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Salomon Reinach

L’Origine des prières pour les morts

Revue des études juives (1900)

Date de mise en ligne : mercredi 8 août 2007

Salomon Reinach, « L’Origine des prières pour les morts », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 316-331.

L’ORIGINE DES PRIÈRES POUR LES MORTS [1]

Fustel de Coulanges, au début de La Cité antique, a montré par des citations probantes qu’aux yeux des Grecs, des Romains et des Indous les morts étaient des dieux à qui leurs descendants rendaient des devoirs et dont ils imploraient l’assistance dans leurs prières. Il suffit de rappeler ici l’invocation qu’Electre, dans Les Choéphores d’Eschyle, adresse à son père Agamemnon, couché dans la tombe [2] :

Je t’implore, ô mon père ! Prends pitié de moi, de mon Oreste chéri, fais-le revenir en cette contrée. Aujourd’hui nous sommes errants, trahis par celle qui nous a mis au monde et qui pour époux a pris à ta place Egisthe, le complice de ta mort. Moi, je compte ici comme une esclave ; Oreste a été chassé de ses biens, il vit dans l’exil ; mais eux, au sein des plaisirs, ils jouissent insolemment du fruit de tes travaux. Fais, je t’en supplie, qu’Oreste revienne triomphant en ces lieux. Écoute aussi, ô mon père ! mes voeux pour moi : donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère, des mains plus pures !

Cet exemple prouve suffisamment que les Anciens priaient les morts, parce que les morts, dans leur opinion, étaient des dieux familiers.

Le culte rendu par les païens à leurs morts, qu’ils aient été gens de bien ou non, leur est vivement reproché par saint Augustin, qui fait ressortir, par contraste, les honneurs discrets dont les chrétiens entourent leurs martyrs :

Nous n’avons, en l’honneur des martyrs, ni temples, ni prêtres, ni cérémonies, ni sacrifices, parce qu’ils ne sont pas des dieux pour nous et que nous n’avons pas d’autre Dieu que leur Dieu. Il est vrai que nous honorons leurs tombeaux comme ceux de fidèles serviteurs de Dieu… Mais qui d’entre les fidèles a jamais entendu un prêtre, debout devant l’autel consacré à Dieu sur les saintes reliques des martyrs, dire dans ses prières : « Pierre, Paul, ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice ? » car ce sacrifice, offert sur le tombeau des martyrs, ne l’est qu’à Dieu seul, à ce Dieu qui les a faits hommes et martyrs et les a associés à la gloire céleste de ses anges [3].

Saint Augustin a raison de nier que les chrétiens offrent des sacrifices aux martyrs ; la messe célébrée sur leurs tombes, depuis la fin du IIe siècle, avait un tout autre caractère. Mais, dans ce passage, il ne parle pas des prières, car il sait que les chrétiens adressent aux saints, considérés comme intercesseurs et médiateurs, les mêmes prières que les païens à leurs morts. Le culte des saints présente, à cet égard, d’étroites analogies avec le culte gréco-romain des morts ; seulement, dans les religions modernes, les seuls morts auxquels on adresse des prières sont les saints.

L’idée de l’intercession des morts héroïsés est étrangère au paganisme ; mais l’opinion que des hommes particulièrement agréables à Dieu peuvent intercéder efficacement auprès de lui en faveur de leurs semblables se rencontre déjà dans l’Ancien Testament [4]. Ainsi, dans la Genèse XVIII, 23), Abraham, instruit par les anges de la destruction prochaine de Sodome, prie l’Éternel de pardonner aux justes, de ne pas les faire périr avec les méchants. Dans Jérémie (XV, 1), l’Éternel lui-même dit au prophète qu’il ne se laisserait fléchir, dans sa juste colère, ni par Moïse ni par Samuel : « Quand Moïse et Samuel se tiendraient devant moi, je n’aurais pourtant point d’affection pour ce peuple ; chasse-le de devant ma face. » Ce passage est très important, car, ici, il s’agit évidemment de Moïse et de Samuel conçus comme des morts héroïsés, comme des saints ayant accès au trône de l’Éternel.

Ainsi l’Ancien Testament connaît l’intercession, il en admet la possibilité et l’efficacité : ce qu’on n’y rencontre point et ce qui est, au contraire, très fréquent dans le christianisme dès les premiers siècles, c’est qu’un vivant s’adresse à un mort illustre pour le prier d’intercéder pour lui auprès de Dieu. La prière des Hébreux monte directement vers l’Eternel ; celle des chrétiens réclame souvent un ambassadeur.

