CHAPITRE XI
DU CULTE DU PHALLUS PARMI LES CHRÉTIENS, DES FASCINUM OU FESNES, DES MANDRAGORES, ETC.
L’habitude est, de toutes les affections humaines, la plus dangereuse à combattre, la plus difficile à détruire. La raison ne réussit jamais contre elle, et la violence n’en triomphe que lorsqu’elle est constamment soutenue et longtemps prolongée. On ne doit donc pas être surpris d’apprendre que le culte du Phallus se soit maintenu dans les pays où le christianisme fut établi ; qu’il ait bravé les dogmes austères de cette religion ; et que, pendant plus de quinze siècles, il ait résisté, sans succomber, aux efforts des prêtres chrétiens, fortifiés souvent par l’autorité civile.
Mais, il faut l’avouer, ce triomphe ne fut pas complet. Ce culte fut forcé de céder aux circonstances, de se travestir, d’adopter des formes et des dénominations qui appartiennent au christianisme, et d’en prendre les livrées : ce déguisement favorisa sa conservation et assura sa durée.
Priape reçut le nom et le costume de saint ; mais on lui conserva ses attributions, sa vertu préservatrice et fécondante, et cette partie saillante et monstrueuse qui en est le symbole. Le saint de nouvelle création fut honorablement placé dans les églises et invoqué par les chrétiennes stériles, qui, en faisant des offrandes, achetaient l’espérance d’être exaucées. L’on vit souvent les prêtres chrétiens remplir auprès de lui le ministère des prêtres de Lampsaque.
Ce ne fut pas seulement dans les premiers temps du christianisme que le culte de Priape subsista parmi les peuples qui avaient embrassé cette religion ; ce mélange n’aurait rien d’extraordinaire. Des peuples ignorants et routiniers, incertains entre deux religions dont l’une succède à l’autre, pouvaient bien, en adoptant les dogmes de la nouvelle, conserver les pratiques et les cérémonies de l’ancienne ; mais ce culte s’est maintenu jusqu’au XVIIe siècle en France, et existe encore dans quelques parties de l’Italie.
Le fascinum des Romains, cette espèce d’amulette phallique que les femmes, et surtout les enfants, portaient pendue à leur cou ou à l’épaule, fut en usage chez les Français pendant plusieurs siècles. De fascinum, ils firent, par contraction, le mot fesne. Ils nommèrent aussi ces amulettes mandragores, nom d’une plante dont les formes de la racine se rapprochent de celles du sexe masculin, et à laquelle on attribuait en conséquence des vertus occultes et préservatrices contre les maléfices. On faisait, en l’honneur de ces amulettes phalliques, des incantations, des prières ; on lui adressait des vers magiques pour en obtenir du secours.
Une pièce intitulée Jugements sacerdotaux sur les crimes, qui parait être de la fin du VIIIe siècle, porte cet article : « Si quelqu’un a fait des enchantements ou autres incantations auprès du fascinum, qu’il fasse pénitence au pain, à l’eau, pendant trois carêmes [1]. »
Le concile de Châlons, tenu au IXe siècle, prohibe cette pratique, prononce des peines contre ceux qui s’y livrent, et atteste son existence à cette époque.
Burchard, qui vivait au XIIe siècle, reproduit l’article de ce même concile, qui contient cette prohibition. En voici la traduction :
« Si quelqu’un fait des incantations au fascinum, il fera pénitence au pain, à l’eau, pendant trois carêmes [2]. »
Les statuts synodaux de l’église du Mans, qui sont de l’an 1247, portent la même peine contre celui qui « a péché auprès du fascinum, qui a fait des enchantements, ou qui a récité quelque formule, pourvu qu’elle ne soit pas le symbole, l’oraison dominicale ou quelque autre prière canonique [3]. »
Au XIVe siècle, les statuts synodaux de l’église de Tours, de l’an 1396, renouvellent la même défense. Ces statuts furent alors traduits en français, et le mot fascinum y est exprimé par celui de fesne : « Si aucun chante à fesne aucuns chantements, etc. [4] »
On voit par ces citations, qu’on était en usage d’adresser au fascinum des chants et des prières, des formules magiques. Ce fascinum n’était point de ces amulettes dont la petitesse du volume permettait de les porter pendues au cou, mais c’étaient des Phallus de bois et de pierre sculptés sur la porte des maisons particulières, des édifices publics. Il faut remarquer qu’il n’était pas défendu d’adresser à ce simulacre indécent le symbole des apôtres, l’oraison dominicale, et autres prières canoniques.
