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Littérature et psychanalyse

Le droit de la littérature à tout dire

Un dialogue entre Mario Vargas Lliosa et Gabriel Liiceanu (trad. Paul Papahagi)

Date de mise en ligne : samedi 13 mai 2006

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Ce dialogue a d’abord été publié dans dans le n° 89 de la Revue Dilema Veche (30 septembre - 6 octobre 2005), sous son titre original roumain : « Dreptul literaturii de a spune totul ».

Mardi, 20 septembre, a eu lieu à Bucarest, dans le cadre des conférences Microsoft, une rencontre du public roumain avec l’écrivain Mario Vargas LLIOSA, le modérateur étant le philosophe Gabriel LIICEANU. Nous reprenons, dans « Dilema vece », la partie littéraire d’une longue conversation à plusieurs mises entre les deux écrivains, remerciant en même temps aux protagonistes et aux organisateurs (à la compagnie Microsoft-Roumanie, à Madame Adriana BABETI et à Monsieur MIHAIES) et à Madame Teodora STANCIU de « Radio Romania cultural », notre source d’une clarté inégalable. L’ensemble de l’entretien, vous allez pouvoir le lire dans le prochain numéro de la revue « Orizont » (SS).

Gabriel LIICEANU : (...) Lorsque j’ai lu « Le poisson dans l’eau », le livre de mémoires de Vargas LlIOSA, ce qui m’a impressionné a été un enfant de 11 ans qui entre dans l’adolescence marqué par un trauma - la relation au père. Mario Vargas LLIOSA grandit dans une atmosphère affective formidable, dans la famille de sa mère, après quoi le père fait son entrée en scène. La brutalité avec laquelle l’enfant passe de l’affection du clan maternel à la sévérité, au sadisme du père, marque un choc biographique. Comment avez-vous réussi à vous arraché au trauma initial de votre biographie ?

Mario Vargas LLIOSA : (...) Le fait que j’ai connu mon père à 11 ans - un père que je croyais mort, parce que ma famille très catholique avait honte du divorce de mes parents - a été une expérience extrêmement dure de mon enfance. Je crois que je dois à cet événement deux expériences décisives : la présence d’un père autoritaire m’a fait détesté du plus jeune âge l’autoritarisme. D’autre part, je crois que ma vocation littéraire aurait évolué différemment si mon père ne lui avait témoigné autant d’hostilité. Il associait cette vocation avec une vie de bohème, avec l’échec économique et avec une vie plutôt marginale et en quelque sorte extravagante. L’une des formes indirectes de la résistance à cette autorité tellement oppressive a été précisément l’affirmation de ma vocation littéraire. C’était ce qui pouvait le décevoir au plus haut point et de la sorte, pour moi, l’écriture a commencé à représenté une modalité de me soustraire à cette autorité que je craignais et qui me submergeait. Depuis l’enfance, la littérature a été essentiellement lié, pour moi, à l’idée de libération.

Gabriel LIICEANU : (...) Vous avez résumé la découverte de la vocation littéraire à la rencontre de votre père. Toutefois, comment avez-vous commencé à écrire ? Comment avez-vous effectué le passage de l’interviewer infatigable à celui qui entre dans le rang de ceux qu’on interview ?

Mario Vargas LLIOSA : Avant d’être écrivain, j’ai été lecteur comme tout le monde. Les débuts de la découverte de ma vocation sont intimement liés à la lecture. Ma mère me racontait que mes premières productions écrites ont été la continuation des histoires que je lisais, mécontent qu’elles avaient pris fin. Écrire était pour moi un jeu que ma mère et la famille encourageaient. Lorsque j’ai commencé d’habité avec mon père, cette activité est devenue clandestine. La littérature a reçu une connotation très différente, qui a persisté durant mon enfance et ma première jeunesse, quand je n’imaginai pas un seul instant que je pourrai devenir écrivain. La littérature ne semblait être une activité dont on pouvait vivre et alors j’ai pensé devenir avocat ou professeur, et je suis devenu journaliste. Je pensai que le journalisme était un mode d’exercer ma vocation littéraire qui m’offrait en plus, un salaire pour pouvoir vivre. Le journalisme m’a beaucoup aidé du point de vue littéraire. Malgré cela, bien que j’ai continué à écrire dans la presse, toute ma vie, je ne pense pas que journalisme et littérature s’entendent si bien. Le journalisme demande un langage fonctionnel, qui communique quelque chose et derrière lequel le journaliste doit s’effacer. C’est précisément le contraire de ce que suppose le langage d’un romancier, d’un nouvelliste et d’autant plus d’un poète. En littérature, le langage ne doit pas être seulement un instrument mais un but en soi. J’ai vécu avec beaucoup de prégnance cette tension, comme tous les écrivains qui ont été aussi des journalistes. Il y a encore une chose. Le journalisme représente pour moi un ancrage dans la réalité, un mode de ne pas me perdre dans le monde de la pure invention.

