Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Cultes, Mythes et Religions > Andrew Lang et l’histoire des religions

Salomon Reinach

Andrew Lang et l’histoire des religions

Quarterly Review (avril 1913)

Date de mise en ligne : mercredi 1er août 2007

Mots-clés :

Salomon Reinach, « Andrew Lang et l’histoire des religions », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

ANDREW LANG ET L’HISTOIRE DES RELIGIONS [1]

Grâce à l’activité infatigable d’Andrew Lang, à son goût invétéré pour les comptes rendus, les réponses, les postilles, enfin toutes les variétés de l’escrime dialectique qui lui étaient familières, nous sommes à même de suivre le développement de ses idées sur le folklore, la mythologie et la religion primitive pendant une durée de quarante ans (1873-1912). Cela peut sembler d’abord une exagération à ceux qui ne connaissent de Lang que ses livres, ou qui puisent leurs informations dans des ouvrages de référence, même les meilleurs. Mais quand on nous dit que Coutume et Mythe de Lang parut en 1884, ii ne faut pas oublier que le premier volume comprend une série d’articles écrits et imprimés longtemps avant. Celui qui étudie la mythologie comparée et cherche l’opinion de Lang sur ce sujet n’a pas besoin de se mettre en quête de ses articles originaux, qu’il n’a jamais réimprimés d’ailleurs sans y changer beaucoup ; mais ceux qu’intéresse l’évolution de sa pensée, qui veulent distinguer ses découvertes de ses emprunts, doivent délaisser un peu ses livres pour ses articles. Assurément, cela ne saurait se faire systématiquement avant que nous n’ayons une bibliographie complète des écrits de Lang, qu’aucun critique, je pense, n’a lus tous ni ne possède dans sa bibliothèque. Mon seul objet ici est d’indiquer sommairement, après avoir beaucoup lu et relu, ce qui me paraît, pour le moment, la vérité sur son évolution.

I

Dans une courte préface à la traduction française, publiée par M. Parmentier, de son article « Mythologie » de l’Encyclopédie britannique [2] (9e édition), Lang nous dit (1886) que, né dans un district rural de l’Écosse, il entendit raconter, dès son enfance, un grand nombre de contes. Certains soirs d’été, quand la tombée de la nuit arrêtait la partie de cricket, ses jeunes camarades et lui se réunissaient dans une grange pour écouter des contes, dont l’un d’eux savait un grand nombre ; quelques vieilles dames aussi amusaient les garçons en leur disant des histoires, entre autres celles de Nicht, Nought, Nothing que Lang publia plus tard dans Coutume et Mythe (1884). Son intérêt pour la littérature populaire ainsi éveillé, il lut les Contes traduits du Norrois par sir George Dasent et d’autres recueils du même genre, en anglais et en français. Ces lectures lui apprirent que les Aryens, les Nègres et les Bechuanas se complaisent souvent aux mêmes histoires, contées avec des incidents presque identiques, mais avec des noms tout différents. Puisque les noms différaient, comment pouvait-on expliquer l’étroite analogie des contes, comme le faisait Max Müller à Oxford, par une « maladie du langage » ? Nous trouvons ici une information précise sur le facteur le plus important de l’éducation de Lang en tant que folkloriste. Il est devenu un maître du folklore parce qu’il l’aimait, et un maître en mythologie comparée parce qu’il avait trouvé, dans sa première jeunesse, matière et plaisir aux comparaisons.

Le second facteur fut sans doute l’étude de la littérature grecque. Lang devint un brillant helléniste et en donna bientôt des preuves par ses mémoires sur Homère et ses traductions des poèmes homériques. Bien que poète lui-même, non moins qu’helléniste, ce n’est ni en helléniste ni en poète seulement qu’il s’occupa d’Homère : il le lut en folkloriste. Là où des générations de savants avaient cherché les raffinements de la psychologie, il s’intéressa principalement aux survivances d’un état sauvage. Il semble avoir lu, en se plaçant à ce point de vue, la plus grande partie des littératures grecque et latine, sensible, assurément, à la beauté, mais toujours impatient de découvrir le Peau-Rouge ou l’Australien sous le casque ou l’armure du héros, comme sous la tiare et la longue robe du prêtre.

