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Édouard Pichon

Le rôle du sexe dans la civilisation occidentale

À l’aise dans la civilisation (1937). — Seconde Conférence

Date de mise en ligne : jeudi 8 mars 2012

Édouard Pichon, « Le rôle du sexe dans la civilisation occidentale », Seconde conférence de : À l’aise dans la civilisation, dans la Revue Française de Psychanalyse, Tome X, n° 1, Éd. Denoël, 1938, pp. 23-34.

À L’AISE DANS LA CIVILISATION
Trois Conférences pour l’Institut de Psychanalyse de Paris,
par Édouard PICHON [1].

II
Le rôle du sexe dans la civilisation occidentale
Conférence du mardi 26 janvier 1937.

SOMMAIRE

I

1. Chaque sexe a un rôle social propre. — § 2. Rôle de l’homme. — § 3. Rôle de la femme. — § 4. Le mariage.

II

5. Réalité du rôle de la différenciation sexuelle dans notre civilisation. Preuves thérapeutiques. — § 6. Types sociaux d’hommes ratés. — § 7. Femmes ratées : a) la féministe. — § 8. Femmes ratées : b) la coquette. — § 9. Conclusions psychopathologiques.

III

10. Preuves linguistiques : la sexuisemblance. — § 11. Mouvement historique d’élimination du neutre. — § 12. Sexuisemblance des substantifs primaires. — § 13. Sexuisemblance des substantifs secondaires. — § 14. Discords entre sexe et sexuisemblance. — § 15. Le masculin genre indifférencié. — § 16. Homme et femme.

IV

§ 17. Conclusion.

Nous avons vu, dans notre dernière conférence, la sexualité prendre de l’importance dans le psychisme de l’enfant lors du stade œdipien. Cette importance, elle ne la perd plus jamais, car notre civilisation est essentiellement sexualisée.

I

§ 1. — C’est non seulement à partir de leur fonction spécifique proprement génitale, mais encore à partir de leurs caractères sexuels secondaires et notamment de leurs aptitudes psychiques différentes que les deux sexes acquièrent chacun dans la société un rôle respectif propre.

Mais suivant les degrés et les modes de civilisation humaine, la répartition des rôles sociaux se fait de façon diverse entre les sexes, et la différence psychologique et sociale qui les sépare s’en trouve plus ou moins accusée.

Dans notre type de civilisation, dite civilisation européenne occidentale, et particulièrement dans la forme française de ce type, la différenciation en question est extrêmement marquée.

La société française est essentiellement un patriarcat. Dans le foyer formé par le père, la mère et les enfants mineurs, foyer qui constitue la cellule sociale, le rôle directeur appartient en effet au père. Mais le matronat romain, la conception chrétienne du mariage et les idées chevaleresques sur l’amour ont conféré à la femme une dignité propre. Son rôle est différent de celui de l’homme, il ne lui est pas inférieur.

§ 2. ‑ L’homme se meut essentiellement dans le cadre politique, au vrai sens de ce mot, c’est-à‑dire dans le cadre social et national, dans le cadre de ce qui s’appelle classiquement la cité. Il est citoyen par ses biens, car c’est lui qui gère tout ce que possèdent les membres de son foyer ; il l’est par son activité professionnelle ; il l’est enfin par son activité créatrice, car ce qui sort d’original de l’artisan, de l’artiste, du lettré ou du savant est un enrichissement pour la cité en ce qu’elle a de plus noble : sa tradition culturelle.

De ce que l’homme est un être qui se situe dans le cadre qu’est la cité, il ne faudrait pas conclure, que notre civilisation lui interdit la tendresse familiale. Bien au contraire, il n’est pas complet s’il ne la possède pas ; mais, pour la société, cette tendresse doit apparaître chez lui comme une sorte d’élément intérieur : l’homme résume, englobe sa famille, mais quand ses regards à lui‑même se tournent vers cet enclos si cher, il doit en rencontrer l’animatrice tutélaire : sa femme.

§ 3. — La femme, en effet, a pour cadre le foyer familial où elle évolue entre son mari et ses enfants. Elle est la femme de son mari par ses biens, tombés sous la gestion maritale ; par l’appui qu’elle lui donne dans sa carrière, par l’action éducative qu’elle exerce sur leurs enfants et même par les efforts de politesse et d’élégance dont elle fait bénéficier la famille. C’est un être à fin familiale.

