LES FAUX TÉMOIGNAGES DES ENFANTS
DEVANT LA JUSTICE
Par le Dr A. Motet.
J’ai eu l’honneur de présenter à l’Académie de médecine un travail sur les faux témoignages des enfants devant la justice. Me renfermant, de parti pris, dans des limites restreintes, j’ai voulu insister seulement sur un état mental particulier, qui, pour n’avoir pas échappé à des observateurs sagaces, n’avait pas été décrit d’une manière spéciale.
Je ne voulais pas refaire une étude que Bourdin avait entreprise déjà en 1882, et qui devint à la Société Médico-psychologique l’occasion d’une intéressante discussion [1]. Bourdin avait soutenu une thèse beaucoup plus générale que la mienne. Il avait pris le mensonge chez l’enfant, et, par une pente toute naturelle, il n’avait pas tardé à dévier et à parler du mensonge à tous les âges. Le classement qui lui paraissait le plus simple reposait, disait-il, sur le but que veut atteindre le menteur :
– a. Le mensonge est une occasion de badinage ;
– b. Le mensonge est mis au service des passions ;
– c. Il sert de moyen de défense ;
– d. On l’emploie pour attaquer.
Et, dans le développement de ce thème, se trouve une curieuse étude de caractères. L’adulte y a sa place tout aussi bien et mieux encore que l’enfant, et M. Fournet, de son côté, a rencontré l’occasion d’une dissertation médico-psychologique sur les « morbidités mentales et morales » des enfants.
Ce n’était pas là le but vers lequel je tendais. J’ai voulu, me plaçant exclusivement au point de vue médico-légal, montrer combien il fallait être prudent, réservé, en présence des dépositions des enfants. Je ne pouvais oublier les graves conséquences quelles ont parfois entraînées, et j’avais dans l’esprit ces paroles adressées par un homme mis en état d’arrestation, à l’enfant qui l’accusait faussement : « Je suis innocent, disait-il, mais je ne t’en veux pas, mon pauvre petit, du mal que tu me fais, tu ne peux pas t’en douter. »
Si donc, en étudiant comme je l’ai fait les conditions dans lesquelles peuvent se produire des dépositions mensongères j’ai pu ramener, non pas à de simples perversions instinctives, mais à un processus pathologique les faux témoignages d’un enfant ; si j’ai pu aider le magistrat chargé de l’instruction à réduire à néant une accusation, j’ai fait une oeuvre utile, humaine, et j’ai servi honnêtement les intérêts de la justice et de la vérité.
Il importe de ne pas donner à cette communication une interprétation autre que celle que je veux lui donner moi-même. Je n’ai pas dit qu’il fallait désormais laisser de côté les témoignages des enfants et renoncer absolument aux indications qu’ils pourraient fournir. Mais je maintiens qu’avec les enfants il faut rester souvent en défiance, et n’accepter leurs dires qu’après avoir acquis la conviction qu’il n’entre pas dans leurs dépositions d’éléments suspects.
Et puisque j’ai cité Bourdin, je lui prendrai cette phrase qui termine son travail, et qui pourrait servir d’épigraphe au mien :
« Le mensonge, élevé dans l’esprit du menteur à la hauteur de la vérité, ne présente nul danger quand il s’agit de petits intérêts ou de choses indifférentes ; mais, quand le mensonge est déposé aux pieds de la justice, le salut de l’accusé est gravement compromis. Le juge résiste difficilement à la parole de l’enfant, parce qu’il la regarde comme sincère. De la foi du juge peuvent résulter les plus grandes iniquités. — Laissons ce sujet dans l’ombre.
»Il appartient aux éducateurs et particulièrement aux médecins de détruire le mythe de l’infaillible sincérité de l’enfant. C’est une oeuvre méritoire à tous égards [2]. »
Je n’ai pas cru qu’il fallût « laisser ce sujet dans l’ombre ». J’ai pensé qu’en y apportant un peu de lumière, je ferais « œuvre méritoire ». Œuvre surtout de médecin, si je montrais que dans des conditions déterminées « d’état mental particulier » l’enfant pouvait trouver dans un trouble passager ou durable de son intelligence les éléments de mensonges très compliqués, ayant toutes les apparences de la vérité, apparences d’autant plus saisissantes que la conviction est plus profonde et plus sincère.
