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Joseph DELBOEUF

M. Liégeois et les suggestions criminelles

Le magnétisme animal (1890) - Section IV

Date de mise en ligne : samedi 5 novembre 2005

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XIV

Au moment d’aborder le problème de la liberté des hypnotisés, j’éprouve un étrange embarras. Je sais que le moi est haïssable. Mais, en fait de science expérimentale, je ne sache rien de plus détestable que de s’arroger le droit d’accepter ou de repousser les résultats des expériences par des raisons de sentiment ou d’intérêt. Le parti pris est tout ce qu’il y a de plus antiscientifique. Il est permis à un Vertot, historien romancier, de mettre au panier des documents arrivés quand « son siège était fait » ; mais un savant, digne de ce nom, n’a jamais son siège fait et ne doit jurer sur la foi de personne. Arrière ces faux savants qui ne savent que lire superficiellement, et sans aucune espèce de critique, les ouvrages des autres, et qui se rangent à l’avis tantôt de Cujas, tantôt de Barthole, suivant le vent qui les pousse.

Que voyons-nous cependant en Belgique ? Un docte corps qui passe son temps en longs discours, pour aboutir à décréter, à la majorité des voix, tantôt que les stigmates de Louise Lateau ne s’expliquent bien d’aucune façon naturelle, tantôt que le cuivre est un poison ; hier, que l’emploi abusif de la saccharine n’est peut-être pas sans inconvénient ; aujourd’hui, que l’hypnotisme est dangereux pour la santé et la morale. Comme si les stigmates et le cuivre, la saccharine et l’hypnotisme, devaient se ranger à l’avis d’une majorité !

Et comment cette dernière décision, par exemple, est-elle prise ? Nos académiciens se sont-ils au moins éclairés par des expériences, ont-ils fait comparaître devant eux des sujets hypnotisés par eux ou par d’autres, leur ont-ils tâté le pouls, examiné la face, ont-ils compté les battements de leur coeur, les ont-ils interrogés sur leurs sensations, les ont-ils tenu en observation ? Non ! Sauf quelques exceptions, aucun n’a voulu expérimenter, aucun n’a voulu voir avec un esprit dégagé de parti pris, aucun n’a travaillé sous le contrôle d’un contradicteur ; ils ont trouvé plus simple de se justifier leur opinion par les opinions des autres, et, associant de force les inconciliables, ils ont appuyé leur conclusion suprême sur du Charcot et du Bernheim, sur du Liégeois et du Brouardel !

On trouvera peut-être que je le prends d’un peu haut. Mais je me crois deux titres pour cela. D’abord, j’ai osé, le premier, au milieu de la défiance et de l’incrédulité générales, porter la question du magnétisme devant un corps savant. Ma communication y rencontra beaucoup de sceptiques ; mais on ne s’y donna pas le ridicule de discuter et de décider si j’avais tort ou raison ; on se borna, sur la foi de mon passé sans doute, à m’accorder l’honneur de l’impression. Ensuite, j’ai le sentiment d’avoir étudié dans l’indépendance la plus absolue de ma pensée, et d’avoir toujours cherché à dégager la vérité, en observant les faits le mieux que j’ai pu.

Si, d’abord salpêtriériste, j’en suis arrivé à combattre le salpêtriérisme sur quelques points de doctrine, c’est à la suite de mes expériences. J’ai été heureux de voir que l’école de Nancy m’avait parfois devancé ; mais je ne jure pas par l’école de Nancy.

On a pu voir, par ce que j’ai dit jusqu’à présent, combien j’admire M. Liébeault et M. Bernheim ; tantôt, je ne cacherai pas mon admiration pour M. Liégeois. Pourtant, j’ai critiqué plusieurs fois la manière d’opérer du premier, les théories du second, et je me propose d’attaquer les opinions du troisième. Mais ce ne sera pas en lui opposant la manière de voir de M. Gilles de la Tourette ou de M. Brouardel, - il est plus facile de trouver des docteurs que des raisons - c’est en opposant expériences à expériences, analyses à analyses, déductions à déductions. L’avenir sera avec ou contre moi ; mais le débat n’est pas à trancher par un vote. J’ai des doutes, je les expose et donne mes motifs. Je serai le premier à abandonner mon opinion, dès qu’elle me sera démontrée fausse ; et ce que j’ai fait, quand je me suis écarté du salpêtriérisme, je pourrai le faire encore, si je m’aperçois que le nancéisme ne vaut rien. Mais il y a une chose qu’à coup sûr je ne ferai pas, c’est de changer d’avis d’après l’autorité d’un nom.

J’ose compter que mes lecteurs prendront cette déclaration pour une marque non d’outrecuidance, mais de probité.

XV

On a vu comment je me séparais de l’école de Nancy sur la question capitale de la mémoire chez les hypnotisés. Pour moi, l’hypnotisé ne diffère en rien de l’homme normal, si ce n’est qu’il est mis et maintenu dans un certain état, normal lui-même, mais d’ordinaire fugitif, qui est le passage entre la veille et le sommeil. Cet état, M. Maury l’a bien décrit avant que l’hypnotisme fût connu comme il l’est aujourd’hui, et il lui a donné le nom d’hypnagogique.

Cette manière de voir, qui est absolument neuve et que j’énonce ici pour la première fois, je l’ai assise sur des expériences qui, jusqu’à ce jour, l’ont confirmée, et que je publierai un autre jour.

Si elle est vraie, le souvenir et le non-souvenir ne sont que des faits accidentels, sans valeur caractéristique. J’ai montré amplement, dans mon étude sur Le sommeil et les rêves, à quelles conditions le rêve est l’objet d’un souvenir. Il n’est peut-être pas de rêve, si oublié qu’il soit, que l’on ne puisse reconstituer si l’on est mis sur la voie. Or, si on le reconstitue, c’est qu’on ne l’avait pas oublié.

L’opinion courante était naguère - peut-être l’est-elle encore - que le somnambule oubliait tout ce qu’on lui avait dit ou fait faire à l’état de somnambulisme.

Mes expériences, que j’ai rappelées plus haut, ont montré qu’il n’en était rien, et qu’il n’est pas de rêve qu’on ne puisse raviver en reliant par un pont le sommeil et la veille.

Mais de plus, j’ai lieu de croire que l’opinion courante a contribué pour une grande part à généraliser le phénomène de l’oubli. Magnétiseurs et magnétisés, partant de l’idée préconçue que la mémoire serait abolie, s’ingéniaient inconsciemment à l’abolir.

Rien de dangereux pour la science comme les généralisations hâtives. À mon sens, les savants de Nancy ne s’en défendent pas encore avec assez de circonspection. Si des faits échappent à la règle qu’ils ont formulée, ils se tirent d’affaire avec un mot. C’est ce que je vais faire voir.

J’ai fait connaissance avec M. Liégeois à Nancy. Il n’appartient pas à la faculté de médecine, il est professeur à la faculté de droit. Au physique, grand, robuste, un peu voûté comme tous ceux de sa taille, bon marcheur, mauvaise vue, physionomie douce et méditative ; au moral, tenace, ardent, enthousiaste, éloquent, dehors extrêmement avenants, libre échangiste convaincu, quelques points chatouilleux qu’on n’effleure point sans le faire sursauter, telles les dépenses de luxe.

Né dans une condition modeste, il s’est frayé un chemin à travers des difficultés de toute sorte qui lui ont trempé le caractère. Il a publié diverses études sur des questions de droit et d’économie politique ; mais il est surtout connu par ses travaux sur le magnétisme et la brochure dont j’ai déjà parlé, brochure dont il vient de faire un volume [1]. Le livre, d’une lecture facile et agréable, monument d’érudition, de dialectique et de bonne foi, est bien ici le reflet de l’esprit de l’auteur. M. Liégeois veut faire la conviction du lecteur ; mais il n’a recours à aucun artifice. Les opinions de ses contradicteurs sont reproduites dans toute leur force. Il les soumet à une discussion loyale, sérieuse, complète, mesurée dans la forme, vive et serrée dans le fond. Tous les arguments portent.

Il est venu récemment à Liège. Inutile de dire que nous avons brassé du magnétisme du matin au soir. J’avais aussi quelque chose à montrer, notamment un jeune homme et une jeune fille affectés de graves maladies des yeux, et sur lesquels avec la collaboration de MM. Nuel et Leplat, l’un professeur, l’autre assistant du cours d’ophtalmologie, j’essaye, non sans succès, l’hypnotisme.

Mais ce n’est pas à ce titre que je vais les mettre en scène. Tous deux sont des somnambules parfaits. Sans qu’il soit même nécessaire de les hypnotiser, - façon de parler - on les met d’un mot en catalepsie, on contracture leurs membres, on leur donne des hallucinations, on leur fait oublier leur nom, leur âge, leur demeure, on leur donne des hallucinations dites négatives, c’est-à-dire qu’on leur interdit de voir les objets présents, etc.

Ces sujets ne servent jamais à des expériences de curiosité, que je m’interdis systématiquement avec les malades. J’ai pour cela des raisons sérieuses. Quelquefois seulement, quand je les ai sous la main, il m’arrivera de leur demander de se laisser voir à un autre malade qu’il s’agit d’hypnotiser et dont j’ai besoin de frapper l’imagination. Je produis alors quelques phénomènes élémentaires d’insensibilité ou de catalepsie.

Le jour où je les lui montrai, M. Liégeois les soumit à des expériences qui n’avaient pas encore été faites avec eux. Or, l’un se souvenait parfaitement de tout ce qu’on lui faisait faire dans l’état de somnambulisme, l’autre avait besoin qu’on stimulât ses souvenirs.

Quelle conclusion légitime tirer de ce fait ?

C’est celle que j’ai tirée depuis longtemps ; à savoir que l’absence du souvenir au réveil n’est pas un caractère essentiel du rêve hypnotique. Eh bien ! M. Liégeois préfère dire que l’un est moins endormi que l’autre. Or, c’est là une pure pétition de principe. C’est tout à fait comme si l’on soutenait qu’il n’y a de rêves que ceux dont on ne se souvient pas. Et cependant, c’est là-dessus en partie qu’est fondée à Nancy la classification que j’ai rappelée au début de ce travail, et l’une des objections que M. Liégeois me fait le plus complaisamment dans son livre, c’est que mes sujets sont dressés à se souvenir - ce qui n’est qu’en partie exact.