Dans son traité De corona, datant de l’an 200 environ, Tertullien énumère différentes pratiques chrétiennes, qui ne peuvent s’appuyer sur aucun texte des Écritures [5]. L’une d’elles consiste dans les offrandes pour les morts, oblationes pro defunctis. « Certes, dit-il, cela n’est point prescrit par la loi écrite ; mais la tradition l’autorise, l’usage le confirme et la foi l’observe. La raison vient à l’appui de la tradition, de l’usage et de la foi ; si vous ne vous en assurez pas de vous-même, un autre, qui s’en sera assuré, vous l’apprendra. » Cette phrase nous révèle plusieurs choses en peu de mots. La première, c’est que la pieuse coutume des offrandes pour les morts — Tertullien ne dit malheureusement pas en quoi elles consistent — était en vigueur dans les communautés chrétiennes au IIe siècle apr. J.-C. [6] ; la seconde, c’est qu’elle avait déjà suscité des objections de la part de ceux qui s’en tenaient volontiers à la lettre de la Loi et réclamaient des textes pour justifier les pratiques ; la troisième, c’est que Tertullien n’a pas de textes à citer, mais invoque, contre la tradition, la raison, ratio, dont les pasteurs des fidèles sont les interprètes autorisés.

Le même auteur, en son traité De monogamia [7], parle d’une veuve qui prie pour l’âme de son mari, qui demande pour lui la béatitude, qui exprime l’espoir d’être réunie à lui dans la première résurrection et fait des oblations aux anniversaires de sa mort. Ces pratiques fournissent à Tertullien un argument contre les secondes noces. Car si un veuf s’est remarié, dit-il, il aura deux femmes, l’une en chair, l’autre en esprit ; ne priera-t-il pas pour l’âme de la première, ne fera-t-il pas des oblations pour son salut [8] ? Donc, au jugement de Dieu, il aura commis le crime de bigamie. — On sait que l’Eglise, sur ce point comme sur d’autres, n’a pas admis la doctrine rigoureuse de Tertullien.

L’évêque Aerius, vers 355, et le prêtre Vigilantius, vers 400, combattirent l’usage des prières pour les morts et l’appel à l’intercession des saints. Je ne m’occuperai pas ici de ces controverses, qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours [9]. Les Réformateurs du XVIe siècle, après les hérétiques du XIIe, reprirent la thèse de Vigilantius et la firent triompher dans les pays protestants ; en revanche, les prières pour les morts sont restées en honneur dans les pays catholiques, ainsi que dans l’Église grecque orthodoxe et chez les Juifs [10].

Donc, les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts. Aux yeux des premiers, les morts étaient des dieux, tout au moins des demi-dieux ou des héros ; aux yeux des seconds, les morts se trouvent dans une situation précaire, dangereuse ; ils ont besoin des prières que les survivants adressent à Dieu pour leur salut, des bonnes oeuvres par lesquelles on espère leur concilier la miséricorde divine. L’on ne doit pas négliger de prier même pour les personnes qu’on a jugées les plus vertueuses ; ainsi, plus de quinze ans après la mort de sa sainte mère Monique, saint Augustin nous apprend qu’il priait encore pour elle [11].

Un contraste si frappant entre deux conceptions religieuses est bien digne de préoccuper les historiens. Il ne faut pas réserver l’étude de pareils problèmes aux théologiens, car notre tâche est toute différente de la leur. Ils se proposent de combattre ou de défendre une opinion ; nous devons chercher seulement à en démêler l’origine, sans préoccupation dogmatique, mais avec la conviction que la genèse des idées, comme celle des corps, obéit à la loi de l’évolution et que le monde intellectuel, comme le monde physique, est dominé par la loi de continuité.

Il y a, d’abord, un fait incontestable, reconnu, dès l’an 200, par Tertullien : ni l’Ancienne Loi, ni la Nouvelle, ni la Bible, ni les Evangiles, ne prescrivent ni ne mentionnent les prières pour les morts. Les récits de la mort de Lazare, non plus que ceux de la mort de Jésus lui-même, n’y font aucune allusion. Si les saintes femmes vont au sépulcre, c’est pour y apporter des parfums [12], non pour prier ; selon Matthieu [13], elles viennent simplement « pour voir le sépulcre ». D’ailleurs, tous les controversistes sont d’accord sur ce point ; les opinions ne diffèrent qu’au sujet de l’origine et de l’autorité de la tradition invoquée par Tertullien.