Le troisième facteur, d’une haute importance, fut l’étude que fit Lang des deux immortels ouvrages du professeur Tylor [3] (1865, 1870), qui demeurent les plus éclatantes manifestations de l’esprit darwinien dans les domaines de la science historique et de la psychologie. Lang resta, pendant bien des années, l’ami personnel de Tylor [4], et même alors qu’il commença à n’être plus d’accord avec lui, il ne prononça jamais son nom qu’avec respect. J’ai même entendu dire que Lang a été pour Tylor ce que Huxley fut pour Darwin, que son oeuvre principale et la plus durable consista dans la diffusion des opinions de son maître. Bien qu’il y ait là, semble-t-il, quelque injustice, on peut affirmer que Lang, comme beaucoup d’autres étudiants de son âge, reçut de Tylor les principes de la méthode anthropologique, contrastant avec la méthode philologique alors en faveur.

Les bienfaits des ouvrages si instructifs de Tylor s’étendirent à la France (où le plus considérable trouva bientôt un bon traducteur) et à l’Allemagne. Mannhardt, qui avait d’abord suivi Grimm, se convertit à des idées très voisines de celles de Lang et lut les ouvrages de Tylor en 1873. Son ami Müllenhoff lui écrivait (16 octobre 1872) : « Connaissez-vous de Tylor les Recherches sur l’histoire primitive de l’humanité et son livre plus récent Civilisation primitive ? C’est un homme très savant et intelligent, duquel vous tireriez sans doute beaucoup de profit pour vos études si vous entriez en relations avec lui. » Mannhardt répondit (16 février 1873) : « Je vous remercie beaucoup d’avoir appelé mon attention sur la Civilisation primitive de Tylor, livre qui, ainsi que l’Anthropologie de Waltz, m’a rendu de très grands services ; nos recherches se rencontrent à mi-chemin et nos résultats concordent très heureusement. » J’ai traduit ces citations de la biographie de Mannhardt par Scherer ; elles nous montrent Mannhardt, indépendamment de Lang, se développant sous la conduite spirituelle de Tylor. Mais loin d’avoir été lui-même influencé par Mannhardt, Lang publia une première esquisse de son propre système en cette même année.

Je veux parler de son retentissant article de la Fortnightly Review (mai 1873), intitulé « La mythologie et les contes de fées ». C’était là, je crois, la première réfutation détaillée du système mythologique de Max Müller fondé sur les Veda, et le premier manifeste développé de la méthode anthropologique appliquée à l’étude comparée des mythes. Lang s’y montrait un connaisseur très informé du folklore et un adepte de Tylor, qu’il ne manquait pas de citer. Mannhardt, bien que principalement occupé des cultes agraires, était dans une disposition analogue à celle de Lang et très versé, comme le jeune savant anglais, dans le folklore ; mais la supériorité de Lang, comme constructeur de système, était due au fait qu’il n’avait pas pris pour point de départ le domaine étroit de la philologie germanique : il embrassait dès le début un horizon autrement large, l’ensemble des mythes sauvages des peuples sauvages, et pas seulement les survivances sauvages dans le folklore aryen et européen.

Un autre facteur qui n’est pas à négliger, bien que malheureusement je sois mal renseigné à ce sujet, fut la lecture de la Bible, à laquelle Lang, comme tous les jeunes Écossais de son temps, avait certainement été contraint. Lang ne fut jamais un critique biblique ; mais il connaissait la Bible et la citait abondamment. Vers 1895 il commença à s’intéresser vivement au monothéisme hébreu et à son histoire ; à la vérité, ses derniers écrits ont souvent été allégués par l’orthodoxie à l’appui de thèses surannées, apparentées de près aux légendes de la Genèse, que Tylor, à la différence d’Huxley, n’avait même pas daigné réfuter. Il faut ici que j’entre dans quelques détails, ne fût-ce que pour écarter des appréciations erronées qui, dans la bouche d’adversaires ou d’admirateurs, semblaient injustes et intolérables à Lang [5].