L’usage de placer des Phallus à l’extérieur des édifices publics, afin de les préserver de maléfices, est constaté par plusieurs monuments existants. On en voyait sur les bâtiments publics des anciens. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les chrétiens, dirigés par leurs vieilles superstitions, en ont placé même sur leurs églises. Un artiste qui a parcouru la France et qui s’est attaché à dessiner les monuments chrétiens, a rapporté plusieurs exemples de l’existence de cet usage [5].
Sonnerat dit, dans son Voyage aux Indes et à la Chine, à propos du Lingam, qu’on en voit la figure sur le portail de nos anciennes églises, sur celui de la cathédrale de Toulouse, et de quelques églises de Bordeaux [6].
Une autre amulette, plus portative et de figure semblable, fut en vogue au XVe siècle ; on la nommait mandragore. Elle devait éloigner les maléfices et procurer richesses et bonheur à ceux qui la portaient sur eux proprement enveloppée.
L’usage des mandragores, comme amulettes, est fort ancien. La Genèse rapporte que Ruben trouva des mandragores à la campagne et les porta à sa mère Lia. On leur attribuait sans doute alors la faculté de procurer la fécondité, dont les femmes des Hébreux étaient si jalouses. Rachel, qui comme Lia, sa soeur, était femme de Jacob, demanda ces mandragores avec instance. Lia les refusa d’abord ; mais lorsque Rachel eut déclaré qu’elle lui permettait de passer la nuit suivante avec Jacob, si elle voulait les lui accorder, elle se rendit à ce prix et, pour coucher avec ce patriarche, elle donna ses mandragores [7].
Le culte des mandragores et les idées superstitieuses qu’on y attachait, furent en vigueur dans toute l’Europe. On accusa même les Templiers d’adorer en Palestine une figure appelée mandragore ; ce qui est exprimé dans un interrogatoire manuscrit des religieux de cet ordre [8].
Un cordelier, nommé frère Richard, fit, en avril 1429, contre l’amulette mandragore, un vigoureux sermon. Il convainquit les hommes et les femmes de son inutilité, en fit brûler plusieurs qu’on lui remit volontairement. « Les Parisiens, dit un écrivain du temps, avaient si grant foy en ceste ordure, que, pour vray, ils croyoient fermement que, tant comme ils l’avoient, mais qu’il fut bien nettement en beaux drapeaux de soie ou de lin enveloppé, que jamais jour de leur vie ne serait pauvre. »
L’auteur dit ensuite que ces mandragores avaient été mises en vogue « par le conseil d’aucunes vieilles femmes qui trop cuident sçavoir, quant elles se boutent en telles meschancetez qui sont droites sorceries et hérésies [9]. »
C’est sans doute des mandragores que veut parler un poète chroniqueur du XVe siècle, dans la strophe suivante :
J’ai puis vu sourdre en France,Par grant dérision,La racine et la brancheDe toute abusion,Chef de l’orgueil du mondeEt de lubricité ;Femme où tel mal habondeRend povre utilité [10].
Les expressions de cette chronique en vers seraient une véritable énigme sans le passage du Journal de Charles VI que je viens de citer. Ces citations de deux ouvrages écrits à la même époque, s’expliquent mutuellement.
La nature ne faisait pas tous les frais de cette composition phallique ; l’art venait à son secours, pour en former des simulacres ressemblant aux figures humaines des deux sexes. La plante elle-même ne possédait, dans l’opinion des anciens, ces vertus magiques, qu’autant qu’elle eût été préparée par des cérémonies mystérieuses [11].