Bossuet, qui, dans ses discussions avec les docteurs protestants, a plusieurs fois abordé la question de la prière pour les morts, va nous fournir le type de l’argumentation catholique. Malgré le silence de la Bible — à un passage près — et des Évangiles, il cherche dans le plus ancien fonds de la religion juive l’origine de cette coutume si vite et si généralement acceptée [14].

Deux protestants, MM. de La Roque et Blondel, avaient affirmé que la prière pour les morts était restée inconnue des Juifs jusqu’au temps de leur docteur Akiba, qui vivait sous Hadrien, et que les chrétiens l’avaient empruntée non aux juifs, mais aux Livres Sibyllins, forgés par un imposteur sous le règne d’Antonin le Pieux. À quoi Bossuet répond : 1° Que rien, dans le discours d’Akiba, ne marque que la prière pour les morts fût chose nouvelle ; 2° Qu’on la trouve, avant l’Évangile, dans le second livre des Macchabées.

Il faut nous arrêter un instant sur ces deux témoignages, en préciser la signification et la date.

Voici la tradition relative à Akiba, telle que Bossuet l’a exposée d’après une traduction latine [15] :

Un jour, rabbi Akiba se promenant rencontra un homme chargé de bois ; et le fardeau était si pesant qu’il excédait la charge d’un âne ou d’un cheval. Rabbi Akiba lui demanda s’il était un homme ou un spectre ; l’autre répondit qu’il était un homme mort depuis quelque temps et qu’il était obligé de porter tous les jours une pareille charge de bois en Purgatoire [16], où il était brûlé à cause des péchés qu’il avait commis en ce monde. Rabbi Akiba lui demanda s’il n’avait point laissé d’enfants, le nom de sa femme, de ses enfants et le lieu de leur demeure. Après que le spectre eut répondu à toutes ces questions, rabbi Akiba alla chercher le fils du défunt, lui apprit la prière qui commence par le mot Kaddisch, c’est-à-dire saint, et qui se trouve dans les rituels des Juifs, lui promettant que son père serait délivré du Purgatoire s’il la récitait tous les jours. Au bout de quelque temps, le défunt apparut en songe à rabbi Akiba, le remercia et lui dit que par ce moyen il avait été délivré du Purgatoire et qu’il était dans le jardin d’Éden, c’est-à-dire (ajoute Bossuet) dans le Paradis terrestre, où les Juifs supposent que vont les âmes de leurs bienheureux [17].

Bossuet a raison de dire que cette histoire n’attribue pas à Akiba l’institution de la prière pour les morts, mais seulement l’emploi d’une certaine prière efficace pour la délivrance des âmes. Mais Bossuet a tort de ne pas avertir que la légende citée par lui date du Moyen Âge seulement et qu’il n’en est pas fait mention dans les témoignages anciens et autorisés que nous possédons sur Akiba. Il a tort également de prétendre que la prière pour les morts « est constamment en usage, de temps immémorial, dans toutes les synagogues » : c’est là une assertion gratuite et que le silence des livres bibliques suffit à réfuter.

Arrivons à l’autre argument fondé sur un passage du second livre des Macchabées. Ce livre a été rejeté du canon biblique par les Juifs et n’a pas été admis sans difficulté par l’Église chrétienne. Vers 350, le concile de Laodicée l’écarta, tandis que le troisième concile de Carthage l’accepta en 397. En 494, le concile de Rome, sous le pape Gélase, reçut les deux premiers livres des Macchabées dans le canon ; mais les Bibles protestantes les en ont exclus jusqu’à ce jour. « Il ne sert de rien de dire, observe Bossuet, que ce livre n’est pas canonique, car il suffit qu’il soit non seulement plus ancien qu’Akiba, mais encore que l’Évangile [18]. » Assurément ; encore convient-il d’en peser l’autorité et de savoir si les doctrines qu’on y rencontre peuvent passer, comme Bossuet semble le croire, pour celles de toute la Synagogue pré-chrétienne.