§ 4. — Mais évidemment, le pivot nécessaire d’une pareille organisation civilisationnelle, c’est l’amour monogamique avec fixation définitive, comportant l’union de la plus grande masse disponible de tendresse avec le faisceau entier des tendances charnelles orientées vers in objet unique.

L’acte charnel se réduit et s’exalte alors à n’être plus que le plus aigu des modes d’expression de la communion affective, en même temps qu’une sorte de prière où les deux personnes qui communient dans l’Amour se sentent, de ce fait, fondues dans quelque chose de sublimement ineffable qui les dépasse en les unissant.

Le mariage, ainsi situé au centre même de l’organisation civilisationnelle, doit nécessairement être un sacrement.

Dans cette union réussie, la génitalité a sa place, certes, mais le facteur essentiel est la sexualité : un homme s’est uni à une femme. Et rien, de l’activité libidinale de son mari, n’échappe à cette femme : car les quanta même de libido qu’il sublime extra‑génitalement en du travail créateur reviennent finalement à elle, par l’oblation qui lui est faite de cette fructification dont elle est, dans l’âme de son conjoint, la constante inspiratrice.

II

§ 5. — J’entends ici la voix de l’Adversaire : « Il vous plaît à dire, s’écrie‑t‑il, que ce que vous dépeignez représente l’état de choses normal de notre civilisation. Mais moi, je pourrais affirmer le contraire ; je pourrais présenter le féminisme et la tendance à l’unification des sexes comme la véritable expression de la marche présente de nos civilisations. »

L’Adversaire qui parlerait ainsi aurait absolument tort, et nous aurions le droit de lui imposer silence car nous avons, dans les faits même, des preuves patentes du rôle de l’exaspération de la notion de sexe dans notre civilisation : preuves thérapeutiques, preuves linguistiques.

Preuve thérapeutique : c’est uniquement dans la fixation monogamique comprise comme nous venons de le dire que nous avons vu, en ce pays‑ci, des êtres humains trouver le bonheur ; les sujets qui sont en révolte contre l’organisation sociale que je viens de dépeindre sont en réalité en état de malaise vis‑à‑vis d’eux‑mêmes ; ce sont des névrosés. En les ramenant aux conceptions susdites, nous les guérissons : nous les mettons à l’aise dans la civilisation française, en même temps que nous leur redonnons la liberté d’expansion et de culture de leur personnalité. C’est donc qu’en dépit de mouvements superficiels créés par une écume de névrosés, d’exploiteurs et d’imbéciles, le milieu culturel de chez nous reste foncièrement tel que nous venons de le dépeindre.

Un nouvel arrivé en France, M. René Spitz, dans une communication [2] qu’à la suite des objections des psychanalystes français il n’a d’ailleurs publiée que sous une forme édulcorée et en semblant même quelquefois s’attribuer le mérite de ce que d’autres lui avaient indiqué dans la discussion, paraît penser qu’un demi‑siècle a suffi pour bouleverser un mode de civilisation qui s’est élaboré en plusieurs milliers d’années ; on peut être sûr qu’il n’y a là qu’une illusion passagère due à un trouble temporaire ou à un mauvais poste d’observation. D’une part, les faits apportés par M. Spitz lui‑même, pour très intéressants qu’ils soient indéniablement, sont des faits de névrose qui n’impliquent pas que le moule normal de la civilisation soit brisé ; d’autre part, M. Spitz se réfère surtout à des mœurs du centre de l’Europe, lequel n’est, que la marche nord-est du bloc culturel que nous étudions, et des États-Unis d’Amérique, qui n’en font pas partie.

§ 6. — En ce qui concerne les hommes, on n’a pas de peine à faire admettre pour ratés sexuels ceux qui, ne sont pas arrivés à la pleine virilité du chef de famille, telle que je l’ai décrite.

Personne ne nie que les impuissants, que les hommes portés vers les amours intrasexuelles ne soient des malades, et qu’il n’y ait intérêt à les ramener au type amoureux normal.

Le psychanalyste, avec quelques bons arguments, arrive même facilement à faire admettre aux gens que les coureurs de cotillon, même engloriolés sous le nom prestigieux de donjuans, ne sont pas arrivés à la puissance amoureuse totale : ces héros de la génitalité sont des infirmes de la sexualité, à qui l’imparfaite liquidation de leur complexe d’Œdipe interdit la fixation amoureuse à une femme d’un rang équivalent ou supérieur à celui de leur mère.

Ces vérités ne rencontrent pas de résistance tenace, car aucune des révoltes morbides du mâle humain contre l’ordre sexuel de la civilisation occidentale n’a jamais pris de caractère social.

