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Gustave Flaubert

La tentation de Saint Antoine (iii)

Chapitre troisième (version 1874)

Date de mise en ligne : samedi 25 septembre 2004

Mots-clés :

III

Quand elle a disparu, Antoine aperçoit un enfant sur le seuil de sa cabane.

C’est quelqu’un des serviteurs de la Reine, pense-t-il.

Cet enfant est petit comme un nain, et pourtant trapu comme un Cabire, contourné, d’aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grosse ; et il grelotte sous une méchante tunique, tout en gardant à sa main un rouleau de papyrus.

La lumière de la lune, que traverse un nuage, tombe sur lui.

ANTOINE l’observe de loin et en a peur.
 Qui es-tu ?

L’ENFANT répond :
 Ton ancien disciple Hilarion !

ANTOINE
 Tu mens ! Hilarion habite depuis de longues années la Palestine.

HILARION
 J’en suis revenu ! C’est bien moi !

ANTOINE se rapproche, et il le considère.
 Cependant sa figure était brillante comme l’aurore, candide, joyeuse. Celle-là est toute sombre et vieille.

HILARION
 De longs travaux m’ont fatigué !

ANTOINE
 La voix aussi est différente. Elle a un timbre qui vous glace.

HILARION
 C’est que je me nourris de choses amères !

ANTOINE
 Et ces cheveux blancs ?

HILARION
 J’ai eu tant de chagrins !

HILARION, à part :
 Serait-ce possible ? ...

HILARION
 Je n’étais pas si loin que tu le supposes. L’ermite Paul t’a rendu visite cette année, pendant le mois de schebar. Il y a juste vingt jours que les nomades t’ont apporté du pain. Tu as dit, avant-hier, à un matelot de te faire parvenir trois poinçons.

ANTOINE
 Il sait tout !

HILARION
 Apprends même que je ne t’ai jamais quitté. Mais tu passes de longues périodes sans m’apercevoir.

ANTOINE
 Comment cela ? Il est vrai que j’ai la tête si troublée ! Cette nuit particulièrement...

HILARION
 Tous les Péchés capitaux sont venus. Mais leurs piètres embûches se brisent contre un saint tel que toi !

ANTOINE
 Oh ! Non ! ... non ! à chaque minute je défaille ! Que ne suis-je un de ceux dont l’âme est toujours intrépide et l’esprit ferme, - comme le grand Athanase, par exemple.

HILARION
 Il a été ordonné illégalement par sept évêques !

ANTOINE
 Qu’importe ! Si sa vertu...

HILARION
 Allons donc ! Un homme orgueilleux, cruel, toujours dans les intrigues, et finalement exilé comme accapareur.

ANTOINE
 Calomnie !

HILARION
 Tu ne nieras pas qu’il ait voulu corrompre Eustates, le trésorier des largesses ?

ANTOINE
 On l’affirme ; j’en conviens.

HILARION
 Il a brûlé, par vengeance, la maison d’Arsène !

ANTOINE
 Hélas !

HILARION
 Au concile de Nicée, il a dit en parlant de Jésus “l’homme du Seigneur ”.

ANTOINE
 Ah ! Cela c’est un blasphème !

HILARION
 Tellement borné du reste, qu’il avoue ne rien comprendre à la nature du Verbe.

ANTOINE, souriant de plaisir :
 En effet, il n’a pas l’intelligence très... élevée.

HILARION
 Si l’on t’avait mis à sa place, c’eût été un grand bonheur pour tes frères comme pour toi. Cette vie à l’écart des autres est mauvaise.

ANTOINE
 Au contraire ! L’homme, étant esprit, doit se retirer des choses mortelles. Toute action le dégrade. Je voudrais ne pas tenir à la terre, - même par la plante de mes pieds !