M. B. Niese paraît avoir établi, à l’encontre de certains hypercritiques, que le second livre des Macchabées, dont l’autorité historique n’est pas méprisable, date de l’an 124 av. J.-C. ; il a dû être rédigé en Égypte par un Juif appartenant à la secte des Pharisiens [19]. L’auteur lui-même dit qu’il résume l’ouvrage en cinq livres d’un autre Juif hellénisé d’Afrique, Jason de Cyréne [20]. Ce dernier a dû écrire vingt ans au moins après les événements qu’il raconte, non sans y mêler déjà des fables, et qui se placent entre 175 et 160 av. J.-C. [21]. Mais si l’ouvrage que nous possédons est assez ancien, il n’a commencé que fort tard à exercer quelque influence sur la pensée juive. Le premier écrivain qui paraisse l’avoir connu est le Juif égyptien Philon, lequel était âgé de trente ans environ lors de la naissance de Jésus. Josèphe, né en l’an 37 de l’ère chrétienne, ne le connaît pas (du moins directement) et il ne s’en trouve aucune citation ni dans les Évangiles, ni dans les Actes, ni dans les Épîtres authentiques. La première allusion à ce livre, dans la littérature chrétienne, se lit dans l’Épître aux Hébreux, où l’on s’accorde à reconnaître l’oeuvre d’un Paulinien d’Alexandrie, qui vivait vers l’an 80 de l’ère chrétienne [22]. Tous ces témoignages, remarquons-le, nous ramènent à l’Égypte et, en particulier, à Alexandrie. On ne se trompe donc guère en admettant que l’opuscule en question reflète, dans sa partie dogmatique, non pas l’opinion générale du judaïsme, mais celle d’un petit cercle judéo-alexandrin.

Le second livre des Macchabées raconte [23] que les soldats de Judas avaient dépouillé les cadavres de quelques-uns de leurs compagnons, tombés dans un combat contre Gorgias, gouverneur de l’Idumée. Sous leurs tuniques, ils découvrirent des amulettes, choses interdites aux Juifs par la Loi. Alors Judas « pria pour que cette transgression fût effacée » et envoya à Jérusalem 2000 drachmes pour les employer à un sacrifice expiatoire. L’auteur du récit ajoute : « C’était une belle et louable action, en ce qu’il songeait à la résurrection ; car s’il n’avait pas espéré que ceux qui avaient été tués ressusciteraient, il aurait été superflu et ridicule de prier pour les morts [24]. »

Ce commentaire est évidemment tendancieux : c’est l’oeuvre d’un homme qui croit à la résurrection, à l’efficacité des prières pour les morts et qui veut prouver que Judas Macchabée professait la même opinion. Mais l’argument qu’il allègue ne vaut rien [25]. Chez tous les peuples, la violation d’une loi religieuse par quelques-uns a été considérée comme dangereuse pour la communauté tout entière, comme exigeant une expiation ou une purification. Judas prie l’Éternel de pardonner à quelques soldats juifs un acte d’idolâtrie et fait offrir un sacrifice afin de détourner de son armée la colère divine. Le sort de ses soldats dans l’autre monde ne l’occupe pas. Donc, cette histoire ne prouve point ce que l’auteur du résumé a cru y voir et laisse même supposer le contraire à savoir que vers 170 av. J.-C., époque de Judas Macchabée, on ne croyait en Palestine ni à la résurrection ni à l’efficacité des prières pour les morts. Car, si ces croyances avaient existé alors, notre anonyme n’en eût pas été réduit à une induction absurde pour en établir l’antiquité et les placer sous un illustre patronage.

Bossuet n’a pas compris cela. « L’action de Judas, dit-il, fait voir qu’il était dès lors établi, parmi les Juifs, qu’il restait une expiation et des sacrifices pour les morts [26]. » Beaucoup de commentateurs ont commis la même erreur, depuis Origène qui, le premier, a insisté sur ce passage au point de vue de la doctrine de l’intercession. La seule conclusion qu’il soit permis d’en tirer, c’est que les Juifs du temps de Judas Macchabée ne croyaient pas encore à l’efficacité des prières pour les morts, mais que, du temps du rédacteur de notre livre, vers l’an 120 av. J.-C., il y avait parmi eux une secte religieuse qui y croyait, non sans se heurter à l’opposition des autres. Cette secte devait être pharisienne, puisque les pharisiens, au témoignage de Josèphe, admettaient la résurrection, alors que les sadducéens la niaient [27]. Or, le plus ancien texte biblique où l’idée de la résurrection soit clairement exprimée se trouve dans le livre de Daniel [28], qu’on est maintenant d’accord pour placer à l’époque macchabéenne, vers l’an 165 av. J.-C. Il est évident que l’idée de la résurrection a dû d’abord gagner du terrain et se préciser avant que l’on songeât aux devoirs qu’imposait aux vivants la comparution plus ou moins lointaine des morts devant la justice divine. En somme, tout concorde à prouver que la coutume de prier pour les morts s’est introduite, au premier siècle avant notre ère, dans certaines communautés juives, en particulier dans celles de l’Égypte, auxquelles appartenait le rédacteur du second livre des Macchabées. Elle n’avait pas encore trouvé d’accueil en Palestine à l’époque de l’enseignement de Jésus, qui n’en parle jamais, bien qu’il soit très affirmatif sur la vie future et le jugement des âmes suivant leurs mérites. En Égypte même, où l’on en suit la trace, les résistances et les hésitations durent être nombreuses [29]. Rien ne prouve qu’à l’époque d’Akiba, vers 130 apr. J.-C., cette doctrine eût pénétré dans le rituel des synagogues ; mais rien non plus ne nous défend de l’admettre. C’est alors aussi, sans doute, qu’elle fut adoptée par les communautés chrétiennes naissantes, de sorte que Tertullien, en l’an 200, put en parler comme d’un usage établi.