§ 7. — Il en va tout autrement en ce qui concerne les femmes, car deux types aberrants au moins, l’un récent, la féministe, l’autre très ancien, la coquette, font résolument tête contre l’ordre sexuel normal.

La féministe est‑elle une névrosée ? Je n’hésite pas à dire que oui. Déjà, du point de vue de la critique interne de cette tendance psychologique, son incompatibilité avec l’ordre normal apparaît ; en effet ce que veut le féminisme, très mal nommé, ce n’est pas une exaltation des caractères proprement féminins de la femme, c’est au contraire un effacement de ces caractères, une unification du rôle social des deux sexes : il serait beaucoup mieux dénommé hominisme ; ce terme, imaginé par M. Damourette, se réfère en effet à homo, nom de l’espèce humaine entière, donc nom où l’homme et la femme sont confondus.

Le féminisme est donc une dédifférenciation, une régression.

Ce point de vue toutefois ne sera pas accepté de nos adversaires, car ils croiront y voir une pétition de principes, puisque, posant comme but social la différenciation maximale des sexes, nous ne condamnons le féminisme qu’en ce que précisément il nous conteste ce but.

Mais sur le terrain de la critique externe, les faits sont là pour nous donner raison. Voyons en effet où se situent socialement les féministes : en général parmi les femmes qui versent dans tous les mouvements de révolte sociale : elles sont bolchevistes, végétariennes, nudistes ; elles s’affilient à des sectes religieuses bizarres, telles que le « mazdaznan », la « christian‑science », etc. Et on aurait tort de voir dans ce non‑conformisme la manifestation d’une originalité personnelle que je serais le premier, dans mon horreur de la standardisation, à encourager ; car ce qu’il faut à ces femmes, ce n’est pas la liberté de penser personnellement, ce sont des sectes organisées pour la révolte. Enfin et surtout, elles ont des stigmates pathologiques : nous autres psychanalystes, nous savons que ce sont des infirmes de la génitalité : intrasexuelles avouées ou latentes, frigides, etc. Les deux études que j’ai publiées sur le cas de Nina [3] illustreront ces affirmations.

§ 8. — Il y a plus : la psychanalyse a démasqué les coquettes, ces femmes ratées qui avaient réussi, à travers les littératures et malgré le dégoût moral qu’elles inspiraient à beaucoup, à se faire passer pour le fin du fin en matière de femmes.

De la grâce, de la beauté, attributs que notre civilisation reconnaît comme armes propres aux femmes, les coquettes usent pour des buts masculins. Sur l’homme, elles cherchent des triomphes, une domination : tous désirs masculins. Cette attitude masculine ratée, il y a longtemps que, malgré le prestige apparent de ce genre de femmes, le peuple français la comprend subconsciemment, puisque c’est à un mâle, — et à un mâle d’une espèce particulièrement inintelligente — le coq — qu’il s’est référé métaphoriquement pour donner un nom à la coquette.

Naturellement, la coquette, dans son pouvoir sur l’homme subjugué, n’arrive jamais à la tranquille et vraie maîtrise par laquelle l’homme possède sa femme, en la révérant en même temps qu’il la protège, la domine et la modèle.

L’inacceptation des coquettes ne porte pas seulement sur leur sexe, mais aussi sur l’inexorable progression de leur âge. Le grand acte de vieillir exige, selon l’énergétique de M. Pierre Janet, une haute tension psychologique. Chez beaucoup de coquettes, cette tension manque ; les forces psychologiques qui se seraient employées à l’acceptation de l’âge, les inacceptantes les gaspillent au jour la journée en toilettes inadéquates à leur âge, en maquillages, en artifices massothérapiques, onguentaires ou chirurgicaux, en efforts pour dissimuler la date de leur naissance, etc. C’est ainsi qu’une femme devient cette chose répugnante : un « vieux tableau », à l’âge où elle pourrait être cette personne exquise : une grand-mère.

Quand la coquette vient au psychanalyste, pour elle comme pour la féministe, il découvre le plus souvent l’accrochage qui a arrêté et fait dévier l’évolution psychique.

§ 9. — En somme, la clinique psychopathologique nous enseigne clairement que, dans notre Occident, tout être humain qui n’a pas assez de maîtrise de soi pour accepter la différenciation sexuelle avec tout ce qui en découle, et qui pourtant reste dans le siècle, en arrive fatalement à se forger une névrose où sa personnalité reste en chartre, frustrée qu’elle est de ses possibilités normales d’expansion psychologique et sociale.

