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Joseph Delbœuf

Sur la psychologie de l’Hypnotisme

À propos d’un cas de manie homicide guérie par suggestion (1893)

Date de mise en ligne : samedi 27 décembre 2003

Mots-clés : ,

QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LA PSYCHOLOGIE DE L’HYPNOTISME
à propos d’un cas de manie homicide guérie par suggestion
I

Depuis plus de quarante ans, je me suis tenu au courant de l’histoire du magnétisme animal, et en 1869 déjà, j’expliquais comme dus à la suggestion, lorsque les savants en titre les attribuaient au miracle ou à la supercherie, les phénomènes présentés par la fameuse Louise Lateau. Ce n’est qu’au commencement de l’année 1886 que je m’enhardis à la pratique et expérimentai par moi-même. En moins de trois mois, je m’assurai et donnai la preuve que le sommeil provoqué était de même nature que le sommeil naturel, que les rêves suggérés pouvaient se raviver dans le souvenir aussi bien que les rêves ordinaires, et que les actes étranges qu’on pouvait faire exécuter aux somnambules étaient le produit de la suggestion directe ou de l’imitation.

C’est ce que j’établis dans une série d’articles parus dans la Revue philosophique sous ces titres : La mémoire chez les hypnotisés ; De l’influence de l’imitation et de l’éducation dans le somnambulisme provoqué ; De la prétendue veille somnambulique.

Dans la Revue de l’hypnotisme, qui fut créée en cette même année 1886, je publiai quelques notes qui tendaient à justifier cette manière de voir, notamment celle sur l’Analogie entre l’état hypnotique et l’état normal (avril 1888), et récemment (novembre 1891) celle que j’intitulai : Comme quoi il n’a pas d’hypnotisme. Cette opinion, je l’ai soutenue au récent Congrès de Londres, et j’ai été heureux et fier de l’entendre corroborer par M. le professeur Bernheim.

Qu’on n’aille pas se méprendre sur ma pensée. Il serait singulier qu’un collaborateur à une revue consacrée tout entière à l’hypnotisme soutint que son objet n’a pas d’existence. Mais hypnotisme signifie sommeil. La plupart des personnes s’imaginent que le sommeil est le phénomène essentiel de l’hypnotisme, tandis qu’il n’en est qu’un phénomène très accessoire et par conséquent nullement indispensable.

L’hypnotisme ou, comme on l’appelait autrefois et comme on aurait dû continuer à l’appeler, le magnétisme animal [1], a mis en lumière la puissance de l’esprit sur le corps. Certes, nous savions que des états psychiques sont provoqués par des états corporels, que nous voyons par les yeux, que nous entendons par les oreilles, que nous goûtons par la langue et le palais ; nous savions encore que le feu nous brûle, qu’une piqûre d’aiguille nous fait mal, que les oignons nous font pleurer, que le vin nous enivre ; mais, bien qu’il y eût un certain nombre de faits avérés qui eussent dû nous faire réfléchir, par exemple, le fait que, dans le rêve, nous voyons les yeux fermés, entendons les oreilles bouchées, goûtons en l’absence d’aliments, néanmoins, jusqu’à la fin du siècle dernier, nous avons ignoré que l’idée pouvait faire surgir l’état corporel correspondant, que nous pouvions voir ce qui n’est pas, en nous persuadant qu’il est, et ne pas voir ce qui est, en nous persuadant qu’il n’est pas ; que nous pouvions entendre des voix muettes, trouver à la pomme de terre crue le goût de la pêche, à l’aloès celui du sucre ; que les brûlures, les piqûres pouvaient ne pas être senties, et, bien mieux, qu’un vésicatoire ou un fer chaud imaginaires pouvaient amener une vésication ou une ampoule réelles.

Dieu sait quelle a été la résistance du monde savant à reconnaître la réalité de ces phénomènes. L’histoire impartiale racontera un jour quels immenses services ont rendu à la science les adeptes de la première heure, méconnus, honnis, conspués par les corps académiques, et les apôtres de la dernière heure, les Donato et les Hansen, traités d’imposteurs et de charlatans par ces mêmes corps, et aujourd’hui dépouillés du fruit de leurs découvertes et de leur industrie.

