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Jean-Jacques ROUSSEAU

Narcisse ou l’amant de lui-même

Comédie représentée par les comédiens ordinaires du roi, le 18 décembre 1752

Date de mise en ligne : samedi 25 mars 2006

Jean-Jacques Rousseau, Narcisse ou l’amant de lui-même, Collection complète des oeuvres de J.-J. Rousseau, Éd. Peyrou-Moultou, Genève, 1780-89 (4e édition), t. VIII, pp. i-51.

Narcisse ou L’Amant de lui-même, Comédie.
 LISIMON.
 VALÈRE, LUCINDE (Enfants de LISIMON).
 ANGÉLIQUE, LÉANDRE (FRÈRE & sœur, pupilles de LISIMON).
 MARTON (Suivante).
 FRONTIN (Valet de Valère).
 La Scène est dans l’Appartement de Valère.

SCÈNE PREMIÈRE. LUCINDE, MARTON.

LUCINDE.
 Je viens de voir frère se promener dans le jardin, hâtons-nous, avant son retour, de placer son portrait sur sa toilette.

MARTON.
 Le voilà, Mademoiselle, changé dans ses ajustements de manière à le rendre méconnaissable. Quoiqu’il soit le plus joli homme du monde, il brille ici en femme encore avec de nouvelles grâces.

LUCINDE.
 Valère est, par sa délicatesse et par l’affectation de sa parure, une espèce de femme cachée sous des habits d’homme , et ce portrait, ainsi travesti, semble moins le déguiser que le rendre à son état naturel.

MARTON.
 Eh bien, ou est le mal ? Puisque les femmes aujourd’hui cherchent à se rapprocher des hommes, n’est-il pas convenable que ceux-ci fassent la moitié du chemin, et qu’ils tâchent de gagner en agréments autant qu’elles en solidité ? Grâce à la mode, tout s’en mettra plus aisément de niveau.

LUCINDE.
 Je ne puis me faire à des modes aussi ridicules. Peut-être notre sexe aura-t-il le bonheur de n’en plaire pas moins, quoiqu’il devienne plus estimable. Mais pour les hommes, je plains leur aveuglement. Que prétend cette jeunesse étourdie en usurpant tous nos droits ? Espèrent-ils de mieux plaire aux femmes en s’efforçant de leur ressembler ?

MARTON.
 Pour celui-là, ils auraient torts, et les femmes se haïssent trop mutuellement pour aimer ce qui leur ressemble. Mais revenons au portrait. Ne craignez-vous point que cette petite raillerie ne fâche Monsieur le Chevalier ?

LUCINDE.
 Non, Marton ; mon frère est naturellement bon, il est même raisonnable, à son défaut près. Il sentira qu’en lui faisant par ce portrait un reproche muet et badin, je ne songe qu’à le guérir d’un travers qui choque jusqu’à cette tendre Angélique, cette aimable pupille de mon père que Valère épouse aujourd’hui. C’est lui rendre service que de corriger les défauts de son amant, et tu sais combien j’ai besoin des soins de cette chère amie pour me délivrer de Léandre, son frère, que mon père veut aussi me faire épouser.

MARTON.
 Si bien que ce jeune inconnu, ce Cléonte que vous vîtes l’été dernier à Passy, vous tient toujours fort au cœur ?

LUCINDE.
 Je ne m’en défends point ; je compte même sur la parole qu’il m’a donné de reparaître bientôt, et sur la promesse que m’a faite Angélique d’engager son frère à renoncer à moi.

MARTON.
 Bon, renoncer ! Songez que vos yeux auront plus de force pour ferrer cet engagement, qu’Angélique n’en saurait avoir pour le rompre.

LUCINDE.
 Sans disputer sur tes flatteries, je te dirai que comme Léandre ne m’a jamais vue, il sera aise à sa sœur de le prévenir, et de lui faire entendre que ne pouvant être heureux avec une femme dont le cœur est engagé ailleurs, il ne saurait mieux faire que de s’en dégager par un refus honnête.

MARTON.
 Un refus honnête ! Ah ! Mademoiselle, refuser une femme faite comme vous avec quarante mille écus, c’est une honnêteté dont jamais Léandre ne sera capable. À part... Si elle savait que Léandre & Cléonte ne sont que la même personne, un tel refus changerait bien d’épithète.

LUCINDE.
 Ah ! Marton, j’entends du bruit ; cachons vite ce portrait. C’est, sans doute, mon frère qui revient, et en nous amusant à jaser, nous nous sommes ôté le loisir d’exécuter notre projet.

MARTON.
 Non, c’est Angélique.

SCÈNE II. ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.

ANGÉLIQUE
 Ma chère Lucinde, vous savez avec quelle répugnance je me prêtai à votre projet quand vous fîtes changer la parure du portrait de Valère en des ajustements de femme. À présent que je vous vois prête à l’exécuter, je tremble que le déplaisir de se voir jouer indispose contre nous. Renonçons, je vous prie, à ce frivole badinage. Je sens que je ne puis trouver de goût à m’égayer au risque du repos de mon cœur.

LUCINDE.
 Que vous êtes timide ! Valère vous aime trop pour prendre en mauvaise part tout ce qui lui viendra de la vôtre, tant que vous ne serez que sa maîtresse. Songez que vous n’avez plus qu’un jour à donner carrière à vos fantaisies, et que le tour des siennes ne viendra que trop tôt. D’ailleurs, il est question de le guérir d’un faible qui l’expose à la raillerie, et voilà proprement l’ouvrage d’une maîtresse. Nous pouvons corriger les défauts d’un amant. Mais, hélas ! il faut supporter ceux d’un mari.

ANGELIQUE.
 Que lui trouvez-vous après tout de si ridicule ? Puisqu’il est aimable, a-t-il si grand tort de s’aimer, et ne lui en donnons-nous pas l’exemple ? Il cherche à plaire. Ah ! si c’est un défaut, quelle vertu plus charmante un homme pourrait-i1 apporter dans la société !

MARTON.
 Surtout, dans la société des femmes.

ANGELIQUE.
 Enfin, Lucinde , si vous m’en croyez, nous supprimerons et le portrait, et tout cet air de raillerie qui peut aussi bien passer pour une insulte que pour une correction.

LUCINDE.
 Oh ! non. Je ne perds pas ainsi les frais de mon industrie. Mais je veux bien courir seule les risques d’un succès, et rien ne vous oblige d’être complice dans une affaire dont vous pouvez n’être que témoin.

MARTON.
 Belle distinction !

LUCINDE.
 Je me réjouis de voir la contenance de Valère. De quelque manière qu’il prenne la chose, cela fera toujours une scène assez plaisante.

MARTON.
 J’entends. Le prétexte est de corriger Valère : mais le vrai motif est de rire à ses dépens. Voilà le génie et le bonheur des femmes. Elles corrigent souvent les ridicules en ne songeant qu’à s’en amuser.