Ainsi Bossuet a eu raison de dire que la coutume de prier pour les morts a été transmise par la Synagogue à l’Église, bien qu’il se soit étrangement abusé sur l’ancienneté de cet usage et sur son universalité parmi les Juifs. Mais nous ne pouvons nous en tenir à ce résultat. Nous devons nous demander comment l’idée de l’intercession des vivants pour les morts a pénétré dans la pensée juive au premier siècle avant notre ère, pour se répandre de là dans toutes les églises chrétiennes jusqu’à la Réforme.

Comme le livre II des Macchabées est l’oeuvre d’un Juif d’Alexandrie, que les deux premiers auteurs qui le citent sont des Juifs alexandrins, il est naturel que nos regards se tournent d’abord vers l’Égypte non pas vers la vieille Égypte des pharaons contemporains d’Abraham, mais vers l’Égypte hellénisée où les Juifs alexandrins ont vécu et dont ils ont subi l’influence.

Or, nous possédons, à ce sujet, un texte très important de Diodore de Sicile, qui visita l’Égypte vers l’an 50 av. J.-C. [30]. « Au moment, dit-il, où la caisse qui contient le mort est placée sur la barque, les survivants invoquent les dieux infernaux et les supplient de l’admettre dans la demeure réservée aux hommes pieux. La foule y joint ses acclamations accompagnées de voeux pour que le défunt jouisse dans l’Hadès de la vie éternelle, dans la société des bons. » Ce texte peut être rapproché de certaines prières qui font partie des rituels égyptiens et qui avaient pour but d’aider le mort dans son voyage vers le séjour des bienheureux [31], « C’est le moment solennel, écrit M. Maspero, celui où le mort, quittant la ville où il a vécu, commence le voyage d’outre-tombe. La multitude assemblée sur les berges le salue de ses souhaits : “Puisses-tu aborder en paix à l’Occident de Thèbes ! — En paix, en paix vers Abydos ! — Descends en paix vers Abydos, vers la mer de l’Ouest [32] !” » Si les textes égyptiens, du moins à ma connaissance, n’offrent pas l’équivalent exact de la prière rapportée par Diodore, le dire de cet historien, témoin oculaire, n’en est pas moins très digne de foi. Il est d’ailleurs confirmé par toute une série d’épitaphes grecques d’Égypte, de l’époque impériale, mais païennes, où l’on trouve des formules comme celles-ci : « Sérapis ! donne-lui la victoire sur ses ennemis ! » (il s’agit des ennemis que le mort pouvait rencontrer dans son voyage vers le pays de félicité). — « Fais-lui bon accueil, seigneur Sérapis [33] ! » M. Révillout, qui s’est occupé de ces textes, a fort justement remarqué que, dans les épitaphes chrétiennes de l’Égypte, les prières des survivants pour les morts sont beaucoup plus fréquentes que dans les épitaphes contemporaines des autres pays, comme si les chrétiens de la vallée du Nil avaient subi, à l’exemple des Juifs, ou par leur entremise, l’influence des traditions religieuses indigènes. Là où M. Révillout parait faire erreur, c’est lorsqu’il écrit à ce propos [34] : « Les prières pour les morts… n’apparaissent chez les Juifs que lors de leurs grandes luttes avec les rois de Syrie sous les Macchabées et peut-être par une influence égyptienne. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’à cette époque les Ptolémées étaient certainement les appuis secrets des Juifs contre les Séleucides, comme les pharaons l’avaient été autrefois contre les gouverneurs assyriens. » J’estime, pour ma part, que les prières en question ne paraissent, chez les Juifs, qu’un demi-siècle environ après les Macchabées et que l’influence exercée à cet égard par l’Égypte est simplement due à l’existence d’une nombreuse colonie juive dans ce pays. La politique des Lagides n’y fut pour rien. À l’époque de la prédication de Jésus, Philon estimait qu’il y avait un million de Juifs en Égypte (contre 180 000 en Asie Mineure et 8 000 à Rome) et il nous apprend qu’ils peuplaient, à Alexandrie, deux quartiers sur cinq [35]. Rien de surprenant à ce qu’une agglomération juive aussi considérable ait rayonné au-dehors et que ses idées, influencées par les spéculations gréco-égyptiennes, se soient répandues non seulement en Syrie, mais dans d’autres parties du monde hellénique.

