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Joseph DELBŒUF

La clinique de M. Liébeault

Le magnétisme animal (1890) - Section II

Date de mise en ligne : samedi 17 septembre 2005

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V

Après mon retour de Paris, j’étais entré en relations épistolaires avec les savants de l’école de Nancy. MM. Beaunis, Liégeois et Liébeault eurent l’amabilité de m’écrire qu’ils désiraient me montrer ce qu’on faisait chez eux. Mais je dispose de peu de temps ; de plus, je ne me sentais pas attiré par un intérêt scientifique aussi puissant que lors de mon voyage à Paris. Je devais m’attendre à ne voir à Nancy que ce que j’obtenais moi-même, exécuté seulement sur une bien plus grande échelle. Rien de miraculeux ni d’extraordinaire.

L’intérêt qui me manquait m’a été fourni par des polémiques qui ne sont pas près de finir.

Le 4 juin 1887, je faisais à la classe des sciences de l’Académie royale de Belgique une lecture sur l’Origine des effets curatifs de l’hypnotisme.

La Presse médicale belge l’accueillit avec sourires et se moqua agréablement de son auteur, qui n’était pas médecin, cela se voyait.

Elle donna le ton à d’autres journaux spéciaux qui reproduisirent son article. À l’en croire, l’hypnotisme avait encore ses preuves à faire pour figurer dans l’arsenal thérapeutique, que dis-je ? pour faire admettre son existence, et « le temps n’était guère proche où « les fiers Sicambres » - c’est ainsi que j’avais appelé les médecins - adoreraient ce que jusque-là ils avaient brûlé [1].

Trois mois s’étant à peine écoulés depuis la publication de cet opuscule, que M. Thiriar, représentant et médecin agrégé à l’université de Bruxelles, réclamait pour lui et ses confrères le monopole de l’hypnotisme. Enfin l’Académie de médecine s’emparait de la question et nommait une commission, qui, par l’organe de son rapporteur, M. Masoin, professeur à l’université de Louvain, demandait tout au moins l’interdiction des représentations publiques d’hypnotisme.

Naturellement, dans les discours et les mémoires qui ont vu le jour à cette occasion, il est souvent question de l’école de Nancy et de l’école de la Salpêtrière, et l’on extrait des doctrines de l’une et de l’autre ce qu’on croit convenir le mieux à la thèse que l’on défend.

À l’école de la Salpêtrière on prend sa théorie de la névrose, pour faire croire que l’hypnotisme est dangereux. On ne songe pas que, si l’hypnose est une névrose, elle ne peut pas être un moyen curatif bien précieux ; et, en effet, l’école de la Salpêtrière n’applique pas, ou n’applique que peu, l’hypnotisme à guérir même les maladies nerveuses. M. Charcot n’est pas hypnotiseur, et il reconnaît lui-même qu’entre ses mains l’hypnotisme n’a pas fait merveilles.

À l’école de Nancy on emprunte sa théorie psychologique de l’action du moral sur le physique, afin de pouvoir revendiquer l’hypnotisme comme moyen curatif. Mais lorsque cette même école proclame que l’hypnotisme doit être libre, que n’est pas hypnotiseur qui veut, et que le médecin n’est pas conduit par ses études à faire de l’hypnotisme, on ferme les oreilles et l’on ne tient nul compte de son libéralisme.

Je me fis l’avocat de la liberté. Dans des lettres insérées d’abord dans le Journal de Liège, maintenant publiées à part, je pris une à une les assertions de M. Thiriar et j’en montrai le peu de fondement ou l’incohérence. Je réfutai aussi le rapport de M. Masoin. Depuis lors, les académiciens, pour qui, il y a un an, l’hypnotisme était loin de pouvoir figurer dans l’arsenal thérapeutique - « faute d’expériences faites par les médecins » - sont presque tous passés maîtres en hypnotisme, et chacun y va résolument de sa petite dissertation.

Les savants de Nancy s’intéressèrent vivement à cette polémique et, dès les premières escarmouches, ils vinrent spontanément et publiquement me donner leur appui [2]. Quoique nous fussions d’accord, je puis dire, sur tous les points essentiels, il me parut néanmoins indispensable de faire leur connaissance personnelle.

M. Liébeault, qui interrompt ses consultations pendant l’hiver pour rédiger ses observations et ses notes, ne reprenait sa clinique que le 3 avril. J’en étais informé depuis le mois de septembre. M. Bernheim ne recommençait son service d’hôpital que le 12. Le même jour au soir, j’étais à Nancy.

MM. Liébeault et Liégeois m’attendaient à la gare. Lorsque nous eûmes traversé ensemble toute la ville pour nous rendre à la maison de M. Liébeault, qui m’avait offert l’hospitalité, nous étions déjà de vieilles connaissances.

J’avais fait une partie du voyage en compagnie d’un docteur de Bruxelles avec qui j’étais entré en relations à propos d’une de ses clientes que j’avais hypnotisée. Ayant connu mon projet, il avait désiré de m’accompagner. M. Maréchal - c’est le nom du docteur - reçut aussi l’accueil le plus cordial et fut de toutes nos réunions.

Nancy, depuis la guerre, a vu sa population et son étendue presque doublées : 85 000 habitants, sans compter près de 10 000 hommes de garnison. Les principales rues, très larges, tirées au cordeau, se coupent à angles droits.

L’ancienne capitale de la Lorraine a grand air, et elle possède une place unique au monde pour son harmonieuse disposition et son élégance, la place Stanislas, avec sa mairie et son arc-de-triomphe, deux merveilles de goût, ses grilles dorées, d’un dessin si riche et si gracieux, ses deux fontaines monumentales dans les angles, et, à travers les ouvertures de l’arc, sa magnifique perspective sur la promenade de la Carrière et l’hôtel du gouvernement qui la termine.

Notons aussi le palais Ducal, où est installé le musée Lorrain, dont l’arrangement seul - sans parler de ses richesses, d’un grand intérêt local - produit le plus agréable effet ; l’église moderne de Saint-Epvre, petit monument gothique qui m’a fait une impression que je n’ai ressentie que dans la cathédrale de Strasbourg ; la Chapelle ronde, avec ses tombeaux, dont l’un représente Philippe de Gueidre, femme de René II, décédée clarisse à un âge très avancé. C’est le chef-d’œuvre du grand sculpteur lorrain Ligier-Richier. Cette statue de vieille religieuse dormant de son dernier sommeil est effrayante de vérité et d’ascétisme.

