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Désiré Magloire Bourneville

Socrate était-il fou ?

Journal de Médecine Mentale, T. IV, Masson & Fils, Paris, 1864.

Date de mise en ligne : samedi 22 mai 2004

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« Cette opinion qui consiste à dire que Socrate était un théosophe, un visionnaire, et, pour dire le mot, un fou, cette opinion est la seule vraie. » (LÉLUT, Démon de Socrate, p. 43).

Un vénérable confrère, dont la verte vieillesse cultive encore la science et se passionne pour elle, nous soumet cette demande : "Est-il possible qu’un homme vive aliéné et halluciné pendant cinquante ans sans tomber dans la démence et la paralysie générale ?" M. Bally ne le dissimule pas : s’il provoque sur ce point notre explication, c’est en vue du livre tant renommé de M. Lélut, Le Démon de Socrate. Il se scandalise de voir transformer en insensé le premier sage non seulement de la Grèce, mais du monde, et attribuer à des anomalies pathologiques les inspirations et les préceptes de la morale la plus élevée.

Pour résoudre cette question, vraiment ardue, nous avons commencé par lire attentivement Le Démon de Socrate, puis, imprégné des principes développés dans le Journal de médecine mentale par M. Delasiauve, nous avons, sous les auspices de notre excellent maître, appliqué ce critérium à l’examen des démonstrations de l’ancien médecin de la Salpêtrière.

La pensée de M. Bally recèle deux aspects distincts uni problème général et le fait particulier de Socrate. Éliminons d’abord la difficulté relative à l’état stationnaire, à la longévité, si je puis ainsi dire, de certains délires partiels. La réalité de cette persistance ne saurait être contestée. Certains malades, après vingt, trente et quarante ans, se retrouvent, sauf quelques variations dans la physionomie du délire, à peu près les mêmes qu’au début de leur affection. Chez d’autres, la systématisation conceptive se cantonne et constitue, ainsi que l’a judicieusement indiqué M. Delasiauve, une sorte de fonction annexe dont l’exercice ne nuit point ostensiblement aux relations ordinaires ni au commerce social. Pinel cite un individu qui, dés son plus jeune âge, jusqu’à quarante-sept ans où il mourut, s’est cru d’un autre sexe, ce qui ne l’avait point empêché d’apprendre et de professer. Dams le jour, il donnait ses leçons ; mais le matin, le soir et toutes les fois qu’il se trouvait seul, il s’habillait en femme et en affectait les allures. - Beaucoup ont connu à Paris le fameux Berbiguier, qui raconte en trois volumes les étranges persécutions qu’il eut à subir de la part des Farfadets. Il vivait encore il y a une vingtaine d’années, et lui-même date de 1796 l’origine de ses tourments. - X.…, sous-chef de bureau, à l’époque de la Restauration, dans une administration publique, s’était, depuis plusieurs années, livré à de telles excentricités qu’au commencement de 1830, on se vit forcé de le mettre à la retraite. Pour compléter ses ressources, il avait suivi toutes sortes de combinaisons ; en dernier lieu, il trafiquait sur les médaillons des chapelets et les croix des écoliers. Deux fois placé momentanément à Bicêtre, il s’y tint calme et inoffensif. Un petit écrit concernant une réforme mystique atteste ses propensions morales. Ses tribulations sont douloureuses. Il ne peut sortir sans avoir à ses trousses des insulteurs qui l’outragent de la parole et du geste. Il résiste néanmoins stoïquement à la démangeaison de répondre, ayant, pour y réussir plus sûrement, pris la précaution de porter dans sa bouche un baillon de bois qui ne le quitte point et l’avertit au moment de rompre le silence. C’est pour avoir enfreint cet avertissement, qu’ayant provoqué dans la rue une scène violente, il fut arrêté par la police. - Nous voyons fréquemment un employé qui, depuis trente-trois ans, est en proie à une monomanie dont le public ne se douterait pas. Sa santé est excellente, son esprit lucide ; il remplit avec conscience ses obligations de travailleur et de père de famille. A-t-il quelque loisir, il en profite pour écrire secrètement ou faire des démarches dans le sens de ses aspirations généreuses ou de ses préoccupations morbides. Tantôt il envoie des plans à l’État qui, du reste, ne perdrait pas à les adopter ; d’autres fois, plein du ressouvenir amer d’avoir été renfermé comme insensé, il réclame sa réhabilitation et se plaint d’ennemis supposés qui continuent à faire peser sur lui la flétrissure de la folie. Quand la besogne abonde, c’est un bien ; il se résigne et ajourne. - Nous avons ouï qu’un personnage célèbre dont les hautes facultés, à un âge déjà avancé, se manifestent par des œuvres toujours remarquables, s’imagine, depuis plus de vingt ans, être en butte à des ennemis fantastiques. Cette persécution le laisse extérieurement insensible ; même, chose singulière ! il raisonne volontiers de ses sensations et de ses convictions anormales avec ses amis intimes et souffre qu’ils le contredisent. - M. Delasiauve a mentionné un paysan de sa contrée qui, pendant près d’un demi-siècle, a égayé les gens de son village du récit de ses visions apocalyptiques. Plusieurs fois il a été arrêté et aussitôt relâché pour s’être adressé aux autorités sous prétexte de secrets importants à leur apprendre. Le 16 décembre 1840, le lendemain de la translation des cendres de l’Empereur, il vint à Paris, avec l’espoir, s’il pouvait approcher d’un mètre de son tombeau, de ressusciter le grand homme. - Le savant médecin de Bicêtre visite depuis dix ans une pauvre hallucinée dont l’affection remonte à 1840 et qui a passé huit ans dans une maison spéciale. Maintenant elle est chez elle soignant son ménage et son enfant, mais toujours obsédée des mêmes ennemis. On l’épie, on lui fait des menaces, on la calomnie, on l’injurie, etc. - Rappellerai-je le cas de ce colonel rapporté par M. Brierre de Boismont, et où l’on voit, vingt-sept ans durant, sans que nul s’en aperçoive, dominer la crainte puérile que ses mains ne soient imprégnées de vert-de-gris. - M. Trélat a fait, il y a bien longtemps, un rapport légal sur une dame X… dont l’état aujourd’hui est le même.