Je n’ai pas, je le crois du moins, à me défendre contre le reproche qui nous est parfois adressé de créer, par des procédés qu’on appelle nouveaux, des difficultés graves à l’instruction des affaires criminelles. Les magistrats qui nous font l’honneur de nous demander nos avis dans ces délicates questions savent bien que nous apportons à leur solution la plus prudente réserve. Si aujourd’hui, empruntant à la clinique ses procédés d’investigation et d’analyse, nous nous appuyons sur des données plus positives, c’est que la science a marché : nous serions coupables de ne pas nous tenir au courant de ses progrès, de ne pas les faire servir à la démonstration de la vérité, dussions-nous quelquefois éveiller des doutes qui tomberont d’eux-mêmes au contact des faits.
Je ne sais rien de plus émouvant que le récit d’un enfant racontant les détails d’un crime dont il prétend avoir été ou le témoin ou la victime. La naïveté du langage, la simplicité de la mise en scène, accroissent singulièrement l’intérêt, entraînent la confiance. L’entourage se laisse aisément gagner par une émotion qui va grandissant toujours, se doublant de l’indignation et de la pitié qu’inspire une monstrueuse aventure. Par un procédé dont il est facile de se rendre compte, parents, amis, voisins, acceptent sans contrôle le fait, vrai ou faux ; ils y ajoutent incessamment de nouveaux détails, constituent un ensemble bien plus complet que le récit primitif : l’enfant s’en empare, il se l’assimile, il le reproduit sans variantes, et, devant le magistrat, c’est avec une précision terrible qu’il accuse.
Lasègue racontait qu’un jour il avait eu à intervenir dans une affaire grave. Un négociant chemisier est appelé chez un juge d’instruction sous l’inculpation d’attentat à la pudeur sur un enfant de dix ans. Il proteste en termes indignés ; il affirme qu’il n’a pas quitté sa maison de commerce à l’heure où aurait été commis l’attentat dont on l’accuse. La déposition de l’enfant est là, claire, précise ; il la reproduit dans tous ses détails, et les parents confirment ses dires. Le magistrat, ébranlé par l’attitude du négociant, homme parfaitement honorable, s’arrête et ne poursuit pas l’affaire. Mais celui-ci reprend l’enquête pour son compte, il veut savoir pourquoi l’enfant l’accuse, et. voici ce qu’il apprend, dirigé par les conseils de Lasègue.
L’enfant avait fait l’école buissonnière Il était rentré à la maison longtemps après l’heure habituelle. À son arrivée sa mère inquiète lui demande d’où il vient ; il balbutie ; elle le presse de questions, il répond « oui » à tout ce qu’elle lui demande ; elle e s’imagine qu’il a pu être victime d’un attentat à la pudeur, et lancée sur cette piste, on ne sait pourquoi, elle interroge dans ce sens, elle prépare à son insu les réponses, et quand le père arrive, c’est elle qui, devant l’enfant, raconte l’histoire telle qu’elle l’a créée. L’enfant la retient ; il la sait par coeur, il se laisse emmener rue Vivienne, et quand on lui demande s’il reconnaît la maison où il a été conduit par « le monsieur », il désigne la demeure du négociant ; et l’histoire est ainsi complète, jusqu’au jour où il a été possible de reconstituer l’escapade et de réduire à néant une fable dont les conséquences pouvaient être si graves.
Le hasard m’a permis de recueillir dans un court espace de temps quatre observations de ce genre. En les serrant de près. j’ai pu me rendre compte de l’état psychologique des enfants accusateurs, et des conditions dans lesquelles leurs convictions — j’en ai rencontré de sincères — avaient pu s’établir. Or. cet état mental a des analogues, et chez certains hystériques les mensonges souvent très compliqués, constitués mi-partie de vrai, mi-partie de faux, ont une tonnante ressemblance avec les inventions des enfants. Nous dirons pourquoi.