Je crois trouver une trace de cette propagande à Corinthe, ville dont les relations commerciales avec Alexandrie étaient continuelles et qui possédait une colonie juive importante. Saint Paul y constate l’usage de se faire baptiser pour les morts, c’est-à-dire afin d’assurer aux morts non baptisés le salut éternel [36] — pratique d’intercession qui rentre dans l’ordre de celle indiquée au second livre des Macchabées. Ce baptême n’était d’ailleurs pas le baptême chrétien, mais celui que subissaient les prosélytes [37] Grecs qui se convertissaient au judaïsme et qui préparaient ainsi le terrain à la formation des communautés chrétiennes [38].

Comme conclusion de ce qui précède, nous pouvons admettre l’origine égyptienne de la prière pour les morts. Mais le christianisme s’est développé dans le monde hellénique plutôt qu’en Égypte et l’on a le droit de se demander si, dans ce monde même, il ne trouva pas certaines idées analogues qui purent favoriser l’éclosion de sa doctrine sur l’efficacité des prières pour les morts.

Nous avons dit, en commençant, que l’Antiquité classique ignorait ces prières, parce que le mort, aux yeux des Grecs et des Romains, était un dieu. Toutefois, à côté de cette conception primitive, on en constate une autre, qui se rapproche bien davantage de celle des Modernes. Les morts sont soumis à un jugement, en raison de la conduite qu’ils ont tenue pendant leur vie ; les uns sont envoyés ensuite aux Champs Élysées, séjour des bienheureux ; les autres sont précipités dans le Tartare. Il est même question, dans le VIe livre de l’Enéide, du Purgatoire et des Limbes, conceptions qui ont passé dans l’eschatologie chrétienne et y tiennent encore une grande place. Évidemment, entre cette manière de voir et celle que Fustel a retrouvée au fond des religions de la Grèce et de Rome, il y a incompatibilité absolue. Au lieu d’être un dieu ou un demi-dieu, le mort est un prévenu, menacé de peines plus ou moins longues, qui doit se justifier ou se purifier par la souffrance avant d’être admis dans le cercle des élus ; là même, il ne sera qu’un mort privilégié, non un dieu, bien différent de cet Agamemnon d’Eschyle, auquel Electre demande, dans une prière, non seulement la réussite de ses projets, mais la vertu.

Il est remarquable que la même dualité d’opinions se constate en Égypte, en Italie et en Gaule ; dans ces trois pays, comme en Grèce, le mort est censé tantôt habiter sa tombe, où il reçoit des hommages et rend même des oracles, tantôt émigrer vers une région lointaine, au prix d’un voyage semé de fatigues et de dangers. De ces deux conceptions, en Grèce du moins, la première paraît être celle de la religion officielle la seconde, celle de la religion populaire. Avec le temps, la religion officielle dépérit, sous les atteintes de la science et de la conscience ; en revanche, la religion populaire qui n’est pas nécessairement la plus récente, mais celle des classes inférieures se développe, s’habille de formules philosophiques ou morales et tend à régner exclusivement sur les âmes qui ne sont pas encore détachées de toute religion.

En Grèce et dans l’Italie méridionale, la religion populaire s’appelle l’orphisme. Au VIe siècle, elle trouve un législateur en Pythagore ; au IVe, elle marque d’une empreinte profonde la pensée de Platon ; à l’époque de Jésus, elle inspire Virgile, qui, dans sa IVe Églogue, dans le VIe livre de l’Énéide, se fait l’interprète du messianisme et de l’eschatologie orphiques. Un siècle plus tard, elle commence à exercer son influence sur la pensée chrétienne, et cela sans que les premiers chrétiens en fassent mystère. Le poète Orphée figure, comme un précurseur de Jésus, sur quelque sarcophages chrétiens et sur plusieurs peintures des catacombes [39]. Tout le mysticisme du christianisme primitif, qu’on appelle la gnose, est pénétré d’éléments orphiques [40]. Le paganisme mourant ne cesse de s’en imprégner. Au IIIe siècle encore, l’empereur Alexandre Sévère, dévot éclectique, réunit, dans son oratoire impérial, les images d’Orphée, d’Apollonius de Tyane et de Jésus.