La pseudo-monomanie conduit souvent à des actes malfaisants et notamment au suicide. Elle peut rester inoffensive ou cachée durant de longues périodes. Notre maître donne des soins à une dame du faubourg Poissonnière qui a une parfaite conscience de son trouble et s’en alarme. Cela dure depuis douze ans. - Il cm est de même d’une infortunée qui, torturée depuis huit ans par des propensions dangereuses, s’arrête avec courage sur cette pente fatale. - Une troisième, qui vit avec son mari dans les termes de la plus tendre intimité, ne lui a dévoilé que l’an passé, dans une nuit de découragement, les indicibles tourments qui la minent depuis plus de quinze ans. Les impressions les plus diverses, les idées les plus bizarres se croisent dans sons esprit ; elle ne les appelle pas ; leur tyrannie est fortuite comme leur éclosion ; et, ce qui l’effraie le plus, c’est un penchant fréquent à se détruire, qu’elle a surmonté jusqu’ici, mais qui devient de plus en plus irrésistible. La confidence que l’excès des souffrances lui a arrachée, elle la regrette. Son mari est bien à plaindre ; c’était assez d’elle qui souffrît !

Ces exemples, dont on grossirait aisément la liste, prouvent que le trouble mental peut quelquefois se perpétuer indéfiniment sans compromettre radicalement les forces corporelles et psychiques. S’il est des maux physiques qui se circonscrivent ou ne dégénèrent pas (et le nombre en est grand), on ne concevrait pas qu’il en fût autrement dans l’ordre intellectuel et moral. Rien n’empêcherait donc, pour en revenir à Socrate, que ce philosophe eût réellement été fou, tout cri conservant en apparence le double attribut d’une santé virile et de facultés éclatantes. La question se réduit dès lors à bien préciser les phénomènes qu’il a présentés, à en déterminer la cause, à en mesurer la portée. Peut-être découvrira-t-on ainsi le joint d’une conciliation possible entre les aperçus de la science et les répulsions du sentiment.

Socrate naquit 470 ans avant Jésus-Christ, à une époque où la Grèce marchait rapidement à l’apogée de sa gloire. De bonne heure, il se montra sagace et méditatif. On raconte que ses parents ayant consulté l’oracle sur certaines tendances de caractère dont ils s’alarmaient en reçurent pour réponse "qu’il fallait abandonner l’enfant à son instinct naturel, guide qui lui valait dix mille maîtres". Sophronisque, son père, était sculpteur et sans fortune. Dans ce métier qu’il apprit, Socrate eût infailliblement réussi. Uns Mercure et des Grâces, que, du temps de Pausanias, on voyait encore à l’entrée de la citadelle d’Athènes, témoignent de soir habileté dans l’art de la statuaire. Mais les excitations intellectuelles, dont son milieu était le foyer, ne pouvaient rester sans influence sur cette nature puissante et impressionnable.