Voici, Messieurs, l’un des cas les plus intéressants qui aient été soumis à mon examen.
Le 19 novembre 1885, Morin, âgé de sept ans et demi, fils d’une marchande de journaux, reçoit de sa mère, dans la matinée, les journaux qu’il doit porter dans le voisinage. Il s’acquitte de la commission qu’il a l’habitude de faire, et ne rentre pas à la maison. On le cherche de tous côtés, et c’est le soir seulement qu’une dépêche de la préfecture de police apprend à ses parents qu’on l’a retrouvé à Billancourt. Deux pêcheurs l’avaient retiré de la Seine au moment où il allait se noyer.
II raconte que le matin, dans la rue, un homme dont il fait le portrait, dont il détaille le costume, les allures, l’avait abordé, et lui avait demandé s’il voulait venir avec lui ; il avait refusé, mais l’homme l’avait emmené « par force ». Chemin faisant, l’enfant s’était plaint d’avoir, mal au bras, et l’homme lui avait demandé ce qu’il avait : il lui avait répondu qu’il avait eu du mal et qu’il avait été soigné trois mois à Berck pour cela. Puis, après avoir marché longtemps, ils arrivèrent sur le bord de l’eau, et sans rien dire, l’homme l’avait poussé dans la rivière. Il avait crié au secours. Deux messieurs qui pêchaient l’avaient retiré ; on l’avait porté dans une maison où il y avait du feu, on lui avait donné d’autres vêtements secs, etc., etc.
Ce récit fut répété sans variantes devant plusieurs personnes. Le signalement de l’homme était si précis, qu’on put sans peine trouver celui que désignait l’enfant. C’était un nommé C…, employé d’un muséum d’anatomie ambulant établi pendant plusieurs semaines sur le boulevard de Rochechouart, près de la demeure d’Albert Morin. L’enfant avait pu le voir souvent la porte de la baraque où il faisait le boniment.
Malgré ses énergiques dénégations, C… est arrêté. Le commissaire de police se croit sur la trace d’un grand crime ; il ne doute pas de la sincérité de l’enfant : il ne suppose pas un instant qu’à sept ans et demi il invente de toutes pièces une histoire dont les moindres détails paraissent exacts. Pour lui, la preuve est faite quand Albert Morin décrit le costume de l’homme qui l’a emmené, et quand il ajoute qu’il boite de la jambe droite.
Mais le juge d’instruction, saisi de l’affaire, après un long interrogatoire de l’enfant, bien qu’il eût reproduit devant lui ses affirmations antérieures, n’accepte pas ses dires sans réserve. C… offrait de prouver son alibi, cette preuve fut faite. — Que valait donc la déposition de l’enfant ? — Si elle était fausse, avec toutes les apparences de la sincérité, quelle opinion fallait-il prendre de l’état mental d’un enfant qui avait réponse à tout, semblait absolument convaincu ? C’est pour résoudre ce problème que je fus chargé d’examiner le jeune Albert Morin.
Je vis l’enfant chez lui, et bien que sa Mère fût aussi convaincue que possible de la véracité de son fils, bien qu’elle considérât ma visite comme inutile et même comme indiscrète, je pus obtenir d’elle des renseignements d’une importance décisive.
« Ce qui est certain, nous dit-elle, c’est que depuis que cette affaire est arrivée, le petit est toujours dans la crainte, il a des cauchemars toutes les nuits, il rêve tout haut de cet homme, il dit qu’il va le jeter à l’eau ou l’enterrer. »
En cherchant bien, nous avons appris que depuis longtemps Albert Morin dormait mal ; presque tontes les nuits il urinait dans son lit. Du jour où ces troubles du sommeil nous ont été connus, nous avons pu suivre l’évolution psychopathologique de la conviction délirante.