Gabriel LIICEANU : Il existe deux types d’écrivains : ceux qui ont écrit quelques livres voir un seul toute leur vie, et sont restés dans l’histoire de la littérature comme LAMPEDUSA avec « Le Guépard » ou SALINGER. D’autre part, existe l’autre catégorie - BALZAC, Victor HUGO (sur lesquels vous avez écrit l’année dernière un livre, « La tentation de l’impossible », qui vient de paraître en Roumain), Thomas MANN - des écrivains qui ont écrits des milliers de pages. Cela veut dire qu’ils l’ont fait en pesant le temps de leur vie avec une rigueur absolue. Vous faites partie, de manière évidente de la catégorie de ceux qui ont énormément écrits. En même temps vous avez l’apparence d’un homme à la mondanité parfaite. De sorte qu’on ne peut pas ne pas se poser la question : « Mon dieu mais quand écrit Mario Vargas LLIOSA ses innombrables romans, ses formidable livres de commentaires de grands romans du XXème siècle, ses articles de presse, quand est-ce qu’il dicte ses conférences, quand est-ce qu’il voyage ? (...)

Mario Vargas LLIOSA : Si je dois choisir une chose parmi de nombreuses dont je dois être reconnaissant à l’esprit européen, ce serait la discipline. Je n’avais pas cette qualité lorsque je suis venu en Europe, à la fin des années ’50, et comme beaucoup d’autres écrivains latino-américains je travaillais de manière désordonnée, en attendant que l’inspiration me vienne. Je dois à l’Europe, à la France et, premièrement à FLAUBERT la compréhension du fait que, à défaut d’un talent natif, tu es obligé de le construire tout seul à l’aide de la persévérance, de l’entêtement et de la patience. À partir de 1959 j’ai commencé à travailler avec programme du matin jusqu’à l’après-midi, sept jours par semaine. Il est vrai que je voyage beaucoup, mais j’essaie d’organiser mes voyages de telle manière que je puisse dédier aussi pendant ce temps, quelques heures par jour à mon travail. FLAUBERT disait qu’écrire est un mode de vie. Moi je suis la démonstration du fait que c’est vrai. Le travail d’écrivain organise ma vie, me protège des frustrations, des échecs, des obstacles que nous rencontrons tous. J’ai parfois l’impression que tout ce que je fais n’a pas d’autres raisons d’être que mon écriture. Tout ce que je vis est canalisé dans ces pages que j’écris, parfois avec une immense difficulté. Que veux dire pour moi un jour heureux ? Un jour heureux est celui où je me réveille tôt, à 7 heures, je fais une promenade d’environ une heure avec ma femme. Nous ne nous parlons pas, parce que je travaille, je prépare ce que je vais travailler ce jour là. Je me fixe certains objectifs, de telle manière qu’au retour à la maison je sache déjà comment j’organise ma journée. Ensuite je lis au moins trois journaux. J’ai un besoin presque physique de savoir ce qui se passe autour et dans le reste du monde. Ensuite je prend une douche et je m’assied à mon bureau. Je travaille généralement jusqu’à 2 heures. Ce sont les meilleures heures d’une journée heureuse, la plus créative, quand ce que j’écris prend le meilleur de moi. Les après-midis, après un déjeuner léger, je travaille à la bibliothèque. Je me suis habitué depuis mon plus jeune âge à travailler à la bibliothèque et j’apprécie beaucoup la solitude qui y règne. Sinon, je travaille dans un café. Ceci ne m’est possible que dans certaines villes, comme Paris, Madrid, il semble Bucarest. À Lima où je passe quelques mois on ne peut pas travailler dans les cafés. À Londres non plus. Généralement, le travail d’après-midi est moins créatif : je corrige, je prends des notes, je lis, je fais des fiches ou je réécris ce que j’ai écris les jours antérieurs. Je ne travaille jamais la nuit. La nuit je vais au cinéma, au théâtre, ou je sors avec des amis. La période la plus difficile est le début d’un livre. Cette première étape est un perpétuel combat avec l’insécurité. J’écris très vite, essayant de donner une première mouture de l’histoire que je veux raconter, cette tache je la mène toujours à bout avec une perpétuelle sensation d’échec. Mais je sais que si je réussi à terminer une version de travail, le roman existe. Quand j’ai une première esquisse, le travail commence à devenir un pur plaisir. Je peux travailler autant que je veux et je me perd dans l’illusion de pouvoir abolir le temps et l’espace qui m’entourent et de vivre dans la fiction que j’écris. Je ne connais pas de bonheur plus grand. Mais jusque-là se passe des mois entiers de lutte contre l’ennui. Lorsque je suis sur le point de terminer un roman je le sais parce que je me sens envahi d’une immense fatigue et j’ai une sensation d’ennui, de satiété, comme si au cas où je ne terminai pas une fois pour toute le livre, c’est lui qui finirai par m’achever.