Or, il y a toute apparence que l’orphisme populaire, sur lequel nous sommes malheureusement peu renseignés, connaissait les prières et les sacrifices pour les morts. Nous possédons, à ce sujet, deux textes, l’un de Platon, l’autre d’un poète orphique anonyme, où il est question de cérémonies par lesquelles les hommes croyaient racheter les fautes ou les crimes de leurs aïeux. Ces textes prêtent l’un et l’autre à contestation [41] et je crois inutile d’y insister ici. Ce qui, à mes yeux, est plus concluant au point de vue du problème qui nous occupe, c’est le fait qu’Hérodote et Diodore ont signalé l’analogie entre les doctrines orphiques, pythagoriciennes et égyptiennes et que Diodore appuie particulièrement sur les emprunts faits par Orphée aux croyances des Égyptiens touchant la vie future [42]. « Au dire des Égyptiens, écrit-il [43], Orphée a rapporté de son voyage les cérémonies et la plupart des rites mystiques célébrés en mémoire des courses de Cérès, ainsi que les mythes de l’enfer. » Lorsque les Anciens expliquent les analogies entre l’orphisme et, la théologie égyptienne par l’hypothèse d’un voyage d’Orphée en Égypte, nous pouvons n’attacher à cette explication aucune importance ; mais il n’en est pas de même des analogies elles-mêmes, constatées par des gens qui connaissaient beaucoup mieux que nous les rites et les doctrines qu’ils comparaient. Nous admettrons donc, non pas une influence égyptienne sur l’orphisme primitif — qui est possible, sans être démontrée —, mais une ressemblance étroite entre les rites orphiques et les rites égyptiens. Sur un point, d’ailleurs, qui présente une importance considérable, nous sommes à même, depuis quelques années, de contrôler et de vérifier cette ressemblance. Dans plusieurs tombes du IIIe et du IIe siècle av. J.-C., découvertes dans l’Italie méridionale et en Crète, on a trouvé les fragments d’un petit poème orphique, gravé sur des tablettes d’or, qui est comme un guide pour le défunt dans son voyage d’outre-tombe, destiné à le mettre en garde contre les périls surnaturels qui le menacent [44]. Or, ce guide est l’équivalent exact — avec la sobriété de la pensée grecque en plus — du Livre des morts dont on plaçait des extraits dans les tombes égyptiennes et qui avait aussi pour but de soustraire le mort aux dangers qui l’entouraient dans son voyage vers le pays des bienheureux [45].

Nous croyons donc pouvoir conclure que l’idée des prières et des sacrifices pour les morts était à la fois égyptienne et orphique. Par l’Égypte, elle a pénétré chez les Juifs alexandrins et dans le vaste domaine que sillonnait le commerce d’Alexandrie ; par l’orphisme, elle s’est répandue en Grèce, en Asie Mineure, en Italie. Le terrain était bien préparé, comme par un double labour, à cette révolution des croyances qui substitua au mort divinisé le mort tremblant de paraître devant son juge et à la prière que l’on adressait au mort celle qu’on adresse encore à Dieu pour qu’il accorde au mort la béatitude.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « L’Origine des prières pour les morts », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 316-331.

Notes

[1Revue des études juives, 1900, p. 161-173. Une courte esquisse de ce mémoire a paru dans la Strena Helbigiana, Leipzig, 1900, p. 245-247.

[2Eschyle, Choéph., v. 122-145 (trad. Pierron, p. 243).

[3Saint Augustin, La Cité de Dieu, VI, 27.

[4Des exemples, qui sont loin d’être tous explicites, sont cités au chap. VII du IVe Esdras.

[5Tertullien, De corona, IV.

[6Il y a sans doute une allusion à la prière pour les morts dans l’épitaphe d’Abercius, découverte en Phrygie, qui est antérieure à l’an 216 (cf. H. Marucchi, Éléments d’archéologie chrétienne, t. I, p. 296). Je continue à ne pas bien comprendre ce texte, mais je n’admets plus la théorie trop ingénieuse qu’a mise en avant M. Dieterich pour en démontrer le caractère païen (cf. Revue critique, 14 décembre 1896).

[7Tertullien, De monogamia, X.

[8Tertullien, De exhort. castit., XI.

[9Pour le IVe, et le Ve siècle, on trouve des citations nombreuses dans l’article de M. Israël Lévi sur la commémoration des âmes (Revue des études juives, 1894, t. XXIX, p. 55-56).

