment le cercle de ses relations vraies ou supposées. L’animal et le végétal, ou, du moins, certains animaux et certains végétaux, s’y trouvent çà et là comme englobés et le mystère même de leur existence contribue à leur assurer une place dans le groupe formé par les membres du clan. Bientôt un même scrupule les protège et semble, à ceux qui l’observent, attester une communauté d’origine. Ce respect de la vie d’un animal, d’un végétal, forme primitive de la zoolâtrie et de la dendrolâtrie, je l’ai appelé, en 1910, une hypertrophie de l’instinct social ; je ne crois pas qu’on en ait proposé depuis une explication plus acceptable.

Le scrupule irraisonné, principe d’une interdiction sans considérants, mais dont la sanction est la mort, se retrouve dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques. Comme on l’a étudié sous une forme à la fois très primitive et très explicite en Polynésie, où il porte le nom de tabou, les sociologues ont pris l’habitude de le désigner sous ce nom barbare, mais commode, auquel je ne vois aucune raison de renoncer. Le tabou n’est pas seulement l’interdiction, mais l’être ou l’objet protégé par l’interdit ; le sang est tabou et l’on parle aussi du tabou du sang.

La zoolâtrie et la dendrolàtrie, comme le culte des objets inanimés ou fétichisme, sont bien connues par les civilisations classiques, mais ne s’y trouvent plus qu’à l’état de survivances. Les premiers peuples où on les ait observées sous des formes plus générales et plus rigoureuses, entraînant des conséquences de haute portés pour la constitution même de la famille, sont ceux de l’Amérique septentrionale au XVIII siècle. De ces Indiens d’Amérique est venu, par l’entremise des missionnaires, le nom de totem, sous lequel on désigne l’animal, le végétal ou, plus rarement, le minéral ou le corps céleste en qui le clan reconnut un ancêtre, un protecteur et un signe de ralliement. La forme primitive de la zoolâtrie et de la dendrolâtrie, antérieurement à tout anthropomorphisme, c’est le totémisme, dont on ne peut assurément affirmer qu’il soit aussi répandu que l’animisme, mais dont l’existence est du moins attestée chez de nombreux groupes de tribus, éteintes ou vivantes, en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique et en Océanie [1].

L’étude de la psychologie des enfants vient à l’appui des observations des historiens et des ethnographes pour nous permettre de prendre sur le fait cette hypertrophie de l’instinct social qui me parait être le principe du totémisme. Il suffit de conduire un enfant dans un jardin zoologique pour constater l’attraction singulière, bien différente de la simple curiosité, qu’exercent sur lui les animaux, l’empressement qu’il met à se lier d’amitié avec eux, la sympathie ou le respect, bien différent de la peur, que certains animaux lui inspirent. Si cet ensemble de sentiments difficiles à démêler constitue, du moins en germe, le totémisme, on peut dire que l’homme d’aujourd’hui naît totémiste.

La fable animale est la forme La plus ancienne des littératures populaires et les enfants d’aujourd’hui la préfèrent encore à toute autre littérature ; c’est qu’elle est, pour ainsi dire, le résidu des récits que combinait l’imagination et qu’acceptait la crédulité des hommes au temps lointain où les bêtes parlaient...

Entre le tabou et le totem, il existe des liens ; le passage est facile de l’un à l’autre. En effet, le tabou primitif, germe de tout pacte social, protège le totem, qui est l’animal ou le végétal tabou. On ne peut concevoir le totem sans un tabou et le tabou élargi parait avoir pour conséquence logique le totem.