La Meurthe coule aux portes de la ville. La vallée est très large. Les collines qui la bordent ont de cent à cent cinquante mètres de hauteur. De la terrasse d’un café situé dans la banlieue, on a une vue ravissante : la ville à droite, le canal, la Meurthe et se collines en face, à l’horizon sur la gauche, les hauteurs qui avoisinent la Moselle.

Je ne devrais sans doute pas me perdre dans une description qu’on trouverait sans peine plus complète autre part. Mais - était-ce l’effet de mon entourage ? - il me semblait être dans une ville, sœur de Liège, et moins à l’étranger que je ne le suis à Anvers, à Bruxelles ou même à Gand. Mes nouveaux amis étaient très fiers de leur ville, et il se peut qu’ils ne l’échangeraient pas facilement contre la grande et bruyante capitale.

Le Belge, lui aussi, porte loin l’amour du clocher. Le Gantois, le Tournaisien, le Namurois, le natif de Huy ou de Binche, dans le fond de son cœur - il ne le dit pas toujours tout haut - considère sa cité comme la vraie perle du monde. Je me rencontrais là avec des compatriotes, et, ma foi, quand la conversation tournait à la politique, nous faisions de bien beaux rêves. Ah ! les philosophes, une fois partis, ils ne s’arrêtent pas à mi-chemin dans leur poursuite de l’utopie !

M. Liébeault habite aux confins de la ville, non loin de l’hôpital, tout contre le chemin de fer. Petite maison à deux étages très bas, précédée d’un assez grand jardin très gai. Appartements exigus - la demeure de Socrate.

M. Liébeault a aujourd’hui 65 ans. Il est né le 17 septembre 1823, à Favières (Meurthe), village à dix lieues de Nancy. C’est un petit homme, aux allures vives, au front profondément sillonné de rides horizontales coupées par d’autres rides qui vont rayonnant en éventail à partir de la base du nez. Teint bistré de campagnard ; œil brillant et animé ; parole sonore et précipitée ; physionomie ouverte, mélange de gravité et de simplicité, d’autorité et de douceur ; une gaieté d’enfant ; quelque chose du prêtre. Au surplus, c’est un apôtre - un apôtre qui a tout sacrifié à sa foi : fortune, considération, bien-être. Il ne sort pas de chez lui ; en ville, il doit souvent demander son chemin ; il ignore le nom des rues et s’égarera même en se dirigeant vers la station. Sa figure est peu connue des Nancéens, mais son nom est célèbre auprès du peuple à dix lieues à la ronde.

Ses parents étaient cultivateurs ; ils le destinaient à la prêtrise. Il resta six ans au séminaire. Il y étouffait. Sa vocation l’entraînait vers les sciences naturelles et la psychologie. Il finit par obtenir de ses parents de pouvoir suivre son penchant. À l’âge de 21 ans, il entra à l’université de Strasbourg, où il eut comme professeur de clinique un élève de l’université de Vienne, Schutzenberger.

Vers 1848, un de ses amis lui prêta un ouvrage sur le magnétisme, dont il a oublié le titre et l’auteur. Il y lut le fameux rapport de Husson, déposé en 1831. L’Académie, appelée pour la seconde fois à émettre son avis sur la question, avait nommé une commission qui mit six ans à se prononcer. Le rapporteur Husson affirmait l’existence du magnétisme et déclarait que, comme agent thérapeutique, il devrait trouver sa place dans le cadre des connaissances médicales. L’Académie ne voulut pas imprimer ce travail. Comme elle ne pouvait pas dire du rapporteur que c’était un fripon, elle préféra croire qu’il avait été dupe. C’est seulement en 1841 que l’Académie, s’occupant pour la troisième fois du même objet, prit sur elle de décider que le magnétisme n’existait pas, non plus que le mouvement perpétuel ou la quadrature du cercle ; et c’est alors que, par l’organe d’un autre rapporteur, le Dr Dubois, d’Amiens, elle fit sien le fameux dilemme concernant le magnétisme : dupes ou fripons.

M. Liébeault fut frappé du travail de Husson. Il se mit aussitôt à la recherche d’un manuel et d’un sujet. Le manuel lui fut fourni par son libraire : c’était celui de Teste. Le sujet fut une jeune fille qu’il parvint à mettre en catalepsie par la méthode des passes, alors la seule usitée et connue. Mais elle se souvenait. Avec une seconde, il fut plus heureux. Il la mit en somnambulisme. Celle-ci lui procura un troisième sujet, qui se montra, elle aussi, parfaite somnambule. La conviction de M. Liébeault était faite.

Dans son village, il endort une quatrième jeune fille. Puis il découvre une somnambule naturelle. Sur ces entrefaites, il obtint le titre de docteur en médecine, le 7 février 1850. Il vint s’établir à Pont-Saint-Vincent, à treize kilomètres de Nancy, et s’y fit bientôt une belle clientèle. Il ne songeait plus au magnétisme. Cependant, un jour, un paysan vint le consulter pour sa fille épileptique. M. Liébeault lui proposa de la magnétiser. Le paysan lui déconseilla, dans son propre intérêt, d’en rien faire. Ce sont, disait-il, choses nouvelles, et vous savez comment on accueille partout, mais surtout dans les campagnes, les innovations. Vous perdrez tous vos clients. Ce paysan était un sage. Notre docteur suivit son conseil et s’en trouva bien. Dix ans plus tard, à la lecture d’une communication du célèbre Velpeau - un converti de la veille - sur les expériences de M. Azam, de Bordeaux, il est de nouveau piqué de la tarentule, et pense à reprendre sérieusement son étude de prédilection. Mais aucun sujet ne se présente. C’est alors qu’il s’offre à traiter pour rien tous ceux qui consentiraient à faire l’épreuve de la nouvelle médecine. Il se décide à venir s’établir à Nancy. Il eut des clients. Comme il ne les faisait pas payer, même quand il les guérissait, ses confrères - les médecins se traitent toujours de confrères - lui enlevèrent les clients qui payent même quand on ne les guérit pas. C’est ainsi qu’il s’est résigné à vivre du peu qu’il avait amassé.