II

L’étude des croyances et des légendes des Australiens l’avait convaincu que, avec l’importance qu’elle attribuait aux esprits des morts, l’hypothèse animiste de Tylor ne pouvait pas être considérée comme une explication suffisante de tout l’édifice des religions. Pour me servir de ses propres expressions, il hasarda alors une conjecture au sujet d’un certain germe de foi en un Créateur et Juge, en un Dieu primitif et unique qui commandait aux hommes de bien agir et sanctionnait leur moralité (making for righteousness). Il systématisa d’abord cette opinion dans son livre Le Devenir de la religion (The Making of Religion, 1898) et retoucha dans le même esprit son ouvrage le plus connu, Mythe, rituel et religion, publié d’abord en 1887 (2e éd., 1899). Ainsi, vers 1895, il rompit ouvertement avec l’orthodoxie tylorienne, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et il élargit encore l’abîme entre sa doctrine et celle de Tylor en se plongeant dans le domaine obscur des phénomènes psychiques et physiques, inexpliqués et mal contrôlés, que des médiums, la plupart américains, avaient rendu familier au public anglais (1850-1870). Là où la critique de Tylor et de son adepte M. Podmore ne voulait voir (comme lord Kelvin) que les effets de l’hallucination ou de la fraude, Lang soutint l’existence d’une « région X » et la réalité de phénomènes surprenants qui, s’étant produits dès les premiers âges de l’humanité, devaient, suivant lui, avoir joué un rôle essentiel dans la genèse des idées religieuses. Tylor avait essayé d’expliquer celle-ci par la psychologie normale ; Lang eut recours à la psychologie anormale et exprima l’opinion que bien des formes primitives de la religion, par exemple le fétichisme, ne pouvaient trouver une explication adéquate que dans cette nouvelle voie. Si un esprit a été logé dans une pierre, qui devient un fétiche, c’est parce qu’on a vu une pierre se mouvoir sans la pression d’une main visible. Aux yeux de ceux qui avaient été témoins de ces phénomènes surprenants, avant la naissance de ce que nous appelons la science, c’étaient des miracles dont il était impossible de rendre compte sans l’hypothèse de l’intervention d’un Esprit.

Ainsi, d’une part, Lang reprenait la vieille croyance en un monothéisme primitif, remarquablement conservé par les Hébreux ou purifié chez eux par les Prophètes, alors que partout ailleurs cette croyance s’était dégradée par l’effet de l’animisme, du totémisme, du culte des morts, etc. ; d’autre part, il trouvait quelque chose de positif et d’objectif dans les miracles [6], à l’encontre des prétendus libres-penseurs du XVIIIe siècle pour lesquels c’étaient tantôt des fraudes perpétrées par des fourbes, tantôt des illusions purement subjectives de l’esprit humain. Tout cela, dans un langage semé de citations bibliques, sembla un recul de la science indépendante vers l’orthodoxie et provoqua sous la plume d’un ami français de Lang, M. Gaidoz, cette boutade spirituelle : « Quelques pas de plus et M. Lang deviendra un Père de l’Église [7] ! » Pourtant, ne nous laissons pas tromper par les apparences. Lang ne s’est jamais converti à l’orthodoxie biblique. « Ce que je dis, écrivait-il en 1899, n’est nullement en faveur de quelque théorie d’une révélation surnaturelle faite à l’humanité primitive, théorie que je dois repousser in limine. » La meilleure preuve que ce désaveu était sérieux, c’est que Lang l’a répété au moins vingt fois (je possède à ce sujet une lettre de lui). Peu de jours après sa mort, l’Athenœum publia une lettre écrite par Lang à propos du dernier livre de Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) ; il y protestait une fois de plus contre l’opinion, d’ailleurs répandue, qui faisait de lui un apôtre de la révélation. Son point de vue n’avait pas changé ; il était resté celui de l’historien et du psychologue.