Les formes phalliques s’appliquaient même jusqu’aux objets alimentaires, Les Romains avaient donné cet exemple, et les Français l’imitèrent. Dans plusieurs parties de la France, on fabrique des pains qui ont la figure du Phallus. On en trouve de cette forme dans le ci-devant Bas-Limousin et notamment à Brives.
Quelquefois, ces pains ou miches ont les formes du sexe féminin ; tels sont ceux que l’on fabrique à Clermont en Auvergne et ailleurs [12].
Les anciens Romains plaçaient le fascinum au cou et aux épaules des enfants, afin de détourner de dessus eux les regards de l’envie qui, à ce qu’ils croyaient, nuisaient à leur croissance, à leur prospérité. Les Napolitains sont encore dans le même usage : ils attachent avec un ruban, sur les épaules des enfants, un fascinum tel que les anciens l’employaient. Martin d’Arles nous apprend que des femmes superstitieuses plaçaient aussi, de son temps, sur les épaules des petits enfants, afin de détourner l’effet funeste des regards de certaines vieilles femmes, des fragments de miroirs, des morceaux de peau de renard, et quelques touffes de poil [13]. Ces espèces de fétiches doivent être rangées dans la classe des fascinum ; ils occupaient la même place, ils avaient le même motif, et ont certainement une origine commune.
Un petit coquillage univalve, enchâssé dans de l’argent et porté au cou comme un préservatif, doit être aussi mis au rang des superstitions nombreuses que les habitants de la France ont empruntées des Romains. La figure et le nom de ce préservatif, encore en usage, ne laissent pas de doute sur l’objet obscène qu’il représente.
Il existait, il y a quelques siècles, et peut-être existe-t-il encore, quelques souvenirs, quelques traces du Phallus parmi les fables absurdes que racontaient très sérieusement les vieilles femmes de villages, et que transcrivaient très sérieusement aussi, pour les publier comme des vérités, quelques moines pieux, quelques docteurs en théologie. Voici un de ces contes que je trouve dans l’ouvrage d’un de ces docteurs, frère Jacques Sprenger, inquisiteur de la foi :
« Que penser de ces sorcières qui renferment dans un nid d’oiseau ou dans quelques boîtes, vingt ou trente membres virils, lesquels se remuent comme s’ils étaient vivants, et se nourrissent d’orge et d’avoine ? C’est pourtant ce que tout le monde raconte, et ce qui a été vu par plusieurs personnes. On doit dire qu’une illusion du diable a fasciné les yeux de ceux qui croyent les avoir vus [14]. »
Les formes phalliques ont été aussi employées jusque dans la coiffure des femmes. Montaigne, après avoir parlé des usages établis chez les différentes nations, et qui ont rapport au culte de Priape, et des différentes manières d’honorer le Phallus, ajoute que les femmes mariées d’un pays voisin de celui qu’il habitait, portent encore ce simulacre sur leur front ; et, lorsqu’elles sont devenues veuves, elles le renversent derrière la tête. « Les femmes mariées ci-après, dit-il, en forgent, de leur couvre-chef, une figure sur leur front, pour se glorifier de la jouissance qu’elles en ont ; et venant à être veuves, le couchent en arrière et ensevelissent sous leur coiffure [15]. »
Le même auteur, parlant de la cérémonie pratiquée à Lavinie, où les dames romaines venaient couronner en place publique le simulacre du sexe masculin, semble se rappeler d’avoir vu un pareil usage pratiqué de son temps. « Encore ne sais-je, dit-il, si j’ai vu en mes jours quelque air de pareille dévotion [16].
J’ai parlé des filles et femmes indiennes et romaines qui, pour obtenir une fécondité désirée et détourner les maléfices, faisaient hommage au Phallus des prémices du mariage, en se bornant à un attouchement mystérieux, ou en complétant le sacrifice. J’ai parlé aussi des femme d’Israël, qui fabriquaient des Phallus pour en abuser. Or va voir que des femmes chrétiennes ont muté, jusqu’à un certain point, ces exemples antiques.