Aujourd’hui encore que sa réputation est bien établie, et qu’on fait queue dans la rue devant sa porte, la tradition qu’il traite pour rien s’est si bien ancrée que l’année dernière il a fait... non, ne disons pas ce qu’il a fait de recettes.

En 1866, il publia son livre sur Le sommeil et les états analogues considérés surtout au point de vue de l’action du moral sur le physique. Ce livre des plus remarquables, où les effets thérapeutiques du magnétisme sont attribués à la concentration de l’attention sur les organes, passa inaperçu. Il n’en fut vendu qu’un seul exemplaire.

M. le professeur Liégeois, un élève enthousiaste de M. Liébeault, nous racontait avec humour comment, ayant pris en main et feuilleté ce volume au moment de son apparition, il l’avait trouvé trop cher. Aujourd’hui que M. Liébeault est en vue, on aime à le revendiquer comme une gloire de la France, et à accoler de confiance aux titres de ses ouvrages des épithètes élogieuses. Mais c’est là tout. En réalité, M. Liébeault n’est pas un chef d’école. Il n’a rien de ce qu’il faut pour cela. Il est enthousiaste et modeste, n’a en vue que le bien. La réputation qu’il a si légitimement acquise, il la doit à MM. Bernheim, Beaunis et Liégeois. Sans eux, il ne serait connu que des pauvres auxquels il se sacrifie.

J’aurai complété la biographie de M. Liébeault, quand j’aurai dit qu’il s’est marié un an après avoir obtenu le titre de docteur et qu’aujourd’hui M. et Mme Liébeault, qui n’ont pas eu d’enfant, sont les parents adoptifs d’une gracieuse jeune fille qui, dans ce ménage, fait tout entier d’affection, de dévouement et de charité, apporte les rayons, les parfums et le gazouillis de ses vingt ans.

VI

J’étais impatient d’assister à une clinique de M. Liébeault. Le 13 avril, la clinique n’était pas encore très suivie : une douzaine de patients par jour. Mais aussi, malgré la saison, le temps est froid et détestable. Dans le train, nous avons été assaillis par la neige, et sur les hauteurs de la Moselle on voit de longues traînées blanches. Les malades restent chez eux.

C’est le printemps qui les amène. Dès les premiers beaux jours, M. Liébeault voit leur nombre augmenter, et il y en a parfois des cinquantaines qui attendent leur tour dans la rue, faisant queue à partir des premières heures de la matinée. Beaucoup de gens de la campagne, quelques bourgeois. Devant cette affluence, M. Liébeault s’est décidé à sacrifier un morceau de son jardin pour y construire une salle de consultation. C’est un long boyau de deux mètres et demi de largeur sur sept à huit mètres de long, divisé en deux parties inégales par une simple cloison. Ameublement des plus simples : des bancs de bois, des chaises en fer, un sopha minuscule, un fauteuil bourré, dans un coin une petite table avec un registre à notes, quelques enluminures, une carte de France, une modeste bibliothèque au fond, sur le rebord une bouteille à champagne avec cette étiquette : « Eau magnétisée », un petit poêle en faïence dans la cloison, une esquisse sur toile de six décimètres carrés, assez endommagée, représentant Vésale et un cadavre, du peintre belge Hamman, qui vient de mourir. Le docteur la montre avec un certain orgueil.

Au mur de la petite pièce, qui est la première, une pancarte avec ces simples mots : »Prix de la consultation : deux francs. » Dans la grande pièce, celle de quatre mètres cinquante, la même pancarte : « cinq francs ». Pendant les trois jours que j’ai assisté à la clinique, tout le monde était reçu dans le salon à cinq francs, et je n’ai vu qu’une seule personne payer : pour deux consultations, quatre francs. Quant à lui, il ne demande jamais rien. Décidément, le professeur Liégeois avait raison : « Voyons, docteur, disait-il en plaisantant, soyez franc : elles sont rares, n’est-ce pas, les quinzaines qui vous rapportent vingt-deux francs ? »

Chez le docteur Liébeault ne viennent que les désespérés. Ce sont des malades qui ont fait tous les médecins, avalé toutes les drogues jusques et y compris l’antipyrine, subi toutes les tortures depuis les vésicatoires et les pointes de feu jusqu’aux douches et aux courants d’induction.

De ces malades, les uns regardent le magnétisme comme une invention nouvelle en laquelle ils n’ont guère plus de confiance que dans le reste ; les autres, comme quelque chose de mystérieux et de souverain qui fait disparaître instantanément tous les maux. Les uns et les autres sont des clients assez incommodes. Les premiers se donnent à l’avance l’autosuggestion que « ça ne réussira pas », et les seconds se disent bientôt que « ça n’a pas réussi ».

La manière de faire de M. Liébeault a quelque chose de naïf et de simple, mais relevé par un air et un ton de conviction profonde. Sa parole a une telle chaleur communicative qu’il en grise ses clients comme lui-même.

Après avoir, si c’est nécessaire, demandé au malade de quoi il souffre, sans se livrer à un examen quelconque, il le fait asseoir, lui pose la main sur le front, et sans même le regarder, lui dit : « Vous allez dormir » ; puis, pour ainsi dire immédiatement, il lui ferme les paupières en lui assurant qu’il dort. Il lui lève le bras, et lui dit : « Vous ne pouvez plus baisser le bras. » S’il le baisse, M. Liébeault n’a pas même l’air de le remarquer. Il lui fait ensuite tourner les bras, en lui assurant que le mouvement ne pourra pas être arrêté ; ce disant, il tourne lui-même ses propres bras avec vivacité, le malade tenant toujours les yeux fermés ; et il parle, il parle sans cesse d’une voix forte et vibrante. Puis les suggestions commencent : « Vous allez vous guérir ; les digestions seront bonnes ; votre sommeil sera bon ; vous ne tousserez plus ; la circulation sera libre et régulière ; vous allez sentir beaucoup de force dans vos membres ; vous allez marcher avec facilité ; etc. » Il varie à peine ce couplet. Il tire ainsi sur toutes les maladies à la fois ; c’est au client à reconnaître la sienne. Sans doute, il fait quelques recommandations spéciales, ayant rapport à l’affection dont souffre le patient ; mais les recommandations générales prennent la plus grande place.