ANGÉLIQUE.
 Enfin, vous le voulez, mais je vous avertis que vous me répondrez de l’événement.

LUCINDE.
 Soit.

ANGÉLIQUE.
 Depuis que nous sommes ensemble, vous m’avez fait cent pièces dont je vous dois la punition. Si cette affaire-ci me cause la moindre tracasserie avec Valère, prenez garde à vous.

LUCINDE.
 Oui, oui.

ANGÉLIQUE.
 Songez un peu à Léandre.

LUCINDE.
 Ah ! ma chère Angélique.

ANGÉLIQUE.
 Oh, si vous me brouillez avec votre frère, je vous jure que vous épouserez le mien. Bas. Marton, vous m’avez promis le secret.

MARTON.
 Bas. Ne craignez rien.

LUCINDE.
 Enfin, je...

MARTON.
 J’entends la voix du Chevalier. Prenez au plus tôt votre parti, à moins que vous ne vouliez lui donner un cercle de filles à sa toilette.

LUCINDE.
 Il faut bien éviter qu’il nous aperçoive. Elle met le portrait sur la toilette. Voilà le piège tendu.

MARTON.
 Je veux un peu guetter mon homme pour voir.

LUCINDE.
 Paix. Sauvons nous.

ANGÉLIQUE.
 Que j’ai de mauvais pressentiments de tout ceci !

SCÈNE III. VALÈRE, FRONTIN.

VALÈRE.
 Sangaride , ce jour est un grand jour vous.

FRONTIN.
 Sangaride ; c’est-à-dire, Angélique. Oui, c’est un grand jour que celui de la noce, et qui même allonge diablement tous ceux qui le suivent.

VALÈRE.
 Que je vais goûter de plaisir à rendre Angélique heureuse !

FRONTIN.
 Auriez-vous envie de la rendre veuve ?

VALÈRE.
 Mauvais plaisant. Tu sais à quel point je l’aime. Dis-moi, que connais-tu qui puisse manquer à sa félicité ? Avec beaucoup d’amour, quelque peu d’esprit, et une figure, comme tu vois, on peut, je pense, se tenir toujours assez sûr de plaire.

FRONTIN.
 La chose est indubitable, et vous en avez fait sur vous-même la première expérience.

VALÈRE.
 Ce que je plains en tout cela, c’est je ne sais combien de petites personnes que mon mariage sera sécher de regret, qui vont ne savoir plus que faire de leur cœur.

FRONTIN.
 Oh ! que si. Celles qui vous ont aimé, par exemple , s’occuperont à bien détester votre chère moitié. Les autres... Mais ou diable les prendre, ces autres-là ?

VALÈRE.
 La matinée s’avance ; il est temps de m’habiller pour aller voir Angélique. Allons. II se met à sa toilette. Comment me trouves-tu ce matin ? Je n’ai point de feu dans les yeux ; j’ai le teint battu ; il semble que je ne suis point à l’ordinaire.

FRONTIN.
 À l’ordinaire ! Non, vous êtes seulement à votre ordinaire.

VALÈRE.
 C’est une fort méchante habitude que l’usage du rouge ; à la fin je ne pourrai m’en passer, et je serai du dernier mal sans cela. Ou est donc ma boîte à mouches ? Mais que vois-je là ? Un portrait.... Ah ! Frontin ; le charmant objet... Ou as-tu pris ce portrait ?

FRONTIN.
 Moi ? Je veux être perdu si je sais de quoi vous me parlez.

VALÈRE.
 Quoi ! ce n’est pas toi qui a mis ce portrait sur ma toilette ?

FRONTIN.
 Non, que je meure.

VALÈRE.
 Qui serait-ce donc ?

FRONTIN.
 Ma foi, je n’en sais rien. Ce ne peut être que le diable ou vous.

VALÈRE.
 À d’autres. On t’a payé pour te taire... Sais-tu bien que la comparaison de cet objet nuit à Angélique ? Voilà d’honneur, la plus jolie figure que j’aie vue de ma vie. Quels yeux, Frontin... Je crois qu’ils ressemblent aux miens.

FRONTIN.
 C’est tout dire.

VALÈRE.
 Je lui trouve beaucoup de mon air. Elle est, ma foi, charmante... Ah ! si l’esprit soutient tout cela... Mais son goût me répond de son esprit. La friponne est connaisseuse en mérite !

FRONTIN.
 Que diable ! Voyons donc toutes ces merveilles.

VALÈRE.
 Tiens, tiens. Penses-tu me duper avec ton air niais ? Me crois-tu novice en aventures ?

FRONTIN.
 Ne me trompe-je point ! C’est lui... c’est lui-même. Comme le voilà paré ! Que de fleurs ! Que de pompons ! C’est sans doute quelque tour de Lucinde ; Marton y sera tout au moins de moitié. Ne troublons point leur badinage. Mes discrétions précédentes m’ont coûté trop cher.

VALÈRE.
 Hé bien ? Monsieur Frontin reconnaîtrait-il l’original de cette peinture ?

FRONTIN.
 Pouh ! si je le connais ! Quelques centaines de coups de pied au cul, et autant de soufflets que j’ai eu l’honneur d’en recevoir en détail, ont bien cimenté la connaissance.

VALÈRE.
 Une fille, des coups de pied ! Cela est un peu gaillard.

FRONTIN.
 Ce sont de petites impatiences domestiques qui la prennent à propos de rien.

VALÈRE.
 Comment ? l’aurais-tu servie ?

FRONTIN.
 Oui, Monsieur ; et j’ai même l’honneur d’être toujours son très humble serviteur.

VALÈRE.
 II serait assez plaisant qu’il y eut dans Paris une jolie qui ne fut pas de ma connaissance ! Parle-moi sincèrement. L’original est-il aussi aimable que le portrait ?

FRONTIN.
 Comment, aimable ! savez-vous, Monsieur, que si quelqu’un pouvait approcher de vos perfections, je ne trouverais qu’elle seule à vous comparer.

VALÈRE , considérant le portrait.
 Mon cœur n’y résiste pas... Frontin, dis-moi le nom de cette belle.

FRONTIN, à part.
 Ah ! ma foi, me voila pris sans verd.

VALÈRE.
 Comment s’appelle-t-elle ? Parle donc.

FRONTIN.
 Elle s’appelle... elle s’appelle... elle ne s’appelle point. C’est une fille anonyme, comme tant d’autres.

VALÈRE.
 Dans quels tristes soupçons me jette ce coquin ! Se pourrait-il que des traits aussi charmants ne fussent que ceux d’une grisette ?

FRONTIN.
 Pourquoi non ? La beauté se plaît à parer des visages qui ne tirent leur fierté que d’elle.

VALÈRE.
 Quoi , c’est...

FRONTIN.
 Une petite personne bien coquette, bien minaudière, bien vaine sans grand sujet de l’être : en un mot, un vrai petit-maître femelle.