À mesure que se développait son jugement, la passion de connaître devenait chez lui plus impérieuse. Dans l’envahissement de la méditation, le ciseau lui tombait souvent des mains. Physique, géométrie, astronomie, musique, rhétorique furent tour à tour approfondies, puis désertées pour une étude plus noble et plus humanitaire : celle de la morale, des devoirs de l’homme et du citoyen. Progression logique ! Indiquer au monde les voies du bonheur, donner pour assises à la société la justice, la force, la tempérance, la sagesse, la piété, n’est-ce pas là la fin, le seul but digne de mos efforts ?

Devant cet horizon qui l’émeut jusqu’à l’enthousiasme, la vocation de Socrate est déterminée. Plein du désir et séduit par l’espoir de substituer aux maux qu’il déplore, les réalités du bien qu’il entrevoit, il n’aura désormais qu’une préoccupation : rechercher la vérité, l’enseigner, la propager, selon son génie et l’opportunité des circonstances. Ses exemples confirmeront ses préceptes. Il sera à la fois chef et apôtre. De là ces notions morales si sûres et si étendues, ces entretiens graves et familiers qui lui attirent tant de disciples et où se fécondent tant d’intelligences, ces controverses qu’il se plaît à provoquer et où brille sa verve doucement railleuse, cet abandon sympathique qui ne lui permet de dédaigner ni l’humble échoppe, ni les voluptueuses demeures, cette pureté inaltérable parmi les vices grossiers, ce culte de l’amitié et de la tolérance qui multiplie autour de lui le dévouement, cette ténacité dans ses desseins urne fois formés, cette patience exemplaire, ce respect des lois et des dieux, cet asservissement à la règle, bases de sa conduite, cette majestueuse sérénité qui ne le quitte jamais dans les plus rudes épreuves, cet ensemble de vertus, en un mot, qui par nous-mêmes ont fait considérer Socrate comme le précurseur du Christ.

C’est ainsi que, foncièrement, le philosophe grec est apparu aux générations successives. Et certes, pour comprendre la mission qu’il a remplie et son immense et persistant éclat, il suffirait de se placer au point de vue qui précède et qui est celui de l’histoire, sans recourir àdes mobiles extra naturels. On en aurait la plausible justification dans son esprit pénétrant, dans ses ardentes et généreuses aspirations et surtout dans la supériorité de ses conceptions réformatrices.

Malheureusement, la carrière de Socrate a été marquée par des phénomènes qui, déjouant l’interprétation, ont fait planer l’ombre sur cette grande figure séculaire. Sa haute raison a été suspectée et l’on s’est demandé si les merveilleux résultats qu’on attribuait à une organisation supra excellente ne devaient pas être rapportés aux germes maladifs d’une imagination entachée. Telle est, en particulier, la conclusion à laquelle M. Lélut aboutit, après avoir fait minutieusement ressortir les étranges singularités offertes par le célèbre moraliste.

Significative, sous ce rapport, est l’épigraphe qui figure en tête de notre article. Le génie, dit M. Lélut dans un autre passage, à force de tension intellectuelle, approche de la folie ; un pas encore "et l’intervalle est franchi ; et au lieu de Galilée, vous avez Cardan ; au lieu d’Alexandre, Mahomet ; au lieu de Mélanchton, Luther ; au lieu de Platon, Socrate ; c’est ce pas, en effet, que ce dernier a franchi". Plus loin il ajoute : "Ses contemporains l’ont cru sur parole ; ils l’ont admiré, divinisé, et ils ont transmis à la postérité, comme un héritage, cette divinisation d’une pensée malade". Considérant enfin comme un caractère indubitable de l’aliénation mentale les hallucinations, c’est-à-dire "cet état intellectuel où nous prenons nos propres pensées pour des sensations résultant de l’action immédiate des objets extérieurs", et déclarant que, pendant quarante ans peut-être, l’illustre Athénien a été sujet à ce genre de vésanie, M. Lélut termine en félicitant Athènes, la philosophie, la morale et l’humanité de ce que, les aberrations de Socrate n’ayant point dépassé la limite sensoriale, il ait pu, à raison du temps où il vivait, "demeurer ainsi, durant toute sa vie, le représentant et le martyr sans doute, mais, à coup sûr, l’expression au moins hallucinée de la raison, de la philosophie et de la vertu".

La conviction de M. Lélut, on le voit, n’est point équivoque. Socrate, qui dut à une heureuse folie d’être uns prototype moral, aurait pu devenir toute autre chose sous une impulsion perceptive différente. Cette appréciation est-elle donc exacte ? Est-il vrai que la plus haute sagesse ait tenu à ce fil ?