Les suggestions sont faites un grand nombre de fois à la même personne, et, chose singulière, malgré la monotonie inévitable de ces discours, au fond toujours identiques, malgré l’uniformité du ton et de la voix, la parole du maître est si ardente, si pénétrante, si sympathique, que je n’ai pas cessé une seule fois d’y prêter attention et de l’admirer.

Mais la clinique va commencer. Le docteur, qui depuis cinq heures du matin trottine par toute la maison et le jardin, un peu avant huit heures retire le verrou de la porte spéciale du jardin qui conduit à l’annexe, et les gens entrent. À huit heures, il fait son apparition. Je l’accompagne.

Dans le cabinet « à cinq francs », une vieille femme de 60 ans s’est installée dans le fauteuil. Elle a une sciatique (?) dans la jambe droite depuis six ans. Elle est venue une première fois il y a six mois. Elle revient pour la seconde fois.

La vieille femme reçoit la suggestion spéciale de marcher mieux, sans fatigue et sans douleur. La jugeant suffisamment suggestionnée, le docteur la réveille en agitant vivement devant sa figure une palette en bois ressemblant aux éventails chinois ou japonais en papier. Il l’évente pendant quelque temps, parlant toujours. Elle ouvre les yeux, se les frotte longuement et a réellement l’air de sortir de sommeil. « Marchez ! vous allez voir que vous n’avez plus tant de mal. » Elle marche et admet qu’elle va mieux.

« Elle n’a été endormie qu’au troisième degré », me dit le docteur, en inscrivant le cas sur son registre.

Je la revis le lendemain. Il ne lui paraissait pas que le mieux eût persisté. Elle n’était pourtant pas plus mal. On la rendort, et cette fois, je passe la main sur les parties douloureuses de la cuisse et de la hanche. Elles sont gonflées ; le toucher commence par aigrir le mal, puis le fait bientôt disparaître, la suggestion aidant. Mise debout sans qu’elle se réveille, elle marche avec plus de facilité.

Voici quels sont les degrés de sommeil déterminés par M. Liébeault et acceptés par l’école de Nancy. 1er degré : engourdissement, pesanteur des paupières, somnolence ; quelquefois le sujet ne peut pas ouvrir les paupières. 2e degré : paupières closes, membres en résolution, catalepsie ; le bras levé reste levé. 3e degré : mouvements automatiques suggérés continuant malgré le sujet ; insensibilité plus ou moins grande. Dans ces degrés inférieurs, le sujet entend tout ce qu’on dit autour de lui. 4e degré : le sujet n’entend plus que l’opérateur, mais peut être mis en relation avec tout le monde. 5e degré : le souvenir est aboli partiellement ; hallucinations par suggestion. 6e degré : le souvenir est absolument aboli, ne peut être réveillé spontanément, mais peut l’être artificiellement.

« Cette division du sommeil en plusieurs degrés est purement théorique, ajoute M. Bernheim. Elle permet de classer chaque sujet influencé, sans grande description. Il existe des variantes, des intermédiaires entre ces divers degrés ; on observe toutes les transitions possibles, depuis la simple torpeur et le sommeil douteux jusqu’au somnambulisme le plus profond. J’ajoute que la docilité aux suggestions et la facilité de provoquer les divers phénomènes ne sont pas toujours en rapport avec la profondeur du sommeil. »

Pour ma part, j’ai été amené à classer les sujets d’après leur insensibilité aux pincements et aux piqûres. L’abolition de la mémoire me sert peu, parce que - est-ce l’effet de la tradition ? - les sujets que j’endors se souviennent spontanément, à moins que je ne provoque l’oubli artificiellement.

VII

Je reviens à la clinique de M. Liébeault. Pendant qu’il s’occupait de la femme à la sciatique, plusieurs personnes étaient entrées sans frapper, et avaient pris place en silence.

S’assied dans le fauteuil une jeune fille de 24 ans, bandeau sur la joue. Elle tousse depuis trois ans. Elle me paraît être une habituée. Le docteur : « Voyez ! je touche la bosse du sommeil, vous allez dormir ; vous dormez ! Vous tournez les bras ; vous ne pouvez plus les arrêter. Vous sentez la chaleur entrer dans votre poitrine. Plus de toux ! Plus de constipation ! plus de fleurs blanches ! » La jeune fille tousse quand même. Je m’approche à mon tour, et pressant sur la poitrine, je lui dis aussi : « Plus de toux ! plus d’irritation ! vous n’avez plus envie de tousser ! » La toux cesse pendant tout le temps qu’elle reste endormie. Je demande à M. Liébeault pourquoi il ne précise pas davantage par le toucher les régions douloureuses, pour rendre la suggestion plus puissante et plus efficace. Il me répond que je pourrais bien avoir raison, mais qu’ayant quelquefois cinquante ou soixante malades à traiter dans une matinée, il ne peut leur accorder à chacun que quelques minutes : « À la longue, la suggestion finit toujours par trouver sa destination. »

Le troisième sujet est une jeune femme de 37 ans, frappée d’hémiplégie gauche. Les mouvements sont revenus dans la jambe, mais non dans le bras, qui est resté paralysé depuis sept mois. Elle est triste, découragée : « Jusqu’à ce jour, l’hypnotisme n’a amené aucune amélioration. » Elle se prête néanmoins avec complaisance aux manœuvres de M. Liébeault ; elle ferme les yeux, et reste consciencieusement le bras en l’air le plus longtemps qu’elle peut. Elle se hâte de le fléchir quand il passe à un autre ordre d’idées. Elle se réveille, et d’un ton dolent : « Je ne vais pas mieux, monsieur le docteur, dit-elle. Voyez ma main, je ne puis la mouvoir ; mes doigts, je ne puis les ouvrir. Et je suis une mère de famille ; je suis inutile dans mon ménage. Mon Dieu ! serait-ce fini de moi ? » M. Liébeault est plein de confiance et essaye de lui en donner. Mais l’air de la malade me montre assez qu’il perd près d’elle toute son éloquence. D’ailleurs, elle n’a évidemment pas été endormie, même au premier degré ; elle est persuadée qu’elle doit faire semblant de dormir ; les suggestions lui ont été faites trop tôt. Je demande à M. Liébeault la permission d’essayer sur elle ma méthode. Il y consent avec plaisir.