Alors même que nous ne saurions rien du tabou polynésien, du totem américain et de tous les phénomènes analogues constatés dans de nombreuses régions du globe, l’existence seule des animaux domestiques et des plantes cultivées, chez les peuples demi-civilisés de l’ancien et du nouveau monde, obligerait à admettre, après élimination de toutes les autres hypothèses, celle de principes puissants, du même ordre que le tabou et le totem, seuls capables d’expliquer la domestication des animaux et des plantes. Il est évident, en effet, qu’avant d’être élevés par l’homme, de se multiplier sous sa protection et pour son usage, les animaux et les végétaux comestibles ou utiles ont dû être épargnés par lui ; or, dans l’humanité primitive, qui ignorait les bestiaux et les céréales, qui ne disposait pas de réserves alimentaires, que menaçait sans cesse la mort par inanition, une seule cause a pu être assez énergique pour assurer la conservation d’un animal ou d’un végétal comestible : c’est un scrupule religieux, un tabou, dont la violation entraînait ou passait pour entraîner la mort. Mais le tabou qui préserve un animal ou un végétal, c’est le principe essentiel du totémisme ; l’animal ou le végétal respecté, conservé à proximité du clan comme un protecteur ou un ami, c’est le totem. Ainsi l’on peut, a priori, établir l’existence des tabous et des totems dans les pays qui ont eu de bonne heure des animaux domestiques et des céréales ; et comme il est certain, d’autre part, grâce aux observations répétées des voyageurs, que tabous et totems subsistent presque exclusivement dans les pays où les animaux domestiques et les plantes cultivées font défaut, il en résulte, comme l’a vu M. Jevons, que là où le totémisme n’a pas laissé de traces évidentes dans les idées ou les rites, il s’affirme d’autant mieux par la civilisation même qui les a si profondément modifiés.

C’est à Robertson Smith que revient l’honneur d’avoir mis en lumière les conséquences religieuses du totémisme, qui font encore
sentir leur influence au sein de nos sociétés policées. L’animal ou le végétal totem, considéré comme un réservoir de sainteté et de force, était généralement épargné ; exceptionnellement, et pour se sanctifier, les hommes du clan le tuaient et le mangeaient en cérémonie. Peu à peu, en se multipliant, ces festins religieux devinrent des ripailles ; puis, avec les progrès du rationalisme, on oublia la sainteté des animaux et des plantes pour ne songer qu’à leur utilité. Mais la tradition des festins religieux, célébrés dans des circonstances exceptionnelles, ne disparut point, non plus que l’idée si simple et si séduisante de la manducation du principe divin. La théophagie et la communion sont des survivances de ces croyances de sauvages, qui semblent de plus en plus avoir trouvé des adeptes dans l’ancien monde, à mesure que s’accroît notre connaissance des religions antiques en ce qu’elles ont de vraiment populaire et de primitif. L’humanité n’est jamais séduite par des idées nouvelles, mais par des formes plus évoluées des vieilles idées qui se transmettent dans son sein.

On trouvera, dans ce volume et dans les suivants, bien des applications et des confirmations de ces principes, quelques-unes nouvelles, d’autres entrevues ou exposées déjà par divers savants. Si je les avais formulés le premier, je serais un des plus grands esprits de mon temps et la modestie seule m’empêcherait de le dire tout haut. En réalité, je ne sais pas au juste qui les a découverts, bien que les noms de Mac Lennan, de Tylor, de Lang, de Smith, de Frazer, de Jevons se présentent à ma mémoire ; mais je suis bien sûr que ce n’est pas moi. Mon rôle s’est borné à les comprendre et à les faire comprendre de mon mieux, d’abord à mon cours de l’École du Louvre, puis à l’Académie des Inscriptions et dans de nombreuses Revues tant populaires que savantes. Tout cela était si peu connu chez nous, lors de mes premières publications à ce sujet, qu’il me fallut, à la demande de M. Charles Richet, expliquer ce que signifiait le mot totémisme avant de consacrer à ce groupe de phénomène, dans la Revue scientifique, le mémoire qu’on lira plus loin. À l’Académie des Inscriptions, en 1900, MM. Maspero et Hamy furent les seuls à ne point croire que j’avais perdu la tête lorsque j’y lus quelques essais sur les tabous bibliques et sur le totémisme des Celtes. Les savants allemands que je voyais à la même époque, Mommsen entre autres, n’avaient jamais entendu parler d’un totem. La question des tabous et des totems de la Bible, principe de ces interdictions alimentaires où l’ignorance voit des préceptes hygiéniques, me mit en conflit avec les théologiens juifs et me fit même traiter par l’un d’eux d’antisémite, épithète dont m’avait déjà gratifié mon éminent ami Victor Bérard pour avoir contesté, dans le Mirage Oriental, la haute antiquité et l’ubiquité du commerce phénicien. À cette heure, les ignorants parlent moins haut. Grâce à la diffusion des ouvrages anglais dont je me suis inspiré, grâce aux travaux de feu Marillier et des rédacteurs de l’Année sociologique, grâce peut-être aussi à ma propagande de néophyte, poursuivie jusque dans les universités populaires, les plus récalcitrants d’autrefois veulent bien reconnaître que le système d’exégèse anthropologique est « à la mode », et qu’« il y a du vrai » dans les totems et les tabous. En Angleterre, où les relations de la Métropole avec les colonies lointaines avaient depuis longtemps familiarisé le public avec ces idées, il ne manque pas aujourd’hui de gens pour se plaindre qu’on ait déjà abusé des totems autant que des mythes solaires [2] ; signe caractéristique d’une réaction, certains écrivains tout récents sur la mythologie grecque évitent de prononcer le mot de totem qui, par un singulier retour des choses, devient tabou.