Chez les enfants, pour peu qu’on ait l’occasion de les étudier avec suite, on trouve souvent des développements partiels hâtifs, tout aussi bien que des arrêts de développement, partiels aussi.
Lorsque la précocité porte du côté de l’intelligence, il n’est pas rare de rencontrer une exaltation singulière du sentiment du merveilleux. L’imagination est alors aisément frappée, et si des circonstances particulières, des influences de milieu apportent un aliment à ce dispositions individuelles, les exagérations sont prochaines.
Or, le jeune Morin vit dans un milieu des plus défavorables pour lui. Il entend à chaque instant parler de faits divers émouvants racontés dans les journaux que vend sa mère ; il a sous les yeux les images qui représentent des scènes de violence, il écoute les commentaires, il s’en souvient, il en rêve. — Dans son quartier vient s’établir un musée d’anatomie ; sur le devant de la baraque il y a des personnages en cire. Il s’arrête fasciné. Il y a en lui un mélange de curiosité et de terreur devant ces têtes immobiles ; il revient souvent à ce spectacle qui tout ensemble l’attire et l’effraye.
Au milieu de ce monde figé, un homme se meut, parle, et, par une singulière coïncidence, l’enfant l’entend un jour dire à la foule : « Entrez, vous verrez la tète de Morin tué par madame C. H… » Le reste lui importe peu ; mais, Morin, c’est lui ; la tête que cet homme va montrer, c’est la sienne.
Voilà le choc moral ; l’impression est produite, la perplexité, l’obsession vont la suivre, la rendre durable. Et, au lieu du sommeil si profond et si calme d’ordinaire à cet âge, les rêves effrayants vont le hanter ; des complications inouïes vont surgir ; le souvenir n’en sera pas perdu complètement au réveil ; alors l’idée d’un danger sans cesse menaçant s’immobilise dans l’esprit ; et un jour, au hasard peut-être d’une rencontre, l’enfant pris de peur fuit devant lui, inconscient ; il arrive sur le bord de la Seine ; à ce moment, la vision a dû disparaître, la chute dans l’eau n’est plus qu’un événement banal. Mais, précisément parce que le réveil s’est fait, il faudra bien trouver une explication à la fugue, à la chute dans l’eau. Dans toute la première partie, l’enfant a été un acteur sincère dans le drame improvisé par ses terreurs ; il raconte tout ce qu’il a rêvé, tout ce qu’il a tant redouté ; il accuse l’homme qu’il connaît, celui qui montre la tête de Morin ; et, plus son imagination a été frappée, plus longue a été l’incubation de son idée, plus précis sont les détails ; ils ne peuvent pas varier, l’incrustation est trop profonde. II n’ajoutera qu’une chose, et ce ne sera pas lui qui l’aura inventée, c’est sa mère qui, a son insu, a complété l’aventure : l’enfant avait dit d’abord qu’il était tombé à l’eau, qu’il avait glissé sur une pierre. Après la première partie de son récit, la conclusion qui s’imposait à la mère, et qu’elle a dû lui présenter, c’est que C… l’avait jeté à l’eau. C’est ainsi que les choses se passent d’ordinaire ; l’intérêt pour la jeune victime présumée amène auprès d’elle une foule de curieux pour lesquels le récit de l’aventure est cent fois répété, dans les mêmes termes, et la conviction des auditeurs double celle du narrateur.
Cette mise eu scène, ces témoignages de sympathie plus bruyante qu’éclairée ne déplaisent pas à l’enfant qui, instinctivement, est fier qu’on s’occupe de lui. Mais, au fond, qu’y a-t-il ? — Un état mental très intéressant à étudier chez un enfant dont l’imagination a été vivement frappée ; qui, sous l’influence des terreurs provoquées par un spectacle, a eu des troubles du sommeil se prolongeant jusque pendant la veille. Un jour, il a mis en action, dans un état d’automatisme analogue à celui du somnambulisme, l’un de ses rêves terrifiants : son esprit troublé a fait tous les frais d’une aventure à la réalité de laquelle on a pu croire, et qui n’est rien de plus qu’un fait pathologique, une auto-suggestion.