Je m’assieds près d’elle, lui parlant, moi aussi, sans cesse, mais du sommeil et de la fin de ses maux ; tout en parlant, je la pince d’abord avec les ongles, puis avec une pince en acier, en lui suggérant qu’elle n’a pas mal. J’arrive par là à lui serrer fortement la peau du bras sans qu’elle accuse de la douleur. À ce moment, je la rappelle à la réalité en lui montrant son bras pris dans mon instrument. M. Liébeault se montre enchanté du procédé et le juge excellent. Le sujet a l’esprit frappé ; alors je le reprends et lui fais une suggestion rendant possible un léger mouvement impossible à l’état de veille. Cette fois-ci, réveillée, elle constate réellement ou croit constater, ce qui revient au même, un petit progrès ; elle se raccroche à l’espoir. Le lendemain, elle revient. J’obtiens une insensibilité plus grande. Je lui fais produire l’extension du bras, et j’obtiens même quelques mouvements d’extension des doigts. La pauvre femme est rayonnante ; elle entrevoit la guérison. M. Liébeault m’écrit, à la date du 13 mai, ces mots : « Notre paralysée du côté gauche, la dame R..., commence enfin à se servir de sa main. » D’après une lettre postérieure, l’amélioration s’accentuait et la dame se félicitait de m’avoir rencontré.

Ce fait et d’autres semblables prouvent une chose, c’est que l’imagination du sujet a besoin d’être saisie, et que là où un premier magnétiseur n’a rien obtenu, un second peut réussir. Le magnétiseur doit être fécond en ressources ; il doit avoir des armes de rechange et se ménager plusieurs voies d’attaque. L’une de ses ressources suprêmes est d’annoncer au malade qu’il connaît une personne dont le pouvoir magnétique est infaillible. J’ai hypnotisé des sujets que Léon ou Donato, à qui je les avais d’abord adressés, n’avaient pu influencer. Je ne doute pas que je pourrais en rencontrer de rétifs à mon action, mais prêts à céder à celle de ces hypnotiseurs renommés. Dans le cas présent, ma qualité d’étranger a certainement impressionné la dame.

Succès semblable m’était réservé le lendemain. Deux dames, la mère et la fille, appartenant à la haute bourgeoisie, se présentent chez le docteur. Elles sont d’anciennes clientes. La mère a beaucoup d’embonpoint ; la fille est mince, grande, belle et anémique : 23 ans et déjà mère de deux enfants. Leur famille se fait traiter par l’hypnotisme, car elles parlent de différentes personnes dont la santé s’est notablement raffermie depuis les dernières suggestions. La mère accuse elle-même un grand mieux. On ne me dit pas sa maladie. La fille : inappétence, fleurs blanches, et tout un cortège de misères. Elle vient pour la huitième fois chez M. Liébeault. Mais, tandis que les personnes de sa connaissance, entre autres son fils, se trouvent bien du traitement magnétique, elle n’en éprouve aucun soulagement. Elle se place dans le fauteuil, ferme les yeux, tourne les bras avec docilité, écoute le docteur, se laisse éventer par la palette, mais elle n’est certainement pas entrée dans le premier degré. Elle le lui dit sans détour ; M. Liébeault n’en disconvient pas. Elle se désespère. Je fais un signe à M. Liébeault : « Permettez-vous ? - Certainement ! Madame, je vous remets aux mains de monsieur. Il n’est pas docteur en médecine, mais nous le considérons à Nancy comme un confrère. - Madame, laissez-moi essayer ; je suis certain de réussir. » Pendant que le docteur s’occupe de la mère, je passe avec elle dans la pièce à deux francs, et, en moins de deux minutes, la jeune dame était prise au point que je lui transperçais le bras d’une grosse épingle sans qu’elle le sentît. Ah ! cette fois-ci, j’ai bien dormi ! » s’écrie-t-elle ; et, appelant sa mère, elle lui montre l’épingle dans son bras. Madame, lui dis-je, en la quittant, maintenant les suggestions de M. Liébeault vous enlèveront tous vos maux. »

La paralytique dont j’ai déjà parlé me donna l’occasion de connaître l’usage de l’eau magnétisée, dont une bouteille, si on se le rappelle, se trouvait sur le rebord de la bibliothèque. Cette dame, qui dormait mal, prenait de cette eau magnétisée. Elle en remplit un flacon qu’elle emporta.

L’histoire de cette eau magnétisée est curieuse. Il y a deux ans à peine, le Dr Liébeault, l’adepte et l’apôtre de la théorie de la suggestion, sentit ses convictions s’ébranler et faiblir. On lui avait amené de petits enfants de quelques mois, de quelques semaines, affligés de diarrhées, de constipations, de vomissements, et il leur avait donné à boire de l’eau magnétisée, c’est-à-dire de l’eau dans laquelle il trempait le bout de ses doigts. Il faisait cela plutôt pour contenter les mères que pour guérir les enfants. Chose étrange, les enfants se trouvèrent bien de ce singulier traitement. Il en vint ainsi à se demander si la suggestion était bien le dernier mot de l’hypnotisme et si la théorie du fluide devait être définitivement condamnée. Il publia même à ce sujet, en 1883, une brochure intitulée : Étude sur le zoomagnétisme (Paris, Masson). M. le professeur Beaunis, dans la dernière édition de son ouvrage sur le somnambulisme provoqué, émet un doute analogue.

Mais M. le professeur Bernheim s’en tient à la théorie de la suggestion. En conséquence, il est prêt à accorder aux tout jeunes enfants la suggestibilité et l’entendement nécessaires pour comprendre qu’ils ont du mal et que le monsieur qui est devant eux et cause avec leur mère, a le pouvoir et la volonté de les soulager. C’est pourquoi il a conseillé à M. Liébeault de mettre dans son cabinet de l’eau pure sous l’étiquette d’eau magnétisée, et de noter les effets de cette eau. L’expérience, qui se poursuit, est hautement intéressante.

La paralytique reconnaissait que cette eau la faisait dormir. Pourvu que cet écrit n’arrive pas à Nancy, et, détruisant le prestige de « l’eau magnétisée », ne fasse pas avorter l’épreuve !