Mais, quand ces phénomènes eurent été mis hors de doute, le plus grand nombre de ceux qui se qualifient entre eux de savants y virent - et beaucoup persistent encore à y voir - les effets d’une puissance dangereuse et mystérieuse dévolue au magnétiseur, et partirent de là pour jeter l’alarme dans toutes les têtes et dans tous les cœurs, et pour revendiquer en faveur d’une corporation l’exercice de cette puissance !

Or, il n’y a pas de puissance ni mystérieuse ni dangereuse et, partant il n’est personne qui en soit investi. Toutes les manifestations hypnotiques sont dues au sujet et rien qu’au sujet. L’hypnotiseur n’intervient ici que pour lui donner la persuasion qu’il peut faire ce qu’il ne croyait pas pouvoir faire, ou qu’il ne peut pas faire ce qu’il croyait pouvoir faire. Tout le charme de l’hypnotisme est dû à la conviction qu’a le sujet qu’il possède ce charme. Au fond, tout hypnotiseur mérite les épithètes dont, vers ces derniers temps, dans certains milieux scientifiques, on s’est plu, croyant par là rabaisser leur art et se mettre au-dessus d’eux, à qualifier Donato et Hansen.

Quand donc l’hypnotiseur rabat les paupières de ses sujets en leur persuadant qu’ils dorment, ou leur lève un bras en les défiant de l’abaisser, il ne fait par là que leur donner une idée mensongère de son pouvoir. Il leur impose par son assurance, de même qu’on peut imposer par l’éloquence, par le sophisme, par la crainte, par la force ; en un mot, il se donne le prestige. En résumé, c’est les sujets qui font tout, mais il leur arrivera d’en attribuer tout le mérite à celui qui a su prendre sur eux cet ascendant.

Voilà ce qu’aucun hypnotiseur sérieux n’oserait nier, bien que son intérêt, aussi bien que l’intérêt de ses clients, doive le plus souvent le lui faire nier.

Telle est la thèse que je me propose de démontrer par quelques exemples topiques.

II

Un très haut fonctionnaire vint un jour chez moi, accompagné de son médecin ordinaire. Il me tint le langage : "Monsieur, je viens vous trouver pour faire plaisir à mon médecin, que voilà. Je sais à l’avance que vous ne pouvez rien à mon mal. J’en souffre depuis vingt ans. J’ai toujours été nerveux, mais certains événements ont porté ma nervosité à un point insupportable ; je ne puis rester en place, je m’agite sans cause et sans but ; j’entre dans des impatiences et des colères injustifiées ; je ne sais pas m’appliquer sans des efforts qui m’épuisent ; je ne dors plus. Naturellement, j’ai consulté les plus hautes sommités ; j’ai pris toutes les drogues qui passent pour calmer les nerfs ; j’ai visité tous les établissements qu’on m’a recommandés ; j’ai fait des cures de villes d’eaux et de bains de mer. En dernier lieu, on m’a conseillé d’essayer de l’hypnotisme. Je n’ai pas voulu m’y refuser. Je suis allé à Bruxelles trouver un tel et un tel. Ils n’ont réussi qu’à me mettre dans tous mes états et à me donner grand mal de tête. Mon médecin, que voilà, me dit que vous êtes plus habile et que vous réussirez là où les autres n’ont pas réussi. Je veux bien me prêter à vos manœuvres, mais c’est surtout pour le convaincre que mon mal est bien sans remède. D’ailleurs, je ne crois pas à tout ce qu’on raconte."