Je le répète, le sujet peut être dressé à se souvenir, comme il peut l’être à ne pas se souvenir, et le dressage peut se faire d’une façon consciente ou d’une façon inconsciente. Or, ceux qui, comme M. Bernheim ou M. Liégeois, croient que l’oubli au réveil est la caractéristique de l’hypnose profonde, le provoquent sans s’en douter, fût-ce, en l’absence d’injonction, par leur croyance même. Quant à moi, j’ai entendu chaque fois M. Bernheim l’obtenir par suggestion.

Il est rare de trouver un sujet neuf. J’entends par là un sujet qui n’a jamais entendu parler de magnétisme. Les sujets vous arrivent d’ordinaire avec des idées préconçues, tirées de conversations ou de lectures, ou bien, s’ils ont assisté à des séances publiques ou privées, s’en sont forgées par le spectacle même. Mes deux premiers sujets, qui étaient neufs, ont manifesté le phénomène de l’amnésie. Mais, moi-même, j’étais alors persuadé que l’amnésie était le phénomène régulier, et mes expériences n’avaient d’autre but - qu’on veuille bien les relire - que de montrer la possibilité et de fournir le procédé du rappel artificiel. Aussi, je suis aujourd’hui convaincu que, négligeant de m’observer, je leur aurai annoncé à l’avance, sans m’en douter, qu’ils oublieraient ce qu’ils allaient dire ou faire.

Depuis lors, j’y ai pris garde, et j’ai remarqué que les sujets neufs, qui chez moi sont tombés directement en somnambulisme, se souvenaient plus ou moins parfaitement des actes et des paroles. Telle Louise Lateau (voir l’appendice). De ceux, au contraire, qui avaient certaines notions sur le magnétisme, quelques-uns allaient, après leur réveil, jusqu’à s’étonner de ce souvenir et partaient de là pour me soutenir qu’ils n’avaient pas été endormis. Alors, je les rendormais de nouveau et je les réveillais avec une grande épingle dans le bras.

Toutefois, je désirais en avoir le coeur net. Mais, peu de temps après la visite de M. Liégeois, un deuil interrompit et mes études et mes expériences. Je ne m’occupai plus de magnétisme, et je résistai à toutes les sollicitations. Cependant, comme j’avais commencé la publication des notes que j’avais prises à Nancy, et que le moment était venu de livrer à l’impression le présent chapitre, je crus devoir à mes lecteurs de leur offrir une expérience nouvelle et faite dans des conditions scientifiques et rigoureuses. Le hasard a voulu qu’elle fût décisive.

Une grande et belle jeune fille des environs de Liège, intelligente et instruite, a été, il y a un an, frappée subitement de paralysie. Elle a recouvré assez bien le mouvement des membres supérieurs, mais les pieds sont restés inertes. Son médecin me la fit adresser. Je ne la refusai pas, après avoir toutefois demandé une consultation à un autre médecin de Liège. La jeune fille n’avait jamais été hypnotisée, elle n’avait jamais vu d’hypnotisé. Elle fut promptement endormie. Je me surveillai avec le plus grand soin. Ayant obtenu la catalepsie, l’insensibilité (j’ai pour habitude de piquer une aiguille dans le bras), le somnambulisme proprement dit (marcher les yeux ouverts), j’essayai l’amnésie. Je lui dis qu’elle allait oublier son nom de baptême. Elle l’articula néanmoins, mais faiblement. Suggestion réitérée ; oubli complet, ainsi que du nom de famille. Le sujet prend cet air étonné et interdit qui est la caractéristique de ces sortes d’amnésie. Je la réveille ensuite. Elle se souvient absolument de tout, même de ceci qu’elle avait oublié ses nom et prénom.

Quelques jours plus tard, je répétai l’expérience devant M. le docteur Boland, de Verviers. Résultat identique, corroboré par cette réflexion que le sujet émit spontanément : « Je croyais, pour l’avoir entendu dire, que je ne garderais aucun souvenir de ce qui m’arriverait à l’état de somnambulisme. » Dois-je ajouter que, par un mot, j’obtins l’oubli ?

Dernièrement encore, avec un autre sujet, même épreuve, même issue.

Voilà ce que j’appelle une preuve péremptoire. Certes, il aurait pu se faire que le sujet eût tout oublié. Seulement, j’aurais eu tort d’en conclure que l’oubli est la règle générale, de même que j’aurais tort maintenant de prétendre que le souvenir est la règle générale. Mais une conclusion légitime et rigoureuse, c’est que l’oubli n’est pas la règle.

Un autre préjugé qui a cours, et qui provient, lui aussi, d’une généralisation abusive, c’est que le sujet est sous la dépendance absolue du magnétiseur, qu’en conséquence, si le magnétiseur recommande au sujet de ne pas se laisser endormir par une personne autre que lui, le sujet se montrera réfractaire.

Me conformant en ceci au conseil de M. Beaunis, j’ai abrité par cette recommandation, contre des hypnotisations ultérieures, tous les sujets dont je me suis occupé.

J’ajouterai que, dans les deux ou trois cas où elle a été mise à l’épreuve, elle s’est montrée efficace.

Pourtant, je n’aurais pas voulu mettre ma main au feu qu’il en est toujours ainsi. A Nancy, on ne conserve aucun doute à cet égard. Voici qui prouve que mon attitude expectante n’est pas mauvaise.

L’expérience fut faite par M. Liégeois, le même jour que celle des souvenirs et avec les mêmes sujets.

Était présent, entre autres personnes, M. le professeur de Laveleye. M. Liégeois voulait lui démontrer que je ne pourrais pas rendormir les sujets auxquels il aurait donné la suggestion contraire. Je fis un signe de doute. Défi, acceptation. Le défi avait naturellement été fait et accepté loin de leur présence. M. Liégeois les endort et leur fait de longues recommandations. J’arrive et je rendors instantanément le premier, mais je ne parviens pas à rendormir le second.

Pourquoi cette différence ? Rien de commode comme de prétendre que celui-ci est meilleur somnambule que celui-là. Mais ce n’est pas là une raison, et nous ne nous en contenterons pas. Si tous deux avaient été à mon égard dans une situation absolument identique, je n’hésiterais pas à en conclure que cette prétendue fidélité des sujets n’a rien de constant. Mais comme ce n’est pas le cas, je n’oserais aller jusque-là. La jeune fille a été endormie pour la première fois par moi. Le jeune homme l’a été par le magnétiseur Léon, qui me l’a transmis. Est-ce que peut-être l’une m’est plus attachée que l’autre ? Celui-ci n’est-il pas un peu plus banal ? Je suspends mon jugement.

D’autres problèmes se présentent encore. Combien de temps aurait persisté l’effet inhibitif dû à la suggestion de M. Liégeois ? Si j’avais remis ma tentative au lendemain, au surlendemain, le sujet s’en serait-il encore souvenu ? On sent que, pour avoir une opinion raisonnée sur ces points, il faut se livrer à bien des épreuves.

je reste néanmoins convaincu que mes sujets, les sujets que j’ai formés, - j’en ai fait l’expérience, - sont absolument réfractaires, sans mon consentement, à toute hypnotisation étrangère, tant qu’ils restent sous mon influence. Mais si, un jour, éloignés de moi et devenus malades, ils étaient invités à se laisser hypnotiser, je ne sais pas s’ils songeraient à ma défense.

Cette même séance a donné pour ainsi dire une preuve de ce que je viens d’avancer. M. Liégeois avait hypnotisé mes deux sujets sans mon consentement explicite. Mais qui ne voit que le consentement était donné implicitement par ma présence ? Ils s’étaient dit qu’ils avaient à obéir à ce professeur étranger à qui je les faisais voir. Aussi l’un et l’autre se prêtaient d’emblée à toutes les expériences auxquelles il crut bon de les soumettre.

XVI

Donc, se garder des généralisations précipitées. Les phénomènes hypnotiques sont trop complexes, et l’étude en est trop récente pour qu’on se permette, dès aujourd’hui, d’énoncer - sur certains points du moins - des règles absolues.

Cette discussion préalable était nécessaire pour aborder avec fruit la question de la liberté des hypnotisés, l’une des plus empoignantes.

C’est M. Liégeois qui, le premier, l’a soulevée et l’a portée, par sa brochure devenue depuis un livre, devant l’Académie des sciences morales et politiques, ou-elle souleva un grand émoi. Mais, le dirai-je ? là déjà, on a discuté à perte de vue sur les expériences qu’il rapportait, au lieu de les recommencer en variant les conditions et en soumettant les résultats à une analyse scrupuleuse. Procédé stérile.

M. Liégeois enseigne que rien n’est plus aisé que de faire commettre des crimes à des hypnotisés, et cette opinion, MM. Liébeault et Bernheim penchent à l’adopter. Peut-être, cependant, M. Bernheim est-il quelque peu ébranlé par les objections que je lui ai opposées.

À Paris, au contraire, à l’école de la Salpêtrière, M. Brouardel et, à sa suite, M. Gilles de la Tourette, sont d’avis que l’hypnotise ne fait que ce qu’il veut bien faire, que ce qui n’est pas en opposition formelle avec ses habitudes, son éducation, son caractère.

J’ai d’abord penché vers l’école de Nancy.

C’est que les assertions de M. Liégeois ne sont pas de celles que l’on puisse réfuter par le simple raisonnement. Elles s’appuient sur des expériences, et, disons-le tout de suite, sur des expériences faites avec le plus grand soin, la plus entière bonne foi, le plus sincère désir de dégager la vérité, et bien propres à entraîner la conviction. Elles ont commencé par me convaincre.

Dans mon opuscule Une visite à la Salpêtrière, je m’exprimais même d’une façon assez catégorique à cet égard, et je le regrette. En cette occasion, j’ai manqué de prudence. Toutefois, déjà alors j’ajoutais : « En théorie, une pareille puissance est tout ce qu’il y a de dangereux. Je crois qu’en pratique, cependant, sauf en ce qui concerne les abus corporels et les testaments, elle ne l’est pas ou l’est peu. »

Comment en étais-je arrivé à adopter sur ce point l’opinion de MM. Beaunis et Liégeois ? En me bornant à faire réaliser à mes sujets des suggestions à échéance, sans faire une distinction suffisante entre les actions criminelles et celles qui ne le sont pas.

C’est par la suite que le doute s’est élevé dans mon esprit et que j’ai cru découvrir une base faible â tout cet échafaudage expérimental.

Ainsi, j’ai porté mon attention sur les phénomènes somnambuliques qui pouvaient jeter quelque clarté dans le débat, et j’ai expérimenté en me mettant dans les conditions les plus favorables possible.

Mes observations et mes expériences m’ont de plus en plus éloigné de la thèse de M. Liégeois, et me portent plutôt à donner raison à M. Brouardel [2].