Le malade qui est ensuite traité, est un jeune garçon de 10 1/2 ans atteint de chorée. Il a des mouvements involontaires dans la face, surtout dans la bouche. C’est, dit le docteur, un bon somnambule, parce qu’il ne se souvient pas. Cependant il ne tourne pas les bras : « Tu ne remueras plus la bouche ni les yeux ; tu sauras te tenir tranquille ; tu vas rester guéri pour toujours ! »

Je l’ai revu le lendemain, il en était au même point que la veille. Rien de rebelle d’ailleurs comme la chorée. Je ne suis pas loin de croire que lui aussi est un magnétisé illusoire, qui ferme les yeux, tourne les bras, et manque de mémoire, par pure complaisance, croyant qu’il doit faire, pour être guéri, tout ce que lui commande M. Liébeault.

Et c’est inévitable. La foi ardente que M. Liébeault a dans l’excellence de l’hypnotisme et de sa méthode, foi qu’il communique aux gens simples qui forment sa clientèle ordinaire, doit développer chez eux la fraude inconsciente. C’est ce que j’ai parfaitement vu le lendemain.

Une femme, dont je parlerai tantôt, est ce jour-là venue avec son mari, 56 ans, atteint d’une entorse au pied gauche, qui est gonflé, dit-il. Le docteur, toujours sans examiner, fait fermer les yeux au brave homme, le met en catalepsie, lui fait tourner les bras : « Vous voilà endormi, vous n’entendez plus que moi ; vous ne vous souviendrez de rien. Demain, plus de gonflement ! Le sang va se remettre à circuler ; l’idée que vous allez être guéri va se graver dans votre esprit, et elle vous guérira. Vous avez chaud partout ; vous brûlez, etc. »

Le patient, interrogé, répond qu’il n’a pas dormi, qu’il n’a ressenti aucune chaleur, qu’il a entendu parler sa femme ; qu’il ne va pas mieux, et il montre qu’il n’a pas perdu le souvenir. Mais ses yeux écarquillés, sa bouche entr’ouverte et son air stupéfié montrent bien qu’il est émerveillé et convaincu qu’il s’est passé en lui quelque chose.

En entrant dans ces détails, j’ai presque l’air de faire la critique de la clinique du célèbre docteur. Mais lui-même ne cherchait pas à m’en faire accroire. « Je n’ai rien à vous montrer, répétait-il ; le temps est trop inclément, les gens ne viennent pas, et ma clinique ne fait que commencer. Vous partirez sans avoir rien vu, car les effets n’apparaissent qu’à la longue. » Je le crois sans peine.

Je reprends le récit de ce qui s’est passé le vendredi. C’est maintenant une forte campagnarde la femme de l’homme à l’entorse - 43 ans, sans enfants. Elle a, depuis neuf mois, au bas de la jambe gauche une vilaine dartre variqueuse ulcérée. On la traite depuis tout ce temps sans l’ombre de succès. Le dernier traitement consiste dans un badigeonnage au goudron et à l’huile de cade. C’est seulement la deuxième fois qu’elle vient chez M. Liébeault. M. le Dr Maréchal, qui entre justement, demande à voir la plaie. C’est ainsi que j’ai pu en dire la nature. Il voudrait qu’on prît le tour de la jambe. M. Liébeault n’y voit aucun inconvénient. Un morceau de ficelle lui donne tout de suite la mesure : 29 centimètres, contre 27 à la jambe gauche.

Cette femme-ci entre certainement dans un état d’hypnose prononcé. Le mouvement des bras est machinal ; et, au réveil, elle sait seulement qu’on a causé, mais ne sait qui, ni de quoi. Je l’ai revue le lendemain ; elle accuse du mieux, et a bien dormi. M. Liébeault reprend le pourtour de la jambe, il trouve 30 centimètres. Mais il convient qu’il est impossible de se fier à ces mesures, vu la manière toute primitive dont elles sont prises. D’ailleurs, il tient peu à ces minuties. Pourvu que la guérison arrive, que sert d’en contrôler la marche ?

Deux jeunes filles avec leur mère. Toutes trois ont l’air saines et fortes. Mais les deux filles réclament néanmoins les secours de l’art. La plus jeune, 15 ans, a eu la danse de Saint-Guy, elle ne voit pas bien la position des objets et sa marche est incertaine. Elle est dans un état de demi-imbécillité et de torpeur. Elle est mal réglée. Celle-ci s’endort bien. Je lui traverse le bras d’une épingle sans qu’elle bouge. Le docteur lui annonce ses règles pour le 12 mai, à sept heures du matin. Elles doivent durer trois jours. Il est tout à fait remarquable combien ces sortes de suggestions produisent, presque à coup sûr, leur effet.

La sœur, 18 ans, a aussi de l’incertitude et de la lourdeur dans la marche. Elle a dans les genoux un mal qui va jusqu’à la hanche et l’épaule. Elle n’a jamais été magnétisée. M. Liébeault fait les incantations habituelles : « Vous n’entendez plus que moi, vous n’entendez ni votre mère, ni votre sœur ! » Elle les entend. « Tournez les mains ! Elle ne sait pas ; M. Liébeault leur imprime le premier mouvement, puis : Vous ne pouvez plus les arrêter ! » Elle les arrête, mais il tourne lui-même les siens à se les démettre. Elle n’est pas même entrée dans le premier degré.

Je discute le cas avec lui. Il m’affirme qu’elle a été influencée ; que c’est déjà l’être que de faire semblant de l’être. En effet, je la revis le lendemain ; elle entra visiblement dans l’hypnose, et elle se montra relativement insensible aux piqûres et aux pincements. Le docteur avait eu raison.

Une recommandation d’une nature spéciale aura peut-être frappé le lecteur. M. Liébeault commande toujours au sujet d’avoir chaud. Ainsi, à cette jeune fille dont je viens de parler, il a chanté pendant plusieurs minutes, en lui touchant le genou : « Chaud, chaud, chaud ! » Partout où il y a l’élément douleur, il cherche à substituer l’élément chaleur. C’est un procédé assurément original et qui peut produire d’excellents effets. D’abord, l’apparition de la chaleur, qui se fait généralement sans difficulté, augmente la confiance qu’a le malade dans la puissance du magnétiseur ; puis, cette sensation, sur laquelle l’attention est spécialement attirée, finit par masquer la sensation de douleur ou de gêne. Enfin, si la suggestion seule ne suffit pas, par l’apposition de la main ou une légère friction, on arrive sans trop de peine à provoquer l’effet désiré, et la production de la chaleur est, pour le sujet, comme un signe de guérison prochaine.