III

§ 10. — La linguistique nous donne, sous une autre forme, la même leçon que la psychopathologie.

La linguistique a voix au chapitre parce que le langage n’est pas un système de signes rationnellement voulu dans lequel vienne se traduire une pensée consciente préexistante, mais, au contraire, une structure, différente pour chaque idiome, où un certain mode de pensée, à l’état naissant, s’organise subconscienimcnt.

Or, les langues descendues du latin, qu’on appelle les langues romanes et dont est le français, ont, ainsi d’ailleurs que les langues celtiques modernes (irlandais, haut‑écossais, gallois, bas‑breton), réalisé un partage de toutes les substances, tant abstraites que concrètes, en deux classes, suivant une métaphore de sexe que j’appelle la sexuisemblance. Un chandelier est masculin ; dans un conte de fées on pourra le marier à une lampe. De même, le partage est masculin, la répartition féminine. La valeur affective de la sexuisemblance apparaît nettement dans cette jolie phrase de M. Giraudoux, où il s’agit d’un père dont l’âme entière se trouve envahie par le chagrin qu’il a d’avoir perdu sa fille :

« Une vertu féminine gagnait la nature entière. Le parc et les bois devenaient la forêt, les prés devenaient la prairie, jusqu’au château qui s’humiliait, souriait, se simplifiait et dans le cœur de Fontranges devenait la maison. » (Jean Giraudoux, Bella, IX, p. 227.)

Et cette polarisation du monde des substances est si forte en nous qu’il faut que tout y rentre ; nous n’admettons profondément pas que rien y puisse échapper : c’est ce que montre bien un fait très connu des pédagogues, la conduite mémorielle des Français devant le neutre allemand. En effet, il leur est très facile de retenir qu’un mot est féminin en allemand, même s’il est masculin en français ; ils disent die Sonne sans hésiter, car ils ont été frappés que l’allemand dise * la soleil ; mais ils n’arrivent que très péniblement, voire jamais, à savoir si tel mot est masculin ou neutre, car le neutre ne leur représente rien qu’une variation inintelligible du masculin : dit‑on * das Wein (le vin) ou der Wein, das Wasser ou * der Wasser (l’eau) : par quel diable de moyen arriver à le retenir ?

Une répartition qui joue aussi constamment dans la pensée que le fait celle de sexuisemblance dans l’idiome français ne peut pas être considérée comme une simple survivance fortuite d’états linguistiques antérieurs ; bien au contraire, elle a un rôle en linguistique synchronique (selon la terminologie de Ferdinand de Saussure) dans l’organisation présente de notre pensée idiomatique.

§ 11. — Ce n’est pas à dire que l’histoire de cette distinction grammaticale soit sans intérêt. Les langues classiques, tel le sanscrit, tel le grec, tel surtout, dans l’ascendance même de notre langue, le latin, ont encore un neutre. Et ce système à trois genres (masculin, féminin et neutre) existait déjà sans nul doute dans l’indo‑européen commun, ancêtre de ces trois langues ainsi que des parlers celtiques, germaniques, baltiques, slaves, arméniens, iraniens, agni‑koutchéens. Mais déjà la linguistique indo‑européenne pure soupçonnait que ce neutre devait être le reliquat d’une répartition antérieure animé‑inanimé.

Le hittite est venu tout récemment donner là‑dessus un témoignage capital. Cet idiome, évidemment apparenté aux langues indo‑européennes, ne connaît pas la distinction masculin-féminin. C’est donc que, comme d’ailleurs bien d’autres faits linguistiques le montrent aussi, le hittite s’est détaché du tronc commun avant que la distinction sexuisemblantielle ne soit née. Il n’est pas l’un des fils, mais le frère de l’indo‑européen commun, et il faut avec le hittite et les langues indo‑européennes constituer une famille plus vaste, qu’on peut appeler conventionnellement famille des langues dysmiques (de αι δυσμας, l’Occident), car c’est à elle qu’appartiennent les langues des grands peuples de civilisation occidentale moderne.

Il semble d’ailleurs que dès les stades les plus anciens des langues dysmiques, et particulièrement des langues indo‑européennes, la répartition animé‑inanimé dépendît plus d’un envisagement que d’un fait matériel : aux termes dont le type est le masculin latin ignis, le feu, en tant qu’il dévore, s’opposent par exemple ceux dont le type est le neutre grec πῦρ, le feu, en tant qu’il se consume en braise ; or les uns et les autres ont même chance de remonter à l’indo‑européen commun.