J’ai eu, presque à la même époque, à examiner un enfant détenu à la maison d’éducation correctionnelle et dont les plaintes causèrent un certain émoi. Il racontait qu’une personne de la maison, qu’il désignait clairement, était entrée la nuit, dans sa cellule, l’avait retourné dans son lit et s’était livrée sur lui à des attouchements obscènes. Il avait vu cette personne, il montrait l’endroit de la cellule où les vêtements noirs lui étaient apparus.
La nuit suivante, il est sur ses gardes ; inquiet, il dort mal, se réveille en sursaut à chaque instant ; l’apparition se produit encore, et le lendemain il accuse, il donne des détails, il précise : l’explication ne fut pas difficile â trouver ; l’enfant avait des oxyures, des démangeaisons vives à l’anus, et de l’érythème intertrigo avait été provoqué par des frottements répétés ; le sommeil était troublé.
Il suffisait du passage du surveillant de ronde qui, la nuit, projette la lumière de sa lanterne dans la cellule par le grillage placé au-dessus de la porte, pour l’éveiller à demi. Le cône d’ombre placé en dehors de la projection lumineuse était pris par l’enfant pour des vêtements noirs. La sensation de prurit à l’anus se transformait en attouchements, et, dans cette jeune imagination que la vie en commun dans un atelier avait déjà pervertie, une histoire faite, moitié de terreurs nocturnes, moitié de souvenirs de conversations obscènes, était débitée avec toutes les apparences dune conviction sincère. C’est par un procédé analogue que des enfants s’accusent de délits ou de crimes qu’ils n’ont pas commis. Voici un enfant de treize ans, qu’on arrête sous l’inculpation d’avoir jeté à l’eau un de ses petits camarades ; le jeune Marinier a bien disparu, du 31 mai au 3 juin 1886, mais il n’a pas été jeté à l’eau par Massé, et les dires de ce dernier sont absolument faux. On s’est demandé si Massé n’était pas un « halluciné », et s’il ne fallait pas admettre qu’il fût atteint de troubles de l’intelligence pour venir affirmer avec détails qu’il avait noyé son petit camarade, quand rien de semblable ne s’était passé.
L’explication ne doit pas être cherchée si loin. On a causé entre gamins de la disparition de Marinier qui faisait quelque bruit. L’un d’eux a raconté à ses parents que Massé lui avait dit s’être baigné avec Marinier, et l’avoir poussé dans l’eau. L’invention est peut-être de ce narrateur.
Ce qui est certain, c’est que le grand-père du disparu est avisé ; il va trouver le jeune Massé, le malmène rudement ; Massé intimidé se défend mollement, il est pressé de questions et, dans ce cas-là, les questions préparent la réponse : « Où l’as-tu jeté ?… C’est là, ce doit être là ? » — Et l’enfant rudoyé répond Oui. D’autre personnes interviennent, chacune apporte son affirmation ; et, dans la jeune tête troublée, il se fait un travail d’assimilation inconsciente, où la vérité sombre, où apparaissent classées dans un ordre régulier les données de l’entourage.
C’est à peine si l’enfant y ajoute quelque chose, et, lorsqu’on s’étonne qu’il ait pu, au milieu d’une invention de ce genre, donner des détails qui la rendent vraisemblable, il suffit de chercher, et l’on trouve d’où lui sont venus ces détails.
Dans cette affaire, il y a l’histoire vraie d’un panier contenant des provisions, d’une binette à sarcler, emportés par le petit Marinier et que Massé aurait jetés dans la Marne, elle lui a été apprise par les gendarmes ; ce sont eux qui les premiers en ont parlé devant lui, et quand le grand-père Marinier lui a dit : « Qu’as-tu fait du panier ? tu l’as jeté à l’eau ? » il a répondu « oui », comme il avait déjà répondu à la première accusation.