III

Le raisonnement de Lang sur la notion sauvage d’un Dieu Père universel et Juge des hommes est, tel qu’il l’a formulé, très acceptable en soi. Quand un sauvage fabrique un outil, il sait qu’il en est l’auteur ; l’analogie doit ou peut l’induire à croire que le monde environnant est aussi l’oeuvre d’un fabricant. Raisonnant encore par analogie avec lui-même, le sauvage paraît plus disposé (ici le doute est permis) à admettre un fabricant unique que plusieurs. En outre, le sauvage obéit à des tabous ou scrupules, à des règles de cérémonie et d’étiquette ; il sait d’ailleurs qu’il peut contraindre à l’obéissance sa femme et ses enfants. De là il conclut naturellement que les règles auxquelles il se soumet, et dont beaucoup coïncident avec nos préceptes de moralité, doivent avoir été dictées par un Maître ; il s’élève ainsi à la double conception d’un Créateur et d’un Législateur, assez voisine de l’idée biblique de Jahvé [8]. II n’y a rien de bien nouveau dans le raisonnement du sauvage de Lang. Son Dieu-Créateur est le Dieu de Voltaire : « Je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. » Son Dieu-Législateur est voisin de celui que postulent des philosophes, même laïcs, comme auteur et garant des lois morales. Mais il y a ici une distinction importante à faire. Voltaire prétendait croire en un Dieu-Créateur ; Kant croyait en un Dieu d’où découlait la loi morale ; mais Lang n’a jamais dit qu’il crût ou ne crût pas lui-même ; il a seulement émis des hypothèses sur les croyances des premiers sauvages et leurs fondements. Ainsi, le désaccord de Lang avec l’école anthropologique était plus apparent que réel ; il continuait d’écrire en observateur des faits, étudiant les coutumes et la logique des sauvages, mais non en théologien ni en « Père de l’Église ». La faiblesse des deux nouvelles thèses de Lang — le Dieu-Père universel et les phénomènes hors nature — ne tient pas à ses raisonnements, mais aux faits qui leur servent de supports. En particulier, l’idée qu’il se faisait des grands dieux australiens — dieux sans culte et auxquels on n’adresse pas de prières — a été souvent contestée comme exagérée ou inexacte. Je ne puis entrer ici dans les détails de la controverse qui s’engagea à ce sujet, où M. Sidney Hartland, Tylor lui-même et d’autres apportèrent le poids de leur science ethnographique [9] ; il suffit de dire que Lang, qui ne manquait jamais d’arguments, y donna des preuves évidentes de sa bonne foi en reconnaissant à plusieurs reprises qu’il s’était trompé sur des cas particuliers.

Ce qui rend ce problème du théisme sauvage très difficile à résoudre et même à discuter est la médiocre qualité de nos informations. D’abord, il y a presque toujours possibilité d’une influence directe ou indirecte de missionnaires, tant chrétiens que musulmans, sur les sauvages qu’on a interrogés au sujet de leurs croyances les plus hautes ; en second lieu, si un explorateur expérimenté peut donner un exposé correct d’un rite qui a été célébré devant lui, il est très rarement digne d’une entière confiance quand il rapporte une conversation avec un sauvage. Ce dernier point a été particulièrement mis en lumière par M. Gaidoz. Quand on dit qu’un voyageur ou un missionnaire connaît la langue d’une tribu sauvage, le plus qu’il puisse en savoir est le vocabulaire ; toutes les nuances de la pensée lui échappent. Et quand le sauvage est interrogé sur ses croyances, tantôt il n’a pas d’opinions définies à révéler, tantôt il s’abstient intentionnellement de les énoncer clairement, tantôt enfin il est amené par les questions qu’on lui pose à dire oui, pour ne plus être agacé par le blanc, ou encore pour être récompensé par une rasade. Des contes populaires peuvent être recueillis avec exactitude, tout comme des rites peuvent être bien observés ; mais l’âme sauvage ne peut être sondée dans sa profondeur. Il est utile d’ajouter que les légendes relatives aux grands dieux australiens, qui paraissent avoir été fidèlement relatées, contredisent l’assertion de Lang sur leur caractère « jahvéiste » et l’idée qu’il s’était faite de leur dignité morale et intellectuelle.

IV

On reprocha également à Lang d’admettre la dégradation, au lieu de l’évolution et du progrès. En vérité, il croyait à la possibilité de la dégradation et il fit observer que Tylor en faisait autant à l’occasion [10]. Mais l’argument principal de Lang, en cette matière, ne paraît pas avoir été bien choisi. « Nous sommes certains, disait-il, que la conception chrétienne de Dieu, pure à l’origine, fut bientôt dégradée par l’imagination populaire et corrompue par des contes sur la Divinité, la Madone, son Fils et les Apôtres. Ici, sans doute possible, la croyance pure est primitive, la légende et la fantaisie sont des accrétions [11]. » S’exprimer ainsi, disons-le en passant, n’était pas le fait d’un adepte d’une des formes autorisées du christianisme. Mais Lang oubliait, quand il raisonnait de la sorte, que la fantaisie populaire, l’anthropomorphisme, le fétichisme et le polythéisme n’auraient jamais pu pervertir ce qu’il appelle la pure conception chrétienne si ces choses n’avaient pas préexisté dans le monde chrétien comme héritage d’un lointain passé ; ainsi la dégénérescence, dans ce cas du moins, n’est pas autre chose que le mélange de très vieilles idées avec des idées nouvelles trop nouvelles pour rester inaltérées. Cela n’autorise nullement Lang à conclure que l’idée pure fut la plus ancienne et semble plutôt suggérer une conclusion contraire.