VIII

Ce n’est évidemment pas pour avoir suivi deux jours la clinique de M. Liébeault que je me permettrai de porter un jugement sur l’efficacité de sa méthode. Les résultats qu’il a publiés et le respect dont l’entourent des hommes comme MM. Beaunis, Bernheim et Liégeois, qui se disent ouvertement ses disciples, parlent assez haut. Cependant, ces derniers pensent que, pendant le traitement, il est trop prodigue de paroles et poursuit trop de choses à la fois.

Lui-même d’ailleurs en convient de la meilleure grâce du monde. Mais cette exubérance de foi, d’ardeur et de parole est dans sa nature, et s’il inspire confiance au malade, celui-ci saura bien se débrouiller. Ainsi font ceux qui se guérissent à Lourdes.

M. Liébeault sait, comme M. Bernheim, comme tout le monde, qu’il y a des maux inguérissables, et même qu’il y a des gens inguérissables, en ce sens qu’ils se complaisent dans leurs maux. Mais là où M. Bernheim ne songerait pas à appliquer la suggestion, ou bien l’appliquerait une ou deux fois comme par acquit de conscience, M. Liébeault va toujours, s’attaquant à tout et entreprenant aussi bien de donner du lait aux mères qui n’en ont pas que d’abolir une simple migraine. C’est en n’excluant aucun cas pathologique qu’il a fait des découvertes précieuses, qu’il a montré l’empire de la suggestion sur des affections réputées réfractaires, par exemple l’incontinence d’urine ; c’est ainsi qu’il a osé y avoir recours avec des enfants de quelques mois, voire de quelques semaines, et récemment il m’annonçait encore un succès remarquable et subit de cette dernière espèce.

Si chaud que soit son enthousiasme de cœur, son jugement de savant est froid, et il n’affirme qu’à bon escient si les guérisons ou les améliorations sont dues à l’hypnotisme plutôt qu’à la nature. Il n’est pas dupe de ses convictions.

Ses statistiques sont inévitablement incomplètes et même défavorables à son système. La plupart des gens qu’il traite ne daignent pas l’informer si les résultats obtenus se maintiennent ou non. Je sais moi-même, par ma propre expérience, que les malades, du moment qu’ils n’ont plus besoin ou envie de revenir, daignent rarement vous faire part d’un heureux changement survenu dans leur état. Je dois quelque-fois écrire quatre ou cinq lettres avant qu’ils trouvent le temps de me répondre, et alors même ils se bornent à une ou deux phrases laconiques : « Je vais bien ; le mal n’a plus reparu », ou quelque chose de semblable. À plus forte raison en est-il ainsi des paysans ou des pauvres diables. Si l’on réfléchit en outre à ceci que les clients de M. Liébeault sont des désespérés, il doit parmi eux s’en trouver beaucoup qui, ne se sentant pas guéris ou soulagés dès les premières séances, abandonnent l’hypnotisme et l’hypnotiseur et courent à autre chose. De sorte que le total des guérisons qu’il obtient par son procédé et qu’il consigne dans ses ouvrages, est nécessairement inférieur au chiffre réel, d’autant mieux qu’un certain nombre de ses clients ne devraient pas raisonnablement figurer dans son compte.

J’ai vu aussi à la clinique de l’illustre praticien un jeune homme qui prenait des leçons d’hypnotisme. Il servait d’aide ou de suppléant à M. Liébeault. Tous les malades n’ont pas la faculté de se déplacer, et le médecin ne peut pas aller partout, encore moins être partout à la fois, par exemple, le soir, si la suggestion doit se faire le soir. Ce jeune homme a donc à soigner quelques malades de cette sorte, et vient faire rapport au maître de ce qu’il a observé et réalisé.

Avis aux médecins qui croient qu’il serait facile de monopoliser l’hypnotisme. M. Bernheim, lui-même, est bien souvent obligé, dans sa pratique civile, de remettre à l’un ou l’autre membre de la famille le soin d’hypnotiser le malade pour lui faire les suggestions requises. C’est ce qui est, entre autres cas, indispensable dans les affections qui saisissent brusquement, telles que suffocations, nausées, terreurs, agitations, palpitations, crises. Il est clair que le malade ne peut attendre qu’on ait trouvé le médecin hypnotiseur.

Bien qu’un peu étrangère à mon sujet, je ne voudrais pas omettre l’histoire suivante. J’ai vu chez M. Liébeault une somnambule lucide, Mlle Camille, 17 ans [3]. Elle donne des consultations en ville. Elle a le don de prophétie. Elle a annoncé une attaque de paralysie chez le père, à elle inconnu, d’une famille qu’elle ne connaissait pas davantage. L’attaque eut lieu quinze jours plus tard, juste à la date indiquée. M. Liébeault et ses amis recueillent les faits de cette nature et les envoient à une société de Londres qui les collectionne comme documents.

Je sollicitai incontinent la faveur de mettre à l’épreuve la lucidité de Mlle Camille. Depuis quelque temps, je souffre de troubles de la vue. J’ai consulté mon ami et collègue, M. Nuel, qui m’a découvert une cataracte de l’œil droit. Cette cataracte venait admirablement à point.

Mile Camille, bien et dûment endormie, me prit la main. Je reproduis fidèlement la scène et le dialogue :

« J’ai un mal, non douloureux, qui ne laisse pas d’être grave et menaçant et qui néanmoins me préoccupe assez peu. Devinez-vous ? »

Pas de réponse.