Entre temps, la presse s’empara avec avidité des révélations du savant juriste, et une grande terreur du somnambulisme s’abattit sur les gens du monde et, en général, sur ces classes innombrables de lecteurs pour qui tout ce qui est imprimé est vérité.

Et alors, on vit se produire un spectacle étrange. Jusqu’à présent, les annales de la criminalité ne relatent aucun attentat commis à l’aide d’un magnétisé ; des journalistes, des romanciers, des jurisconsultes mirent leur imagination à la torture pour le transformer en instrument criminel. Ils allèrent répétant urbi et orbi qu’un somnambule est comme le bâton entre les mains du voyageur ou le poignard frappe sans que la justice puisse saisir la main du vrai coupable. Ils s’ingénièrent à déjouer les finesses et les ruses possibles d’un juge d’instruction fictif.

Ils sont entrés tellement bien dans la peau d’un criminel idéal, qu’ils en sont devenus presque dangereux. Ils se sont faits les éducateurs de la haute pègre et des chourineurs : « Ne recourez plus, mes amis, au vol ou au meurtre direct. Nous avons mieux que cela. C’est le somnambulisme. Mais attention ! Quand vous aurez formé un somnambule, vous aurez soin de lui dire ceci, et encore cela ! Une fois que vous l’aurez stylé de la bonne façon, le diable lui-même ne découvrira pas d’où vient le coup. »

Puis ils se retournaient vers le juge et lui donnaient les moyens de déjouer les ruses de l’hypnotiseur criminel. Ensuite, ils revenaient vers celui-ci et lui forgeaient de nouvelles armes défensives. C’est ainsi, me dit-on, que dans les manuels des confesseurs et, ce qui vaut mieux encore, puisqu’ils sont écrits en langue vulgaire, dans des livres édités par des médecins soucieux de la morale publique et privée, on trouve la description détaillée, complaisante et... instructive de toutes les débauches [3].

En attendant, la société s’alarme, les corps législatifs s’émeuvent ; et l’un de ces jours, l’on verra prohibés par nos codes des instruments criminels qu’on n’aura pas encore vus fonctionner.

Naguère, on y lisait qu’il était défendu d’user de maléfices, d’enchantements, d’invocations diaboliques et de sorcellerie. Ces belles défenses vont refleurir.

Eh bien ! je veux à mon tour faire ma partie dans ce concert de criminels en chambre, et vulgariser les applications meurtrières de la science. Vous exposez à l’air une plaque de gélatine. Elle ne tarde pas à se couvrir de petits points blanchâtres. Ces points sont des germes de microbes. Vous les cultivez dans des tubes légèrement chauffés. En fort peu de temps, vous en avez de quoi faire périr l’humanité entière ; car, votre oeil armé du microscope vous apprendra vite à distinguer les plus redoutables. Vous plongez dans le liquide qui les contient l’extrême pointe de quelques aiguilles. Avec ces pointes, vous pouvez, sans que rien y paraisse, vous débarrasser de toutes les personnes qui vous gênent. Elles sont chargées d’une fatale semence que la plus imperceptible de leurs piqûres dépose dans l’organisme. Cela suffit. À en croire les bactériologistes, les microbes accompliront sans faute leur oeuvre de mort, et vous pourrez braver impunément les finesses des juges et des experts.

Mais que la société se rassure ! Les crimes savants n’aboutissent pas ou se découvrent aisément par les artifices mêmes qui devaient servir à les cacher. A-t-on jamais vu assassinat mieux combiné que celui de l’avocat Bernays, ou celui de Fougnies ? Néanmoins, la justice a mis promptement la main sur les coupables. Les crimes incessamment répétés et toujours impunis d’un jack the Ripper montrent qu’il est bien plus sûr d’assommer son homme le soir au coin d’une rue, ou de le jeter à l’eau, que de faire appel - en supposant que cet appel puisse se faire - à la complicité d’un somnambule.

Voici, par exemple, une expérience de M. Liégeois (p. 136).

« Mme C... reçoit aussi docilement que Mme G... toutes mes suggestions. Je fais dissoudre une poudre blanche dans de l’eau et je lui affirme que c’est de l’arsenic. Je lui dis : “Voici M. D... qui a soif ; il va tout à l’heure demander à boire ; vous lui offrirez ce breuvage. - Oui, monsieur. » - Mais M. D... fait une question que je n’avais pas prévue, il demande ce que contient le verre qu’on lui présente. Avec une candeur qui éloigne toute idée de simulation, Mme C... répond : "C’est de l’arsenic.” Il faut alors que je rectifie ma suggestion. Je dis : “Si l’on vous demande ce que contient ce verre, vous direz que c’est de l’eau sucrée.” Et “Mme C... répond à une nouvelle question : C’est de l’eau sucrée.” »

Je ne discute pas pour le moment le fond de l’expérience. Je me borne à faire remarquer que M. Liégeois n’avait pas prévu la question. Or, il y aura toujours quelque chose d’imprévu.

Dans une autre expérience, - je ne sais plus où je l’ai lue - on demande à brûle-pourpoint au somnambule qui lui a inspiré son acte ou ses paroles. Il répond sans hésiter : « C’est le Dr B... », et c’était exact.

Quand la réponse imprudente ou révélatrice est lâchée, on se dit bien après coup qu’on aurait dû mieux styler le sujet. Mais le difficile, c’est précisément de tout prévoir. D’ailleurs, l’axiome cui bono ? à qui le crime a-t-il profité ? permettra presque toujours de reconnaître que le somnambule n’a été qu’un instrument, et par suite, de retrouver la pensée coupable. Aussi, jusqu’à présent, les attentats par interposition de somnambules sont inconnus dans les annales des cours d’assises.

Je le répète : on s’alarme à tort ; l’hypnotisme n’est vraiment un auxiliaire dangereux que dans les attentats à la pudeur et dans les captations de testaments. L’attentat ne laisse d’ordinaire pas de trace et la personne peut n’avoir rien senti ou avoir tout oublié ; et quand le testateur n’est plus de ce monde, on n’a pas la ressource de l’évoquer. Mais contre ces dangers, il y a mille sauvegardes. Les tribunaux auront seulement à se préoccuper de la possibilité de ces sortes de violences ou de captation. D’ailleurs, les promesses et l’ivresse, la circonvention et la confession continueront, et avec avantage, à être employées de préférence à l’hypnotisme.

XVII

Mais il y a mieux. Je me défie de ces expériences et je doute qu’elles aient la force probante que leur accordent MM. Liégeois et les savants de Nancy. Le somnambule n’est pas aussi dupe de ses rêves qu’on le croit communément. Nous non plus, nous n’ajoutons pas foi, à prendre ce mot dans toute sa rigueur, à nos rêves naturels. De là, les spectacles étranges ou révoltants qu’ils peuvent nous offrir, excitent rarement notre étonnement ou notre dégoût. Il y a comme quelque chose en nous qui nous dit que cela n’est pas.

Je vais en donner un exemple. C’est M. Liégeois lui-même qui me le fournira. « Je produis, dit-il (p. 134), chez Mlle E... un automatisme si absolu, une disparition si complète du sens moral, de toute liberté, que je lui fais tirer, sans sourciller, un coup de pistolet à bout portant sur sa mère. La jeune criminelle paraît aussi complètement éveillée que les témoins de cette scène, mais elle est beaucoup moins émue qu’ils ne le sont eux-mêmes. Et, presque sans transition, sa mère lui reprochant ce qu’elle vient de faire, et lui disant qu’elle a voulu la tuer, Mlle L... répond, en souriant et avec beaucoup de bon sens : “Je ne t’ai pas tuée, puisque tu me parles !”

À qui fera-t-on croire, conclut M. Liégeois, qu’il n’y ait là que comédie et simulation, et qu’une fille s’amuse, pour tromper la galerie, à tirer sur sa mère un pistolet qu’elle ne sait pas n’être pas chargé ? »

Non, certes, il n’y a pas là comédie et simulation, dans le sens que M. Liégeois donne ici à ces mots et qu’il devait leur donner au moment où ii écrivait ces lignes (en 1884), alors que presque tous les savants ne voyaient dans les phénomènes hypnotiques que farces et compérages. Mais Mlle E... n’est évidemment pas dupe de son action. Elle sait qu’elle n’a pas tué sa mère ; c’est pourquoi elle n’est pas émue. Elle le serait davantage dans le sommeil normal, si elle rêvait de sa mère tombant sous les coups d’un assassin. Elle ne voit pas tomber sa mère, et, de même qu’elle l’entend parler, elle la voit debout et bien vivante. M. Liégeois affirme qu’elle ne sait pas que le pistolet n’est pas chargé. D’où l’affirme-t-il ? Cette hypnotisée, si pleine de bon sens, n’a-t-elle pas du bon sens pour savoir qu’elle est hypnotisée, qu’on la fait servir à des expériences, qu’on va arranger une scène, et que M. Liégeois, qu’elle connaît, n’a garde de lui mettre en main un pistolet chargé pour la faire tirer contre sa mère ?

J’hésite aussi à croire que Mme C... ait pensé sérieusement qu’elle versait de l’arsenic à M. D... Le somnambule à qui on met en main un tortis de papier sous le nom de poignard, ne sait-il vraiment en aucune façon que son arme est inoffensive ? Quand, dans nos rêves, nous voyons un fusil-homme, ou un chien-bateau, nous sommes non les dupes, mais les instruments complaisants de notre duperie.

J’ai rapporté, dans mes Lettres à M. Thiriar [4], les confidences qu’une jeune demoiselle, très intelligente, faisait à une amie. Il s’agissait de l’apparition d’un portrait sur le dos d’une carte de visite, ou de celle d’un oiseau au plafond. Je reproduis le passage : « On pourrait croire que cette image, aussi fortement fixée qu’elle soit, me donne l’illusion complète d’une photographie avec laquelle je pourrais peut-être la confondre. Erreur ! Je sais parfaitement que la feuille qui m’est présentée est et reste immaculée, et que je n’obéis qu’à un ordre reçu en me représentant l’image qui m’est suggérée (quelle précision !). Je me figure peu à peu les traits que je dois y voir, et lorsque l’ensemble est assez homogène pour former un portrait complet, je le fixe pour ainsi dire sur le papier qui m’est soumis, et c’est cette même illusion que je retrouve chaque fois que cette feuille m’apparaît sous les yeux. L’imagination et l’esprit attache l’image sur le papier blanc, l’un et l’autre la retrouvent.