[10La preuve que cette pratique est indépendante de la croyance au Purgatoire, c’est que les Grecs orthodoxes, qui n’admettent pas le Purgatoire, prient cependant pour les morts (cf. Revue anglo-romaine, 1895, p. 156). En ce qui touche la « commémoration des âmes » chez les Juifs du Moyen Âge, voir l’étude déjà citée de M. Israël Lévi, Revue, 1894, t. XXIX, p. 44 et suiv.

[11Saint Augustin, Confess., IX, 13.

[12Luc, XXIV, 1 ; Marc, XVI, I.

[13Matthieu, XXVIII, 10.

[14Bossuet, Défense de la tradition, éd. de 1846, t. VIII, p. 301.

[15Bossuet cite « la Gémara du Talmud, au traité Calla ». Cette indication est exacte ; cf. Hamburger, Real. Encyklop. für Talmud, art. « Kaddisch », p. 607. Mais ce traité ne fait pas partie du Talmud. — Pour les passages des talmudistes, qui impliquent l’idée de l’intercession des vivants en faveur des morts, je renvoie à l’article cité de M. Israël Lévi, p. 51.

[16M. Israël Lévi veut bien m’apprendre que cette expression n’est pas dans l’hébreu. 2. Bossuet, op. laud., t. XII, p. 221-222.

[17Bossuet, op. laud., t. XII, p. 221-222.

[18Bossuet, OEuvres, éd. de 1846, t. VIII, p. 301.

[19B. Niese, Kritik der beiden Makkabéerbücher, Berlin, 1900 (extrait de l’Hermes, t. XXXV, p. 268,453).

[20II, Macch., 2, 23 ; cf. 2, 26, 28.

[21Schürer, Geschichte des jüdischen Volkes, t. II, p. 740.

[22G. Kruger, Gesch. der altchristl. Literatur, 1895, p. 11 ; A. Harnack, Die Chronologie, 1897, p. 479.

[23Macch., II, 12, 43.

[24Trad. Reuss, p. 192.

[25Cette opinion est partagée par M. Israël Lévi, Revue des études juives, 1894, t. XXIX, p. 49.

[26Bossuet, éd. de 1846, t. VIII, p. 301.

[27Cf Schürer, op. laud., t. II, p. 460.

[28Daniel, XII, 2 ; cf. Schürer, loc. laud.

[29Dans le IV Esdras, qui date probablement de 97 apr. J.-C. et qui est l’oeuvre d’un juif alexandrin, la doctrine de l’intercession est mentionnée comme une nouveauté théologique mal définie. « Seigneur, dit Esdras à l’ange, au jour du jugement, les justes pourront-ils intercéder pour les pécheurs aux yeux du Très-Haut ? » Et l’ange répond : « Il n’y aura personne qui rejette son fardeau sur son semblable, car chacun subira ce qu’il mérite et sera responsable de ses actions. » (Trad. Basset, p. 64.)

[30Diodore, 1, 91 (trad. Hoefer, p. 107).

[31Révillout, Revue égyptologique, 1885, p. 42.

[32Maspero, Lectures historiques, p. 149.

[33Corpus inscr. graec., 4710, 4712.

[34Revue égyptologique, 1885, p. 45.

[35Philon, in Flacc., 6 et 8. Cf. Th. Reinach, art. « Judœi », dans le Dictionnaire des antiquités de Saglio, p. 622.

[36Paul, Epist. I Cor., 15, 29.

[37Schürer, op. laud., t. II, p. 569.

[38Discuter en détail le baptême pour les morts m’entraînerait trop loin. Je ferai remarquer seulement qu’Epiphane attribue cette pratique (que saint Paul ne blâme pas) aux Cérinthiens ; or, Cérinthe paraît avoir été un Juif d’Égypte.

[39Cf. A. Heussner, Die altchristlichen Orpheusdarstellungen, Cassel, 1893.

[40Dieterich, Nekyia, 1893, p. 172 et passim.

[41Platon, p. 364 E-365 A ; Orphica, éd. Abel, p. 237. J’ai discuté ces passages dans la Revue de philologie, 1899, p. 228, répondant aux doutes exprimés par M. Tannery, ibid., p. 126.

[42Hérodote, II, 81 ; Diodore, I, 92.

[43Diodore, I, 96.

[44Inscripizones graecae ltaliae, n° 638, 641, 642 ; Bulletin de correspondance hellénique, 1893, p. 121.

[45Ce rapprochement, indiqué d’abord par M. Dieterich (De hymnis orphicis, Marbourg, 1891, p. 41), a été ingénieusement développé par M. Foucart dans son premier mémoire sur les mystères d’Eleusis (Paris, 1895).

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