Lorsqu’il fut arrêté et conduit devant le juge d’instruction, Massé avoua et nia tour à tour ; si on l’interrogeait d’une certaine façon, il récitait une leçon apprise ; si on lui parlait avec bienveillance, il disait le contraire de ce qu’il avait affirmé ; il y avait dans son esprit un mélange confus de vérités et de mensonges qui rendait assez difficile la solution du problème. Le retour de l’enfant disparu vint, heureusement tout simplifier ; mais il n’en restait pas moins ce fait, plus commun qu’on ne pourrait le croire, d’un enfant, jouant un rôle actif dans un drame improvisé dont son imagination n’avait même pas eu besoin de faire tous les frais.
On se souvient encore de la profanation de sépulture commise au cimetière Saint-Ouen dans le cours de l’année dernière. Le coupable avait échappé aux recherches : un jour, une lettre anonyme fut adressée au commissaire de police du quartier : elle désignait comme l’auteur de la violation de sépulture un nommé D… et comme complice un nommé X… D… fut arrêté.
C’est un jeune homme de dix-neuf ans, de petite taille, sans malformation d’aucune sorte, sans caractères accusés de dégénérescence ; la physionomie est peu intelligente ; il a les chairs blanches et molles, l’aspect efféminé.
Chez le commissaire de police il s’accuse, il donne des détails qui, au premier abord, paraissent d’une rigoureuse précision, et qui, si l’on veut bien y prendre garde, ne dépassent pas les renseignements fournis par les journaux ; il dit que c’est son camarade qui a profané le cadavre. Un peu pressé de questions, il se trouble, et, à la fin de l’interrogatoire, il se fait en lui une véritable réaction, l’instinctif sentiment de la défense se réveille, et, sans avoir bien conscience encore de la situation grave où il vient de se mettre lui-même, il se rétracte, il est pris tout à coup d’une crise nerveuse qui n’est pas simulée. À partir de ce moment, il ne s’accuse plus, il nie énergiquement qu’il ait écrit la dénonciation trouvée ouverte dans un bureau de poste. Conduit chez l’un de MM. les juges d’instruction, il parait assez étrange dans son attitude pour que l’examen son état mental paraisse nécessaire. Nous en avons été chargé, et nous avons trouvé, dans les antécédents : 1° une grand-mère, du côté maternel, frappée d’une hémorragie cérébrale, restée hémiplégique gauche avec de l’affaiblissement intellectuel ; une tante hystérique ; 2° son père, dont les antécédents sont inconnus, était un débauché, paresseux, ivrogne, buveur d’absinthe, toujours dans un état d’excitation alcoolique. Il était d’une brutalité excessive ; à la mort de sa femme, phtisique, il abandonna ses enfants ; le dernier, D… fut recueilli par sa grand-mère. Sans maladies graves de l’enfance, sans convulsions, il a été difficile à élever, il n’a marché seul qu’à sept ans, et n’a parlé distinctement qu’à neuf ans. Jusqu’à quinze ans, il a pissé au lit. D’un caractère assez doux, il a été à l’école jusqu’à treize ans, et a fini par savoir assez bien lire mais il écrit mal et sait à peine compter. Depuis l’âge de seize ans, c’est un liseur de romans ; son imagination s’exalte avec une facilité extrême, mais au milieu de ses exagérations sentimentales, il conserve quelque chose de puéril qui le laisse inférieur, comme idées, comme goûts, aux jeunes gens de son âge. II n’a pas d’habitudes alcooliques.
Il est sujet à des crises délirantes avec un état hallucinatoire qui dure plusieurs heures. Nous avons pu constater l’une de ces crises ; sans être très agité ni bruyant, il avait de la loquacité incohérente. Cet état névropathique, qui n’est certainement pas d’origine comitiale, présente avec l’hystérie de nombreuses analogies.