On est d’abord porté à croire que le besoin violent de satisfaire des désirs trop contraints, fit seul imaginer, aux femmes chrétiennes, l’emploi de la figure au défaut de l’objet figuré ; mais on pourrait se tromper. Cette pratique honteuse appartient certainement à la religion des anciens : elle faisait, comme il a été dit, partie intégrante du culte du Phallus. C’est elle, c’est cette cérémonie religieuse et obscène qui a fourni l’exemple ; une passion dépravée l’a ensuite imité.
D’ailleurs, il est prouvé que la superstition, qui n’est qu’un abus des religions de l’antiquité, a induit les mêmes femmes, dans l’intention d’exciter ou d’accroître la vigueur ou l’amour de leurs amants, de leurs époux, dans l’intention même de les faire périr, à se livrer à des pratiques tout aussi monstrueuses, tout aussi obscènes : l’imagination la plus déréglée ne peut rien concevoir de pire [17].
Il est donc présumable que si des femmes chrétiennes s’abandonnèrent aux pratiques dégoûtantes que je viens de rapporter en note, dans des intentions superstitieuses, elles purent, dans les mêmes intentions, fabriquer des Phallus et en abuser. La débauche continua un usage qu’un motif superstitieux avait institué. Des actes de religion qui touchaient de si près à la débauche se confondirent facilement avec elle. Le temps fit oublier le motif religieux, les passions désordonnées le remplacèrent.
Quoi qu’il en soit, des canons pénitentiaux, en prohibant cette pratique, témoignent qu’elle était en usage à cette époque. Voici ce que porte l’article intitulé de Machinâ mulierum : « Une femme qui, d’elle-même ou par le secours d’une autre femme, fornique avec un instrument quelconque, fera pénitence pendant trois années, dont une au pain et à l’eau [18].
»Si cette espèce de fornication a lieu avec une religieuse, porte l’article suivant, la pénitence sera de sept années, dont deux au pain et à l’eau [19]. »
Un pénitentiel manuscrit, cité dans le Glossaire de Ducange, constate le même délit. On y trouve cette particularité, que si une religieuse, par le moyen de cet instrument, fornique avec une autre religieuse, les délinquantes doivent être condamnées à sept ans de pénitence [20].
Un prélat qui a composé, au XIIe siècle, un recueil d’ordonnances canoniques et de règlements sur les pénitences, Burchard, évêque de Worms, vient encore attester l’existence du même désordre : mais ses expressions y sont si grossièrement naïves, et les détails si indécemment circonstanciés, qu’il m’ôte la volonté de les traduire. Il n’appartient qu’aux casuistes du temps passé, de décrire impunément ces orduriers mystères [21].
Cet excès qui insulte à la nature, qui déshonore les siècles, les sociétés, les institutions où il s’est manifesté, s’il n’est pas une imitation des cérémonies pratiquées auprès du Phallus, du Lingam ou du Mutinus, est au moins un des résultats scandaleux de la continence forcée, un des effets ordinaires de ces lois absurdes et toujours impuissantes qui prétendent réformer la nature, qui semblent accuser d’imperfection l’ouvrage de la divinité, et qui interdisent sottement l’usage au lieu d’interdire l’abus. Ces lois irréfléchies, dictées par un zèle aveugle, ont produit beaucoup plus de désordres qu’elles n’en ont pu éviter. L’impétuosité des sens, trop contrainte, on le sait, est comme un torrent qui surmonte la digue qu’on lui oppose, et ne se précipite qu’avec plus de violence et de ravages ; ou comme le salpêtre, dont l’explosion a d’autant plus de force qu’il est plus comprimé dans le tube qui le contient.
Il est vrai que si les prêtres voulurent la cause, ils condamnèrent les effets. S’ils fondèrent la continence absolue, ils blâmèrent et punirent les désordres qu’elle entraîne. Ils s’opposèrent autant qu’ils le purent aux pratiques superstitieuses et obscènes dont je viens de parler ; mais ils n’agirent pas de même à l’égard d’autres pratiques non moins indécentes. Moins sévères et plus adroits, ils tournèrent à leur profit le culte antique établi par les Romains, et qu’une longue habitude avait fortifié. Ils s’approprièrent ce qu’ils ne purent détruire ; et, pour attirer à eux les adorateurs de Priape, ils convertirent cette divinité à la religion chrétienne.