Sans nier l’influence du démon de Socrate, il nous semble que M. Lélut lui accorde une prépondérance qu’elle ne mérite point. Son principal argument repose sur le témoignage du philosophe grec lui-même, qui repère, notamment dans l’Apologie que le conseiller invisible et sûr dont il est favorisé et qu’il appelle tour à tour, le démon, le Dieu, la voix, suivant probablement l’intensité de l’impression sentie, le gouverne depuis sons enfance. Mais cette opinion n’est chez Socrate ni originaire, ni absolue. Groupés en tableau, des phénomènes épars acquièrent une autorité souvent décevante. Il y a quelque contradiction à subordonner l’action socratique à une modification hallucinatoire et à faire naître celle-ci d’une concentration énergique et soutenue de la pensée. À supposer qu’elles se soient fortifiées en se perpétuant, l’une au moins a précédé l’autre.

Or, les preuves de cette filiation manquent. C’est au siège de Potidée que M Lélut fait remonter le premier phénomène un peu saillant. L’immobilité cataleptique, qui avait duré une partie du jour et toute la nuit, ne cessa qu’au retour du soleil, Mais Socrate, âgé de quarante ans alors jouissait d’une grande célébrité. Que cet événement n’ait été que l’exagération de pareilles anomalies antérieures, qu’il lui soit fréquemment arrivé, auparavant et depuis, de s’arrêter au milieu d’une promenade ou d’une conversation, qu’un ami l’accompagnait à un dîner chez Agathon s’étonne au seuil de la maison de l’avoir perdu en chemin, que, pour confirmer le tempérament névropathique du personnage, on rappelle son enfance méditative et parfois volontaire, son insensibilité physique qui lui permet de n’avoir qu’un seul manteau pour toutes les saisons et de marcher nu-pieds sur la glace ou sur le sol brûlant, les boutades qui, s’il est seul, le portent par moments, à danser et sauter sans raison, unie façon singulière porter sa tête, sa monomanie d’interroger et de pérorer en public, le surnom de bouffon d’Athènes que lui imposa, à cause de ses excentricités, Zénon l’épicurien, on n’aperçoit point ce qu’ont de commun cas spasmes ou ces bizarreries avec les vues profondes et le code éminemment social du réformateur.

Le siège de Potidée a duré trois amis. C’était loin du début que l’accident s’est produit. L’histoire ne dit pas qu’il se soit renouvelé. N’est-ce pas également par intervalles que seraient survenues les autres manifestations ? Ignore-t-on que les natures nerveuses, hystériques, cataleptiques, épileptiques, etc., sont ainsi sujettes à des mouvements paroxystiques sans autre suite qu’une perturbation mentale passagère ? Saint Paul, dans une extase, fut ravi au troisième ciel ; sainte Thérèse a peint en termes éloquents ses rêveries mystiques, expression véritablement suprême d’une pensée contemplative. Chez Socrate rien de comparable. À Potidée, ce fut, plutôt qu’un transport délirant, urne longue éclipse intellectuelle, c’est-à-dire un effet purement fortuit et morbide. S’il eût éprouvé une surexcitation sensoriale, lui, si communicatif, n’eût eu garde de s’en taire avec ses disciples. Dans les autres circonstances, la suspension du fonctionnement psychique paraît avoir généralement été la même, puisque, interrogé, il ne savait que répondre et que parfois seulement il se bornait à dire "qu’il avait entendu le Dieu".

On peut du moins inférer de ce silence que les phénomènes dont il s’agit, et que M. Lélut a justement résumés dans le mot de catalepsie, ne furent longtemps que des incidents dans la vie du philosophe, cotoyant parallèlement l’essor intellectuel, mais capables plutôt de l’entraver que de lui servir de véhicule. Le névropathisme fourmille d’exemples qui viendraient à l’appui de cette interprétation. Aux périodes de troubles, de conceptions étranges, de caprices bizarres, de propensions insolites, succèdent des intervalles de calme où l’exercice normal recouvre sa pleine liberté. Tout ce qu’on peut concéder, d’après l’analogie, c’est que, de bonne heure, Socrate aurait été soumis périodiquement à une sorte d’éréthisme cérébral, voilant momentanément l’intelligence ou mêlant à l’hébétude une légère perversion hallucinatoire. Dès lors plus d’illogisme. On comprend, ce qui s’observe quotidiennement, que le vertige se soit montré à un âge où la concentration d’esprit n’est pas encore possible, qu’il ans soit résulté des singularités transitoires, et qu’au lieu de se produire par ces images gratuitement supposées en rapport avec l’exaltation contemplative, il n’ait réellement qu’opprimé les facultés.