Cette réaction n’est pas plus scientifique que l’abus auquel elle prétend répondre. Il me semble que le terrain gagné, et bien gagné, ne doit ni être élargi par des usurpations téméraires, ni abandonné. Le système des tabous et des totems n’est pas une clef bonne à ouvrir toutes les serrures ; il y a, dans l’ensemble si complexe des phénomènes religieux, des mythes et des cultes, bien des choses qui doivent s’expliquer autrement et, dans le domaine mythologique en particulier, je pense que les systèmes antérieurs, notamment celui de l’exégèse iconologique, peuvent revendiquer leur droit à l’existence par d’irrécusables arguments, dont j’ai moi-même fourni quelques spécimens. Mais partout où les éléments du mythe ou du rite comportent un animal ou un végétal sacré, un dieu ou un héros déchiré ou sacrifié, une mascarade de fidèles, une prohibition alimentaire, le devoir de l’exégète informé est de chercher le mot de l’énigme dans l’arsenal des tabous et des totems. Agir autrement, après les résultats acquis, c’est tourner le dos à l’évidence, je dirais presque à la probité scientifique.

Les anciens systèmes d’exégèse, depuis ceux d’Evhémère et des Stoïciens jusqu’à ceux de Creuser et de Mai Müller, offraient ce caractère commun de considérer les mythes et les religions comme les produits d’une faculté spéciale de l’homme, mise en mouvement par quelque impression du dehors, par quelque souvenir historique, par quelque idée abstraite, ou même égarée par une équivoque du langage. La grande supériorité de la nouvelle exégèse, c’est qu’elle met en évidence les liens étroits qui rattachent l’évolution des cultes et des mythes à l’ensemble des facultés humaines, aux progrès de la civilisation morale et matérielle. La vie primitive de l’humanité, dans la mesure où elle n’est pas exclusivement animale, est religieuse ; la religion est comme le bloc d’où sortent tour à tour, par des spécialisations successives, l’art, l’agriculture, le droit, la morale, la politique et même le rationalisme, qui doit, tôt ou tard, éliminer les religions. Car, à l’origine, le rationalisme consiste à deviser des moyens rituels pour échapper à des contraintes passivement subies, pour accroître la liberté de l’homme de ce qu’on enlève à la rigueur des tabous. L’instrument de cette émancipation fut le sacerdoce, qui servit la cause de la liberté avant d’en devenir l’oppresseur et qui, en fixant le rituel, pendant que se poursuivait l’évolution des croyances, ont encore le mérite de rendre plus sensible et, avec le temps, plus intolérable l’antagonisme entre ces deux éléments de la religion.

Les lecteurs attentifs, si ce livre en trouve, remarqueront qu’il n’est pas exempt de répétitions. Cela était inévitable, chaque mémoire ou chapitre formant un ensemble qui doit se suffire. La résignation au rabâchage, que Villemain prêchait comme une vertu aux professeurs de son temps, n’est pu moins nécessaire aux écrivains qui se préoccupent de servir le public et cherchent à faire pénétrer, dans les cercles où l’érudition n’entre pas, les résultats d’une science dont on peut dire, comme autrefois de la philosophie, qu’elle n’est pas seulement libérale, mais libératrice.

Paris, 15 novembre 1904.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’« Introduction » de Salomon Reinach à son ouvrage Cultes, Mythes et Religions, Tome I, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. I-VII.

Notes

[1Il ne suffit pas de dire qu’il n’y a pas un totémisme, mais des totémismes (Rev. des trad. populaires, 1904, p. 323), pour interdire aux gens d’en parler ; car cela est vrai aussi de la magie, de la religion, de la morale, dont on a pourtant le droit et le devoir de dégager les principes essentiels.

[2A. Lang, Man, 1901, p. 42. Mais le même savant a eu raison d’écrire (ibid., 1902, p. 85) : « Without totemism, one can hardly see how early human society was ever organized at all. »

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