VALÈRE.
 Voilà comment ces faquins de valets parlent des gens qu’ils ont servis. Il faut voir cependant. Dis-moi ou elle demeure ?

FRONTIN.
 Bon, demeurer ? Est-ce que cela demeure jamais ?

VALÈRE.
 Si tu m’impatiente... Ou loge-t-elle, maraud ?

FRONTIN.
 Ma foi, Monsieur, à ne vous point mentir, vous le savez tout aussi bien que moi.

VALÈRE.
 Comment ?

FRONTIN.
 Je vous jure que je ne connais pas mieux que vous l’original de ce portrait.

VALÈRE.
 Ce n’est pas toi qui l’as placé là ?

FRONTIN.
 Non, la peste m’étouffe.

VALÈRE.
 Ces idées que tu m’en as données...

FRONTIN.
 Ne voyez-vous pas que vous me les fournissiez vous-même ? Est-ce qu’il y a quelqu’un dans le monde aussi ridicule que cela ?

VALÈRE.
 Quoi ! je ne pourrai découvrir d’où vient ce portrait ? Le mystère et la difficulté irritent mon empressement. Car, je te l’avoue, j’en suis très réellement épris.
FRONTIN, à part.
 La chose est impayable ! Le voilà amoureux de lui-même.

VALÈRE.
 Cependant, Angélique, la charmante Angélique ... En vérité, je ne comprends rien à mon cœur, et je veux voir cette nouvelle maîtresse avant que de rien déterminer sur mon mariage.

FRONTIN.
 Comment, Monsieur ? Vous ne... Ah ! vous vous moquez.

VALÈRE.
 Non, je te dis très sérieusement que je ne saurais offrir ma main à Angélique, tant que l’incertitude de mes sentiments sera un obstacle à notre bonheur mutuel. Je ne puis l’épouser aujourd’hui ; c’est un point résolu.

FRONTIN.
 Oui, chez vous. Mais Monsieur votre père qui a fait aussi ses petites résolutions à part est l’homme du monde le moins propre à céder aux vôtres ; vous savez que son faible n’est pas la complaisance.

VALÈRE.
 Il faut la trouver à quelque prix que ce soit. Allons, Frontin, courons, cherchons partout.

FRONTIN.
 Allons, courons, volons ; faisons l’inventaire et le signalement de toutes les jolies filles de Paris. Peste, le bon petit livre que nous aurions-là ! Livre rare, dont la lecture n’endormirait pas !

VALÈRE.
 Hâtons-nous. Vices achever de m’habiller.

FRONTIN.
 Attendez, voici tout à propos Monsieur votre père. Proposons-lui d’être de la partie.

VALÈRE.
 Tais-toi, bourreau. Le malheureux contretemps.

SCÈNE IV. LISIMON, VALÈRE, FRONTIN.

LISIMON, qui doit toujours avoir le ton brusque.
 Hé ben, mon fils ?

VALÈRE.
 Frontin, un siège à Monsieur.

LISIMON.
 Je veux rester debout. Je n’ai que deux mots à te dire.

VALÈRE.
 Je ne saurais, Monsieur, vous écouter que vous ne soyez assis.

LISIMON.
 Que diable ! il ne me plaît pas, moi. Vous verrez que l’impertinent fera des compliments avec son père.

VALÈRE.
 Le respect...

LISIMON.
 Oh ! le respect consiste à m’obéir et à ne me point gêner. Mais, qu’est-ce ? encore en déshabillé ? un jour de noces ? Voilà qui est joli ! Angélique n’a donc point encore reçu ta visite ?

VALÈRE.
 J’achevais de me coiffer, et j’allais m’habiller pour me présenter décemment devant elle.

LISIMON.
 Faut-il tant d’appareil pour nouer des cheveux et mettre un habit. Parbleu, dans ma jeunesse, nous usions mieux du temps et sans perdre les trois quarts de la journée à faire la roue devant un miroir, nous savions à plus juste titre avancer nos affaires auprès des belles.

VALÈRE.
 Il semble, cependant, que quand on veut être aimé, on ne saurait prendre trop de soin pour se rendre aimable, et qu’une parure si négligée ne devait pas annoncer des amants bien occupés du soin de plaire.

LISIMON.
 Pure sottise. Un peu de négligence sied quelquefois bien quand on aime. Les femmes nous tenaient plus de compte de nos empressements que du temps que nous aurions perdu à notre toilette, et sans affecter tant de délicatesse dans la parure, nous en avions davantage dans le cœur. Mais laissons cela. J’avais pensé à différer ton mariage jusqu’à l’arrivée de Léandre, afin qu’il eût le plaisir d’y assister, et que j’eusse, moi, celui de faire tes noces et celles de ta sœur en un même jour.

VALÈRE, bas.
 Frontin, quel bonheur !

FRONTIN.
 Oui, un mariage reculé ; c’est toujours autant de gagne sur le repentir.

LISIMON.
 Qu’en dis-tu, Valère ? Il semble qu’il ne serait pas séant de marier la sœur sans attendre le frère, puisqu’il est en chemin.

VALÈRE.
 Je dis, mon père, qu’on ne peut rien de mieux penser.

LISIMON.
 Ce délai ne te serait donc pas de peine ?

VALÈRE.
 L’empressement de vous obéir surmontera toujours toutes mes répugnances.

LISIMON.
 C’était pourtant dans la crainte de te mécontenter que je ne te l’avais pas proposé.

VALÈRE.
 Votre volonté n’est pas moins la règle de mes désirs que celle de mes actions. Bas. Frontin, quel bonhomme de père !

LISIMON.
Je suis charme de te trouver si docile, tu en auras le mérite à bon marché ; car, par une lettre que je reçois à l’instant, Léandre m’apprend qu’il arrive aujourd’hui.

VALÈRE.
 Hé bien , mon père ?

LISIMON.
 Hé bien, mon fils , par ce moyen rien ne sera dérangé.

VALÈRE.
 Comment, vous voudriez le marier en arrivant ?

FRONTIN.
 Marier un homme tout botté !

LISIMON.
 Non pas cela ; puisque, d’ailleurs, Lucinde et lui ne s’étant jamais vus, il faut bien leur laisser le loisir de faire connaissance : mais il assistera au mariage de sa sœur, et je n’aurai pas la dureté de faire languir un fils aussi complaisant.

VALÈRE.
 Monsieur...

LISIMON.
 Ne crains rien ; je connais et j’approuve trop ton empressement pour te jouer un aussi mauvais tour.

VALÈRE.
 Mon père...

LISIMON.
 Laissons cela, te dis-je, je devine tout ce que tu pourrais me dire.

VALÈRE.
 Mais, mon père... j’ai fait... des réflexions...

LISIMON.
 Des réflexions, toi ? J’avais tort. Je n’aurais pas deviné celui-là. Sur quoi donc, s’il vous plaît, roulent vos méditations sublimes ?