J’avais justement sous la main l’une des jeunes filles qui m’avaient servi à mes premières expériences. Devant lui, je traverse ses bras d’une longue aiguille sans qu’elle donne le moindre signe de douleur et même de sensibilité. Cette expérience le surprit, non qu’il ne la connût ou ne l’eût vu faire, mais il lui répugnait de croire ici à une imposture. Alors, je lui demandai comment les docteurs de Bruxelles s’y étaient pris avec lui. L’un avait employé la lumière oxyhydrique ; l’autre le brillant de Braid. "Je ne m’étonne pas, lui dis-je, qu’ils n’aient pas réussi avec vous. Ils n’ont pas songé qu’ils avaient à faire à un homme de haute intelligence sur qui ces moyens vulgaires ne pouvaient avoir prise ; ils n’ont pas vu que cette mise en scène avait précisément pour effet de vous mettre en défiance. Avec un homme comme vous, de votre situation, de votre instruction, habitué aux grandes affaires, il suffisait de faire appel à votre volonté. Il est clair que, quand vous le voulez, vous avez une volonté de fer, et je vais vous le prouver. Vous avez vu cette jeune fille se laisser percer le bras sans sourciller. Vous, vous êtes capable d’autant et de plus. Donnez-moi votre bras ; regardez-moi fixement en me montrant par votre regard qu’il vous plaît de ne rien sentir, et vous ne sentirez rien". Il le fit ; je lui perçai le bras. Il ne sentit rien ou, ce qui revient au même, ne sentit pas de douleur. Il croyait que son bras n’était pas transpercé. Il fut stupéfait de voir qu’il l’était. Il me fit recommencer l’expérience ; elle réussit comme la première. Il ne revenait pas de son étonnement ; il voulait retourner chez lui avec ses aiguilles pour les montrer chez lui. Alors je lui dis ces simples mots : "Vous avez de la volonté quand il s’agit d’administration, de vos subordonnés ou de votre entourage, mais vous n’en aviez pas sur vous-même. Je viens de vous prouver que vous êtes en état, non pas seulement de surmonter la douleur, mais de la vaincre au point de ne pas même la sentir. Cette volonté, dont vous avez aujourd’hui la preuve, vous allez dès maintenant l’appliquer à dompter vos impatiences, à dominer votre agitation, à réfréner vos colères. La chose va vous être désormais des plus faciles, et vous recouvrirez le repos."

"C’est ce que je vais faire", fut sa réponse.

Il n’est plus revenu. Il est guéri [2].

Est-ce là de l’hypnotisme ? Oui et non. Oui, si par hypnotisme on entend la suggestion ou ce que l’on aurait appelé jadis la persuasion par exhortation. Non, si l’on veut y voir autre chose que l’exercice normal de la volonté libre sur les passions.

Continuons. Un vieillard de près de quatre-vingts ans souffre de névralgie faciale depuis plus de quinze ans. Il s’est fait arracher toutes les dents, il a subi la résection du nerf sus-orbiculaire sans résultat. Il me demande de l’hypnotiser. Il ne sait pas ce que c’est que l’hypnotisme ; il sait seulement qu’on lui attribue des miracles. J’arrive près de lui et, le tirant violemment par la barbe, je lui annonce qu’il n’a plus mal ; qu’il n’aura plus mal [3] - et la prédication se réalise.

Ici, le sujet croit que j’ai fait quelque chose. Pourtant, cette fois encore, il n’en est rien. C’est lui qui s’est commandé à lui-même de ne plus sentir sa névralgie. Il avait cette faculté ; je ne l’ai ni créée, ni transmise. Sa foi en ma puissance mystérieuse a été un adjuvant dont j’ai usé et dont j’ai bien fait d’user. Seulement, avec le haut fonctionnaire, j’aurais eu tort de chercher à m’appuyer sur une foi qu’il n’avait pas.

Voici maintenant un homme qui abuse du tabac, un enfant qui ronge ses ongles, cet autre malpropre sur sa personne. Il est clair qu’ils pourraient, s’ils le voulaient, se corriger ; mais ils ne savent pas vouloir. Je les endors ou, plus exactement, je leur fais croire qu’ils dorment. Je leur donne ainsi une preuve palpable du pouvoir que dans leur pensée, la nature m’a départi. Puis, je les mets dans l’impossibilité de fumer, de se ronger les ongles, de supporter la saleté. Ici encore, j’ai éveillé, chez tous trois, la volonté jusque-là inactive ; seulement, ils n’ont pas conscience qu’ils veulent ; ils s’imaginent, non pas que je les fais vouloir, mais que je veux à leur place. J’ai commencé par frapper leur imagination, et dès lors, pour eux, tout ce qui est en eux vient de moi, et il n’y a rien que je ne puisse mettre en eux.

C’est là l’hypnotisme vulgaire.

III

J’en viens maintenant au cas de manie homicide qui sert d’en-tête à cet article. Il s’agit de la guérison d’une dame de quarante ans qui voulait tuer son mari et ses enfants, et qui, chaque matin, dans son lit, se demandait avec angoisse si ce serait pour aujourd’hui. C’est là une guérison classique, quoique rare. Nous allons voir qu’elle s’explique de la même manière. Faisons observer toutefois que les bienfaits de l’hypnotisme, dans les maladies mentales, sont dus à une action de l’esprit, non sur le corps, mais sur l’esprit lui-même. C’est, pour ainsi dire, la partie saine du cerveau qui vient corriger la partie malade.