Gabriel LIICEANU : Je voudrai me référer maintenant à une chose que vous théoriser dans l’analyse de la nouvelle de Thomas MANN « Mort à Venise », de la « vérité des mensonges ». Je me réfère à ce que notre vie comporte d’une terrible aporie. D’un coté, nous sommes obligés, pour perpétuer la cohésion sociale, de nous soumettre à certaines normes morales, à des règles sociales et de sauver, de cette manière, la civilisation. D’un autre coté, chaque individu est soumis à des pulsions, à des fantasmes, à des désirs, à des impulsions, qui sont beaucoup plus anciens que l’histoire des normes éthiques, et des règles de coexistence. À un moment donné, dans « Lituma dans les Andes » si je ne me trompe, vous parler de l’animal qui se cache en nous et qui de temps en temps demande à sortir à la lumière. La vérité c’est que nous sommes, dans une grande partie de notre vie, honteux et que nous n’osons pas trop dire ces choses à voix haute. Et pourtant nos vies se déroulent dans cet ambiguïté : honorabilité sociale et pulsions que nous ne nous risquons pas à avouer ouvertement. Ce que je veux dire c’est que beaucoup de vos romans, surtout dans « L’éloge de la marâtre » mettent en scène une immense hypocrisie dans laquelle ont lieu nos vies. Comment avez-vous fait, dans votre vie, avec cette hypocrisie ?

Mario Vargas LLIOSA : « Mort à Venise » est une des grandes œuvres de Thomas MANN, pas seulement à cause de la beauté de son écriture, mais aussi parce qu’ici MANN décrit ces traits contradictoires de la condition humaine : l’aspiration vers la civilisation, vers un monde d’ordre et de liberté, alors qu’en-dessous du mince glacis de civilisation, la barbarie - les instincts, les passions, toute l’irrationalité qui nous demande une vie plus libre, sans obstacle et frein, pour satisfaire ses instincts, qui ne sont pas seulement du plaisir, mais aussi, comme le montre FREUD, de la violence et de la mort. De nos jours on a pu voir comment la frontière qui sépare la civilisation de la barbarie, la vie rationnelle de celle qui ne l’est pas est devenue très fragile (...). Pour vivre dans le cadre de la civilisation, il faut renoncer à une part de nos instincts, de nos passions, à toute notre irrationalité. Au cours des temps, nous nous sommes cependant créé des instruments qui nous permettent de vivre aussi cette vie primitive, excessive, intense et barbare, dont nous ressentons souvent la nostalgie. L’art et la littérature nous permettent d’être primitif et sauvage sans sortir de la civilisation. Lorsque nous lisons « Mort à Venise », nous nous retrouvons dans une zone primitive, dans un monde où ne prévalent pas les principes moraux, mais les instincts, les désirs, toute cette réalité souterraine qui, si elle était libre, nous mènerait à la violence et au carnage. Voilà pourquoi nous lisons les grandes œuvres de la littérature. Par elles nous pouvons vivre toutes les expériences humaines, même les plus terribles sans en subir les conséquences, sans blesser ceux qui nous entourent en donnant cours à cette expérience frustrée, à cette partie réprimée de notre être qui en fin de compte rend possible l’existence de la civilisation. L’art et la littérature doivent être entièrement libres d’exprimer toutes ces choses qui, vécues dans la vie réelle nous mèneraient au désastre. La vie ne peut pas être comme dans les romans du Marquis de SADE, mais moi je peux lire ces romans et peux m’éprouver comme sauvage et destructeur. En dépit des moralistes, lisant SADE, je ne fais du mal à personne, bien au contraire, d’une certain manière je réalise en moi une chose qui, si elle trouvait son débouché, me transformerait en danger public. Voilà pourquoi il faut défendre le droit de la littérature de tout dire, de montrer la partie la plus féroce et épouvantable de l’être humain. C’est une manière d’exorciser les démons intérieurs qui avec les anges, constituent l’être humain.

P.-S.

Dialogue consigné par Simona SORA, traduit du Roumain par Paul PAPAHAGI et publié sur PSYCHANALYSE-PARIS.COM avec l’aimable autorisation de la Revue Dilema Veche.

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