Cela dit, je voudrais marquer brièvement que ce qui a été considéré comme l’évolution régressive de Lang lui-même, son retour vers Creuzer et Max Müller, est, en réalité, quelque chose de différent. Le premier, il donna toute l’attention convenable à certains éléments supérieurs des croyances sauvages qu’il croyait être en harmonie avec la logique primitive et qu’il s’efforça, d’accord avec son ancienne méthode, de vérifier par des exemples empruntés au judaïsme et à l’hellénisme classiques par ce que l’on sait de Jahveh et de Zeus. Il se peut qu’il ait mal interprété les faits qu’il alléguait ; mais il n’a jamais permis à des préjugés dogmatiques de peser sur ses déductions, bien qu’on puisse admettre une part d’influence inconsciente due à l’éducation orthodoxe de sa jeunesse. Je crois pour ma part que Lang n’a jamais cessé d’être fidèle tant à la libre-pensée qu’aux principes essentiels dont s’inspirèrent ses premiers écrits ; il les a seulement développés sur d’autres lignes que la plupart de ses coadeptes de l’école de Tylor et s’est arrêté à des conclusions presque opposées aux leurs.

V

Je n’ai encore rien dit de Mac Lennan. Lang ne semble pas avoir été un élève de ce savant écossais, je ne sais même pas s’il l’a connu personnellement. Mais il le lut assidûment et tira grand parti de ses recherches, particulièrement en ce qui concerne les survivances du totémisme dans les religions et les littératures classiques. Le célèbre exposé du totémisme par M. Frazer (1887) fut rédigé tout à fait indépendamment du livre de Lang, Mythe, rituel et religion, qui parut la même année. Or, dans cet admirable ouvrage, le totémisme est traité en grande partie dans l’esprit des mémoires originaux de Mac Leiman (1861-70), qui sont souvent cités avec éloges et défendus contre des critiques superficielles. Quand M. Gaidoz, dans Mélusine, rendit compte des volumes de Lang, il fit des réserves au sujet de l’importance attachée au totémisme et écrivit des lignes spirituelles sur les animaux qui, pour montrer leur museau dans un temple, ne doivent pas, hic et nunc, être qualifiés de totems [12]. Trois ans après (1890), parut Le Rameau d’or de M. Frazer, où le totémisme ne tenait que très peu de place, les esprits personnifiés de la végétation, étudiés par Mannhardt, se substituant aux animaux totems. Bien que convaincu que le totémisme primitif (et probablement universel) avait joué un grand rôle dans l’organisation primitive des sociétés [13], Lang inclina lui-même de plus en plus à en réduire l’importance sociale et religieuse. Ainsi n’admit-il jamais que le totémisme, suivant une brève suggestion de Frazer développée tout au long par F. B. Jevons, ait été le point de départ de la domestication des plantes et des animaux. Dans son ouvrage Le Secret du totem (1905), il émit, sur l’origine du phénomène totémique, une hypothèse apparentée à celle d’Herbert Spencer — la théorie des sobriquets [14] — dont le principal défaut est de prétendre expliquer des faits religieux par des causes qui n’ont rien de religieux. Nous trouvons la même veine prosaïque, la même incapacité de saisir le sens religieux profond du totémisme, dans l’article écrit sur ce sujet par Lang pour la 11e édition de l’Encyclopédie britannique. Ce long et savant exposé fait une impression étrange sur le lecteur. La plus grande partie est une attaque, directe ou indirecte, contre le grand ouvrage de M. Frazer sur le totémisme [15] (1910), dans lequel il n’y a que deux mentions de Lang (en note) et où ne sont discutés ni Le Secret du totem ni Les Origines sociales du même auteur. En revanche, tous les matériaux si intéressants classés par M. Frazer dans son article « Totémisme » de la précédente édition de l’Encyclopédie (la 10e) ont été intentionnellement ignorés par son successeur. Alors que Lang, dans Mythe, rituel et religion, écrivait des pages, qui restent instructives au plus haut point, sur le totémisme en Inde, en Égypte et en Grèce, tout ce qu’il crut devoir dire en 1911 se borne à ceci :