J’extrais les renseignements qui suivent de la lettre que le mari a bien voulu m’écrire à ma demande, après guérison confirmée :

"... Je puis vous dire que la santé de ma femme, physiquement et psychiquement, est meilleure qu’elle n’a jamais été. Son cerveau, qui avait été si ébranlé, est maintenant en parfait état ; elle est allée dernièrement voir sa sœur à B… La visite dans cette ville, où elle a tant souffert, ne lui a pas causé la moindre émotion.

Je ne sais à quelles causes attribuer la grave maladie qu’elle a eu à supporter, mais je suppose que c’est dû à une longue suite d’inquiétudes que lui ont données les nombreuses maladies de deux de nos enfants, ainsi que toutes celles qu’elle a eues pendant les douze premières années de notre mariage, à savoir, maux de seins à la suite de couches, mal de gorge diphtérique, nombreux abcès à la gorge, fièvre scarlatine, fièvre muqueuse-typhoïde, et enfin influenza. C’est pendant l’influenza, en décembre 1889, qu’elle a ressenti pour la première fois cette espèce de syncope qui lui causait une si vive frayeur. Elle éprouvait alors une impression qui lui faisait croire que la vie l’abandonnait.

Le premier docteur consulté à ce moment m’a dit que c’était de la dépression. Cette syncope, ou plutôt cet état (car il n’y avait pas évanouissement) lui était extrêmement pénible, elle redoutait qu’il ne se reproduisît. Cependant il s’est reproduit encore plusieurs fois, en mars 1890, en mai (à X…, tout en se promenant), enfin le 24 juillet. À cette date, elle s’est mise au lit pendant huit à dix jours ; elle avait la langue très chargée ; elle a été traitée sur une maladie d’estomac. Après ce laps de temps, le docteur l’a autorisée à manger des choses légères et lui a ordonné les promenades, la campagne, le grand air. Les crises dont il est question se sont reproduites alors très fréquemment, surtout du 1er août au 1er septembre 1890 ; à cette époque, elle est allée passer quelque temps à Anseremme [4] près Dinant, et ensuite à Heyst. Dans cette dernière ville, une crise très forte s’est produite ; elle a dû s’aliter à l’hôtel pendant dix jours. Un médecin liégeois rencontré à Heyst l’a traitée sur un catarrhe d’estomac ; mais un malheureux médicament, dont la formule a été mal comprise par le pharmacien (paraît-il), lui a occasionné un véritable empoisonnement. Elle a eu la bouche pleine d’ulcères et a été plus malheureuse que jamais. Revenue à L…, elle a dû s’aliter de nouveau, pendant les mois d’octobre, novembre et décembre ; sa préoccupation constante était de ne pas manger ; elle était obsédée par la crainte de la crise. Pendant les mois de novembre et décembre, les docteurs *** et *** prétendaient cependant que son estomac allait mieux et qu’elle pouvait manger davantage. Elle avait de temps en temps de violentes crises de larmes et de chagrin.

Enfin, voyant qu’ils n’avaient plus d’influence sur elle, je me décidai à l’envoyer à B…, pour être mise sous la direction du Dr B…, dont j’avais entendu dire grand bien (ma femme pesait alors 37 kilos !). M. B… prit immédiatement un grand empire sur elle et l’obligea à manger des quantités considérables de nourriture, en suivant un traitement qui facilitait la digestion. Au bout d’un mois, elle avait reconquis 17 livres. Aucune crise ne s’était produite jusqu’au 15 février. Du 15 février 1891 au 15 mai 1891, elle fut sujette à de nouvelles crises extrêmement violentes ; elle se jetait sur son lit les poings fermés et en se tordant les bras, se trouvant horriblement malheureuse et pleurant abondamment. Le docteur me disait alors qu’elle était neurasthénique et mélancolique.

Ces terribles crises ont fini par se calmer ; elle est allée ensuite passer deux mois à D…, chez son père ; sa santé physique était excellente ; elle mangeait de tout, mais elle continuait à se trouver malheureuse.

Le 14 juillet 1891, je suis allé la rechercher à D… Elle a d’abord été très heureuse de me revoir, mais, pendant le retour de voyage même, son visage s’est assombri et les idées de chagrin l’ont encore une fois envahie.