« Je me doutais bien que vous ne le découvririez pas. C’est trop difficile. Je vais vous mettre sur la voie. Ce mal est dans un œil. Lequel ?
 L’œil gauche. »

Je fais un signe de dénégation à l’assistance. M. Liébeault intervient : « Le gauche ? expliquez-vous. Le gauche de monsieur, ou celui qui est à votre gauche ? - Celui qui est à ma gauche. - Le droit de monsieur alors ? - Naturellement. »

« Éh bien ! qu’est-ce que j’ai dans l’oeil droit ?
 Vous voyez de loin et ne savez pas voir de près... Vous êtes vite fatigué quand vous travaillez... Par moments, vos paupières se collent... Cela vous occasionne une grande gêne... »

Je demandai à M. Liébeault de la réveiller : « Quel est votre mal ? me demanda-t-il.— Une cataracte. - L’élément douleur est tout à fait absent ? - Oui. Cela pourrait bien être la cause de son insuccès. »

M. Liébeault me communiqua alors des certificats authentiques, signés des noms les plus honorables, de noms connus dans la science, le barreau et la magistrature, et confirmant des coïncidences extraordinaires. Je ne citerai qu’une anecdote.

Un M. Saunois de Chevet (Henri-Jacques-Marie), de Nancy ou des environs, étant à Paris en 1879, va, par curiosité, le 26 décembre, consulter Mlle Moreau, la devineresse qui a succédé à la célèbre Mile Lenormant, et qui vient de mourir. Elle lui tient la main pendant trois à quatre minutes, puis lui tire son horoscope : « Vous serez bientôt soldat, vous vous marierez jeune ; vous aurez deux enfants. Vous perdrez votre père dans un an à la date de ce jour. Vous mourrez à 26 ans. »

M. Saunois était né le 4 février 1860 ; il allait avoir 20 ans et être incorporé. La prédiction se réalisa. Son père, alors bien portant, mourut le 27 décembre de l’année suivante. Il se maria à 22 ans ; eut deux enfants, et à la fin de 1885 il fut pris d’une mélancolie profonde. Il s’attendait à mourir le 4 février 1886.

Pour le guérir, on eut recours à un stratagème. Il y a dans la banlieue de Nancy un somnambule, surnommé le prophète, dont les prédictions passent pour se réaliser toujours. M. Liébeault prend même sur lui de dire à M. Saunois que ce prophète ne se trompe jamais. Le prophète est mandé, endoctriné, et il annonce au malade sa mort dans 41 ans. M. Saunois se rassure quelque peu ; la date qu’il s’était fixé pour sa mort se rapproche et sa santé reste excellente. Enfin, la date est dépassée. M. Saunois est dans l’exubérance de la joie. Il se fait habiller de neuf, et pendant sept mois entiers, on le voit se promener tout ragaillardi dans les rues de Nancy. Il meurt brusquement le 30 septembre 1886.

Mais c’est assez longtemps tenir le lecteur sur les confins du merveilleux.

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations à partir de l’ouvrage de Joseph Delbœuf, Le magnétisme animal, À propos d’une visite à l’école de Nancy, Éd. Félix Alcan, Paris, 1890.

Notes

[1Voici le début de cet article : « Nous n’avons pas cru, jusqu’à ce jour, devoir entretenir longuement nos lecteurs d’une question qui n’est sérieusement à l’étude que depuis quelque temps et qui est encore loin d’être élucidée ; nous voulons parler de l’hypnotisme.

« M. Charcot, l’éminent professeur de la faculté de Paris, cherche à débrouiller cette question épineuse ; MM. Beaunis, Bernheim et bien d’autres se sont engagés dans la même voie ; mais, à l’heure actuelle, on peut avancer sans crainte que nos connaissances précises sur ce sujet sont encore peu nombreuses. Cependant, s’il en fallait croire M. Delbœuf, de Liège, rien ne serait mieux connu que l’hypnotisme ; à l’obscurité qui régnait sur la matière, a succédé une lumière pleine et entière. (Par exemple, je ne sais dans quel passage de mon discours l’auteur a cru voir une pareille prétention de ma part. C’est vraiment dommage qu’une si excellente et si neuve plaisanterie se trompe d’adresse.) M. Delbœuf a étudié l’hypnotisme bien plus dans un but philosophique qu’à un point de vue thérapeutique ; il nous dit d’ailleurs n’être pas médecin, et nous l’en croyons. »

Après avoir dénié toute portée aux faits que je rapportais, et à l’expérience cependant si concluante - des brûlures symétriques dont l’une, abandonnée à elle-même, s’enflammait, et dont l’autre, à la suite de la suggestion, séchait ; après avoir qualifié mes explications et mes comparaisons de malheureuses, tandis que d’après lui « l’hypnotisme paraît plutôt intervenir en suspendant le travail des couches corticales du cerveau soit par fatigue, soit par anémie, et en transformant l’individu en une espèce de machine automatique, en un être essentiellement réflexe (voilà au moins une explication dans laquelle il n’y a pas moyen de mordre), l’auteur conclut en ces termes :

« De tout cela, il résulte que le domaine de l’hypnotisme est encore bien mal délimité et des plus obscurs. L’avenir, nous l’espérons, nous le souhaitons, nous réserve, peut-être, en lui un moyen thérapeutique digne d’être employé ; mais, avant de se prononcer en toute lumière, il conviendra de refaire les expériences, de les étudier avec le plus grand soin et de les soumettre à une critique sévère et scientifique. Ce sera surtout aux neuro-pathologistes et aux physiologistes qu’incombera cette tache. » Donc, jusqu’à ce moment, les neuro-pathologistes et les physiologistes n’avaient pas encore fait ni refait d’expériences, et n’en avalent pas encore étudié et soumis à une critique sévère et scientifique. Bornons-nous à enregistrer l’aveu.

[2Ainsi fait encore M. Liégeois, dans l’ouvrage qu’il vient de publier sous ce titre : De la suggestion et du somnambulisme, etc., Paris, Doin, 1889, p. 721 et suiv. ; Lettre à M. Semal sur les représentations etc.

[3Elle est célèbre chez les magnétiseurs de Nancy. M. Liégeois en parle longuement dans son dernier ouvrage. Il lui rend notamment le témoignage suivant : « Camille S..., 18 ans, est une très bonne somnambule ; M. Liébeault et moi nous la connaissons depuis près de quatre ans ; nous l’avons endormie souvent ; nous l’avons toujours trouvée d’une entière bonne foi ; elle nous inspire, en un mot, toute confiance. » (De la suggestion, etc., p. 702 et suiv.)

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