Évidemment, l’idée du démon ne survint que tardivement. Comment s’est-elle formée ? Quelle frit sa participation aux actes ultérieurs ? L’expérience de pareils faits peut seule nous aider dans cette conjecture à travers le lointain des âges. Un trait nous mettra sur la voie. "Que ce soit, dit Socrate dans sa défense, la divinité elle-même qui m’ait donné à cette ville (Athènes), c’est ce que vous pouvez aisément reconnaître à cette marque qu’il y a quelque chose de plus qu’humain à avoir négligé, pendant tant d’années, mes propres affaires, pour m’attacher aux vôtres, en vous prenant chacun en particulier, comme un père ou fils aîné pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse à vous appliquer à la vertu".

C’est à soixante-dix ans que l’inculpé tenait ce langage. Longtemps auparavant, il avait dû se l’adresser à lui-même. Exception dans une foule livrée à l’égoïsme, quelquefois flottant entre le sentiment privé et le besoin plus impérieux qui le portait irrésistiblement au sacrifice, on ne saurait s’étonner qu’il ait eu le soupçon, puis insensiblement la persuasion de sa prédestination divine. Son amour exclusif de l’humanité, son désintéressement contre nature ne pouvaient provenir que d’un choix, d’une élection privilégiée. On croyait aux oracles : celui de Delphes avait parlé. Les songes avaient leurs interprètes convaincus ; l’air était rempli de génies. Par combien de voies n’avait pas dû se fortifier la présomption de Socrate ? Les moindres particularités de sa vie devenaient autant d’indices de la puissance occulte dont il se sentait l’intermédiaire. Leur faisceau, grossi par une rétrospection incessante, rendait la preuve de plus en plus formelle.

Par cette substitution à son initiative propre d’une volonté extra humaine, Socrate glissait sur la pente d’une transformation inévitable. Son attention n’avait été frappée que par l’enchaînement des circonstances. Désormais, la présence de l’agent dont procèdent les incitations auxquelles il obéit se manifestera par des signes perceptibles, par des avertissements directs. Il le comprendra, il l’attendra, il le recherchera. Socrate, en un mot, au lieu dura inspirateur latent, aura un conseiller graduellement ostensible, qui, non content de les promouvoir, lui dictera ses pensées et ses résolutions. Pour en être visité, il lui suffira souvent, par une forte abstraction en soi-même, de lui donner audience, effet que secondera d’autant plus efficacement, avec la fréquente habitude, la prédisposition cataleptico-extatique, que le délire sensorial dont s’accompagne l’extase, prenant lui-même les couleurs de la préoccupation, ajoutera à l’intensité de la tendance.

Ainsi s’illumine d’une clarté réelle la marche de l’inspiration socratique, tour à tour ou simultanément voilée, intuitive, orale. Par suite, Socrate pourra clore sa prosopopée des lois par cette remarque : "Il me semble, mon cher Criton, que j’entends tout ce que je viens de dire comme les Corybantes croient entendre les cornets et les flûtes et le son de toutes ces paroles résonne si fort ô mes oreilles, qu’il m’empêche d’entendre tout ce qu’on me dit d’ailleurs". Une série d’autres aveux perdent de même leur sens énigmatique. Socrate, au bord d’une rivière, hésite à passer l’eau ; "il a senti le signal divin dont l’apparition l’arrête toujours au moment d’agir. Il a cru entendre de ce côté, urne voix"… "L’âme, dit-il, dans Phèdre, a une puissance prophétique. Je suis devin, non pas fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes ; j’en sais assez pour mon usage"… Alcibiade nourrit de grands desseins. Pénétré de son ascendant sur lui et s’attachant à ses pas, Socrate lui explique ainsi la persévérance de ses poursuites : personne ne peut "te mener à la puissance à laquelle tu aspires, excepté moi, avec l’aide du Dieu, toutefois. Tant que, jeune, tu n’as pas eu cette ambition, le Dieu ne m’a pas permis de te parler, afin que mes paroles ne fussent pas perdues ; aujourd’hui il me le permet, car tu es capable de m’entendre"… "Mon tuteur (le Dieu) est meilleur et plus sage que ton tuteur Périclès"…