Du 14 juillet à fin décembre, les mêmes idées noires revenaient fréquemment et ont fini par se modifier ; pendant les mois d’octobre, novembre et décembre, ces idées ont pris la tournure dangereuse que vous connaissez et dont vous êtes parvenu à la débarrasser."

C’est, en effet, une chose oubliée. Cette dame a une santé excellente, elle est heureuse, elle est gaie, elle a fait un nouveau pacte avec la vie. Le premier jour que je l’ai vue, elle avait une figure tirée, sombre, navrée ; elle a maintenant une figure jeune, ouverte, souriante. On la disait folle, et on m’avertit sous main à plusieurs reprises, - ne sachant pas que je la traitais, - de ne pas la recevoir chez moi, qu’elle pourrait y faire un malheur.

Quand on lui parla de se faire hypnotiser, elle s’y refusa d’abord. Le mari vint me trouver. Je lui donnai peu d’espoir. Je lui fis entrevoir le séjour dans une maison de santé comme le remède indiqué, convaincu que le régime et le repos auraient sur la maladie des résultats favorables. Toutefois, comme je m’étais déjà occupé avec succès de maladies mentales, je voulais bien entreprendre cette nouvelle cure.

Elle me fut donc amenée dans la seconde moitié de décembre. Je lui fis raconter, non sans peine, ses douleurs et ses désespoirs ; elle s’épancha fort peu ; néanmoins, je gagnai sa confiance et l’assurai d’une guérison prochaine.

Je lui annonçai que j’allais, comme on dit, l’endormir, mais qu’elle ne dormirait pas ; seulement, elle ne saurait plus ouvrir les paupières. J’obtins cet effet rapidement, en moins d’une minute. Et alors, je la défiai d’avoir ses idées sinistres pendant qu’elle était là à côté de moi, sous mon regard. C’est ce qui se réalisa. J’eus beau mettre devant ses yeux l’image de son mari, de ses enfants, éveiller chez elle l’idée de les tuer, cette idée ne vint pas. J’insistai pendant près d’un quart d’heure, la laissant parfois plusieurs minutes en plein silence.

Or, il est clair pour un psychologue qu’il était difficile, sinon impossible, que, dans ces conditions, l’idée du meurtre se présentât à son esprit, distrait qu’il était par ma présence, et encore plus par mon défi. Par cela même qu’elle faisait des efforts conscients et observait ce qui se passait en elle, il ne pouvait rien s’y passer, si ce n’est l’effort reconnu immédiatement comme inefficace. L’occlusion des paupières n’avait ici d’autre action que de préparer l’esprit et la volonté du sujet à se laisser diriger dans les voies que je lui traçais. D’ailleurs, j’avais soin de suivre sur sa physionomie le jeu des pensées intérieures, et dès l’instant où je soupçonnais une défaillance, j’intervenais par une exclamation de triomphe : "Vous le constatez ; vous ne pouvez pas faire renaître vos mauvaises idées, ma parole et ma présence les repoussent".

Quand je jugeai l’épreuve suffisamment longue, je lui annonçai que le lendemain, de huit à neuf heures du matin, - elle devait regarder la pendule, - il lui serait impossible, bien que hors de ma présence, d’avoir ses velléités morbides ; que, pendant cette heure, elle se sentirait assez d’empire sur elle-même pour les chasser ; que ce ne serait plus ma volonté qui les repousserait, mais sa propre volonté à elle qui ressaisirait un pouvoir qu’elle n’aurait jamais perdu sans les fatales maladies qui l’avaient affaiblie ; et que, en constatant que cette volonté morale et saine n’était pas tout à fait morte, elle verrait renaître en elle l’espoir et le courage, etc. Je prolongeai le discours sur ce thème de manière à donner à son esprit assez d’occupation pour cette heure-là. En rentrant chez elle, elle dit à son mari qu’elle s’était dit ces choses vingt fois à elle-même, mais que maintenant elle se les répétait avec une énergie dont elle ne se croyait plus capable, et qu’elle était certaine à l’avance du bon effet de sa résolution.

Ainsi donc, cette personne, - dirons-nous qu’elle était à l’état d’hypnose ? - subissait un ascendant normal, l’ascendant de la raison sur la folie, et toute mon intervention reposait en définitive sur ma réputation d’hypnotiseur.

Le lendemain, en effet, de huit à neuf heures, il lui fut impossible de s’abandonner à ses idées de meurtre, elle était bien trop occupée à s’observer elle-même, et à remarquer - avec joie - qu’elle avait la volonté et la faculté de les écarter.