VALÈRE.
 Sur les inconvénients du mariage.

FRONTIN.
 Voilà un texte qui fournit.

LISIMON.
 Un sot peut réfléchir quelquefois ; mais ce n’est jamais qu’après la sottise. Je reconnais là mon fils.

VALÈRE.
 Comment, après la sottise ? Mais je ne suis pas encore marié.

LISIMON.
 Apprenez, Monsieur le philosophe, qu’il n’y a nulle différence de ma volonté à l’acte. Vous pouviez moraliser quand je vous proposai la chose, et que vous en étiez vous-même si empressé. J’aurais de bon cœur écouté vos raisons. Car, vous savez si je suis complaisant.

FRONTIN.
 Oh ! oui monsieur, nous sommes là-dessus en état de vous rendre justice.

LISIMON.
 Mais aujourd’hui que tout est arrêté, vous pouvez spéculer à votre aise ; ce sera, s’il vous plaît, sans préjudice de la noce.

VALÈRE.
 La contrainte redouble ma répugnance. Songez, je vous supplie, à l’importance de l’affaire. Daignez m’accorder quelques jours...

LISIMON.
 Adieu, mon fils ; tu seras marié ce soir, ou tu m’entends... Comme j’etais la dupe de la fausse déférence du pendard !

SCÈNE V. VALÈRE, FRONTIN.

VALÈRE.
 Ciel ! dans quelle peine me jette son inflexibilité !

FRONTIN.
 Oui, marie ou déshérité ! épouser une femme ou la misère ! on balancerait à moins.

VALÈRE.
 Moi, balancer ! Non ; mon choix etait encore incertain ; l’opiniâtreté de mon père l’a déterminé.

FRONTIN.
 En faveur d’Angélique ?

VALÈRE.
 Tout au contraire.

FRONTIN.
 Je vous félicite, Monsieur, d’une résolution aussi héroïque. Vous allez mourir de faim en digne martyr de la liberté. Mais s’il était question d’épouser le portrait ? hem ! le mariage ne vous paraîtrait plus si affreux ?

VALÈRE.
 Non ; mais si mon père prétendait m’y forcer, je crois que j’y résisterais avec la même fermeté, et je sens que mon cœur me ramènerait vers Angélique sitôt qu’on m’en voudrait éloigner.

FRONTIN.
 Quelle docilité ! Si vous n’héritez pas des biens de Monsieur votre père, vous hériterez au moins de ses vertus. Regardant le portrait. Ah !

VALÈRE.
Qu’as-tu ?

FRONTIN.
 Depuis notre disgrâce, ce portrait me semble avoir pris une physionomie famélique, un certain air allongé.

VALÈRE.
 C’est trop perdre de temps à des impertinences. Nous devrions déjà avoir couru la moitié de Paris. Il sort.

FRONTIN.
 Au train dont vous allez, vous courrez bientôt les champs. Attendons, cependant, le dénouement de tout ceci ; et pour feindre de mon côté une recherche imaginaire, allons-nous cacher dans un cabaret.

SCÈNE VI. ANGÉLIQUE, MARTON.

MARTON.
 Ah ! ah, ah, ah ! La plaisante scène ? Qui l’eut jamais prévue ? Que vous avez perdu, Mademoiselle, à n’être point ici cachée avec moi quand il s’est si bien épris de ses propres charmes !

ANGÉLIQUE.
 Il s’est vu par mes yeux.

MARTON.
 Quoi ! vous auriez la faiblesse de conserver des sentiments pour un homme capable d’un pareil travers ?

ANGÉLIQUE.
 Il te parait donc bien coupable ! Qu’a-t-on, cependant, à lui reprocher que le vice universel de son âge ? Ne crois pas pourtant qu’insensible à l’outrage du Chevalier, je souffre qu’il me préfère ainsi le premier visage qui le frappe agréablement. J’ai trop d’amour pour n’avoir pas de la délicatesse, et Valère me sacrifiera ses folies dès ce jour, ou je sacrifierai mon amour à ma raison.

MARTON.
 Je crains bien que l’un ne soit aussi difficile que l’autre.

ANGÉLIQUE.
 Voici Lucinde. Mon frère doit arriver aujourd’hui. Prends bien garde qu’elle ne le soupçonne d’être son inconnu jusqu’à ce qu’il en soit temps.

SCÈNE VII. LUCINDE, ANGÉLIQUE, MARTON.

MARTON.
 Je gage, Mademoiselle , que vous ne devineriez jamais quel a été l’effet du portrait ? Vous en rirez sûrement.

LUCINDE.
 Eh ! Marron, laissons-là le portrait ; j’ai bien d’autres choses en tête. Ma chère Angélique, je suis désolée, je suis mourante. Voici l’instant ou j’ai besoin de tout votre secours. Mon père vient de m’annoncer l’arrivée de Léandre. Il veut que je me dispose à le recevoir aujourd’hui et à lui donner la main dans huit jours.

ANGÉLIQUE.
 Que trouvez-vous donc-là de si terrible ?

MARTON.
 Comment, terrible ! Vouloir marier une belle personne de dix-huit ans avec un homme de vingt-deux, riche et bienfait ! La vérité, cela fait peur, et il n’y a point de fille en âge de raison à qui l’idée d’un tel mariage ne donnât la fièvre.

LUCINDE.
 Je ne veux rien cacher ; j’ai reçu en même temps une lettre de Cléonte ; il sera incessamment à Paris ; il va faire agir auprès de mon père ; il me conjure de différer mon mariage : enfin, il m’aime toujours. Ah, ma chère, serez-vous insensible aux alarmes de mon cœur et cette amitié que vous m’avez jurée...

ANGÉLIQUE.
 Plus cette amitié m’est chère, et plus je dois souhaiter d’en voir resserrer les nœuds par votre mariage avec mon frère. Cependant, Lucinde, votre repos est le premier de mes désirs, et mes vœux sont encore plus conformes aux vôtres que vous ne pensez.

LUCINDE.
 Daignez donc vous rappeler vos promesses. Faites bien comprendre à Léandre que mon cœur ne saurait être à lui, que...

MARTON.
 Mon Dieu ! ne jurons de rien. Les hommes ont tant de ressources et les femmes tant d’inconstance, que si Léandre se mettait bien dans la tête de vous plaire, qu’il en viendrait à bout malgré vous.

LUCINDE.
 Marton !

MARTON.
 Je ne lui donne pas deux jours pour supplanter votre inconnu sans vous en laisser même le moindre regret.

LUCINDE.
 Allons, continuez... Chère Angélique, je compte sur vos soins ; et dans le trouble qui m’agite, je cours tout tenter auprès de mon père pour différer, s’il est possible, un hymen que la préoccupation de mon cœur me fait envisager avec effroi. Elle sort.