Il en est de même de l’espèce d’hallucination qui se produit lorsque l’expérimentateur vous suggère l’idée de vous représenter un objet quelconque, par exemple voir voler un pigeon ou un papillon dans une chambre. Bien que les voyant distinctement, au point de pouvoir suivre leur vol et leurs moindres mouvements, je n’ai pas douté un instant que cette impression fut purement imaginaire, ce qui ne m’a guère empêché, à mon réveil, de me souvenir des moindres détails perçus, voire des couleurs que j’avais attachées à l’oiseau ou à l’insecte désignés. En un mot, si l’on dupe, en quelque sorte, le sujet en le faisant entrer pour quelques instants dans le domaine du rêve ou de l’imagination, celui-ci a parfaitement conscience de l’influence à laquelle il est soumis... »

Cette lettre, écrite par ce sujet, à mon insu, me semble bien propre à dissiper maintes illusions que l’on se fait à l’endroit des hypnotisés. Notez que cette personne est une excellente somnambule.

Depuis lors, j’ai demandé à J... ce qui en est des hallucinations que je lui procure - j’en ai relaté plusieurs dans un article de la Revue philosophique [5]. Quand je vous apparais, lui ai-je dit, en jeune homme avec chevelure abondante et barbe noire, me voyez-vous tel ? - Oui ; pourtant c’est drôle ; derrière la tête jeune, je vois la tête chauve à barbe blanche, mais comme effacée. » Cette réponse textuelle est topique.

Par les épreuves les plus variées, je me suis démontré à moi-même que, dans toutes les expériences de substitution ou de disparition, le sujet voit tel qu’il est l’objet qu’il devrait voir autre ou qu’il ne devrait plus voir. Il pousse très loin la logique de l’illusion. J’ai transformé un jour, pour le jeune B..., ancien sujet de Donato (voir la Revue philosophique, article cité), le docteur Mathien en chaise. Alors, par des interrogations bien conduites, je rendis évident à tous les témoins de la scène, que B... voyait le pantalon, les habits, les mains et la tête de M. Mathien ; seulement, à l’entendre, le pantalon habillait les pieds d’une chaise, l’habit pendait au dossier, et quant à la tête, « c’était une sculpture surmontant le dossier avec des yeux qui s’ouvraient et se fermaient, des dents qui se montraient et se cachaient. »

Puis je fis disparaître le docteur, et nous échangeâmes nos habits en nous tenant l’un contre l’autre. À mesure qu’ils passaient de lui à moi, et de moi à lui, B... voyait les siens et cessait de voir les miens. Si, après l’échange accompli, je m’entrelaçais au docteur de manière à rendre quelque peu embarrassante la distinction de mes membres et des siens, B... ne perdait pas de vue nos mouvements et distinguait parfaitement ce qu’il devait voir de ce qu’il ne devait pas voir. En un mot, il faisait pour nos personnes ce que Mlle S. faisait pour les lettres qu’il lui était interdit de prononcer [6]. D’après cela, les illusions des somnambules seraient même loin d’être aussi puissantes que celles des rêves. Je n’ai jamais vu un somnambule se heurter, spontanément, à des objets qu’il était censé ne pas voir. Mais, si je lui disais qu’il s’y heurtera sans les voir, il entrerait, je pense, assez dans l’esprit de son rôle pour s’y heurter réellement. Serait-ce de sa part illusion ou complaisance ? Je penche pour la complaisance.

Si ce que je dis ici est vrai, ou approche seulement de la vérité, ce serait une confirmation de ma théorie sur le caractère hypnagogique des rêves somnambuliques. Les illusions du somnambule seraient analogues à celles qui se produisent au début ou à la fin du sommeil, ou mieux encore, dans le sommeil auquel beaucoup de personnes se livrent au milieu du jour. Elles entendent presque tout, se rendent un certain compte de tout, mais les rêves flottent devant la réalité, la masquent et la dénaturent en partie.

XVIII

Maintenant, j’aborde la question de la possibilité théorique de rendre un somnambule criminel. Je ne crois pas cette possibilité bien grande. Dans mes Lettres à M. Thiriar, j’ai cité quelques faits significatifs. Je reproduis le passage :

« 1° fait. Lorsque mon collègue, M. Masius, et moi eûmes fait tomber en somnambulisme la jeune hystérique aphone dont j’ai déjà parlé, - c’était une servante, - nous la fîmes assister à une représentation théâtrale. La représentation finie, elle sortit et chercha partout après sa maîtresse. Elle ne la voyait pas. Nous offrîmes de la reconduire en voiture ou à pied jusque chez elle ; elle ne voulut jamais accepter cette suggestion : « Non, monsieur, j’attends madame, je ne retourne qu’avec madame. » Ainsi, la première personne hypnotisée que j’avais sous la main s’obstinait à repousser une proposition suggérée qui n’avait rien de bien criminel, mais qu’elle regardait comme compromettante. »

« 2° fait (relaté dans mon article sur la « Mémoire des hypnotisés », Revue phil., mai 1886). Le petit garçon, sujet de Donato, à qui je voulus faire prendre une montre, me regarda avec des yeux pleins d’horreur et se sauva avec une telle fougue à travers l’escalier qu’il me causa la plus grande peur que j’aie eue de ma vie. Car moi seul je pouvais le réveiller et il fuyait mon approche. - Par parenthèse, s’il en était résulté un accident, on l’aurait mis sur le compte de l’hypnotisme au lieu de le mettre sur celui de l’hypnotiseur. »

« Je passe sans transition à des faits tout récents.

« 3° fait. En novembre dernier, le magnétiseur Léon nous invita, mon collègue Nuel, les docteurs Van G... et Henrijean, - je cite les témoins - et moi à une séance intime. Il nous présenta quelques-uns de ses sujets qui ne venaient pas sur la scène ; entre autres une jeune fille de vingt ans, de Liège, de condition très modeste, somnambule absolument parfaite.

Désireux de nous montrer le pouvoir qu’il avait sur elle, il lui commanda de venir l’embrasser.

Elle n’a jamais voulu. Cette fille n’était pas belle, mais l’air de résolution et de défi qu’elle prit à l’injonction de Léon la transfigura tout à fait. M. Nuel ne rêvait que de la photographier sous cet aspect. Léon lui montrait sa joue en l’attirant ; elle s’approchait peu à peu, puis, arrivée à un mètre du magnétiseur, elle se retirait avec un geste superbe de farouche pudeur. La lutte dura plus d’un quart d’heure et Léon en fut pour du fluide dépensé en pure perte.

Dans cet ordre d’idées, le Dr Gustave Le Bon, de Paris, m’a raconté des histoires encore plus significatives. »

« 4° fait. Une jeune personne, affligée d’une surdité presque absolue, est soumise par moi à des exercices qui ont pour but de lui rapprendre à distinguer les consonnes. Pour ces exercices, j’ai des collaborateurs. Il s’agissait un jour de lui faire distinguer ga de ca. Elle a répété gaga, caga, gaca ; mais, arrivée à la quatrième et dernière combinaison, elle n’a jamais voulu en souiller sa bouche. Nous croyions qu’elle n’entendait pas, jusqu’à ce que, las de crier, nous avons enfin soupçonné la cause de sa surdité - cette fois-ci volontaire.

« 5° fait. Pour dissiper un reste de doute, j’ai refait avec cette même personne, qui est pourtant hypnotisable au dernier degré (c’était le dimanche, 29 janvier), une expérience, toujours dans cette même direction : j’ai voulu lui faire embrasser une poupée. Pendant une demi-heure entière, j’ai lutté. Dans son hypnose, elle me répétait sans cesse : « Demandez-moi autre chose ; j’embrasserai madame, mademoiselle, vous-même, si vous voulez ; mais une poupée, jamais ! C’est un acte ridicule. » Elle a fini par prendre la poupée et la jeter par terre.

Dans une lettre écrite à une amie le 14 janvier, où elle note ses impressions et qui m’a été communiquée, je lis une restriction caractéristique : « Cette obéissance passive, jusqu’à un certain point cependant... »

En dehors de tout commentaire, nous serions presque en droit de trouver stupide la résistance de cette personne. Mais voici ce qui s’était passé. J’avais prévu et prédit que j’aurais beaucoup de peine à l’hypnotiser. Pour la rendre plus maniable, je mis à profit la présence de Léon à Liège, et l’engageai à aller voir un spectacle pour elle inconnu. La séance l’intéressa vivement. Seulement, elle s’était bien juré qu’on n’obtiendrait pas d’elle des choses ridicules comme des sujets qu’elle avait vus sur le théâtre. Telle est l’origine de sa résistance.

Pour m’assurer que je devinais juste, un jour qu’elle était chez moi avec une autre jeune fille, somnambule admirable, je donnai à celle-ci une poupée que je lui fis embrasser, soigner pour des coliques, et purger. L’autre riait à se tordre. La jeune fille est réveillée. Elles se communiquent leurs impressions : « À moi, on ne ferait jamais faire quelque chose d’aussi ridicule ! - Au fait, vous avez raison. Je n’aurais pas dû me prêter à cela. J’aurais été capable d’en faire autant en société. Je savais pourtant bien que c’était une poupée. » J’interviens ; je rendors brusquement le sujet ; je veux lui faire embrasser la poupée ; je n’y parviens pas ; et, depuis lors, je n’y suis plus parvenu.

J’essayai bien, suivant le conseil de M. Liégeois (voir plus loin) de lui faire perdre sa personnalité, c’est-à-dire de lui faire croire qu’elle était une autre personne, moins susceptible. Détour inutile elle ne s’y laissa pas prendre.

Vais-je généraliser la conclusion à tirer de ces faits ? Nullement. L’hypnotisé est un être humain, et de même qu’on ne le pourrait avec toute autre personne, il serait téméraire d’annoncer à l’avance qu’il agira de telle ou telle façon. Je citerai plus loin une expérience capitale, où une jeune fille est à deux reprises différentes victime d’une illusion contre laquelle, éveillée, elle protestait. De quelques expériences - ingénieuses autant que vous le voudrez - vous prétendez tirer une règle générale, je ne vous suis pas ; je fais mieux : je les balance par d’autres expériences.

M. Liégeois en contestera la portée. Il dira : 1° que des expériences négatives ne prouvent rien - cela est incontestable, dans une certaine mesure ; 2° qu’il y a somnambules et somnambules - c’est juste ; mais à la Salpêtrière, on dit la même chose ; 3° que mes somnambules sont dressés à se souvenir - je ne vois pas la portée de l’argument ; de plus les héros des trois premières histoires ne gardaient nul souvenir au réveil ; 4° que j’aurais dû m’y prendre autrement - c’est possible, mais j’ai fait de mon mieux.

