CHAPITRE XIII
DU CULTE DU PHALLUS CHEZ LES CHRÉTIENS DU XVIIIe SIÈCLE
Parmi les nombreuses antiquités qu’ont produites les fouilles faites en Toscane, dans la campagne de Rome, dans le royaume de Naples, etc., se trouvent une grande quantité de Phallus, de Priapes, de toutes les espèces, de toutes les proportions, de toutes les formes. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les diverses galeries d’antiquités que renferment ces pays, et les grands recueils de gravures qui en représentent les principaux objets. Les Italiens sont accoutumés à ces figures, qui sont indécentes pour tout autre peuple, et leur vue n’en est point blessée. D’ailleurs, les nudités complètes en statues se voyent partout à Rome et à Naples, dans les jardins, les vignes, les villas, dans les places publiques et jusque dans les églises.
Cette considération diminue un peu l’étonnement que peut produire l’existence actuelle en ces pays d’un culte semblable à celui que les anciens rendaient à Priape. Voici ce que j’ai pu recueillir de l’état de ce culte.
Le fascinum est encore en usage dans la Pouille, et les habitants modernes de cette province, en imitant cette superstition des anciens, ont aussi imité le motif qui les y déterminait. C’est pour écarter les maléfices et les regards funestes de l’envie, qu’ils appendent avec un ruban, aux épaules des enfants, des fascinum de corail, qui ont souvent la forme des mains ithyphalliques, et que les Italiens appellent fica [1].
Les joyaux préservatifs que les enfants portent à l’épaule dans le royaume de Naples, les femmes et les enfants les portent au cou dans la Sicile. C’est un usage qui a été observé par plusieurs voyageurs.
Mais ce n’est pas à ces amulettes que se borne le culte de Priape en Italie.
Au royaume de Naples, dans la ville de Trani, capitale de la province de ce nom, on promenait en procession, pendant le carnaval, une vieille statue de bois qui représentait Priape tout entier, et dans les proportions antiques ; c’est-à-dire que le trait qui distingue ce dieu était très disproportionné avec le reste du corps de l’idole ; il s’élevait jusqu’à la hauteur de son menton. Les habitants du pays nommaient cette figure il Santo Membro, le saint Membre.
Joseph Davanzati, archevêque de cette ville, qui vivait au commencement du XVIIIe siècle, abolit cette cérémonie antique [2]. Elle était évidemment un reste des anciennes fêtes de Bacchus, appelées Dionysiaques chez les Grecs, Libérales chez les Romains, et qui se célébraient vers le milieu du mois de mars. On sait que le Phallus figurait avec distinction dans ces pompes religieuses.
Un culte semblable existait en 1780 dans le même royaume, et sans doute il y existe encore aujourd’hui. Les détails que je vais donner sont extraits d’une relation, écrite en italien, par un particulier, habitant du lieu où ce culte est en vigueur. Cette relation, adressée à sir William Hamilton, ambassadeur du roi d’Angleterre auprès de la cour de Naples, fut ensuite transmise, par ce ministre, à Joseph Banks, président de la Société royale de Londres.
À Isernia, ville du comté de Molise, il se tient tous les ans, le 17 septembre, une foire du genre de celles qu’on nomme en Italie Perdonanze (Indulgences). Le lieu de la foire est sur une petite colline, située entre deux rivières, à un petit quart de lieue de la ville. Dans la partie la plus élevée de cette colline, est une ancienne église, avec un vestibule, qu’on dit avoir appartenu à l’ordre de Saint-Benoît. Elle est dédiée à saint Côme et à saint Damien. Pendant la foire, qui dure trois jours, on fait une procession à laquelle on porte les reliques de ces saints. Les habitants des environs, attirés par la dévotion et par le plaisir, s’y rendent en foule. Ceux de chaque village ont un costume particulier ; en outre, les jeunes filles, les femmes mariées et les femmes de joie (Donne di piacere) portent chacune un habit qui distingue leurs divers états. Ce concours offre un spectacle très varié.
On voit dans la ville d’Isernia, ainsi que dans le lieu où se tient la foire, des hommes qui vendent des figures en cire, dont les chrétiens font des offrandes à leurs saints, comme les païens en faisaient à leurs dieux. Ces figures sont appelées voeux, ou ex-voto. Ces voeux en cire ont la forme du membre affligé, pour la guérison duquel les dévots viennent intercéder le saint. On lui fait hommage de ce simulacre, on l’append à sa chapelle ; sans doute afin que le saint, l’ayant sans cesse devant les yeux, n’oublie pas ce qu’on lui demande, ou plutôt de peur qu’il se méprenne, et que sa vertu atteigne une partie saine, au lieu de la partie malade.
On y voit des jambes, des bras, des faces humaines, en cire ; mais ces voeux-là ne sont pas les plus nombreux (ma poche sono queste). Ceux qui abondent le plus chez les marchands, et ceux pour lesquels les dévotes ont de la prédilection, je les nommerai, comme les anciens Grecs, Phallus. L’auteur que j’extrais les appelle Membri virili di cera. On en voit de tous les âges, dans tous les états, de toutes les grandeurs.