ANGÉLIQUE.
 Je devrais l’arrêter. Mais Lisimon n’est pas un homme à céder aux sollicitations de sa fille, et toutes ses prières ne feront qu’affermir ce mariage qu’elle-même souhaite d’autant plus qu’elle parait le craindre. Si je me plais à jouir pendant quelques instants de ses inquiétudes, c’est pour lui en rendre l’événement plus doux. Quelle autre vengeance pourrait être autorisée par l’amitié ?

MARTON.
 Je vais la suivre ; et sans trahir notre secret, l’empêcher, s’il se peut, de faire quelque folie.

SCENE VIII. ANGÉLIQUE.

Insensée que je suis ! Mon esprit s’occupe à des badineries pendant que j’ai tant d’affaires avec mon cœur. Hélas ! Peut-être qu’en ce moment Valère confirme son infidélité. Peut être qu’instruit de tout et honteux de s’être laissé surprendre, il offre par dépit son cœur à quelqu’autre objet. Car voilà les hommes ; ils ne se vengent jamais avec plus d’emportement que quand ils ont le plus de tort. Mais le voici, bien occupé de son portrait.

SCÈNE IX. ANGÉLIQUE, VALÈRE.

VALÈRE , sans voir Angélique.
 Je cours sans savoir ou je dois chercher cet objet charmant. L’amour ne guidera-t-il point mes pas ?

ANGÉLIQUE, à part.
 Ingrat ! Il ne les conduit que trop bien.

VALÈRE.
 Ainsi l’amour a toujours ses peines. Il faut que je les éprouve à chercher la beauté que j’aime, ne pouvant en trouver à me faire aimer.

ANGÉLIQUE, à part.
 Quelle impertinence ! Hélas ! Comment peut-on être si fat et si aimable tout à la fois ?

VALÈRE.
 Il faut attendre Frontin ; il aura peut-être mieux réussi. En tout cas, Angélique m’adore...

ANGÉLIQUE, à part.
 Ah, traître ! tu connais trop mon faible.

VALÈRE.
 Après tout, je sens toujours que je ne perdrai rien auprès d’elle : le cœur, les appas, tout s’y trouve.

ANGÉLIQUE, à part.
 Il me sera l’honneur de m’agréer pour son pis-aller.

VALÈRE.
 Que j’éprouve de bizarrerie dans mes sentiments ! Je renonce à la possession d’un objet charmant et auquel, dans le fond, mon penchant me ramène encore. Je m’expose à la disgrâce de mon père pour m’entêter d’une belle, peut-être indigne de mes soupirs, peut-être imaginaire, sur la seule foi d’un portrait tombe des nues et flatte à coup sûr. Quel caprice ! quelle folie ! Mais quoi ! La folie et les caprices ne sont-ils pas le relief d’un homme aimable ? Regardant le portrait. Que de grâces !... Quels traits !... Que cela est enchanté ! Que cela est divin ! Ah ! qu’Angélique ne se flatte pas de soutenir la comparaison avec tant de charmes.

ANGÉLIQUE, saisissant le portrait.
 Je n’ai gardé assurément. Mais qu’il me soit permis de partager votre admiration. La connaissance des charmes de cette heureuse rivale adoucira du moins la honte de ma défaite.

VALERIE.
 Ô ciel !

ANGÉLIQUE.
 Qu’avez-vous donc ? Vous paraissez tout interdit. Je n’aurais jamais cru qu’un petit-maître soit si aise à décontenancer.

VALÈRE.
 Ah ! cruelle, vous connaissez tout l’ascendant que vous avez sur moi, et vous m’outragez sans que je puisse répondre.

ANGÉLIQUE.
 C’est fort mal fait, en vérité ; et régulièrement vous devriez me dire des injures. Allez, Chevalier, j’ai pitié de votre embarras. Voila vôtre portrait ; et je suis d’autant moins fâchée que vous en aimiez l’original, que vos sentiments sont sur ce point tout à fait d’accord avec les miens.

VALÈRE.
Quoi ! vous connaissez la personne ?

ANGÉLIQUE.
 Non seulement je la connais, mais je puis vous dire qu’elle est ce que j’ai de plus cher au monde.

VALÈRE.
 Vraiment, voici du nouveau, et le langage est un peu singulier dans la bouche d’une rivale.

ANGÉLIQUE.
 Je ne sais ! mais il est sincère. À part. S’il se pique, je triomphe.

VALÈRE.
 Elle a donc bien du mérite ?

ANGÉLIQUE.
 Il ne tient qu’à elle d’en avoir infiniment.

VALÈRE.
 Point de défaut, sans doute.

ANGÉLIQUE.
 Oh ! beaucoup. C’est une petite personne bizarre, capricieuse, éventée, étourdie, volage, et surtout d’une vanité insupportable. Mais quoi ! Elle est aimable avec tout cela, et je prédis d’avance que vous l’aimerez jusqu’au tombeau.

VALÈRE.
 Vous y consentez donc ?

ANGÉLIQUE.
 Oui.

VALÈRE.
 Cela ne vous fâchera point ?

ANGÉLIQUE.
 Non.

VALÈRE, à part.
 Son indifférence me désespère. Haut : Oseraie-je me flatter qu’en ma saveur vous voudrez bien resserrer encore votre union avec elle.

ANGÉLIQUE.
 C’est tout ce que je demande.

VALÈRE, outre.
 Vous dîtes tout cela avec une tranquillité qui me charme.

ANGÉLIQUE.
 Comment donc ? vous vous plaigniez tout à l’heure de mon enjouement, & à présent vous vous fâchez de mon sang-froid. Je ne sais plus quel ton prendre avec vous.

VALÈRE.
 (Bas). Je crève de dépit. (Haut). Mademoiselle m’accorde-t-elle la faveur de me faire faire connaissance avec elle ?

ANGÉLIQUE.
 Voilà, par exemple, un genre de service que je suis bien sure que vous n’attendez pas de moi : mais je veux passer votre espérance, et je vous le promets encore.

VALÈRE.
 Ce sera bientôt, au moins ?

ANGÉLIQUE.
 Peut-être dès aujourd’hui.

VALÈRE.
 Je n’y puis plus tenir. (Il veut s’en aller).

ANGÉLIQUE, à part.
 Je commence à bien augurer de tout ceci ; il a trop de dépit pour n’avoir plus d’amour. (Haut). Ou allez-vous, Valère ?

VALÈRE.
 Je vois que ma présence vous gêne, et je vais vous céder la place.

ANGÉLIQUE.
 Ah ! point. Je vais me retirer moi-même : il que n’est pas juste que je vous chasse de chez vous.

VALÈRE.
 Allez, allez ; souvenez-vous que qui n’aime rien ne mérite pas d’être aimé.

ANGÉLIQUE.
 Il vaut encore mieux n’aimer rien que d’être amoureux de soi-même.

SCÈNE X. VALÈRE.