Il est d’une vanité ridicule, d’une instabilité toute pathologique qui se traduit par des déterminations absurdes, par une tendance au mensonge, aux inventions romanesques. Il dévore les faits divers des journaux, les récits des crimes ; et par une disposition qu’on rencontre fréquemment chez tes débiles intellectuels, il est toujours prêt à jouer un personnage, à se mettre en scène ; par un procédé aussi naïf qu’imprévoyant, il fait volontiers, par écrit, des dénonciations compromettantes : une première fois, il a accusé son oncle d’avoir incendié une maison ; la seconde fois, c’est lui-même qu’il accuse. C’est, en un mot, un dégénéré, faible d’esprit. L’influence de l’alcoolisme du père a préparé les perversions du caractère, la tendance aux exagérations vaniteuses, au mensonge. Nous avons à peine besoin d’insister pour montrer le caractère pathologique de cet état. D… agit sans discernement, mais, par ses fausses dénonciations, il a compromis le repos, un peu plus il eût compromis la liberté de son oncle qu’il accusait. Il est donc nuisible, et il nous a semblé nécessaire de le mettre hors d’état de nuire. Nous avons provoqué son internement dans un asile d’aliénés.
On comprend sans peine combien, au point de vue médico-légal, il est important de se tenir en garde contre ces affirmations mensongères ; les plus graves complications peuvent naître, et ce qui s’est passé en Hongrie, il y a quelques années, en est un saisissant exemple.
Une jeune fille de Tisza-Eszlar, nommée Esther Solymosi, disparaît ; qu’est-elle devenue ? Personne ne le sait. Deux mois et demi plus tard des bateliers découvrent dans la Theiss le cadavre d’une jeune fille.
On l’examine ; les uns le reconnaissent pour celui d’Esther Solymosi, les autres doutent.
Mais les passions religieuses s’éveillent : dans ce village, catholiques et protestants vivent en état d’hostilité avec les israélites ; l’occasion parut bonne de créer à ceux-ci des difficultés. On les accuse d’avoir assassiné Esther dans la synagogue ; une légende se propage ; on fixe le jour, l’heure du crime ; bientôt les détails abondent, et quand la justice est saisie, il se trouve un juge qui, épousant aveuglément les passions et les haines, a son opinion faite avant tout examen et l’impose [3]. Un enfant de treize ans, Moritz Scharf, fils de l’un des assassins présumés, est interrogé par lui ; l’enfant ne sait rien ; mais rudoyé, violenté, il finit par dire que son père avait attiré chez lui la jeune fille, puis l’avait envoyée à la synagogue. Moritz avait entendu un cri, il était sorti, il avait collé son oeil à la serrure de la porte du temple, il avait vu Esther étendue à terre. Trois hommes qu’il désigna la tenaient par les bras, par les jambes, par la tète ; le boucher Salomon Schwartz lui fit une profonde entaille à la gorge avec un couteau et recueillit son sang dans deux assiettes ; ce qu’on fit du cadavre, il ne le savait pas et ce récit fait, il le reproduit. — En vain démontre-t-on l’alibi des hommes accusés, l’impossibilité de commettre un pareil attentat, en plein jour, à l’endroit le plus fréquenté d’un gros village, dans une synagogue éclairée par une fenêtre à hauteur d’appui qui permet de voir tout ce qui s’y passe ; il n’y a de traces de sang nulle part ; en vain des personnes dignes de foi viennent-elles affirmer qu’on a vu Esther plus d’une heure après le moment où on prétend qu’elle a été égorgée, la déposition de l’enfant est 1à et le juge qui l’a préparée, qui ne veut pas la perdre, séquestre son jeune témoin jusqu’au jour de l’audience, où il vient réciter comme une leçon apprise l’épouvantable déposition à laquelle il avait fini par croire.
C’est l’honneur de notre pays que de telles choses n’y soient plus possibles et que les magistrats chargés de l’instruction ne soient plus de ceux dont pariait Voltaire, « qui craignaient le pouvoir des préjugés. » C’est notre honneur à nous, médecins, de pouvoir apporter la lumière dans une question si délicate, d’un examen parfois si difficile.