Le signal ne le concerne pas seul. Charmide veut disputer le prix de la course aux jeux néméens et Timarque sort d’un banquet pour aller tuer Nicias. Socrate, ayant ouï la voix, les détourne en vain de leur projet. Il arriva un accident au premier, et le second succomba pour avoir dédaigné le fatal avertissement. Lors de l’expédition de Sicile, Socrate avait prédit la déroute de l’armée. Criton, dans une promenade, s’étant éloigné de lui, il le rappelle. Celui-ci n’obtempère pas et revient, un œil blessé. Uns jour qu’il allait an compagnie de nombreux jeunes gens chez Euthyphron, il s’arrête soudains attentif, puis prend une rue détournée en invitant ses compagnons à le suivre. La plupart refusent et tombant au milieu d’un troupeau de pourceaux qui les bousculent et les couvrent de fange et de vilenie. À la bataille de Délion, quelques-uns de ceux qui combattaient à ses côtés furent tués pour s’être écartés de lui contre l’avis du démon. Douter serait, de sa part, un tort ; jamais le Dieu ne l’a trompé.

Il se compare à une sage-femme, aidant les autres à produire sans produire lui-même. Ses disciples profitent selon que le Dieu les assiste et agrée leur commerce avec lui. Ne m’allègue pas, dit-il à Théétète, que la science dépasse tes forces. "Si le Dieu le veut et que tu y mettes de la constance, tu en viendras à bout". Plusieurs se courroucent quand il leur enlève quelque opinion extravagante, mais, "en aucune manière, il ne saurait ni transiger avec l’erreur ni tenir la vérité cachée".

Dans l’Apologie, défense prononcée an présence d’Athènes tout entière, Socrate, à travers certains nuages, peint assez exactement la situations de son esprit. - Le Dieu semble l’avoir choisi pour aiguillonner sans cesse les Athéniens. - Il lui obéira plutôt qu’à eux. - La voix qui combat ses résolutions, sans l’exhorter jamais à rien entreprendre, s’est toujours opposée à ce qu’il se mêlât des affaires de la république. - En ce qu’il fait, il accomplit l’ordre que le Dieu lui a donné par la voix des oracles, par celle des songes ou par tout autre mode de communication céleste. - Se tenir en repos, garder le silence, lui serait impossible ; ce serait désobéir au Dieu. - Contre l’ordinaire, malgré le péril qui la menace, la voix prophétique s’est tue à l’instant solennel ; elle ne l’a arrêté, ni la matin, au sortir de sa maison, ni lorsqu’il se rendait au tribunal, ni pendant sons discours ; c’est que, selon toute vraisemblance, ce qui lui arrive n’est pas l’effet du hasard et que mourir dès à présent et être délivré des soucis de la vie était ce qui lui convenait le mieux. - Il a voulu méditer une justification, le Dieu s’y est opposé. - Du reste, la voix qu’il entend n’a rien de commun avec les divinités nouvelles qu’on l’accuse d’introduire. Le tonnerre est un grand augure ; on tire des conjectures du chant des oiseaux, de paroles inopinées : nul ne conteste l’autorité des oracles. Seulement en appelant Dieu ou démon ce que d’autres nomment présages, devins, etc., il pense s’exprimer d’une manière plus vraie et plus religieuse que ceux qui attribuent aux oiseaux un don propre aux dieux.

Certes, à en juger analogiquement, d’après ce tableau, Socrate aurrait été atteint d’une folie patente ; mais de notables différences atténuent cette première impression. L’hallucination, fait morbide, est rarement en rapport avec le développement d’une instigation normale. Née du délire ou le provoquant, elle fomente de grossières erreurs qui n’abusent que le malade. Chez Socrate, au contraire, la croyance n’a guère dépassé la sphère physiologique dans laquelle elle est éclose. En harmonie avec les préjugés du temps, aucune contradiction ne le portait à la révoquer en doute. Ses concitoyens partagèrent sa persuasion, et M. Lélut reconnaît lui-même qu’il était difficile qu’il en fût autrement.

Selon lui, toutefois, le génie supérieur de Socrate aurait dû, sous ce rapport, le préserver des aberrations communes. N’est-ce pas trop exiger ? Les tendances humaines sont multiples, indépendantes, et, loin que le discernement prévale toujours pour en régler l’essor, souvent l’exercice intellectuel leur sert de véhicule. Exceptionnels sont les exemples d’une exacte pondération morale. De là l’union si fréquente, et en apparence contradictoire, d’éminentes facultés avec de surprenantes faiblesses. Le spiritisme, sous nos yeux, dans une atmosphère de scepticisme, n’a-t-il pas recruté des adeptes parmi les hommes les plus distingués ? Tout, d’ailleurs, est mystère dans notre destinée et moins que personne, par tempérament et par vocation, Socrate pouvait échapper au souffle contagieux qui l’environnait.