Que des survivances du totémisme se trouvent ou non dans les cultes animaux de l’ancienne Égypte, dans les animaux associés aux dieux grecs, dans les légendes grecques post-homériques (?) sur des hommes descendant de dieux déguisés en animaux, ainsi que dans certaines légendes irlandaises, c’est ce dont il est impossible d’être certain, en particulier parce que tant de dieux sont aujourd’hui expliqués comme des esprits de la végétation auxquels le folklore attribue des formes matérielles d’oiseaux et d’autres animaux.

Nous avons ici le résultat : 1° Des théories de Mannhardt, développées et popularisées par Frazer ; 2° de la théorie de Lang lui-même sur la pureté religieuse et le monothéisme primitifs, qui l’induit à parler de légendes post-homériques là où il s’agit évidemment des plus anciennes survivances de croyances sauvages dans la Grèce homérique et classique. En fait, à cette époque (1910-1911), Lang et Frazer ont paru l’un et l’autre tourner le dos au totémisme, ou du moins à cette doctrine des survivances totémiques dans toutes les religions qui avait été énoncée par le génie de Mac Lennan et étendue par celui de Robertson Smith au domaine des religions sémitiques.

Le dernier ouvrage étendu sur le totémisme — Les Formes élémentaires de la vie religieuse par Durkheim, 1912 — s’occupe presque exclusivement du totémisme australien et affecte aussi de négliger les survivances du totémisme dans les croyances des peuples civilisés. Mais ici, du moins, nous avons une revendication très impressionnante du totémisme, considéré comme l’origine ou la manifestation de toutes les croyances sociales, de tous les liens sociaux. C’est grand dommage que Lang, qui put encore lire ce livre, n’ait pas vécu assez longtemps pour en rendre compte et le discuter, ce qu’il aurait sans doute fait plus d’une fois. Peut-être aurait-il reconnu que sa théorie de 1887 valait mieux que son scepticisme postérieur, que le totémisme est vraiment un des grands faits primordiaux des religions et que le « dada surmené » (overridden hobby) n’est pas le totem, mais l’« esprit de végétation », lequel n’aurait jamais été personnifié sous forme animale si le culte des animaux n’avait précédé ces personnifications longtemps avant l’avènement de la houe ou de la charrue de l’agriculteur.

VI

Il m’a semblé inutile d’insister, dans cette brève notice, sur le mémorable exploit accompli par Lang à ses débuts quand, à la suite de Tylor, il affranchit la science mythologique du bogey védique. Son triomphe sur l’école de Max Müller fut complet ; un savant védisant comme Oldenberg montre assez clairement que les théories de Lang ont maintenant, à leur tour, envahi le domaine védique [16]. Il est difficile de concevoir que les idées maîtresses de Lang renouvelées, comme il a été le premier à le montrer lui-même, de Fontenelle puissent jamais vieillir complètement et disparaître de la science. Lang nous a enseigné que le folklore n’est pas, ce qu’il était encore pour l’école de Grimm, le résidu dégradé d’une mythologie supérieure, mais que la mythologie supérieure ou littéraire repose, au contraire, sur la base du folklore. Celui qui a établi cette vérité et y a trouvé une clef pour les recoins les plus obscurs de la mythologie classique a été un bienfaiteur du monde pensant.