Lorsqu’il s’agit de l’enfant, il ne faut jamais oublier que sa jeune intelligence est toujours prête à saisir le côté merveilleux des choses ; que les fictions le charment et qu’il objective puissamment ses idées ; qu’il arrive avec une étonnante facilité à donner un corps aux fictions écloses dans son imagination ; que son instinctive curiosité, son besoin de connaître, d’une part, et d’autre part, l’influence qu’exerce sur lui l’entourage, le disposent à accepter sans contrôle possible tout ce qui lui vient de ces sources diverses. Bientôt il ne sait plus ce qui lui appartient en propre, ce qui lui a été suggéré, il est affranchi de tout travail d’analyse et sa mémoire entrant seule en jeu lui permet de reproduire sans variantes un thème qu’il a retenu ; mais c’est précisément par cette répétition monotone que l’enfant se laisse juger.
Quand le médecin expert, après plusieurs visites, retrouve les mêmes termes, les mêmes détails, lorsqu’il suffit de la mise en train pour entendre se dérouler dans leur immuable succession les faits les plus graves, il peut être sûr que l’enfant ne dit pas la vérité et qu’il substitue, à son insu, des données acquises à la manifestation sincère d’événements auxquels il aurait pu prendre part.
J’ai dit que ces états avaient des analogues : M. le professeur Charcot, qui ouvre avec une inoubliable bienveillance son service de la Salpêtrière à qui veut s’instruire, nous montrait, il y a quelques semaines, une jeune hystérique qui, pendant une période d’hypnose, avait été convaincue qu’une somme de cinquante francs avait été mise, à sa disposition par un des assistants ; elle en avait donné reçu et elle avait vécu avec cette idée.
Un jour qu’elle était à l’état de veille, on lui demanda où et comment elle s’était procuré un objet dont elle se parait avec coquetterie. Elle répondit qu’elle était sortie pendant une après-midi, qu’elle était allée rue de la Paix et qu’elle avait payé douze francs l’objet en question. « Vous avez donc de l’argent ? lui demanda M. le professeur Charcot. — Certainement, répondit-elle, vous vous rappelez bien les cinquante francs que m’a donnés M. X… ? — Combien vous reste-t-il ? — Une trentaine de francs. — Pourriez-vous nous les montrer ? — Certainement, c’est la surveillante qui me les garde. » En effet, la surveillante avait en dépôt trente-cinq francs appartenant à la malade et dont l’origine était tout autre que celle qu’elle leur assignait : ils lui venaient de sa famille.
À l’analyse que trouve-t-on ? Une suggestion passée dans le domaine des faits acquis, et autour de cette suggestion, une histoire vraisemblable, mais absolument fausse ; la malade n’était pas sortie de la Salpêtrière, elle n’était pas allée rue de la Paix, elle n’y avait pas acheté ni payé l’objet de toilette, elle n’avait pas reçu cinquante francs. Dans son esprit s’entretenait une confusion, inextricable pour elle, de souvenirs qu’elle était impuissante à mettre en place et qui, s’enchevêtrant avec un certain ordre, donnaient à son récit les apparences de la vérité.
Pour les réduire, pour distinguer le vrai du faux, il suffisait de savoir que cette fille n’était jamais sortie de l’asile et que l’argent qui lui restait avait été remis par sa famille. Le témoignage de la surveillante y suffisait.
J’ai cité cette observation parce qu’elle me permet de conclure :
En médecine légale, si l’élude de troubles en apparence aussi complexes que ceux dont je vous ai, Messieurs, présenté le tableau, peut arrêter quelque temps ; si de sérieuses difficultés doivent être vaincues, le médecin habitué aux recherches de ce genre trouvera dans les enseignements de la clinique, dans une observation sévère et patiente, les éléments nécessaires pour remplir dignement son mandat et apporter à la justice la lumière qu’elle lui demande.