HILARION
 Hypocrite qui s’enfonce dans la solitude pour se livrer mieux au débordement de ses convoitises ! Tu te prives de viandes, de vin, d’étuves, d’esclaves et d’honneurs ; mais comme tu laisses ton imagination t’offrir des banquets, des parfums, des femmes nues et des foules applaudissantes ! Ta chasteté n’est qu’une corruption plus subtile, et ce mépris du monde l’impuissance de ta haine contre lui ! C’est là ce qui rend tes pareils si lugubres, ou peut-être parce qu’ils doutent. La possession de la vérité donne la joie. Est-ce que Jésus était triste ? Il allait entouré d’amis, se reposait à l’ombre de l’olivier, entrait chez le publicain, multipliait les coupes, pardonnant à la pécheresse, guérissant toutes les douleurs. Toi, tu n’as de pitié que pour ta misère. C’est comme un remords qui t’agite et une démence farouche, jusqu’à repousser la caresse d’un chien ou le sourire d’un enfant.

ANTOINE éclate en sanglots.
 Assez ! Assez ! Tu remues trop mon cœur !

HILARION
 Secoue la vermine de tes haillons ! Relève-toi de ton ordure ! Ton Dieu n’est pas un Moloch qui demande de la chair en sacrifice !

ANTOINE
 Cependant la souffrance est bénie. Les chérubins s’inclinent pour recevoir le sang des confesseurs.

HILARION
 Admire donc les Montanistes ! Ils dépassent tous les autres.

ANTOINE
 Mais c’est la vérité de la doctrine qui fait le martyre !

HILARION
 Comment peut-il en prouver l’excellence, puisqu’il témoigne également pour l’erreur ?

ANTOINE
 Te tairas-tu, vipère !

HILARION
 Cela n’est peut-être pas si difficile. Les exhortations des amis, le plaisir d’insulter le peuple, le serment qu’on a fait, un certain vertige, mille circonstances les aident.

Antoine s’éloigne d’Hilarion. Hilarion le suit.

D’ailleurs, cette manière de mourir amène de grands désordres. Denys, Cyprien et Grégoire s’y sont soustraits. Pierre d’Alexandrie l’a blâmée, et le Concile d’Elvire...

ANTOINE, se bouche les oreilles.
 Je n’écoute plus !

HILARION, élevant la voix :
 Voilà que tu retombes dans ton péché d’habitude, la paresse. L’ignorance est l’écume de l’orgueil. On dit : “Ma conviction est faite, pourquoi discuter ?” et on méprise les docteurs, les philosophes, la tradition, et jusqu’au texte de la Loi qu’on ignore. Crois-tu tenir la sagesse dans ta main ?

ANTOINE
 Je l’entends toujours ! Ses paroles bruyantes emplissent ma tête.

HILARION
 Les efforts pour comprendre Dieu sont supérieurs à tes mortifications pour le fléchir. Nous n’avons de mérite que par notre soif du Vrai. La religion seule n’explique pas tout ; et la solution des problèmes que tu méconnais peut la rendre plus inattaquable et plus haute. Donc il faut, pour son salut, communiquer avec ses frères, - ou bien l’Eglise, l’assemblée des fidèles, ne serait qu’un mot, - et écouter toutes les raisons, ne dédaigner rien, ni personne. Le sorcier Balaam, le poète Eschyle et la sibylle de Cumes avaient annoncé le sauveur. Denys L’Alexandrin reçut du ciel l’ordre de lire tous les livres. Saint Clément nous ordonne la culture des lettres grecques. Hermas a été converti par l’illusion d’une femme qu’il avait aimée.

ANTOINE
 Quel air d’autorité ! Il me semble que tu grandis...

En effet, la taille d’Hilarion s’est progressivement élevée ; et Antoine, pour ne plus le voir, ferme les yeux.

HILARION
 Rassure-toi, bon ermite !

Asseyons-nous là, sur cette grosse pierre, - comme autrefois, quant à la première lueur du jour je te saluais, en t’appelant “claire étoile du matin” ; et tu commençais de suite mes instructions. Elles ne sont pas finies. La lune nous éclaire suffisamment. Je t’écoute.

Il a tiré un calame de sa ceinture ; et, par terre, jambes croisées, avec son rouleau de papyrus à la main, il lève la tête vers saint Antoine, qui, assis près de lui, reste le front penché.