Quand elle revint, quoique toujours sombre et profondément malheureuse, elle m’avoua la satisfaction qu’elle avait éprouvée le matin en se sentant pleine de bonne résolution pendant toute une heure.

On devine la suite. Je lui promis que le lendemain elle aurait le même courage pendant deux heures ; que de neuf heures à onze heures (je la consultais sur l’heure), elle irait se promener dans la ville et reprendrait plaisir à regarder les étalages ; que sitôt que sa volonté faiblirait, elle se raidirait pour la stimuler. Bref, au bout de huit ou dix jours, je parvins à obtenir le sommeil tranquille pendant toute la nuit. Les appréhensions au moment du réveil furent les dernières à disparaître.

Je pourrais m’arrêter là ; mais ce que je vais ajouter ne laisse pas d’être instructif. Je devais m’absenter pendant les vacances de Noël et ne rentrer que dans les premiers jours de janvier. En outre, Mme Z… devait avoir son époque dans l’intervalle. J’avais été prévenu que, dans ces moments, les idées étaient plus noires. Certes, j’aurais pu risquer de lui certifier qu’elle était guérie à jamais. Mais, c’eût été jouer trop gros jeu [5]. Je crus plus prudent de ne lui certifier la guérison complète absolue que pour Pâques : "Elle ne devait pas s’alarmer si elle éprouvait de temps en temps une rechute, surtout quand elle aurait son époque, accident qui affaiblit le cerveau ; qu’on ne fait pas disparaître en huit jours des idées maladives qui ont mis des années à s’implanter dans l’esprit ; qu’il faut d’ordinaire du temps pour détruire ce que le temps a construit, etc."

Je crois que j’ai lieu de me féliciter de ma prudence. Je n’étais pas absent de trois jours que son époque arrivait, et venait s’ajouter à l’angoisse provenant de mon éloignement. Tout le cortège des idées sinistres reparut plus terrifiant que jamais. Elle se présenta plusieurs fois chez moi dans l’espoir de mon retour, puis tomba dans un abattement horrible et sombre.

Le mari m’en informa ; je lui répondis que dès que je reverrais sa femme, tout cela s’évanouirait. En effet, dès le soir même où je la revis, j’avais reconquis presque tout ce qui était perdu. La réalisation de mes prédictions pessimistes était, pour ainsi dire, un gage sûr de la réalisation de mes prédictions optimistes. Tout en soignant son état mental, je régularisai ses fonctions menstruelles que je fis revenir tous les vingt-neuf jours avec une durée de trois jours ; je régularisai ses garde-robes, et par là ses digestions ; en un mot, l’amélioration de son état physique vint corroborer l’amélioration de son état psychique, c’est ce qui résulte du reste de la lettre qu’on vient de lire et que son mari m’écrit le 9 août, c’est-à-dire quatre mois après la cessation du traitement.

IV

Je reviens maintenant à ma thèse.

Sans contredit, il n’y a rien dans ce traitement qui s’écarte des lois psychologiques normales. Mon rôle a été celui d’un soutien, et ma force était la confiance, la foi que le sujet avait en moi. D’où cette proposition, en apparence paradoxale, que la puissance de l’hypnotisme consiste surtout dans le mot même d’hypnotisme, parce qu’il ne se comprend pas bien.

Seulement, il se comprend un peu ; et ce que le malade croit en comprendre est plus nuisible qu’utile, car, ayant entendu dire qu’hypnotisme signifie sommeil, s’il lui plaît de constater qu’il ne dort pas, il se croit, réfractaire. Au point de vue de l’exactitude scientifique, le terme de psychothérapie, ou, mieux encore, de psychodynamique, est de beaucoup préférable.

Certes, la forme sous laquelle, dans ces quelques pages, je viens d’esquisser ma pensée, est abrupte, et, en maint endroit, elle aurait besoin d’être adoucie et entourée de restrictions ou de commentaires.

Avec l’Ecole de Nancy, je pense et j’affirme que la cause des phénomènes de l’hypnotisme réside dans la suggestibilité du sujet ; mais, d’autre part, l’art de l’hypnotiseur consiste à provoquer cette suggestibilité. Or, chacun sait que cet art ne s’enseigne pas ou, du moins, ne se communique pas, et que les bons hypnotiseurs sont rares, très rares même. La faculté qui leur est dévolue n’est donc pas étrangère à leur personne. Je crois qu’il serait difficile d’hypnotiser par interprète - bien que je l’aie déjà fait - et, dans tous les cas, qu’il serait impossible au premier venu d’hypnotiser en suivant un formulaire.