Le féminin semble avoir été créé, à l’aube de l’époque proprement indo-européenne, par l’évolution d’un collectif inanimé, mais il a fallu pour cela que, comme l’indique M. Vaillant [4], ce groupe de mots passât à l’animé par un mouvement actif de la langue.

L’élimination du neutre, telle que l’ont accomplie les langues romanes et celtiques modernes, est donc l’aboutissement d’une tendance psychologique très ancienne. On peut dire qu’elle était en germe dès le jour ou l’animé s’est scindé en masculin et féminin. Et ce n’est que par une régression propre à lui, et d’origine vraisemblablement extrinsèque, que le slave a rétabli, dans certaines conditions, une nouvelle et hystérogène distinction de l’animé et de l’inanimé en dehors du vieux neutre.

§ 12. — Si notre pensée idiomatique attache une valeur profonde à la sexuisemblance de chaque mot, il est en revanche évident que pour la répartition des mots en masculin et féminin, nous la recevons par tradition, et que, de générations en générations, le français l’a reçue du latin. En thèse générale, les féminins sont restés féminins, les masculins et les neutres sont devenus masculins.

Mais ce serait toutefois se tromper grossièrement que de croire que le français ait accepté passivement cette répartition ; au contraire, il l’a remaniée toutes les fois qu’il en a senti le besoin.

Pour les substantifs primaires, c’est‑à‑dire ceux qui ne se terminent pas par un suffixe actuellement vivant, les remaniements sont déjà évidents. Par un processus qui répète curieusement ce qui semble s’être passé en pré‑indo‑européen, des neutres pluriels comme folia ont passé au féminin singulier, français feuille : mais ce phénomène, pour assez répandu qu’il soit, n’a touché qu’un certain nombre de neutres ; pourquoi ceux‑là et pas les autres ? La raison en est vraisemblablement psychogène.

En dehors même de ce groupe, des changements se sont produits : si jument est passé au féminin, c’est pour désigner une femelle ; mais c’est bien le génie métaphorique du français qui a exigé que la mer fût vue sous les espèces d’une femme. De même été, val, et des noms d’arbres comme orme, frêne, sont passés au masculin, mais fleur au féminin.

A notre époque, nous assistons à la féminisation d’effluve, de chrysanthème, de pétale, etc. C’est enfin l’idiome français lui‑même qui est le créateur des différenciations subtiles entre masculin et féminin pour couple, hymne, période, orge, etc.

§ 13. — Plus instructifs encore sont les substantifs nominaux secondaires, qui sont munis d’un suffixe vivant. Dans une conférence comme celle d’aujourd’hui, je ne puis qu’indiquer brièvement la conclusion de travaux auxquels on pourra se reporter comme on le voudra [5]. Je dirai donc seulement ce soir que M. Damourette et moi avons étudié successivement tous les suffixes vivants de notre idiome national, et qu’après une très laborieuse analyse, nous sommes arrivés à penser que la langue française avait tendance à mettre au féminin : 1° tout ce qui est en train de subir une activité exogène ; 2° tout ce qui évoque une fécondité sans variété ; 3° toutes les substances immatérielles conçues comme purement abstraites en dehors d’aucun procès actuel.

La métaphore de sexe est évidente : 1° la femme est passive ; 2° c’est essentiellement une mère‑pondeuse ; 3° c’est comme des déesses que, depuis nos plus lointains ancêtres indo-européens, sont conçues ces qualités abstraites, sortes de puissances‑mères qui permettent à leur possesseur de refaire indéfiniment un certain ordre d’actions.

C’est au masculin, au contraire, que tend tout ce à quoi l’on prête un pouvoir individuel, source d’activité indépendante et imprévisible ; mais c’est aussi au masculin que se montre tout ce qui est formellement indifférencié. J’y reviendrai tout à l’heure.

§ 14. — Les discordances entre le sexe réel et la sexuisemblance grammaticale, loin de contredire nos vues, les corroborent, car elles s’expliquent toutes très aisément, et sont pleines de valeur instructive.