Esprit fort, bon sens, haute raison ne sont pas synonymes. Entre les objets des rêves ou des pressentiments et les événements, il y a au parfois de telles concordances qu’on peut, sans déchoir, ajouter foi à la réalité de ce lien mystérieux. M. Delasiauve, sous ce rapport, dans deux articles de la Gazette hebdomadaire (1856, p. 489 et 505) a réuni des faits véritablement étonnants. Une sorte de fatalité pèse sur certaines existences : ici un guignon constant, là une chance inébranlable. Combien de prédictions par les cartes ne se sont-elles pas vérifiées ? On aura beau invoquer la coïncidence, l’imagination, saisie, provoque une réaction involontaire. Les songes, dans l’Antiquité, eurent des interprètes et longtemps on en a admis qui avaient une céleste origine. Socrate, dans son sommeil, avait vu un cygne sortir de son sein en chantant. Platon voulait partir pour l’armée. Son maître la fit renoncer à ce projet, ne doutant pas que son disciple chéri n’eût été le sujet de la vision et que le présage ne fût de mauvais augure. En prison, sur le point de subir son arrêt, une belle femme, vêtue de blanc lui adresse ce vers d’Homère :

"Dans trois jours, tu seras dans la fertile Pthie".

Il en conclut que la galère sacrée qu’on attendait de Délos et au retour de laquelle sa mort était subordonnée n’arriverait que le lendemain. C’est assurément outrer l’induction que de présenter ces faits comme des indices de démence. Nous en tirerions volontiers une conséquence opposée, puisque, justifiés par l’intensité d’un penchant inné au mystérieux, il n’est pas nécessaire, pour s’en rendre compte, de recourir à une infirmité morbide.

On s’arme, entre autres singularités,du motif qu’il assigne à son éloignement des affaires publiques. Cette répugnance que, faute de l’avoir analysée, Socrate attribue au Dieu, nous paraît avoir une cause purement logique. Au fort de ses aspirations, il a dû plus d’une fois méditer d’assurer par le pouvoir l’autorité de ses principes. Mais l’exercice du gouvernement, qui vit de transactions, était incompatible avec les libres allures du prédicant.Dès que surgissait une velléité, mille secrètes oppositions la combattaient ; il s’abstenait, et, la voix lui parlant, il rapportait à une influence surnaturelle un obstacle qui provenait de l’essence des choses. On ne pactise pas aisément avec son idéal. Les refus de titres et de rangs qu’a faits Béranger ont été injustement taxés d’hypocrisies de popularité. Ils n’étaient que sincères. La livrée du courtisan, l’habit brodé de l’académicien, le frac du représentant auraient embarrassé le pauvre rimeur qui, pour ne pas devenir De sou de bon aloi fausse monnaie avait besoin de conserver sa simplicité. À chacun son atmosphère. Socrate se fût senti dépaysé hors de la sienne.

Ses phénomènes hallucinatoires ont été diversement appréciés. Pour Marsile Ficin, la sur-lucidité du philosophe grec avait pour principe l’extase. L’astrologue Pomponat la faisait dériver de l’astre qui avait présidé à sa naissance. Elle était considérée par Platon et Plutarque commue le produit de son excellente nature, comme une sorte de manifestation de l’âme dégagée des liens mortels. Selon Montaigne, Naudé, Guy-Patin, Rollin, Voltaire, elle personnifiait les inspirations de sa haute raison. Elle répondait, au contraire, d’après M. Stapfer, à l’exquise perfection du sentiment moral et religieux dont les mouvements énergiques semblaient à Socrate procéder d’unie cause distincte de sa personne. M. Lélut, aveu significatif, a seul, pour ainsi dire, deviné la folie.

Il y a un coin de vérité dans chacune de ces idées. Vive compréhension du bien, élans généreux pour en préparer l’avènement, surexcitation entretenue par de perpétuelles controverses, fréquents retours sur soi-même et sur l’étrangeté d’une position sans analogue : tout contribuait à fortifier, chez Socrate, la conviction de sa mission providentielle, à donner un sens plastique aux pseudo-perceptions nées de ses émotions nerveuses et de ses songes. Les colloques avec le Dieu lui sont devenus ainsi si familiers qu’au point de vue présent de l’aliénation mentale, il semblerait naturel de le ranger parmi les hallucinés. Nous devons rappeler, toutefois, le vice du système de M. Lélut qui, comme nous l’avons observé, montre les fausses sensations de Socrate sous deux aspects exclusifs l’un de l’autre. Elles ne peuvent être dues à une concentration intellectuelle énergique et l’avoir engendrée. S’il n’est pas prouvé, d’ailleurs, qu’elles aient été le mobile de l’enthousiasme du réformateur, peut-être n’est-il pas moins incertain qu’elles méritent d’être élevées au degré de folie. M. Lélut sait fort bien, il le recourrait même dans un passage, que l’hallucination n’est pas un signe absolu d’aliénation mentale, soit que l’esprit en apprécie le vrai caractère ou qu’elle n’implique point une croyance grossière.