À quoi tient donc cette faculté ? Peut-être bien à une forme particulière de sensibilité. Quand je suis en présence d’un malade, je ressens assez vivement sa maladie ; s’il souffre, je partage sa souffrance ; s’il pleure, je pleure avec lui. Il y a ainsi entre lui et moi une espèce de communion. Cette sympathie, qui est cause qu’en lui parlant, je me parle pour ainsi dire à moi-même, ne fait-elle pas que lui, quand il m’entend, croit entendre ses propres paroles ? La compassion n’est-elle pas le secret de ceux qui s’appliquent avec succès au soulagement des maux de leurs semblables ? Dans mon volume sur le Magnétisme animal [6], j’ai raconté l’impression que m’a faite la voix chaleureuse, tendre, persuasive du docteur Liébeault.

Si cette manière de voir a du vrai, il s’ensuivrait que le patient hypnotise, de son côté, en quelque sorte l’agent.

J’aurais beaucoup à dire à ce sujet ; j’y reviendrai un jour avec plus de développement, j’essaierai de prouver qu’une sensibilité malade ne peut guère être guérie que par une sensibilité, une volonté malade que par une volonté.

P.-S.

« Quelques considérations sur la psychologie de l’hypnotisme, à propos d’un cas de manie homicide guérie par suggestion », a d’abord été publié en allemand dans la Zeitschriftfür Hypnotismus, en 1892 (nov.-déc.), sous le titre « Einige psychologische Betrachtungen uber den Hypnotismus gelegentlich eines durch Suggestion geheilten Fälles von Monomanie », avant d’être publié en français dans la Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique, en janvier 1893.

Notes

[1Je ne trouve aucun avantage à changer, sous prétexte de précision scientifique, les noms consacrés par l’histoire. N’avons-nous pas conservé les mots d’algèbre, de chimie, d’électricité, d’optique, de physiologie, d’anatomie, etc., qui, étymologiquement, n’ont que fort peu de rapport avec les sciences qu’ils désignent ?

[2Depuis que cet article est écrit, je l’ai revu ; il est resté guéri. Il m’a demandé de le débarrasser de sa passion pour le tabac. Il fumait avec acharnement entre ses repas. E vint chez moi un dimanche à midi et quart ; je me suis borné à le regarder dans les yeux et à lui assurer que la première cigarette qu’il voudrait fumer lui serait insupportable. Il me quitta un quart d’heure après pour aller déjeuner ; en me quittant, il me dit qu’il ne pouvait croire à l’effet de ma suggestion, que ce serait miraculeux. Voici ce qu’il m’écrivait le mardi : "Ma première cigarette, hier, après déjeuner, m’a semblé d’un goût désagréable, je l’ai reprise, même impression. Croyant à une mauvaise disposition, j’ai différé de vous écrire ainsi qu’il était convenu ; mais depuis, après quatre repas, je continue à n’éprouver que de la répugnance à fumer. Le succès a donc dépasser toute attente, et je n’aurai pas eu grande force de volonté à exercer pour dominer une habitude qui ne me procurait plus qu’une sensation désagréable. Puissé-je rester émancipé... etc." Au moment où j’écris ces lignes, après huit semaines, il reste émancipé.

[3J’ai raconté l’histoire tout au long dans la Revue de l’Hypnotisme (numéro cité) et dans mon opuscule intitulé : l’Hypnotisme devant les Chambres belges (Liège-Paris, 1892). Ce vieillard est resté guéri (octobre 1892).

[4Localité où beaucoup de personnes vont en villégiature.

[5J’ai joué récemment cette partie avec un névropathe de la même espèce, et je l’ai perdue. Mais je savais que je pourrais réparer immédiatement la perte en lui confiant que j’avais fait une expérience que quelques-uns me reprochaient de n’avoir pas faite une première fois. Et, en effet, mon récit me fit regagner d’un coup tout le chemin perdu.

[6Le Magnétisme animal, à propos d’une visite à l’Ecole de Nancy. - Paris, Félix Alcan ; Liège, Desoer, 1889.

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