Du reste, je concède sans peine à M. Liégeois que MM. Brouardel et Gilles de la Tourette me paraissent aller beaucoup trop loin, quand ils nient même la possibilité du viol. Ici, je suis tout à fait de son avis et je m’en expliquerai plus loin - bien qu’il juge nécessaire de me combattre, comme si je l’avais niée.

Mais où je ne puis suivre M. Liégeois, c’est quand il tire argument des actes des somnambules naturels. Qu’un père croyant tuer une bête fauve qui veut le dévorer, tue son fils ; qu’une mère, qui rêve d’un incendie, jette par la fenêtre le berceau où dort son enfant, cela s’est vu et se verra malheureusement encore. Mais ce sont là des cas pathologiques très rares. Qu’il y ait des sujets, prédisposés, qui plongés dans le somnambulisme artificiel en puissent arriver là, il serait aventureux de le nier catégoriquement ; pour ma part, je ne voudrais pas le faire. Mais une chose me paraît certaine, ils doivent être également très rares.

On a souvent entendu parler de jeunes femmes qui avaient la manie du vol. On peut les guérir facilement par le moyen de l’hypnotisme. Mais si l’on faisait avec elles les expériences de M. Liégeois avant que leur manie fût déjà déclarée et si elles volaient, que prouverait le succès de l’expérience ? Je reviendrai aussi sur ce point.

Voici encore un fait des plus caractéristiques. J’ai déjà cité J... Je ne pense pas qu’il puisse y avoir au monde un sujet plus complet. C’est cette jeune fille qui a été l’objet des expériences de brûlure dont le retentissement a été si grand. Elle reçoit toutes les hallucinations possibles. Elle peut courir après sa tête, qu’elle n’a plus et qui roule devant elle, se croire poêle ou canapé, brouette ou quinquet [7]. (Voir dans la Revue philosophique les articles déjà cités.) Je croyais après cela que l’on pourrait faire accepter à J... toutes les illusions imaginables. Je le croyais et je me trompais.

Il y a des magnétiseurs de renom, auteurs de gros livres sur le magnétisme, médecins, philosophes, ingénieurs, qui soutiennent que les somnambules voient à travers les distances. Je n’admets pas l’existence d’une pareille faculté. Mais il me convient peu de nier a priori quoi que ce soit. N’a-t-on pas à l’Académie des sciences de Paris, accueilli par des railleries l’annonce de l’invention du téléphone ? Je voulus donc m’assurer si J... saurait voir à distance. Sa soeur M... est mariée et habite la campagne. Je demandai à J... si elle voyait ce que cette soeur faisait en ce moment. Elle me répondit que non. Je ne sais à quel propos je m’avisai de lui dire que M... était en train de raccommoder une culotte de son man. J... me répondit que M... ne raccommodait jamais de culotte. J’insistai, j’employai tous les moyens persuasifs imaginables, il ne plut pas à J... de voir sa soeur ainsi occupée. Réveillée, elle ne se souvenait de rien. Je l’interroge sur les habitudes de M... J’apprends que M... s’est toujours refusée à coudre, parce qu’elle ne le sait pas bien faire.

Voilà un fait, en apparence insignifiant, qui frappera certainement, par sa singularité, tous ceux qui cherchent à connaître ce qui se passe dans l’âme des hypnotisés, ou, ce qui revient au même, dans l’âme des endormis. Voilà une personne qui juge tout naturel de chercher après sa tête qu’on lui a enlevée, à qui j’ai fait croire qu’elle était un garçon, qu’elle avait de la barbe, qu’on lui avait joué la farce de l’habiller en fille pendant qu’elle dormait et qu’elle ferait bien d’aller reprendre ses habits d’homme - ce qu’elle s’apprêta immédiatement à faire - et qui regarde comme impossible que sa soeur raccommode une culotte !

Après tout, j’ai rencontré des gens qui rejetaient comme mensonges la greffe animale, le magnétisme et les synthèses de la chimie moderne, mais qui croyaient sans aucune peine à la transsubstantiation, au caractère surnaturel des stigmates de Louise Lateau et au miracle de la Salette. Idiosyncrasies intellectuelles.

XIX

Jusqu’à présent, j’ai essayé de mettre en lumière ce point, que le somnambule n’est pas si étranger au monde dans lequel il vit et qu’il n’abdique pas, autant qu’on le croit, sa manière de penser et sa liberté.

En parlant ainsi, je n’affirme pas qu’il n’y a pas de somnambule qu’on puisse soustraire absolument au monde, et à qui on puisse enlever toute raison et toute liberté ; j’affirme uniquement ceci, c’est qu’il faut des preuves bien fortes pour admettre la réalité d’un pareil asservissement à la volonté d’autrui. Le cas que je viens de rapporter est si propre à nous rendre circonspects que, vraiment, en ce qui me concerne, je ne sais pas si je serais encore disposé à m’incliner sans réserve devant les faits en apparence les plus patents.

C’est dire que je professe le scepticisme le plus décidé à l’endroit des expériences de M. Liégeois. Je reconnais, sans la moindre peine, qu’il est absolument impossible de mieux faire ces expériences mais elles ont le tort irrémédiable d’être forcément simulées. « On ne peut pourtant pas, me disait-il quand je suis allé le voir à Nancy, on ne peut pourtant pas faire commettre à un somnambule un empoisonnement ou un assassinat. » Non, on ne le peut pas, et c’est pourquoi les expériences perdent leur force probante. Allât-on même jusque-là, qu’il y aurait encore à tenir compte de l’autorité d’un hypnotiseur dont le somnambule ne suspecte pas la moralité.

On m’a plusieurs fois proposé, M. Liégeois à Liège me l’a offert aussi, de faire exécuter des crimes à mes sujets, de me faire verser par eux un poison, ou de leur faire poignarder un cadavre de l’hôpital pour lui voler sa montre ; je m’y suis toujours refusé. Pourquoi ? Parce que de l’expérience, qu’elle aboutisse ou qu’elle n’aboutisse pas, on ne pourrait rien conclure. S’il ne poignarde pas, M. Liégeois rejettera le sujet comme mauvais somnambule ; s’il poignarde, je soutiendrai qu’il fait par complaisance une action qu’il sait ne pas être répréhensible.

Et quand je dis complaisance, ou que je dis comédie, M. Liégeois et les lecteurs me feront la grâce de comprendre qu’il s’agit d’une complaisance d’une nature particulière. Quand on met le bras du sujet en catalepsie et qu’on lui ordonne d’essayer de le baisser, il ne fait nullement les efforts appropriés. Au contraire, il fait agir les muscles antagonistes, et fait ainsi semblant de ne pouvoir baisser le bras. C’est une catalepsie simulée, et il est la propre dupe de sa simulation. C’est dans ce sens que je dis qu’il se prête complaisamment à jouer la catalepsie. Cette complaisance est inconsciente ; c’est lui qui, sans le savoir, veut ce qu’on lui commande. L’hypnotisme n’annihile pas, il exalte la volonté.

À propos de la liberté des hypnotisés, je pourrais citer ma polémique, déjà ancienne, avec M. Beaunis dans la Revue philosophique, et de nombreux passages de mes Lettres à M. Thiriar, où j’ai repris la question, et que M. Liégeois me fait l’honneur de reproduire en entier dans son livre.

Mais je tiens à montrer que je ne suis pas seul à professer ces opinions.

Le passage qui suit est extrait du compte rendu que la Revue scientifique a fait tout récemment (8 décembre 1888) du livre de M. Liégeois. L’auteur n’a pas signé, mais il n’est pas difficile de deviner qui il est.

« Il est vraiment difficile, dans l’état actuel de la question, de décider si le pouvoir de la suggestion peut être considéré d’une manière générale, comme aussi absolu (que le dit M. Liégeois), et il serait peut-être imprudent de nier que, dans quelques cas, réalisant des conditions particulièrement favorables, il n’en pût pas être ainsi. Mais nous devons protester contre cette formule exclusive de M. Liégeois, à savoir que, dans l’hypnotisme, l’automatisme est absolu. Non, l’automatisme n’est pas toujours absolu ; et, pour notre part, nous avons vu des personnes hypnotisées se refuser énergiquement à faire tels ou tels aveux, mentir avec système et opiniâtreté, et ne subir en aucune façon certaines suggestions, celles précisément qui les touchaient de plus près et qui engageaient le plus leur responsabilité, alors qu’elles subissaient très docilement les suggestions insignifiantes.

M. Liégeois rapporte ces observations bien connues, dans lesquelles une personne hypnotisée, suggestionnée, puis réveillée, a pu tirer un coup de revolver sur un assistant qu’elle ne connaissait pas, ou lui donner à boire un breuvage qu’elle croyait empoisonné, puis déclarer ensuite qu’elle avait eu des raisons personnelles d’agir ainsi. Mais on l’a dit - et M. Liégeois ne nous paraît pas avoir réussi à prouver le contraire - les sujets en expérience devaient fort bien savoir, d’une manière inconsciente, il est vrai, mais bien nette, cependant, qu’il s’agissait seulement de simulacres de meurtre et d’empoisonnement, et qu’on n’allait pas ainsi, délibérément, leur faire commettre des crimes sur la personne de quelques-uns des honnêtes gens au milieu desquels ils se trouvaient.

Il faut tenir un grand compte de l’exacte appréciation des circonstances par le moi inconscient des sujets hypnotisés, car il s’agit dans ces conditions d’une activité psychique très en éveil, alors même que le sujet paraît plongé dans une profonde léthargie. Cette personnalité inconsciente a joué bien des mauvais tours aux observateurs à la poursuite des preuves de la suggestion mentale, de la lucidité ou d’autres phénomènes ou facultés encore bien discutés, et au sujet desquels l’expérimentation, par le fait de cette activité inconsciente, est des plus délicates et des plus décevantes.