Pour les êtres humains, il y a discord dans trois cas :

1° pour exprimer la déficience des caractères sexuels : un laideron, « un grenadier » sont des femmes sans charme féminin ; une tapette, une lope sont des invertis ; une gouape, une fripouille manquent de ces qualités de courage et d’honneur qui font l’homme viril ;

2° Le discord sexu‑sexuisemblantiel sert aussi à désigner un homme par rapport seulement à la fonction qu’il a l’honneur de remplir : il est une sentinelle, une vigie ; sa personnalité propre disparaît. Cela est si vrai que deux hommes veillant ensemble sur un point du front des armées ne sont pas « deux sentinelles », mais une sentinelle double. Si la fonction n’a pas assez d’augustesse, l’homme réapparaît : on dit un trompette et le plus souvent, maintenant, un ordonnance ;

3° Enfin, c’est à la désexualisation qu’on recourt, dans le parler hypocoristique, pour mettre en évidence, sous la différence sexuelle, les profonds éléments de tendresse communs à tous les cœurs humains. On appelle alors sa femme mon chou, sa jeune nièce mon niéçon aimé, et son fils en bas âge la pauvre bébélounette.

Pour les animaux, la question est plus simple. En ce qui concerne beaucoup d’espèces, le sexe réel importe peu dans la pratique courante ; l’animal reçoit alors sa sexuisemblance non de son sexe réel, mais de son aspect général : la souris trotte‑menu, la fourmi petite épargnante sont conçues comme des femmes. ‑

§ 15. — En grammaire, la fameuse règle que le masculin l’emporte sur le féminin n’est que l’expression de cette indifférenciation. On ne dit Louis et Jeanne sont BONS que pour la marquer. C’est de même au masculin qu’on dit : c’est BON ; IL pleut ; dormez, je LE veux. La linguistique confirme donc ce que la clinique psychologique nous avait appris.

§ 16. — C’est le mâle de l’espèce humaine que notre civilisation considère comme l’élément indifférencié de cette espèce : c’est pourquoi le même terme d’homme désigne et les mâles et l’espèce entière ; au contraire, la femme est l’élément différencié, mais différencié précisément par sa fonction propre d’épouse et de mère : c’est ce que signifie la double valeur du terme de femme, pour marquer et l’être humain femelle et l’épouse ; de telle sorte que le double sens homo‑vir de homme et le double sens mulier-uxor de femme, pour n’être pas rationnellement symétriques, n’en sont pas moins étroitement corrélatifs quant à l’essence sexuelle de la civilisation occidentale.

IV

§ 17. — Les faits de divers ordres que je viens d’alléguer me paraissent prouver à l’évidence le caractère essentiellement sexuel de notre civilisation. Mais en entendant sexualité comme je l’ai définie. Car en exaltant la sexualité, la civilisation n’exaspère pas la génitalité, elle la discipline. L’amour, en concentrant la génitalité sur l’unique être aimé, et en donnant au coït une valeur sublime de communion affective, nous défend en quelque sorte contre nos pulsions charnelles. Il empêche une dispersion qui, chez certains hommes affectivement arriérés, teinte de désir charnel toutes les pensées et offusque toute l’intelligence. Dès lors, il libère celle‑ci ; jamais l’accession à la haute vie de l’esprit n’est plus facile que chez un homme dont la vie affectivo‑instinctuelle, polarisée et concentrée, laisse libre jeu à l’intellect en même temps qu’elle en stimule l’activité, à titre d’oblation envers la femme aimée.

Cette conception si riche de l’amour, cette différenciation si fortement exaltante de la femme sont la caractéristique de la civilisation de l’Europe occidentale. Nous avons le devoir de ne pas laisser perdre ce précieux bien, d’autant plus que, contrairement à ce qu’ont cru des esprits chagrins, l’être humain, qui n’est pas qu’un pauvre champ de bataille de pulsions, n’est vraiment à l’aise que dans la civilisation. Telle est la vraie leçon de la pratique psychanalytique.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article original d’Édouard Pichon, « Le rôle du sexe dans la civilisation occidentale », Seconde conférence de : À l’aise dans la civilisation, dans la Revue Française de Psychanalyse, Tome X, n° 1, Éd. Denoël, 1938, pp. 23-34.

Notes

[1Seules la première et la troisième ont été effectivement prononcées. L’auteur s’est trouvé, pour raisons de santé, empêché de prononcer la seconde.

[2R. Spitz, « Choix objectal masculin et transformation typologique des névroses », Revue française de psychanalyse, t. IX, n° 2, p. 175‑201.

[3Édouard PICH0N, « Court document d’Onirocritique », Revue française de psychanalyse, III, 3, p. 482‑490 ; et « Rêve d’une femme frigide », ibid, V, 2, p. 220‑228.

[4VAILLANT, Bulletin de la Soc, de Linguistique, 37, Fasc. 2, p. 101.

[5DAMOURETTE et PICHON, Essai de grammaire de la langue française, § 327.

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