Après un moment de silence, Hilarion reprend :

La parole de Dieu, n’est-ce pas, nous est confirmée par les miracles ? Cependant les sorciers de Pharaon en faisaient ; d’autres imposteurs peuvent en faire ; on s’y trompe. Qu’est-ce donc qu’un miracle ? Un événement qui nous semble en dehors de la nature. Mais connaissons-nous toute sa puissance ? Et de ce qu’une chose ordinairement ne nous étonne pas, s’ensuit-il que nous la comprenions ?

ANTOINE
 Peu importe ! il faut croire l’Ecriture !

HILARION
 Saint Paul, Origène et bien d’autres ne l’entendaient pas littéralement ; mais si on l’explique par des allégories, elle devient le partage d’un petit nombre et l’évidence de la vérité disparaît. Que faire ?

ANTOINE
 S’en remettre à l’Eglise !

HILARION
 Donc l’écriture est inutile ?

ANTOINE
 Non pas ! Quoique l’Ancien Testament, je l’avoue, ait... des obscurités... mais le Nouveau resplendit d’une lumière pure.

HILARION
 Cependant l’Ange annonciateur, dans Matthieu, apparaît à Joseph, tandis que dans Luc, c’est à Marie. L’onction de Jésus par une femme se passe, d’après le premier Evangile, au commencement de sa vie publique, et, selon les trois autres, peu de jours avant sa mort. Le breuvage qu’on lui offre sur la croix, c’est, dans Matthieu, du vinaigre avec du fiel, dans Marc du vin et de la myrrhe. Suivant Luc et Matthieu, les apôtres ne doivent prendre ni argent ni sac, pas même de sandales et de bâton ; dans Marc, au contraire, Jésus leur défend de rien emporter si ce n’est des sandales et un bâton. Je m’y perds ! ...

ANTOINE, avec ébahissement :
 En effet... en effet...

HILARION
 Au contact de l’hémorroïdesse, Jésus se retourna en disant : “Qui m’a touché ?” Il ne savait donc pas qui le touchait ? Cela contredit l’omniscience de Jésus. Si le tombeau était surveillé par des gardes, les femmes n’avaient pas à s’inquiéter d’un aide pour soulever la pierre de ce tombeau. Donc, il n’y avait pas de gardes, ou bien les saintes femmes n’étaient pas là. À Emmaüs, il mange avec ses disciples et leur fait tâter ses plaies. C’est un corps humain, un objet matériel, pondérable, et cependant qui traverse les murailles. Est-ce possible ?

ANTOINE
 Il faudrait beaucoup de temps pour te répondre !

HILARION
 Pourquoi reçut-il le Saint-Esprit, bien qu’étant le Fils ? Qu’avait-il besoin du baptême s’il était le Verbe ? Comment le Diable pouvait-il le tenter, lui, Dieu ?

Est-ce que ces pensées-là ne te sont jamais venues ?

ANTOINE
 Oui ! ... souvent ! Engourdies ou furieuses, elles demeurent dans ma conscience. Je les écrase, elles renaissent, m’étouffent ; et je crois parfois que je suis maudit.

HILARION
 Alors, tu n’as que faire de servir Dieu ?

ANTOINE
 J’ai toujours besoin de l’adorer !

Après un long silence,

HILARION, reprend :
 Mais en dehors du dogme, toute liberté de recherches nous est permise. Désires-tu connaître la hiérarchie des anges, la vertu des Nombres, la raison des germes et des métamorphoses ?

ANTOINE
 Oui ! Oui ! Ma pensée se débat pour sortir de sa prison. Il me semble qu’en ramassant mes forces j’y parviendrai. Quelquefois même, pendant la durée d’un éclair, je me trouve comme suspendu ; puis je retombe.

HILARION
 Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras ; et la face de l’inconnu se dévoilera !

ANTOINE, soupirant :
 La route est longue, et je suis vieux !

HILARION
 Oh ! Oh ! Les hommes savants ne sont pas rares ! Il y en a même tout près de toi ; ici ! - Entrons !

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