De fait, quand M. Liégeois, arrivant à la dernière partie de son livre, se propose de citer des faits de la vie réelle, et non plus des expériences, il ne trouve que des crimes commis, non par, mais contre les somnambules. Les faux témoignages des enfants, les fausses accusations des hystériques, les vols inconscients des névropathes, sont tous faits qui rentrent dans la catégorie, si l’on veut, des auto-suggestions, mais qui n’ont qu’une parenté assez éloignée avec la suggestion directe du délit. »

Voilà justement ce que je pense et dis depuis longtemps. Je demande que l’on cite un fait, un seul fait où un hypnotisé ait été l’instrument d’un crime non la victime, car ceci est possible. Mais qu’on y prenne garde ! La meilleure sauvegarde contre ces crimes possibles, c’est la divulgation la plus large des effets du magnétisme. La société a le plus visible intérêt à les connaître. Ce ne sont pas les magnétiseurs publics qui sont dangereux ; mais bien, au contraire, les magnétiseurs privés, les captateurs de succession, les chasseurs de dot, les prêtres, les maîtres et, en général, tous les détenteurs de l’autorité, les juges d’instruction, terribles ceux-là sans s’en douter. Pour ma part, le procès Célina Dissy m’a fait penser dès le début que cette malheureuse était une victime de la suggestion. L’affaire Chambige - autant qu’il est possible de la juger de loin - me montre en Mme G... une victime de l’hypnotisme ; je donnerai plus loin la raison de ma présomption. Il faut que chacun sache ce qui en est de l’hypnotisme, quels en sont les bienfaits, et les dangers ; et c’est non seulement attenter à la liberté, à la justice, à la science, mais encore léser l’humanité et la morale, que de vouloir, en vue de favoriser des intérêts qu’on n’avoue pas, en réserver le monopole à des gens qui, à l’abri d’un diplôme, pourraient faire de la psychologie dans l’ombre.

J’ai dit léser l’humanité, parce que les dangers physiques de l’hypnotisme naissent de l’hypnotiseur même. Il n’y a pas plus de rapport entre la médecine et le magnétisme, qu’entre la géométrie et la religion, qu’entre la physique et la musique. Je puis avancer hardiment qu’on naît magnétiseur comme on naît violoniste, comme on naît coloriste, comme on naît apôtre.

Sans doute, l’idéal, c’est le médecin hypnotiseur, mais avant tout il faut qu’il soit hypnotiseur et psychologiste. S’il veut faire de l’hypnotisme sans être hypnotiseur, à côté de quelques réussites, il enregistrera nombre d’échecs, et tout malade entrepris inutilement est généralement un malade perdu pour la cure magnétique.

Pour le vrai hypnotiseur, il n’y a pour ainsi dire pas de malade réfractaire : on a vu opérer M. Bernheim, et - si j’ose parler de ma pratique restreinte - tous les médecins de Liège et d’autres villes qui m’ont amené leurs clients, savent combien peu j’en ai manqué. Je n’en compte certainement pas vingt sur un nombre supérieur à cent.

Que le magnétiseur non médecin ne prescrive pas de remède, cela va de soi. Mais la loi est armée pour cela. Quant au reste, qu’on laisse, pour Dieu, le monde tranquille ! D’autant plus que le magnétisme n’est pas facile à définir. Défendrez-vous donc à un de mes amis, membre d’une haute magistrature, qui, dans son entourage et dans son pays, passe pour guérir le mal de dents par simple attouchement, de faire servir son regard et son index au soulagement de ses semblables ? Et pourtant voilà ce que l’on réclame à grand renfort de séances, de brochures et de sophismes [8].

Mais je m’écarte un peu de la question, la possibilité de faire servir un somnambule d’instrument criminel. Il m’a été donné de faire une expérience dans des conditions relativement favorables.

J... est une fille forte et résolue. Pendant quelques jours, elle s’est trouvée seule à la campagne avec ma femme malade. Au chevet de son lit pend, accroché au mur, un revolver armé. Une nuit, un rôdeur força la barrière et essaya d’ouvrir la porte de la maison. Les chiens aboient. J... réveillée prend le revolver et descend, déterminée à se défendre. Elle entend l’homme qui s’éloigne ; elle remonte, ouvre la fenêtre et le voit qui disparaît par l’enclos voisin.

C’est cette fille qui sert à l’expérience suivante. II s’agit de savoir jusqu’à quel point elle est dupe d’une hallucination. La scène se passe dans une pièce à côté de l’appartement où elle couche. J’ai déchargé le revolver sans qu’elle s’en doute. Deux personnes sont devant une table rangeant des journaux. J’appelle J... Elle ouvre la porte, je l’endors d’un signe. Je lui montre les deux personnes : « Des malfaiteurs ont forcé le secrétaire et volent mes papiers ! » - Elle s’approche d’un air résolu, puis : « Non, monsieur ! ils jouent avec. Nullement, ils les volent ! » Elle leur arrache les journaux des mains et avec un geste impérieux : « N’y touchez plus ! » Moi : « Vous n’allez pas laisser ces canailles dans la maison ; courez prendre votre revolver, et envoyez-leur une balle. » J... court à sa chambre, prend le revolver, revient à l’instant et s’arrête à la porte. « Tirez ! lui dis-je. - Non, je ne tire pas. - Mais tirez donc ! il faut nous débarrasser de ces brigands ! - Non, monsieur, moi, je ne tue pas ! » Je m’approche d’elle en insistant de la voix, du regard et du geste ; elle se recule, et finit par se sauver après avoir déposé avec précaution l’arme par terre.

J’ai dû, cessant ma poursuite et mes objurgations, la réveiller ; je voyais venir le moment où elle m’échapperait.

Voilà le fait. Il est significatif, bien que l’interprétation en soit ambiguë. A-t-elle reconnu qu’elle n’avait pas affaire à des malfaiteurs et que je me jouais d’elle, ou bien a-t-elle réellement horreur du sang versé, c’est un point difficile à décider. Mais, quoi qu’il en soit, le sujet n’a pas voulu commettre un meurtre, même sur l’ordre d’un maître à qui elle est toute dévouée. J’insiste surtout sur cette circonstance qu’elle devait croire, elle, le revolver chargé. La prudence avec laquelle elle l’a mis par terre le prouve. Car, dans la promptitude de l’action, elle n’a pas eu le temps de faire cette réflexion que j’aurais bien pu décharger l’arme pour le besoin de la comédie. On remarque aussi l’illusion incomplète au début et ayant besoin d’être renforcée. Évidemment, le sujet était indécis. Il a cru un moment que je me trompais - « Non, ils jouent avec. » - et qu’il était bon de me rassurer.

Je ne voudrais pas que le lecteur généralisât plus que je ne le fais moi-même. J’ai dit plus haut qu’il y a des personnes prédisposées au vol. Dans mes Lettres à M. Thiriar, je prévois le cas où l’hypnotisé serait un Troppman en herbe.

On peut même avoir simplement affaire à des bouchers ou à des vivisecteurs. Qu’on obtienne d’un boucher qu’il frappe un homme en lui faisant accroire que c’est un veau, ou d’un vivisecteur qu’il fasse l’incision cruciale sur un vivant en lui suggérant que c’est un cadavre, c’est théoriquement possible. Mais l’expérience n’a jamais été faite, et est malaisée, sinon impossible à faire. Car si l’on met un mannequin à la place de l’homme, reste à savoir si le somnambule ne joue pas son rôle à la façon d’un acteur. Lorsque nous, nous savons qu’il y a un mannequin, de quel droit affirmerons-nous que le somnambule ne le sait pas ? Est-ce parce qu’il a l’air de se prêter mieux à l’illusion ?

En somme, le somnambule est un être qui joint le geste à la pensée. Mais M. Joyeuse, ce personnage du Nabab de Daudet, en fait autant. Ceux qui pensent tout haut, qui manifestent à l’extérieur le dialogue intérieur, éprouvent un commencement d’hallucination. Moi-même, je trahis souvent par mes gestes ce que je pense.

Ainsi, l’autre jour, revenant du bord de la rivière vers ma demeure, panier à poissons au dos, filet à la main, - je n’avais pas pris de poisson, - j’imagine que je rencontre des gendarmes, qu’ils m’arrêtent, et me demandent à voir ma pêche. Ne voilà-t-il pas que je m’arrête effectivement et ouvre mon panier ! Voyez un peu quelle victoire pour l’hypnotiseur qui m’aurait hypnotisé et suggéré cet acte : « Voici des gendarmes ; vous les voyez ; ils vous arrêtent, demandent à voir votre panier ; montrez-leur votre panier ; vous êtes en contravention ; ils vous dressent procès-verbal ; vous les injuriez ; ils veulent vous emmener et vous mettre les menottes ; vous ramassez un pavé et leur cassez la tête. » Très bien, je jouerai la scène jusqu’au bout ; pourquoi pas ? Mais je pense bien que si j’ai de vrais gendarmes devant moi, je ne leur casserai pas la tête.

Je suis très humain pour les animaux, surtout pour les souffre-douleur, crapauds, couleuvres, orvets, salamandres. Je suis absolument convaincu que, fussé-je magnétisé, on n’obtiendrait pas de moi de leur faire le moindre mal.

Pourrait-on me faire croire qu’un crapaud est une vipère ou une puce, animaux qu’il ne me répugnerait pas de tuer ? C’est ce que je n’oserais dire a priori ; j’admets cependant qu’il en soit ainsi. Quelle distance n’y a-t-il pas entre cette illusion grossière et le système compliqué de mensonges logiques et enchaînés qu’il faudrait pour transformer un somnambule en un instrument avantageux de crime ? Enfin, où est la probabilité que cet instrument rencontre justement la main criminelle qui en a besoin et qui saura s’en servir ? Une pareille coïncidence est invraisemblable. Voyez-vous celui qui médite le crime cherchant un bon somnambule ! S’il ne le rencontre pas du premier coup, il est perdu.

XXI

Je voulus un autre jour refaire cette expérience avec un autre sujet, mais elle rata par l’intervention malheureuse de l’hypnotiseur, qui, s’imaginant avoir compris ma pensée, se substitua à moi dans l’exécution. Je profitai de la présence de ce sujet et d’un second pour faire une nouvelle expérience des plus instructives. À la séance assistaient plusieurs personnes, entre autres mon collègue, le professeur Nuel.

Ces deux sujets sont deux jeunes demoiselles, toutes deux somnambules parfaites. L’une est hystérique. Un médecin me l’a envoyée à magnétiser pour la guérir d’une manie. Elle fut hypnotisée en quelques minutes et elle est guérie. Elle garde spontanément le souvenir de ce qu’elle a fait et dit pendant l’hypnose. C’est celle-là qui avait soigné une poupée malade. L’autre est une belle et saine jeune fille. Elle a été hypnotisée un jour par un magnétiseur de profession, et elle est actuellement sous l’influence de son père. L’expérience criminelle n’ayant pas abouti, je demandai au père de m’en permettre une autre que je lui fis connaître à grands traits. Il me donna son consentement et me transmit son pouvoir. La scène se passe dans une grande chambre où il y a un lit imparfaitement garni.