Amoureux de soi-même ! Est-ce un crime de sentir un peu ce qu’on vaut ? Je suis cependant bien piqué. Est-il possible qu’on perde un amant tel que moi sans douleur ? On dirait qu’elle me regarde comme un homme ordinaire. Hélas ! je me déguise en vain le trouble de mon cœur, et je tremble de l’aimer encore après son inconstance. Mais non ; tout mon cœur n’est qu’à ce charmant objet. Courons tenter de nouvelles recherches, et joignons au soin de faire mon bonheur, celui d’exciter la jalouse d’Angélique. Mais voici Frontin.

SCÈNE XI. VALÈRE, FRONTIN, ivre.

FRONTIN.
 Que diable ! je ne fais, pourquoi je ne puis me tenir ; j’ai pourtant fait de mon mieux pour prendre des forces.

VALÈRE.
 Eh bien, Frontin, as-tu trouvé ?

FRONTIN.
 Oh ! oui, Monsieur.

VALÈRE.
 Ah ? ciel ! serait-il possible ?

FRONTIN.
 Aussi j’ai bien eu de la peine.

VALÈRE.
 Hâte-toi donc de me dire...

FRONTIN.
 Il m’a fallu courir tous les cabarets du quartier.

VALÈRE.
 Des cabarets !

FRONTIN.
 Mais j’ai réussi au-delà de mes espérances.

VALÈRE.
 Conte-moi donc...

FRONTIN.
 C’était un feu... une mousse...

VALÈRE.
 Que diable barbouille cet animal ?

FRONTIN.
 Attendez que je reprenne la chose par ordre.

VALÈRE.
 Tais-toi, ivrogne, faquin ; ou réponds-moi sur les ordres que je t’ai donnés au sujet de l’original du portrait.

FRONTIN.
 Ah ! oui, l’original. Justement. Réjouissez-vous, Réjouissez-vous, vous dis-je.

VALÈRE.
 Hé bien ?

FRONTIN.
 II n’est déjà ni à la Croix-blanche, ni au Lion-d’or, ni à la Pomme de pin, ni...

VALÈRE.
 Bourreau, finiras-tu ?

FRONTIN.
 Patience. Puisqu’il n’est pas-là, il faut qu’il soit ailleurs ; et... Oh ! je le trouverai, je le trouverai...

VALÈRE.
 Il me prend des démangeaisons de l’assommer ; sortons.

SCÈNE XII. FRONTIN.

Me voilà, en effet, assez joli garçon... Ce plancher est diablement raboteux. Ou en étais-je ? Ma foi, je n’y suis plus. Ah ! Si fait...

SCÈNE XIII. LUCINDE, FRONTIN.

LUCINDE.
 Frontin, où est ton maître ?

FRONTIN.
 Mais, je crois qu’il se cherche actuellement.

LUCINDE.
 Comment, il se cherche ?

FRONTIN.
 Oui, il se cherche pour s’épouser.

LUCINDE.
 Qu’est ce que c’est que ce galimatias ?

FRONTIN.
 Ce galimatias ! vous n’y comprenez donc rien ?

LUCINDE.
 Non, en vérité.

FRONTIN.
 Ma foi, ni moi non plus : je vais pourtant vous l’expliquer, si vous voulez.

LUCINDE.
 Comment m’expliquer ce que tu ne comprends pas ?

FRONTIN.
 Oh ! dame, j’ai fait mes études, moi.

LUCINDE.
 Il est ivre, je crois. Eh ! Frontin, je t’en prie, rappelle un peu ton bon sens ; tâche de te faire entendre.

FRONTIN.
 Pardi rien n’est plus aise. Tenez. C’est un portrait... métamor... non, métaphor... oui, métaphorisé. C’est mon maître, c’est une fille... Vous avez fait un certain mélange... Car j’ai deviné tout ça, moi. Hé bien, peut-on parler plus clairement ?

LUCINDE.
 Non, cela n’est pas possible.

FRONTIN.
 Il n’y a que mon maître qui n’y comprenne rien. Car il est devenu amoureux de sa ressemblance.

LUCINDE.
 Quoi ! sans se reconnaître ?

FRONTIN.
 Oui, et c’est bien ce qu’il y a d’extraordinaire.

LUCINDE.
 Ah ! je comprends tout le reste. Et qui pouvait prévoir cela ? Cours vite, mon pauvre Frontin, vole chercher ton maître et dis-lui que j’ai les choses les plus pressantes à lui communiquer. Prends garde, surtout, de ne lui point parler de tes devinations. Tiens, voila pour...

FRONTIN.
 Pour boire, n’est-ce pas ?

LUCINDE.
 Oh non, tu n’en as pas de besoin.

FRONTIN.
 Ce sera par précaution.

SCÈNE XIV. LUCINDE.

Ne balançons pas un instant, avouons tout ; et quoiqu’il m’en puisse arriver, ne souffrons pas qu’un frère si cher se donne en ridicule par les moyens mêmes que j’avais employés pour l’en guérir. Que je fuis malheureuse ! J’ai désobligé mon frère ; mon père irrité de ma résistance n’en est que plus absolu ; mon amant absent n’est point en état de me secourir ; je crains les trahisons d’une amie, et les précautions d’un homme que je ne puis souffrir : car je le hais sûrement, et je sens que je préférerais la mort à Léandre.

SCÈNE XV. ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.

ANGÉLIQUE.
 Consolez-vous, Lucinde, Léandre ne veut pas vous faire mourir. Je vous avoue, cependant, qu’il a voulu vous voir sans que vous le sussiez.

LUCINDE.
 Hélas ! tant pis.

ANGÉLIQUE.
 Mais savez-vous bien que voila un tant pis qui n’est pas trop modeste ?

MARTON.
 C’est une petite veine du sang fraternel.

LUCINDE.
 Mon Dieu, que vous êtes méchantes ! Après cela, qu’a-t-il dit ?

ANGÉLIQUE.
 Il m’a dit qu’il serait au désespoir de vous obtenir contre votre gré.

MARTON.
 Il a même ajouté que votre résistance lui faisait plaisir en quelque manière. Mais il a dit cela d’un certain air... Savez-vous qu’à bien juger de vos sentiments pour lui, je gagerais qu’il n’est guère en reste avec vous. Haïssez-le toujours de même, il ne vous rendra pas mal le change.

LUCINDE.
 Voilà une façon de m’obéir qui n’est pas trop polie.

MARTON.
 Pour être poli avec les autres femmes, il ne faut pas toujours être si obéissant.

ANGÉLIQUE.
 La seule condition qu’il a mise à sa renonciation est que vous recevrez sa visite d’adieu.

LUCINDE.
 Oh, pour cela non ; je l’en quitte.