Ceux qui débitent cette marchandise tiennent une corbeille et un plat. La corbeille contient les Phallus en cire, et le plat sert à recueillir les aumônes des dévots acquéreurs. Ces marchands vont criant : « Saint Côme, saint Damien ! » Si on leur demande combien ils les vendent, ils répondent : « Plus vous donnerez, plus vous aurez de mérite. »
Sous le vestibule de l’église sont deux tables. Près de chacune d’elles est assis un chanoine. L’un, qui est ordinairement le primicier, crie à ceux qui entrent dans l’église : « Ici, on reçoit l’argent pour les messes et pour les litanies. » L’autre, qui est l’archiprêtre, crie aussi de son côté : « C’est ici que l’on reçoit les voeux. » Celui-ci recueille, dans un bassin, les voeux de cire que les dévots ont achetés à la foire, et reçoit quelques monnaies que chacun d’eux ne manque pas de lui donner en déposant son voeu.
On ne voit guère que des femmes à cette fête. Ce sont elles qui en font presque tous les frais ; ce sont elles qui prient, avec le plus de ferveur, les deux saints qui jouent ici en commun le rôle de Priape ; ce sont elles, surtout, qui contribuent le plus à décorer leur chapelle de nombreux Phallus en cire.
L’auteur italien ajoute une particularité remarquable. Lorsqu’elles présentent à l’archiprêtre le simulacre de cire, elles prononcent ordinairement de pareilles phrases : « Saint Côme, je me recommande à toi. Saint Côme, je te remercie. » Ou bien : « Bon saint Côme, c’est ainsi que je le veux [3]. »
En disant ces mots, ou quelques autres semblables, chacune d’elles ne manque jamais, avant de déposer le Phallus, de le baiser dévotement.
Cela ne suffit pas pour opérer des guérisons miraculeuses, pour féconder les femmes stériles. Il faut une autre cérémonie, qui est sans doute la plus efficace.
Les personnes qui se rendent à cette foire couchent, pendant deux nuits, les unes dans l’église des pères capucins, les autres dans celle des cordeliers, et quand ces deux églises sont insuffisantes pour contenir tout le monde, l’église de l’Ermitage de saint Côme reçoit le trop-plein.
Dans les trois édifices, les femmes sont, pendant ces deux nuits, séparées des hommes. Ceux-ci couchent sous le vestibule, et les femmes dans l’église ; elles y sont gardées, soit dans l’église des capucins, soit dans celle des cordeliers, par le père gardien, par le vicaire et par un moine de mérite. Dans l’ermitage, c’est l’ermite lui-même qui veille auprès d’elles.
On conçoit maintenant comment peut s’opérer le miracle que les femmes stériles viennent réclamer. La vertu des saints Côme et Damien s’étend même jusque sur les jeunes filles et sur les veuves [4].
L’auteur de cette relation me paraît un franc incrédule. Il semble convaincu que les femmes fécondées en cette occasion le sont, sans que les bienheureux saint Côme et saint Damien s’en donnent la peine [5].
Cette fête est suivie d’autres cérémonies.
Dans l’église, et près du grand autel, on fait la sainte onction avec de l’huile de saint Côme. La recette de cette huile est la même que celle qui est indiquée dans le Rituel romain. On y ajoute seulement l’oraison des saints martyrs Côme et Damien.
Ceux qui sont affligés de quelques maux se présentent à cet autel, mettent, sans honte, à découvert la partie malade, laquelle est toujours l’original de la figure en cire qu’ils ont offerte. Le chanoine, en administrant l’onction sur le mal, récite cette prière : « Per intercessionem beati Cosmi, liberet te ab omni malo. Amen. »
Cette huile sainte ne sert pas seulement à l’onction que le chanoine administre, mais encore on la distribue, dans de très petites carafes, afin qu’elle puisse servir à oindre les lombes de ceux qui ont mal à cette partie. Dans la présente année 1780, ajoute notre observateur italien, quatorze cents de ces carafes ont été débitées aux dévots de ces pays [6].
Ainsi, les chrétiens ont, comme les Grecs et les Romains, observé en divers lieux toutes les parties du culte de Phallus ou de Priape. Ils l’ont adoré sous le nom de fascinum, comme un préservatif, une amulette puissante ; ils l’ont adoré sous le nom de différents saints, comme le dispensateur de la fécondité chez les femmes. Ils lui ont fait des libations, lui ont adressé des prières, ont promené son effigie en procession, et ont appendu, dans ses chapelles, des ex-voto, simulacres du sexe viril.
À l’exception de l’usage de racler le Phallus, et d’avaler cette raclure avec de l’eau, dont je ne connais point d’exemple dans l’antiquité, toutes les autres pratiques appartiennent au culte que les anciens rendaient à Priape.
Les chrétiens, en conservant ce culte, si étranger à leurs dogmes, n’avaient point les motifs excusables des peuples qui professaient le sabéisme ou les religions qui en sont dérivées ; ceux-ci adoraient, dans le Phallus, l’emblème du soleil régénérateur ; les chrétiens, qui n’étaient attachés à ce culte que par la routine, n’y voyaient qu’une sorte de talisman. L’on peut dire que si le Phallus était un objet sacré pour les anciens, ils ne pouvait être qu’un objet de ridicule et d’indécence dans les religions modernes de l’Europe, qui sont basées sur des principes très différents.