Ce dernier cas, précisément, est celui de Socrate. Ses disciples, qui révéraient en lui uns personnage divin, acceptaient sans peine son démon familier. Il était, identiquement, vis-à-vis de ses propres impressions, dans la même situations qu’eux. Déclarer son insanité, c’eût été déclarer la leur. M. Lélut n’a point été jusque-là. Son jugement, en effet, n’aurait de valeur que si Socrate, seul de son avis, se fût heurté contre l’évidence du sens commun. Il n’a point été mis en demeure de le faire, sinon lorsque, dans l’Apologie, il repousse les railleries de Melitus ; et ses explications, dans cette circonstance, sont loin d’accuser un entêtement fanatique. Ce critérium est important si l’on veut être équitable envers certaines célébrités de l’histoire. Il y a des fous illuminés, tous les illuminés ne sont pas des fous. Les juges qui condamnaient les sorciers et les démoniaques étaient des superstitieux plus ou moins intelligents et instruits, et non des malades. On ne doit point, sans distinction, confondre avec la folie l’égarement du mysticisme.

Pour résumer cet ensemble de considérations, nous dirons donc que, selon nous, M. Lélut s’est abusé en présentant Socrate comme un fou et surtout en faisant découler du délire perceptif son action sociale. La voix qui a répandu des singularités dans sa conduite ne l’évidemment point dominée. Touchant les lois morales, heur nécessité, et le devoir qu’il s’est imposé de les inculquer aux populations, sa volonté est toujours restée maîtresse. Jamais il n’a été atteint d’une affection cérébrale susceptible de dégénération. L’extase, simple éréthisme accidentel, n’a été sous ce rapport qu’un phénomène sans conséquence. Rien ne s’opposait dès lors à ce qu’il conservât jusqu’à la fin, malgré de réelles bizarreries et ses sensations auditives, l’intégrité de sa force corporelle et celle de ses facultés mentales.

En étudiant le point de départ de M. Lélut, il est aisé d’apercevoir le prisme qui l’a séduit. Chez lui, l’idée de la folie avait germé d’avance et son ardeur a été uniquement consacrée à en établir la preuve. Dans son empressement à saisir les rapprochements, il a tourné le dos au diagnostic qui se fonde surtout sur les différences. C’est sur un semblable écueil que depuis il a sombré dams son mémoire complémentaire du Démon de Socrate : Des analogies de la folie et de la raison, où il nie la possibilité d’une démarcation, très facile à fixer en suivant une marche opposée.

Ces travaux, néanmoins, ont intrinsèquement un mérite considérable. Autre est de réaliser ou de juger une production. Exempte des préoccupations dont l’auteur subit la fascination, la critique, qui, après coup et de sang froid, pèse le pour et le contre, est à portée de signaler des horizons inaperçus. M. Lélut a fourni des armes contre sa thèse, mais c’est par la perfection même de son analyse, qui n’a laissé échapper aucun détail et qui abonde en ingénieux aperçus, en ressources dialectiques. Un changement de perspective eût suffi pour modifier l’ordre des conclusions et les faire concorder avec les prémisses. Il ne lui a manqué qu’un rayon. M. Dalasiauve devait le trouver. Souvent il en est ainsi. Rarement on franchit d’un bond l’intervalle. L’un dégrossit, l’autre achève. Pour mûrir les découvertes, le temps est un élément indispensable.

P.-S.

Désiré Magloire BOURNEVILLE, « Socrate était-il fou ? », Réponse à M. Bally, Membre de l’académie de Médecine, Journal de Médecine Mentale [1], Tome Quatrième, Victor Masson et Fils, Paris, 1864, pp. 209-222.

Notes

[1Journal de Médecine Mentale, résumant au point de vue médico-psychologique, hygiénique, thérapeutique et légal, toutes les questions relatives à la folie, aux névroses convulsives et aux défectuosités intellectuelles et morales, à l’usage des médecins praticiens, des étudiants en médecine, des jurisconsultes, des administrateurs, et des personnes qui se consacrent à l’enseignement,
par M. DELASIAUVE, Médecin en chef de l’hospice de Bicêtre (section des épileptiques et enfants aliénés et idiots).

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