Je débute par transformer la jeune fille en chat. Elle se jette avec violence sur M. Nuel transformé en souris et le mord - mais légèrement malgré l’étonnante vérité de la mimique (comédie ?). Assuré de sa suggestibilité, je commence l’expérience.

Je lui suggère qu’elle est dans sa chambrette et qu’il est l’heure du coucher. Elle jette partout des regards incrédules et me fait un signe de dénégation (illusion imparfaite !) ; elle finit cependant par accepter la suggestion. Elle veut arranger son lit. Il n’y a pour toute couverture qu’une courte-pointe. Pas de coussin, pas d’édredon. Elle est visiblement embarrassée ; elle cherche un peu partout, et se résout à faire le geste de placer l’édredon, et d’arranger le coussin (la comédie !) ; puis elle procède à sa toilette de nuit, défait ses cheveux et dégrafe sa taille. Je l’arrête à temps. Il ne reste dans l’esprit de personne le moindre doute : elle se fût déshabillée et se fût mise au lit. Réveillée et voyant sa taille dégrafée, elle est inquiète et mécontente. On lui raconte ce qu’elle a fait et à quel moment on l’a arrêtée. On ne parvient pas à la rassurer complètement.

Je passe alors à l’autre sujet qui, ai-je besoin de le dire ? n’a pas assisté à la scène précédente. Endormie, elle ne reconnaît pas sa chambrette. Elle tourne dans la chambre comme une âme en peine, examine attentivement tous les objets, jusqu’aux gravures et aux cartes de géographie, répétant perpétuellement et invariablement devant chacun d’eux : « Ce n’est pas ma chambre. »

Réveillée, elle se souvient. Je reprends immédiatement l’autre demoiselle qui a suivi avec intérêt et curiosité sa compagne. Elle est endormie instantanément, et quand je lui redis qu’elle est dans sa chambre et qu’elle doit se mettre au lit, elle recommence de point en point le même manège que précédemment, et je dois l’arrêter de même.

Chez elle, par conséquent, abîme profond entre l’état de veille et l’état d’hypnose. La faculté d’illusion est poussée à l’extrême.

Au moment où elle est assise, à moitié décoiffée, je m’approche d’elle et je veux lui persuader que nous venons d’être mariés. J’ai perdu toutes mes insinuations et toutes mes tendresses : « Elle n’était pas mariée, ne l’avait jamais été ; je n’étais pas son mari ; je n’avais qu’à partir, sinon elle allait se sauver et crier. » Et en effet, se levant de sa chaise, elle fut sur le point de m’échapper ; j’eus à peine le temps et la force de la retenir pour la réveiller. Oubli absolu.

Même scène avec la seconde. Un des assistants prétend être son fiancé : il revient du Congo après deux ans d’absence ; là-bas, il a fait fortune ; dans ses malles, de l’or et des pierres précieuses en abondance ; il est heureux de retrouver sa future en bonne santé et toujours fidèle ; etc. L’acteur est véritablement éloquent et pathétique. Mais hélas ! il est rebuté. « Je n’ai jamais eu de fiancé. Vous êtes fou, mon ami (sic). Vous aurez rêvé du Congo et de vos pierres précieuses comme vous rêvez de moi pour fiancée. » Elle raille avec infiniment d’esprit. Mais le fou insistant, elle finit par s’inquiéter et recule effrayée. Réveil, souvenir. Elle croyait avoir affaire effectivement à un fou. Elle reconnaît la personne, mais, dans son rêve, cette même personne lui faisait l’effet d’être une autre. La phrase n’est pas claire dans les termes ; elle l’est dans le fond. Le lecteur n’a qu’à se rappeler ses rêves. Parfois sa propre maison n’est pas sa maison, et quelquefois une autre maison est sa maison.

Que d’enseignements à tirer de cette expérience ! D’abord, que les somnambules sont loin d’être jetés dans le même moule. On leur donne le même sujet, voire le même canevas, mais ils le traitent différemment et choisissent d’autres couleurs. Ensuite - et ceci est de la dernière importance - il y a des illusions qu’ils acceptent, mais il y en a aussi qu’ils n’acceptent pas. Voilà deux jeunes filles qui se refusent l’une et l’autre à être mariées ; et toutefois, l’une d’elles croit qu’une poupée est son enfant malade, et l’autre ne voit aucune différence entre sa chambrette, occupée presque entièrement par son petit lit, et une grande chambre de plus de trente mètres carrés, remplie de livres, de gravures, de statuettes, et d’un grand lit à moitié garni.

Ne suis-je pas en droit de conclure qu’un somnambule qui consent à jouer de la trompette ne jouera pas du poignard ?

On va me dire - avec M. Liégeois - qu’il aurait fallu changer leur personnalité, leur faire accroire qu’elles étaient telles personnes de leur connaissance dûment mariées. Il est possible que par là j’eusse réussi - il ne faut rien nier ni affirmer a priori - mais j’en doute fort ; et pourquoi ? C’est ici que l’analyse psychologique doit avoir son mot à dire.

Monter à sa chambre, se déshabiller et se mettre au lit, c’est ce qu’on fait tous les jours. Je dis au sujet : « Voilà votre chambre, couchez-vous ! » Il se croit dans sa chambre et se couche. Pourquoi ne le ferait-il pas ? Je dis à une jeune fille : « Voici votre enfant ; il est malade. » Elle l’admet sans peine. N’a-t-elle pas cent fois joué à la maman ?

Mais à cette même jeune fille innocente et chaste, je me présente comme mari ; oh ! alors son imagination se refuse à l’illusion, parce que l’illusion n’a aucune attache. Certes, chez telle autre jeune fille, l’illusion pourra prendre, si, à l’état normal, ses pensées ont été tournées souvent vers le mariage, et si elle s’est déjà représenté l’état d’épouse. La différence est sensible. M. Liégeois (p. 644) a pu persuader plusieurs fois à d’honnêtes jeunes filles qu’il était leur mari. Je veux le croire ; mais - et ceci confirme mon opinion - il me sera bien permis d’attribuer à la chance l’avantage de tomber précisément sur des jeunes filles qui disent, « une fois éveillées (?) » : « Que je suis donc contente, il y avait si longtemps que je désirais me marier ! »

Mais je suis convaincu - et les expériences de M. Liégeois le prouvent - que, contrairement à ce que pense M. Brouardel, les attentats à la pudeur sont parfaitement possibles par le moyen de l’hypnotisme.

XXII

Si maintenant j’osais résumer d’un mot ma pensée et conclure, je dirais que, pour chaque hypnotisé, la clef des suggestions qu’il est apte à recevoir nous est fournie par ses rêves, c’est-à-dire qu’on pourra obtenir de lui ces actes-là qui, découlant de son caractère, de son éducation et de ses habitudes, sont de nature à se présenter spontanément pendant son sommeil.

Tous les crimes ne sont pas de même sorte. Autre chose est de rendre une femme infidèle, autre chose de lui faire tuer son mari. Il y a des crimes de nature, si je puis ainsi m’exprimer : ce sont ceux qui révoltent les sentiments de pitié ou de propriété sur lesquels repose l’existence de notre société. Il y a aussi des crimes que, faute d’un autre mot, j’appellerai de définition. Ce sont des actes, en soi naturels et légitimes, que la loi civile ou religieuse définit comme étant criminels en certains cas, par exemple, le mariage du frère avec la soeur.

Il est clair qu’un somnambule en général pourra se prêter à ceux-ci, mais non à ceux-là.

C’est pourquoi l’hypnotisme facilitera toujours les attentats à la pudeur. Chambige, s’il a hypnotisé Mme G... - ce que je suis porté à croire - n’a eu qu’à se substituer à son mari, qu’elle aimait. De là le sourire qui était resté empreint sur sa figure de morte. Son malheureux époux a bien raison, selon moi, d’avoir foi dans son innocence. Si ces lignes tombent sous ses yeux, elles lui apporteront quelque douceur [9].

On comprendra aussi sans peine que la profession peut avoir une certaine influence sur la suggestibilité par rapport à certains actes. C’est ainsi que je signalais particulièrement les bouchers et les vivisecteurs. Cependant, j’ai interrogé des vivisecteurs ; aucun n’avait jamais en rêve expérimenté sur l’homme. Je ne veux pas dire non plus qu’on ne pourrait pas suggérer le vol à un contrebandier ou un meurtre à un spadassin. Et puis, comme le dit quelque part M. Beaunis, dans toute âme humaine il y a des recoins inconnus. Un de mes collègues - mort depuis - m’a avoué avoir rêvé une nuit qu’il ramassait dans la rue un bijou de valeur et que tout son souci était de ne pas arriver à connaître son propriétaire.

Tout est possible, même l’impossible. Dans ces temps où le journalisme et le roman s’emparent des crimes les plus retentissants pour les servir comme aliment intellectuel à leurs lecteurs, il peut se faire que telle imagination, hantée par les héros des cours d’assises, accepte sous l’action de l’hypnotisme le rôle du Chourineur. Mais - on en a vu des exemples - elle peut le prendre spontanément, hypnotisée par ses lectures mêmes. Et, si cela a lieu, la presse est la grande coupable.

Cependant, je me suis informé près d’un grand nombre de magistrats ; aucun de ceux à qui je me suis adressé n’avait jamais rêvé qu’il comparût comme accusé devant un tribunal quelconque. Si j’avais jamais l’occasion d’expérimenter avec un juge, je ne la manquerais pas.

Quoi qu’il en soit, les personnes qui auraient à la fois le cerveau assez faible pour s’identifier un instant avec l’un ou l’autre type ignoble, et assez d’énergie et de suite pour accomplir matériellement un crime, doivent être des raretés ; et, comme je l’ai dit plus haut, quelle probabilité y a-t-il qu’elles trouvent justement et du premier coup leur emploi ? Les craintes à cet égard sont absolument chimériques. Autant vaut craindre d’être tué un jour par la chute d’un bolide.

Je n’ai pu, dans ce court exposé d’une si grave question, rencontrer tous les arguments de M. Liégeois. Mais, si l’on m’a bien compris, j’estime que notre débat ne peut être tranché par des expériences de laboratoire, si je puis ainsi dire.

L’hypnotisme est aujourd’hui suffisamment connu. Ceux qui voudront en user dans un but criminel ne seront pas un instant arrêtés par les anathèmes de la faculté contre les Donato et les Hansen. C’est donc entre leurs mains qu’est remise la décision du procès actuel. Jusqu’à présent, ils n’ont pas encore parlé. Si leur silence se prolonge, oserais-je espérer qu’on me donnera cause gagnée ?

Mais s’il y a entre M. Liégeois et moi désaccord sur un point de fait, il y a accord complet sur un point de méthode. Comme moi, ii réclame la liberté pour tous de faire de l’hypnotisme sous l’oeil de la loi.

Au risque de lui voir appliquer le reproche de s’élever « dans un beau mouvement aux sommets du lyrisme [10] », je ne puis mieux terminer cette longue étude que par les paroles suivantes (p. 728) qu’il adresse à M. le Dr Semal, membre de la commission contre la liberté de l’hypnotisme :

« Si l’on invoque les abus possibles, je dirai que l’on peut abuser de tout, et que cependant on ne peut tout proscrire. Toute puissance donnée à l’homme peut être tournée au bien ou au mal ; ce n’est pas une raison pour entraver notre liberté, c’en est une seulement pour punir le mauvais usage que nous en pouvons faire, quand ii cause du dommage à autrui. Or, pour cela, le droit commun suffit à tout et concilie tout.

L’hypnotisme a pris peu à peu une grande place dans les préoccupations publiques ; je crois que nous ne sommes qu’au début du mouvement d’idées considérable auquel il a donné déjà naissance...

Puisse, monsieur, la savante compagnie à laquelle vous appartenez, déterminer les pouvoirs publics à ne pas entraver ce mouvement ! Ce résultat serait bien digne d’une nation qui, petite par le territoire, donne au monde le spectacle, si digne de l’admiration et de l’envie de plus d’un grand peuple, du développement de la liberté la plus entière dans l’ordre le plus complet. »

On sait comment cet éloquent appel a été entendu. Reste à voir quel accueil lui réservent les pouvoirs publics.

En attendant, bien que séparé de lui par une frontière politique et par un dissentiment scientifique, et bien que mes compatriotes aient à tout instant invoqué son autorité contre la mienne, je tends la main à mon excellent ami, M. Liégeois. Lui et moi, dans le désintéressement le plus absolu et dans la sincérité la plus complète de notre esprit et de notre coeur, nous avons cherché la vérité, et certainement, l’un de nous deux au moins ne l’a pas atteinte. Nous ne nous arrêterons pas dans notre poursuite, et nous nous mêlerons, sans arrière-pensée d’ambition, de gloire ou de lucre, aux autres explorateurs.

Quant à moi, la tâche que je me suis proposée est accomplie. Comme je crois savoir quelque chose en fait de magnétisme, et que je vois dans mon pays tant de gens qui n’en savent rien en discourir à leur aise, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de ne pas garder le silence. Il y a juste vingt ans, à propos de Louise Lateau, j’avais, par une sorte de divination, fait entendre la voix de la vérité. Elle fut étouffée par les voix de la superstition et du scepticisme. Depuis, j’ai travaillé et médité plus que jamais, j’ai expérimenté. Le public qui me lit sera-t-il disposé à accorder quelque autorité à ma parole ?

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations à partir de l’ouvrage de Joseph Delbœuf, Le magnétisme animal, À propos d’une visite à l’école de Nancy, Éd. Félix Alcan, Paris, 1890.

Notes

[1De la suggestion et du somnambulisme dans leurs rapports avec la jurisprudence et la médecine légale. Paris, Doin, 1889, 750 pages.

[2En relisant certains passages du livre récent de M. Liégeois, je m’aperçois qu’il porte le même jugement sur mon compte. (p. 627)

[3Pourquoi notre Académie de médecine n’appelle-t-elle pas l’attention de la législature sur un pareil scandale ?

[4Pages 55 et suivantes.

[5De la prétendue veille somnambulique, février et mars 1887.

[6Dans la Revue de l’hypnotisme (numéro du 1er janvier 1889), cette expérience me sert à combattre l’explication psychologique, donnée par M. Bernheim, des hallucinations négatives.

[7Ce sont ces innocentes expériences qui ont inspiré à M. Masoin l’une de ses plus fulminantes tirades. II paraît qu’il faudrait réserver aux médecins qui le réclament, le monopole des expériences de psychologie. Ils auraient ainsi non seulement le jus saignandi et tuandi, mais encore le jus psychologicandi. Parfait. Je serais curieux de connaître le recueil où nos académiciens relatent leurs expériences de psychologie.
Si le lecteur est curieux d’avoir un spécimen d’analyse psychologico-médicale, il peut lire dans la Revue philosophique du 1er février 1889, p. 208 et suivantes, une grave communication faite à la Société de psychologie physiologique par le docteur Dufay. Le docteur Dufay, ainsi que le docteur Girault, dont il va être question, figure, à titre d’autorité, dans le rapport de M. Masoin (Bulletin de l’Académie de médecine, p. 101 et suivantes). Je cite textuellement :
« Une seule des somnambules que j’ai eu l’occasion d’observer était douée de la vision mentale ou double vue ; c’était la servante de mon confrère Girault, d’Onzain (Loir-et-Cher), celle dont j’ai raconté déjà la mésaventure alors qu’elle fut accusée de vol et emprisonnée, tandis qu’elle avait, en état de somnambulisme spontané, changé de place les bijoux de sa nouvelle maîtresse, afin précisément de les mettre plus à l’abri des voleurs - précaution dont elle n’avait nul souvenir à l’état de veille.
Le docteur Girault m’avait plusieurs fois rendu témoin d’expériences très curieuses sur cette fille, qu’il magnétisait à peu près tous les jours. Lorsqu’il était appelé à la campagne, il endormait Marie avant de partir et la questionnait sur l’état du malade qu’il allait visiter, de sorte que, disait-il, il savait positivement - mettons seulement approximativement - quels médicaments il devait emporter.
Je m’empresse de déclarer que je n’ai jamais été à même de vérifier la clairvoyance de Marie dans ces cas de diagnostic à distance, ou même de près ; ce que j’ai vu, je vais le dire. »
Et il faut lire ce qu’il a vu. Endormie, la servante a assisté à la mort d’une de ses connaissances en Crimée. Elle s’est transportée en Afrique, a passé la Méditerranée et a eu le mal de mer ; a demandé son chemin à des Arabes qu’elle prenait pour des femmes ; s’est fait conduire près d’un ami du docteur Dufay, malade de la dysenterie, et a regretté qu’on ne lui donnât pas du plantain, remède souverain en pareil cas. II faut lire cela. Mais je veux ici me borner à relever une seconde fois (voir mes Lettres à M. Thiriar, p. 95) le fait que le docteur Girault magnétisait tous les jours ou à peu près sa servante pour en obtenir le diagnostic à distance des maladies de ses clients et l’indication des remèdes à leur prescrire ; que de plus, cette pauvre fille, ainsi manipulée, finit par être accusée d’un vol dont elle n’était pas coupable. Je voudrais qu’on me citât un fait analogue authentique à la charge de Donato et de Hansen.

[8Ceci peut servir de réponse au dernier discours prononcé à l’Académie de médecine par son rapporteur. Ce discours est une tour Eiffel de documents de toutes provenances, accumulés sans aucune critique. D’observations personnelles, point. J’y suis fréquemment pris à partie, et naturellement mes avis ne sont d’aucun poids. II est patent que mon nom est inconnu dans la science du magnétisme. Mais parlez-moi de M. Lefebvre, voilà une autorité, lui qui a vécu dans l’intimité de Louise Lateau, qui a écrit sur elle un gros volume, qui a fouillé en vain toute sa bibliothèque pour trouver l’explication de ses stigmates, et qui, ne soupçonnant pas l’auto-suggestion, s’est résigné, bien à contre-coeur, croyez-le, à parler de miracle. À la même époque, rien qu’à la lecture du livre de M. Lefebvre, je mettais le doigt sur la véritable cause. « M Delboeuf, dit M. Liégeois dans son ouvrage (p. 299), avec une sagacité qui l’honore grandement, avait eu, en 1869, une vue singulièrement juste de la question, et il l’avait résolue dans les termes mêmes où nous devrions le faire aujourd’hui, en disant, contrairement à l’avis du professeur Virchow, de Berlin : « Ni supercherie, ni miracle ! » II résulte de là, clair comme le jour, que, en fait de magnétisme, M. Lefebvre et tutti quanti sont compétents et M Delboeuf, incompétent. M. Masoin rencontre mes opinions sur la liberté à laisser aux magnétiseurs ambulants, sur la part de discernement et de libre arbitre qui reste aux hypnotisés, sur l’innocuité de l’hypnotisme entre les mains des hypnotiseurs expérimentés. Rien de plus original que sa manière de les réfuter, tour à tour, à coups de Brouardel, à coups de Liégeois et à coups de Crocq. Après quoi, grimpant sur son tas de citations, il entonne un coquerico triomphant, et s’écrie qu’il m’a placé « dans un isolement superbe, comme le grand prêtre d’un autel déserté » (p. 41). Pour justifier cette péroraison, aussi superbe que son isolement, il laisse ignorer et l’assemblée devant laquelle il parle fait semblant d’ignorer que M. Brouardel soutient le même combat que moi contre M. Liégeois, que celui-ci (p. 627 et passim et notamment dans une longue lettre à M. Semal, p. 722-729, dont pas un mot chez M. Masoin) et ses collègues de Nancy et d’Italie se sont alliés à moi pour la défense des magnétiseurs publics, et que la thèse sur l’innocuité de l’hypnotisme entre des mains exercées, est appuyée par les premiers praticiens du monde, qui ont à eux seuls hypnotisé mille fois plus de personnes que tous nos académiciens ensemble. Je ne rétorquerai pas à M. Masoin la conclusion que, dans son éloquent dédain, il formule à mon adresse (p. 40) : « quand il en arrive à discuter ainsi, on peut fermer le livre, la cause est entendue ».

[9Dans les Archives de l’Anthropologie criminelle (15 janvier 1889, p. 92), M. Tarde soutient la culpabilité de la victime. L’article est d’une psychologie extrêmement subtile. Je le comprendrais si Mme G... avait été une décadente. Mais cela ne paraît pas être le cas. Au demeurant, il est difficile de raisonner de ces sortes de drames à pareille distance.

[10C’est ainsi que M. Masoin (p. 50) qualifie les lignes par lesquelles je termine l’examen de son premier rapport. Voici ces lignes : « Et c’est à la Belgique, la patrie de toutes les libertés, qu’on demande d’édicter contre eux (Donato, Hansen, etc.), la défense d’exercer leur industrie inoffensive, instructive et morale ! Et c’est un corps savant qui prendrait sous sa protection l’initiative d’une mesure qui blesse la justice, la vérité et la science ! Cette honte ne nous sera pas infligée. »

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