ANGÉLIQUE.
 Ah ! vous ne sauriez lui refuser cela. C’est d’ailleurs un engagement que j’ai pris avec lui. Je vous avertis même confidemment qu’il compte beaucoup sur le succès de cette entrevue, et qu’il ose espérer qu’après avoir paru à vos yeux vous ne résisterez plus cette alliance.

LUCINDE.
 II a donc bien de la vante.

MARTON.
 Il se flatte de vous apprivoiser.

ANGÉLIQUE.
 Et ce n’est que sur cet espoir qu’il a consenti au traite que je lui ai propose.

MARTON.
 Je vous réponds qu’il n’accepte le marché que parce qu’il est bien sûr que vous ne le prendrez pas au mot.

LUCINDE.
 Il faut être d’une fatuité bien insupportable. Hé bien, il n’a qu’à paraître : je serai curieuse de voir comment il s’y prendra pour étaler ses charmes, et je vous donne ma parole qu’il sera reçu d’un air... faites le venir. Il a besoin d’une leçon ; comptez qu’il la recevra... instructive.

ANGÉLIQUE.
 Voyez-vous, ma chère Lucinde, on ne tient pas tout ce qu’on se propose ; je gage que vous vous radoucirez.

MARTON.
 Les hommes sont furieusement adroits ; vous verrez qu’on vous apaisera.

LUCINDE.
 Soyez en repos là-dessus.

ANGÉLIQUE.
 Prenez-y garde, au moins ; vous ne direz pas qu’on ne vous a point avertie.

MARTON.
 Ce ne sera pas notre faute si vous vous laissez surprendre.

LUCINDE.
 En vérité, je crois que vous voulez me faire devenir folle.

ANGÉLIQUE.
 (Bas à Marton). La voilà au point. (Haut). Puisque vous le voulez donc, Marton va vous l’amener.

LUCINDE.
 Comment ?

MARTON.
 Nous l’avons laissé dans l’antichambre, il va être ici à l’instant.

LUCINDE.
 Ô cher Cléonte ! que ne peux-tu voir la manière dont je reçois tes rivaux.

SCÈNE XVI. ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON, LÉANDRE.

ANGÉLIQUE.
 Approchez, Léandre, venez apprendre à Lucinde à mieux connaître son propre cœur ; elle croit vous haïr, et va faire tous les efforts pour vous mal recevoir : mais je vous réponds, moi, que toutes ces marques apparentes de haine sont en effet autant de preuves réelles de son amour pour vous.

LUCINDE, toujours sans regarder Léandre.
 Sur ce pied-là, il doit s’estimer bien favorite, je vous assure ; le mauvais petit esprit !

ANGÉLIQUE.
 Allons, Lucinde, faut-il que la colère vous empêche de regarder les gens ?

LÉANDRE.
 Si mon amour excite votre haine, connaissez combien je suis criminel. Il se jette aux genoux de Lucinde.

LUCINDE.
 Ah ! Cléonte ! Ah ! méchante Angélique !

LÉANDRE.
 Léandre vous a trop déplu pour que j’ose me prévaloir sous ce nom des grâces que j’ai reçues sous celui de Cléonte. Mais si le motif de mon déguisement en peut justifier l’effet, vous le pardonnerez à la délicatesse d’un cœur dont le faible est de vouloir être aime pour lui-même.

LUCINDE.
 Levez-vous , Léandre ; un excès de délicatesse n’offense que les cœurs qui en manquent, et le mien est aussi content de l’épreuve que le vôtre doit l’être du succès. Mais vous, ANGÉLIQUE ! ma chère Angélique a eu la cruauté de se faire un amusement de mes peines ?

ANGÉLIQUE.
 Vraiment il vous siérait bien de vous plaindre ! Hélas ! vous êtes heureux l’un et l’autre, tandis que je suis en proie aux alarmes.

LÉANDRE.
 Quoi ! ma chère sœur, vous avez songé à mon bonheur, pendant même que vous aviez des inquiétudes sur le vôtre. Ah ! c’est une bonté que je n’oublierai jamais. (Il lui baise la main).

SCÈNE XVII. LÉANDRE, VALÈRE, ANGÉLIQUE, LUCINDE, MARTON.

VALÈRE.
 Que ma présence ne vous gêne point. Comment, Mademoiselle ? je ne connaissais pas toutes vos conquêtes ni l’heureux objet de votre préférence, et j’aurai soin de me souvenir par humilité qu’après avoir soupiré le plus constamment, Valère a été le plus maltraité.

ANGÉLIQUE.
 Ce serait mieux fait que vous ne pensez, et vous auriez besoin en effet de quelques leçons de modestie.

VALÈRE.
 Quoi ! vous osez joindre la raillerie à l’outrage, et vous avez le front de vous applaudir quand vos devriez mourir de honte ?

ANGÉLIQUE.
 Ah ! vous vous fâchez ; je vous laisse ; je n’aime pas les injures.

VALÈRE.
 Non, vous demeurerez ; il faut que je jouisse de toute votre honte.

ANGÉLIQUE.
 Hé bien, jouissez.

VALÈRE.
 Car, j’espère que vous n’aurez pas la hardiesse de tentée votre justification.

ANGÉLIQUE.
 N’ayez pas peur.

VALÈRE.
 Et que vous ne vous flattez pas que je conserve encore les moindres sentiments en votre faveur.

ANGÉLIQUE.
 Mon opinion là-dessus ne changera rien à la chose.

VALÈRE.
 Je vous déclare que je ne veux plus avoir pour vous que de la haine.

ANGÉLIQUE.
 C’est fort bien fait.

VALÈRE , tirant le portrait.
 Et voici désormais l’unique objet de tout mon amour.

ANGÉLIQUE.
 Vous avez raison. Et moi je vous déclare que j’ai pour Monsieur, montrant son frère, un attachement qui n’est des guères inférieur au vôtre pour l’original de ce portrait.

VALÈRE.
 L’ingrat ! Hélas, il ne me reste plus qu’à mourir.

ANGÉLIQUE.
 VALÈRE, écoutez. J’ai pitié de l’état où je vous vois. Vous devez convenir que vous êtes le plus injuste des hommes, de vous emporter sur une apparence d’infidélité dont vous m’avez vous-même donné l’exemple ; mais ma bonté veut bien encore aujourd’hui passer par-dessus vos travers.

VALÈRE.
 Vous verrez qu’on me fera la grâce de me pardonner !

ANGÉLIQUE.
 En vérité, vous ne le méritez guère. Je vais cependant vous apprendre à quel prix je puis m’y résoudre. Vous m’avez ci-devant témoigné des sentiments que j’ai payés d’un retour trop tendre pour un ingrat. Malgré cela, vous m’avez indignement outragée par un amour extravagant conçu sur un simple portrait avec toute la légèreté, et j’ose dire, toute l’étourderie de votre âge et de votre caractère, il n’est pas temps d’examiner si j’ai dû vous imiter, et ce n’est pas à vous qui êtes coupable qu’il conviendrait de blâmer ma conduite.

VALÈRE.
 Ce n’est pas à moi, grands dieux ! Mais voyons ces beaux discours.

ANGÉLIQUE.
 Le voici. Je vous ai dit que je connaissais l’objet de votre nouvel amour, et cela est vrai. J’ai ajouté que je l’aimais tendrement, et cela n’est encore que trop vrai. En vous avouant son mérite, je ne vous ai point déguisé ses défauts. J’ai fait plus, je vous ai promis de vous le faire connaître, et je vous engage à présent ma parole de le faire dès aujourd’hui, dès cette heure même : car je vous avertis qu’il est plus près de vous que vous ne pensez.

VALÈRE.
 Qu’entends-je ? quoi, là...

ANGÉLIQUE.
 Ne m’interrompez point, je vous prie. Enfin, la vérité me force encore à vous répéter que cette personne vous aime avec ardeur, et je puis vous répondre de son attachement comme du mien propre. C’est à vous maintenant de choisir entre elle et moi, celle à qui vous destinez toute votre tendresse : choisissez, Chevalier ; mais choisissez des cet instant et sans retour.

MARTON.
 Le voilà, ma foi, bien embarrassé. L’alternative est plaisante. Croyez-moi, Monsieur, choisissez le portrait ; c’est le moyen d’être à l’abri des rivaux.

LUCINDE.
 Ah ! Valère, faut-il balancer si longtemps pour suivre les impressions du cœur ?

VALÈRE aux pieds d’ANGÉLIQUE et jetant le portrait.
 C’est est fait ; vous avez vaincu, belle Angélique, et je sens combien les sentiments qui naissent du caprice sont inférieurs à ceux que vous inspirez. (Marton ramasse le portrait). Mais, hélas ! quand tout mon cœur revient à vous, puis-je me flatter qu’il me ramènera le votre ?

ANGÉLIQUE.
 Vous pourrez juger de ma reconnaissance par le sacrifice que vous venez de me faire. Levez-vous, Valère, et considérez bien ces traits.

LÉANDRE regardant aussi.
 Attendez donc ! Mais je crois reconnaître cet objet... C’est... Oui, ma foi, c’est lui...

VALÈRE.
 Qui, lui ? Dites donc, elle. C’est une femme à qui je renonce, comme à toutes les femmes de l’univers, sur qui Angélique l’emportera toujours.

ANGÉLIQUE.
 Oui, Valère ; c’était une femme jusqu’ici : mais j’espère que ce sera désormais un homme supérieur à ces petites faiblesses qui dégradaient son sexe son caractère.

VALÈRE.
 Dans quelle étrange surprise vous me jetez !

ANGÉLIQUE.
 Vous devriez d’autant moins méconnaître cet objet que vous avez eu avec lui le commerce le plus intime, et qu’assurément on ne vous accusera pas de l’avoir négligé. Otez à cette tête cette parure étrange que votre sœur y a fait ajouter...

VALÈRE.
 Ah ! que vois-je ?

MARTON.
 La chose n’est-elle pas claire ? vous voyez le portrait, et voila l’original.

VALÈRE.
 Ô ciel ! Et je ne meurs pas de honte !

MARTON.
 Eh, Monsieur, vous êtes peut-être le seul de votre ordre qui la connaissiez.

ANGÉLIQUE.
 Ingrat ! avais-je tort de vous dire que j’aimais l’original de ce portrait ?

VALÈRE.
 Et moi je ne veux plus l’aimer que par qu’il vous adore.

ANGÉLIQUE.
 Vous voulez bien que pour affermir notre réconciliation je vous présente Léandre mon frère.

LÉANDRE.
 Souffrez, Monsieur...

VALÈRE.
 Dieux ! quel comble de félicité ! Quoi ! même quand j’étais ingrat, Angélique n’était pas infidèle ?

LUCINDE.
 Que je prends de part à votre bonheur ! et que le mien même en est augmenté !

SCENE XVIII. LISIMON. Les Acteurs de la Scène précédente.

LISIMON.
 Ah ! Vous voici tous rassemblés sort à propos. Valère et Lucinde ayant tous deux résisté à leurs mariages, j’avais d’abord résolu de les y contraindre. Mais j’ai réfléchi qu’il faut quelquefois être bon père, et que la violence ne fait pas toujours des mariages heureux. J’ai donc pris le parti de rompre des aujourd’hui tout ce qui avait été arrêté ; et voici les nouveaux arrangements que j’y substitue. Angélique m’épousera ; Lucinde ira dans un couvent ; Valère sera déshérité, et quant à vous, Léandre, vous prendrez patience, s’il vous plaît.

MARTON.
 Fort bien, ma foi ! voilà qui est toise, on ne peut pas mieux.

LISIMON.
 Qu’est-ce donc ? vous voilà tout interdits ! Est-ce que ce projet ne vous accommode pas ?

MARTON.
 Voyez si pas un d’eux desserrera les dents ! La peste des sots amants et de la sotte jeunesse dont l’inutile babil ne tarit point, et qui ne savent trouver un mot dans une occasion nécessaire !

LISIMON.
 Allons, vous savez tous mes intentions ; vous n’avez qu’a vous y conformer.

LÉANDRE.
 Eh, Monsieur ! daignez suspendre votre courroux. Ne lisez-vous pas le repentir des coupables dans leurs yeux et dans leur embarras, et voulez-vous confondre les innocents dans la même punition ?

LISIMON.
 Ça, je veux bien avoir la faiblesse d’éprouver leur obéissance encore une fois. Voyons un peu. Eh bien, Monsieur Valère, faites-vous toujours des réflexions ?

VALÈRE.
 Oui, mon père ; mais au lieu des peines du mariage, elles ne m’en offrent plus que les plaisirs.

LISIMON.
 Oh, oh ! vous avez bien changé de langage ! Et toi, Lucinde, aimes-tu toujours bien ta liberté ?

LUCINDE.
 Je sens, mon père, qu’il peut être doux de la perdre sous les lois du devoir.

LISIMON.
 Ah ! les voilà tous raisonnables. J’en suis charmé. Embrassez-moi, mes enfants, et allons conclure ces heureux hyménées. Ce que c’est qu’un coup d’autorité frappé à propos !

VALÈRE.
 Venez, belle Angélique ; vous m’avez guéri d’un ridicule qui faisait la honte de ma jeunesse ; et je vais désormais éprouver près de vous que quand on aime bien, on ne songe plus à soi-même.

FIN.

Voir en ligne : J.-J. Rousseau : « J’ai écrit cette comédie à l’âge de dix-huit ans... » (Préface)

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après la comédie de Jean-Jacques Rousseau, « Narcisse ou l’amant de lui-même », Collection complète des oeuvres de J.-J. Rousseau, Éd. Peyrou-Moultou, Genève, 1780-89 (4e édition), t. VIII, pp. i-51.