« Arrivée en France en 1965, vous y êtes née comme intellectuelle dans l’effervescence de 1968. Revenons d’abord sur cette époque, et sur cette génération, la vôtre, que vous décrivez dans votre premier roman, les Samouraïs. À en juger par l’apparente difficulté pour leurs héritiers à se lancer à l’assaut de la transformation des idées comme de la société, ces “Samouraïs" ne se seraient-ils pas escrimés à désarmer leurs enfants ?
– Julia Kristeva : Oui, cette génération a joué avec les risques de la liberté, dans l’existence comme dans la pensée. Avons-nous décimé ceux qui nous ont suivis, au point que l’herbe ne repousse plus sous leurs pieds ? Étions-nous si radicaux, autoritaires ou maladroits ? La question est légitime. Formulons-la autrement : il s’est produit quelque chose au XXe siècle, dont ma génération a été l’aboutissement, à travers le mouvement de la psychanalyse, de la sémiologie, du nouveau roman et de l’avant-garde. Dans le contexte de la décomposition du continent religieux, d’une certaine réalisation des Lumières dans les démocraties, sans oublier mai 68, nous avons pensé et manifesté en toute lucidité et sans aucun nihilisme, la part de négativité que comportent la pulsion de vie et la pulsion de mort. Tous les grands courants de la pensée moderne se sont bâtis autour de la notion de négation, que ce soit la négativité hégélienne, marxiste ou freudienne. Et Freud nous a appris que la symbolisation et le langage ne sont possibles qu’à partir d’un apaisement de la pulsion de mort : à condition de la laisser travailler dans la révolte édipienne, de la connaître » (Julia Kristeva, L’Humanité.fr).