Pauvre Lang ! Il a souffert des conséquences d’un rare défaut, celui d’avoir trop d’esprit. S’il avait été un professeur allemand, accumulant de lourds matériaux, les enveloppant dans un langage obscur, récompensant ses lecteurs par la découverte méritoire de vérités bien voilées, nous n’aurions pas lu, dans des notices nécrologiques, après des lignes élogieuses à l’adresse de ses poèmes, de ses romans et de son savoir d’helléniste, qu’il s’occupa aussi de folklore et de mythologie. Tous ses livres de mythologie eurent du succès ; plusieurs furent traduits ; mais il y a en eux quelque chose qui empêche le lecteur de les prendre tout à fait au sérieux. Ce « quelque chose » est plus et pire que de l’esprit : c’est un certain abus de l’esprit. Lang n’était pas seulement spirituel, mais facétieux ; il lui était difficile de s’abstenir de certaines bouffonneries, d’une affectation d’ironie et de paradoxe. Il aimait ce que l’on appelle en France la fumisterie et y sacrifiait hors de saison. S’il n’ennuie jamais, il exaspère par moments. Mais dans le pays de Voltaire où, suivant Montaigne, l’impertinence polie a toujours été appréciée comme une forme de l’esprit, les défauts mignons de Lang n’ont pas été moins goûtés que ses qualités. Si l’Angleterre ne rendait pas pleine justice à Lang, quelques Français seraient tout disposés à prendre sous leur patronage la mémoire d’un homme qui fut le successeur de Fontenelle, l’admirateur des ballades et des contes français, et aussi — ne l’oublions pas malgré la théorie de Jeanne médium — le dévot enthousiaste de Jeanne d’Arc [17].

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Andrew Lang et l’histoire des religions », Cultes, Mythes et religions, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905-1923.

Notes

[1Publié en anglais dans la Quarterly Review, avril 1913, p. 309-319.

[2Lang, La Mythologie, trad. Parmentier, 1886, p. xxxv (voir Mélusine, 1886, p. 169).

[3Researches into Early History of Mankind, 1865 ; Primitive Culture, 1870.

[4Ii lui dédia son livre Custom and Myth (1884).

[5Dès 1893, nous dit-on, Lang se plaignait qu’il fût parfois mal compris et qu’il se formât des mythes à son sujet.

[6Une première trace de cette manière de voir se constate dans le livre Modern Mythology, 1897, dirigé surtout contre la théorie védique de Max Müller.

[7Mélusine, t. IX, p. 99. En effet, Lang, bien contre son gré, est devenu le principal inspirateur du R. P. Schmidt, directeur d’Anthropos, qui a développé les idées de Lang au point d’affirmer que la croyance en un être suprême est d’autant plus pure et exerce d’autant plus d’action pratique que le peuple où on la constate est plus primitif (Der Ursprung der Gottesidee, 1912 ; Die Uroffenbarung als Anfang der Offenbarung, 1913). Voir Revue du clergé, 1er novembre 1912, p. 179.

[8M. Gaidoz a fait remarquer (Mélusine, t. IX, p. 99) que cette idée du théisme primordial des sauvages paraît déjà dans quatre vers de Pope.

[9Voir Année sociologique, t. III, p. 199,202 ; t. VI, p. 170.

[10Tylor, Primitive Culture, t. II, p. 336.

[11Voir Lang, Making of Religion, p. xiv.

[12Mélusine, t. III (1886), p. 554 : « Il ne suffit pas qu’un animal montre le bout de son museau dans un temple pour qu’il soit le totem de la paroisse. »

[13« Sans le totémisme, on peut à peine deviner comment la société humaine primitive a jamais été organisée » (Lang, Man, 1902, p. 86).

[14Lang, Folklore, 1902, p. 347 ; voir Année sociologique, t. VII, p. 221 ; t. X, p. 400.

[15Lang avait déjà attaqué les doctrines de Frazer (Le Rameau d’or) dans Magic and Religion, 1901.

[16Un des premiers indianistes à se convertir aux doctrines nouvelles fut Abel Bergaigne : « Un mythe, écrivit-il (Revue critique, 1873, II, p. 267), est la fausse science d’une époque où la vraie était impossible… Nous n’hésiterons pas à repousser la théorie philologique dans ce qu’elle a d’exclusif et à reconnaître, dans l’état psychologique qu’il (M. Fiske) a si bien analysé, une cause de mythologie… plus universelle. » Fiske avait vulgarisé les idées de Lang.

[17Dans le même cahier de la Quarterly Review où a paru cette notice, il y a des articles sur Lang historien (par R. S. Rait), Lang helléniste (par Gilbert Murray), Lang romancier et poète (par J. H. Millar).

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise