Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Histoire ancienne de l’Orient > L’archéologie préhistorique et la Bible

Histoire ancienne de l’Orient

L’archéologie préhistorique et la Bible

Vestiges matériels de l’humanité primitive (Chap. III, §6)

Date de mise en ligne : vendredi 6 février 2009

François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

§ 6. — L’ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE ET LA BIBLE.

Existe-t-il accord ou contradiction entre les données de la tradition biblique, corroborée par les souvenirs universels de l’humanité, et les faits positifs qui se sont inscrits dans les couches supérieures de l’écorce du globe, ou qui résultent des observations sur les vestiges de l’âge de la pierre polie ?

Remarquons-le d’abord, car on n’y songe généralement pas assez, le récit biblique et les découvertes de la science moderne sur l’homme paléontologique n’ont et ne peuvent avoir que très peu de points de contact. L’histoire des âges primitifs de l’homme y est considérée par deux côtés tout à fait différents. La Bible a principalement en vue les faits de l’ordre moral, d’où peut sortir un enseignement religieux ; la paléontologie humaine et l’archéologie préhistorique, par suite de la nature même des seuls documents qu’elles puissent interroger, embrassent exclusivement les faits de l’ordre matériel. Les deux domaines de la foi et de la science, comme partout ailleurs, se côtoient sans se confondre. Il faut donc répéter les sages et judicieuses paroles de M. l’abbé Lambert dans son intéressante thèse sur le Déluge mosaïque :

« La science ne doit pas demander à l’auteur inspiré raison de tout ce qu’elle découvre ou de ce qu’elle croit découvrir dans l’univers matériel qu’elle étudie. Tout ce qu’on peut raisonnablement demander de lui, c’est que les faits avérés par la science ne soient pas en contradiction avec son récit. Aussi il n’est pas nécessaire de démontrer rigoureusement leur accord avec le texte sacré ; il suffit de prouver que l’opposition et l’incompatibilité entre les faits et la parole divine n’existent pas, qu’il n’y a rien dans le récit de contraire à la vérité scientifique et à la raison, et que les découvertes de la science peuvent se placer sans danger dans les vides de la tradition mosaïque. »

Eh bien, je le dis avec une profonde conviction, que chaque pas nouveau dans ces études n’a fait que corroborer, si l’on prend les faits établis scientifiquement par la paléontologie humaine en eux-mêmes, dans leur simplicité, en dehors des conclusions téméraires que certains savants en ont tirées d’après des systèmes préconçus, mais qui n’en découlent pas nécessairement ; si l’on examine en même temps le récit de la Bible avec la largeur d’exégèse historique que la plus sévère orthodoxie admet sans hésiter et que repoussent seuls ceux qui veulent à tout prix détruire l’autorité des Livres Saints ; la contradiction n’existe aucunement. Mais comme on a essayé de l’établir avec une persistance marquée dans la plupart des livres consacrés à l’exposé des découvertes de la nouvelle science de l’archéologie préhistorique, il est du devoir de l’historien de s’y arrêter et de consacrer un examen approfondi aux trois questions sur lesquelles pourraient exister des difficultés de quelque gravité, à celles où certaine école a prétendu trouver la Bible démentie par les découvertes sur l’homme fossile. Ces trois questions : l’antiquité de l’homme, la condition sauvage et misérable des premiers humains dont on découvre les vestiges, enfin l’absence de traces géologiques du déluge.

L’ancienneté de l’homme. Sans doute, les faits actuellement acquis et certains prouvent une antiquité de l’homme sur la terre beaucoup plus grande que celle que pendant longtemps on avait cru pouvoir conclure d’une interprétation inexacte et trop étroite du récit biblique. Mais si l’interprétation historique, toujours susceptible de modification et sur laquelle l’Église ne prononce pas doctrinalement, ne doit pas être maintenue telle qu’on l’admettait généralement, le récit lui-même en voit-il son autorité le moins du monde ébranlée ? Se trouve-t-il contredit en quelque point ? Aucunement, car la Bible ne donne point de date formelle pour la création de l’homme.

Un des plus grands érudits de notre siècle dans les études orientales, qui était en même temps un grand chrétien. Silvestre de Sacy, avait l’habitude de dire : « Il n’y a pas de chronologie biblique. » Le savant et vénérable ecclésiastique qui était dernièrement encore l’oracle de l’exégèse sacrée dans notre pays, l’abbé Le Hir, disait aussi : « La chronologie biblique flotte indécise : c’est aux sciences humaines qu’il appartient de retrouver la date de la création de notre espèce. » Les calculs que l’on avait essayé de faire d’après la Bible reposent en effet uniquement sur la généalogie des Patriarches depuis Adam jusqu’à Abraham et sur les indications relatives à la durée de la vie de chacun d’eux. Mais d’abord le premier élément d’une chronologie réelle et scientifique fait absolument défaut ; on n’a aucun élément pour déterminer la mesure du temps au moyen de laquelle est comptée la vie des Patriarches, et rien au monde n’est plus vague que le mot d’année, quand on n’en a pas l’explication précise.

D’ailleurs, entre les différentes versions de la Bible, entre le texte hébreu et celui des Septante, dont l’autorité est égale, il y a dans les générations entre Adam et Noa’h et aussi entre Noa’h et Abraham, et dans les chiffres d’années de vie, de telles différences que les interprètes ont pu arriver à des calculs qui s’éloignent les uns des autres de deux mille ans, suivant la version qu’ils ont préféré prendre pour guide. Dans le texte tel qu’il est parvenu jusqu’à nous les chiffres n’ont donc aucun caractère certain ; ils ont subi des altérations qui les ont rendus discordants et dont on ne peut pas apprécier l’étendue, altérations qui, du reste, ne doivent en rien troubler la conscience du chrétien, car on ne saurait confondre la copie plus ou moins exacte d’un chiffre avec l’inspiration divine qui a dicté la Sainte Écriture pour éclairer l’homme sur son origine, sa voie, ses devoirs et sa fin. Et même en dehors du manque de certitude sur la leçon première des chiffres donnés par la Bible pour l’existence de chacun des Patriarches antédiluviens et postdiluviens, la généalogie de ces Patriarches ne peut guère être considérée par une bonne critique comme présentant un autre caractère que les généalogies habituellement conservées dans les souvenirs des peuples sémitiques, les généalogies arabes par exemple, qui s’attachent à établir la filiation directe au moyen de ses personnages les plus saillants, en omettant bien des degrés intermédiaires.

C’est pour ces raisons décisives qu’il n’y a pas en réalité de chronologie biblique, partant point de contradiction entre cette chronologie et les découvertes de la science. Quelque haute que soit la date à laquelle les recherches sur l’homme fossile devront un jour faire remonter l’existence de l’espèce humaine, — aussi bien que les monuments égyptiens, impossibles à resserrer dès à présent dans le chiffre de quatre mille ans, autrefois généralement accepté — le récit des Livres Saints n’en sera ni ébranlé ni contredit, puisqu’il n’assigne pas d’époque positive à la création de l’homme. La seule chose que la Bible dise d’une manière formelle, c’est que l’homme est comparativement récent sur la terre, et ceci, les découvertes de la science, au lieu de le démentir, le confirment de la manière la plus éclatantes. Quelle que soit la durée du temps qui s’est écoulé depuis la formation des couches pliocènes jusqu’à nos jours, cette durée est bien courte à côté des immenses périodes qui la précèdent dans la formation de l’écorce terrestre. L’échelle des dépôts géologiques ne compte en effet, depuis lors, que trois groupes de terrains, tandis qu’elle nous montre antérieurement trente grands groupes de terrains fossilifères, dont chacun a demandé des milliers de siècles pour se former, et cela sans compter les roches primitives ignées, qui se sont constituées auparavant et ont servi de base aux terrains de sédiment.

Mais, si nous reconnaissons que la foi n’apporte aucune entrave à la plus grande liberté des spéculations scientifiques sur l’antiquité de l’homme, ajoutons que la science, tout en grandissant de beaucoup cette antiquité, n’est pas encore en mesure, dans l’état actuel, de l’évaluer par des chiffres. Nous ne possédons aucun chronomètre pour déterminer, même approximativement, la durée des siècles et des milliers d’années qui se sont écoulés depuis les premiers hommes dont on retrouve les vestiges dans les couches tertiaires. Nous sommes, en effet, en présence de phénomènes d’affaissement et de soulèvement dont rien ne peut nous laisser même soupçonner le plus ou moins de lenteur ; car on connaît des phénomènes du même genre qui se sont accomplis tout à fait brusquement, et d’autres qui se produisent d’une manière si graduelle et si insensible, que le changement n’est pas d’un mètre en plusieurs siècles. Quant aux dépôts de sédiment, leur formation a pu être également précipitée ou ralentie par les causes les plus diverses, sans que nous puissions les apprécier. Rien, même dans l’état actuel du monde, n’est plus variable de sa nature, par une multitude d’influences extérieures, que la rapidité plus ou moins grande des alluvions fluviales, telles que sont les dépôts de l’époque quaternaire. Et, de plus, les faits de cette époque ou des temps antérieurs ne sauraient être mesurés à la même échelle que ceux de la période actuelle, car leurs causes avaient alors des proportions qu’elles n’ont plus. Aussi, les calculs chiffrés d’après un progrès d’alluvion supposé toujours égal et régulier, ou d’après d’autres données aussi incertaines, que des savants à l’imagination trop vive ont tenté de faire pour établir le temps écoulé entre l’enfouissement des plus anciens vestiges de l’homme fossile et notre époque ne sont-ils en réalité que des hypothèses sans base, des fantaisies capricieuses. La date de l’apparition de l’espèce humaine, d’après la géologie, est encore dans l’inconnu, et y demeurera probablement toujours.

État misérable de l’humanité primitive. Ici encore la contradiction entre le récit mosaïque et les découvertes de l’archéologie préhistorique nous est impossible à trouver. Les écrivains qui ont prétendu l’établir étaient peu au courant des croyances chrétiennes et n’ont oublié qu’une chose, le dogme de la déchéance. Ils ont cru que l’état misérable de la vie des sauvages de l’époque quaternaire démentait la vie heureuse et sans nuages du ’Eden, l’état de perfection absolue, dans lequel le premier homme était sorti des mains du Créateur. C’était ne pas tenir compte de l’abîme que creuse, entre la vie édénique de nos premiers pères et ces générations humaines, quelque antiques qu’elles soient, la première désobéissance, la faute originelle, qui changea la condition de l’homme, en le condamnant au travail pénible et à la douleur.

Rien de plus instructif, au contraire, pour le chrétien qui le regarde à la lueur de la tradition sacrée, que le spectacle fourni par les découvertes de la géologie et de la paléontologie dans les terrains tertiaires et quaternaires. La condamnation prononcée par la colère divine est empreinte d’une manière saisissante dans la vie si dure et si difficile que menaient alors les premières tribus humaines éparses sur la surface de la terre, au milieu des dernières convulsions de la nature et à côté des formidables animaux contre lesquels il leur fallait à chaque instant défendre leur existence. Il semble que le poids de cette condamnation pesât alors sur notre race plus lourdement qu’il n’a fait depuis. Et lorsque la science nous montre, bientôt après les premiers hommes qui vinrent dans nos contrées, des phénomènes sans exemple depuis, tels que ceux de la première période glaciaire, on est naturellement amené à se souvenir que la tradition antique de la Perse, pleinement conforme aux données bibliques au sujet de la déchéance de l’humanité par la faute de son premier auteur, range au premier rang, parmi les châtiments qui suivirent cette faute, en même temps que la mort et les maladies, l’apparition d’un froid intense et permanent que l’homme pouvait à peine supporter, et qui rendait une grande partie de la terre inhabitable [1]. Une tradition semblable existe aussi dans un des chants de l’Edda des Scandinaves, la Voluspa.

N’exagérons pas, du reste, les couleurs du tableau, comme on est trop souvent porté à le faire. Si les données paléontologiques révèlent de dures et misérables conditions d’existence, elles ne montrent pas l’espèce humaine dans un état d’abjection. Bien au contraire, l’homme des temps géologiques, et surtout celui de l’âge quaternaire, parce que c’est celui que nous connaissons le mieux, se montre en possession des facultés qui sont le privilège des fils d’Adam. Il a de hautes aspirations, des instincts de beau qui contrastent avec sa vie sauvage. Il croit à l’existence future. C’est déjà l’être pensant et créateur ; et l’abîme infranchissable que l’essence immatérielle de son âme établit entre lui et les animaux qui s’en rapprochent le plus par leur organisation, est déjà aussi large qu’il sera jamais. Vainement on a cherché dans les couches de la terre l’homme pithécoïde, cette chimère caressée par certains esprits qu’un orgueil bizarre et étrangement placé égare au point de leur faire préférer admettre d’avoir eu un gorille ou un maki pour ancêtre, plutôt que d’accepter le dogme de la faute originelle. On ne l’a jamais trouvé et on ne le trouvera jamais.

Aussi bien, n’oublions pas que l’on n’a encore retrouvé les traces que de tribus clair-semées, qui s’étaient lancées au milieu des déserts, vivant du produit de leur chasse et de leur pêche, à une énorme distance du berceau premier autour duquel devait se concentrer encore le noyau principal des descendants du couple originaire. Aussi, de ce que ces premiers coureurs aventureux des solitudes du vaste monde — wide, wide world, comme disent nos voisins d’outre-Manche — ne pratiquaient pas l’agriculture et n’avaient pas avec eux d’animaux domestiques, on ne peut pas en conclure d’une manière absolue qu’un certain degré rudimentaire de vie agricole et pastorale n’existait pas déjà dans le groupe plus compacte et naturellement plus avancé qui n’avait pas quitté ses primitives demeures. Donc, pas de démenti formel du récit de la Bible, qui montre Qaïn et Habel, l’un agriculteur et l’autre pasteur, dans le voisinage du ’Eden, dès la seconde génération de l’humanité. Prétendre que ce démenti résulte des faits constatés dans l’Europe occidentale et en Amérique, serait commettre la même erreur que l’individu qui voudrait confondre la vie des coureurs des bois du Canada avec celle des agriculteurs qui entourent Québec et Montréal.

Hors ce point, la vie des hommes dont les terrains quaternaires ont conservé les vestiges n’est-elle pas, même dans ses détails, celle que le récit de la Bible attribue aux premières générations humaines après la sortie du paradis terrestre ? Ils n’avaient pour couvrir leur nudité contre les intempéries des saisons que les peaux des animaux qu’ils parvenaient à tuer ; c’est ce que la Genèse dit formellement d’Adam et de ’Havah. Ils n’avaient pour armes et pour instruments que des pierres grossièrement taillées ; la Bible place celui qui, le premier, forgea les métaux, six générations après Adam, et l’on sait combien de siècles représentent dans le récit biblique ces générations antédiluviennes. Les faits colligés par l’archéologie préhistorique prouvent que le progrès de la civilisation matérielle est l’oeuvre propre de l’homme et le résultat d’inventions successives ; notre tradition sacrée ne fait pas des arts de la civilisation, comme les cosmogonies du paganisme, un enseignement du ciel révélé à l’humanité par une voie surnaturelle ; elle les présente comme des inventions purement humaines dont elle nomme les auteurs, et elle montre à nos regards le progrès graduel de notre espèce comme l’oeuvre des mains libres de l’homme, qui accomplissent, le plus souvent sans en avoir eux-mêmes conscience, le plan de la Providence divine.

Mais quand la Bible décrit en termes si formels la vie des premières générations humaines comme celle de purs sauvages, d’où vient donc la répugnance qu’ont aujourd’hui tant de catholiques à admettre cette notion ? D’où vient le préjugé si généralement répandu qu’elle est contraire à la religion et à l’Écriture ? C’est qu’il a plu, dans les premières années de ce siècle, à un homme d’un immense talent, dont les doctrines exercent une influence profonde, et à mon avis déplorable, sur une grande partie des générations catholiques depuis cinquante ans, à Joseph de Maistre, de déclarer la chose impossible et l’idée impie. Pour la trop nombreuse école qu’il a enfantée, s’écarter des théories de cet hiérophante, c’est nier la religion elle-même. Je n’appartiens point à cette école, et je m’en fais gloire ; aussi, pour moi, les dires de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ne sont rien moins que parole d’Évangile. Appuyé sur les faits constatés par la science, je tiens ses rêveries sur la civilisation des premières générations humaines, au lendemain du jour où l’homme fut chassé du ’Eden, pour radicalement fausses au point de vue historique, et, recourant à la Bible, je les trouve en contradiction formelle avec son témoignage.

Non, la loi du progrès continu, qui ressort si lumineuse des recherches de la paléontologie humaine et de l’archéologie préhistorique, n’a rien de contraire aux croyances chrétiennes. Il me semble même, comme je l’ai déjà dit plus haut, qu’il n’est pas de doctrine historique qui s’harmonise mieux avec ces croyances, et que la contester est méconnaître la beauté du plan providentiel d’après lequel se sont déroulées les annales de l’humanité.

Dieu, qui créa l’homme libre et responsable, a voulu qu’il fit lui-même ses destinées, réglées à l’avance par cette prescience divine qui sait se concilier avec notre libre arbitre. Dans l’état de déchéance où l’avait placé la faute de ses premiers auteurs, c’est par ces propres efforts qu’il a dû se relever graduellement jusqu’à arriver à être digne, aux temps prédestinés, de recevoir son Rédempteur. Ce progrès de l’humanité préparant le terrain pour la prédication de la bonne nouvelle, tout le monde est obligé de le reconnaître quand la brillante culture de la Grèce et de Rome succède aux civilisations immobiles et inférieures de l’Asie. Mais dès lors comment se refuser à l’admettre aussi pour les temps qui ont précédé la naissance de ces civilisations ? Et dès que l’échelle ascendante est constatée, il faut bien convenir que le point de départ, le terme inférieur en a été la condition du sauvage, conséquence de la faute originelle et de la condamnation.

Combien Ozanam est plus dans le vrai que Joseph de Maistre lorsqu’il revendique la doctrine du progrès continu comme une doctrine essentiellement chrétienne et la proclame hautement ! « La pensée du progrès, dit-il, n’est pas une pensée païenne. Au contraire, l’antiquité païenne se croyait sous une loi de décadence irréparable. Le livre sacré des Indiens déclare qu’au premier âge « la justice se maintient ferme sur ses quatre pieds ; la vérité règne, et les mortels ne doivent à l’iniquité aucun des biens dont ils jouissent. Mais dans les âges suivants la justice perd successivement un pied, et les biens légitimes diminuent en même temps d’un quart. » Hésiode berçait les Grecs au récit des quatre âges, dont le dernier avait vu fuir la pudeur et la justice, « ne laissant aux mortels que les chagrins dévorants et les maux « irrémédiables. » Les Romains, les plus sensés des hommes, mettaient l’idéal de toute sagesse dans les ancêtres ; et les sénateurs du siècle de Tibère, assis aux pieds des images de leurs aïeuls, se résignaient à leur déchéance, en répétant avec Horace :

Aetas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem.

« C’est avec l’Évangile qu’on voit commencer la doctrine du progrès. L’Évangile n’enseigne pas seulement la perfectibilité humaine ; il en fait une loi : « Soyez parfaits, estote perfecti ; » et cette parole condamne l’homme à un progrès sans fin, puisqu’elle en met le terme dans l’infini. »

Le déluge. C’est ici le seul point où la difficulté soit grave, nous devons l’avouer. Il n’y a pas contradiction radicale et à tout jamais insoluble entre le récit de la Bible et les faits résultant des recherches de la géologie ; mais il y a un problème dont la clef n’est pas encore trouvée et sur lequel on ne peut proposer que des hypothèses, celui de la place qu’on doit assigner au déluge mosaïque parmi les phénomènes dont notre globe fut témoin pendant la période quaternaire.

Il est aujourd’hui prouvé, d’une manière qui rend la discussion même impossible, qu’aucun des trois ordres de dépôts principaux constituant le terrain quaternaire n’est dû, comme une observation superficielle l’avait fait penser d’abord, à un cataclysme universel, tel qu’aurait été le déluge si l’on prenait au pied de la lettre les expressions de la Bible. Ces différents dépôts sont le résultat de phénomènes diluviens partiels et locaux, que les mêmes conditions de climat ont fait se reproduire successivement dans toutes les parties de la terre, mais qui n’en ont pas affecté toute la surface, et dont l’action ne s’est nulle part fait sentir à plus de trois cents mètres au-dessus du niveau actuel de la mer. Il est vrai qu’avec l’interprétation généralement acceptée aujourd’hui et formellement reconnue comme admissible par l’Église, qui entend l’universalité du déluge par rapport aux hommes et aux régions qu’ils habitaient, non par rapport à la surface totale du globe, une constatation pareille de la science ne soulèverait pas d’insurmontables difficultés pour l’exégèse, puisqu’un des déluges partiels qui furent si multipliés pendant la période quaternaire, suffirait à remplir les conditions du cataclysme qui châtia les iniquités de l’espèce humaine.

Mais voici où s’élève le difficile problème.

D’un côté nous avons le récit de la Bible, appuyé sur une tradition universelle dans les plus nobles races de l’humanité, qui proclame le grand fait du déluge. De l’autre, les découvertes de la géologie montrent l’homme déjà répandu sur presque toute la surface de la terre, dès l’âge des grands carnassiers et des grands pachydermes d’espèces éteintes, depuis lequel on ne trouve pas de traces d’un cataclysme universel, comme il l’eût fallu pour détruire partout ces hommes. Aucune interruption violente ne se marque, d’ailleurs, depuis cette époque dans le cours du progrès de l’humanité, dont on voit l’industrie se perfectionner graduellement, par une marche continue, de même que les espèces animales d’alors, qui ne vivent plus aujourd’hui, disparaissent graduellement, sans brusque secousse. Et l’anthropologie vient encore confirmer ce point de vue, en montrant, comme nous l’avons déjà dit, dans la population actuelle de l’Europe des descendants des races quaternaires, qu’aucun cataclysme ne sépare donc de nous.

Il n’y a pas moyen de nier ni l’un ni l’autre des termes du problème. Force est donc d’en chercher la conciliation. Mais ici, nous le répétons, la solution définitive n’est pas encore trouvée ; on ne peut que proposer des hypothèses. Trois paraissent possibles. Nous allons les exposer fidèlement sans prononcer entre elles, et en nous gardant bien de leur donner un caractère de certitude qu’elles ne sauraient avoir.

La première consisterait à reculer la date probable du déluge et à le regarder comme antérieur à l’époque quaternaire. L’absence de chronologie précise dans la Bible pour les temps de la création du monde à Abraham la rendrait possible. Cette hypothèse s’appuierait sur les vestiges d’existence de l’homme que plusieurs savants pensent avoir constatés dans la couche supérieure et même dans les couches moyennes des terrains tertiaires, mais qui, déjà probables, demandent cependant encore une plus ample confirmation. Si l’homme s’est déjà montré dans nos contrées vers le milieu de la période géologique tertiaire, une interruption brusque, absolue et prolongée, sépare cette première humanité de celle de la période quaternaire, au moins dans nos pays. On pourrait alors assimiler au déluge mosaïque l’immense invasion des eaux sur une grande partie de l’Europe et de l’Asie, qui mit fin à la période tertiaire en produisant ce que les géologues ont appelé le phénomène erratique du nord, alors que les glaces flottantes de la mer apportèrent sur toutes les parties de l’Angleterre, sur les plaines de l’Allemagne et de la Russie, des blocs énormes de rochers arrachés aux régions du pôle.

La seconde hypothèse est celle qu’a soutenue M. l’abbé Lambert [2]. Elle consisterait à regarder l’universalité du déluge, par rapport à l’humanité répandue sur la surface de la terre, comme composée d’actes successifs, et à y englober tous les phénomènes diluviens partiels de la période quaternaire.

Enfin la dernière, limitant l’universalité du déluge en ce qui concerne l’humanité comme en ce qui concerne l’étendue de la surface terrestre, regarderait ce grand fait, qui a laissé de si vivants souvenirs dans la mémoire des hommes, comme ayant frappé seulement le noyau principal de l’humanité, demeuré près de son berceau premier, sans atteindre les peuplades qui s’étaient déjà répandues bien loin dans les espaces presque déserts, comme ayant frappé les races que la Bible groupe dans la descendance de Scheth, sans atteindre celles qu’elle rattache à la famille de Qaïn. Elle expliquerait ainsi l’absence absolue de toute tradition du déluge chez la race noire, ce fait que la tradition en commun n’est même sûrement un vieux souvenir ethnique que chez les différents rameaux de la race blanche, et que chez la race jaune et la rouge on peut voir en elle le fruit d’une importation relativement récente. Dans le livre suivant, en étudiant le tableau généalogique que donne la Genèse des peuples descendus des trois fils de Noa’h, nous constaterons qu’il ne comprend absolument que des nations de cette race blanche ou caucasique, qui constitue la véritable humanité supérieure. Aucun peuple d’un autre type n’y a sa place, et en particulier les nègres, qui pourtant ne pouvaient être inconnus aux écrivains sacrés, sont exclus de cet arbre généalogique de la famille noachide. Sans doute le rédacteur inspiré du livre de la Genèse ne pouvait parler aux hommes de leur temps que des nations dont ils avaient connaissance, et cette raison expliquerait parfaitement le silence du livre sacré sur les Chinois et la race jaune en général ou sur la race rouge américaine. Mais il est impossible d’admettre que ce soit par ignorance ou par omission que l’écrivain n’a pas fait figurer les noirs dans son tableau de la descendance de Noa’h. C’est volontairement, systématiquement, avec une intention formelle qu’il a agi ainsi ; et il n’est possible de deviner de sa part une autre raison d’un tel silence que celle qu’il les regardait comme étrangers à la souche du patriarche sauvé du déluge. Au moins en ce qui concerne les nègres, le rédacteur de la Genèse admettait donc l’existence, soit de Préadamites, soit de Qaïnites préservés jusqu’à son temps, c’est-à-dire de fractions de l’humanité sur lesquelles n’avait pas porté le cataclysme.

Il me paraît bien difficile de se soustraire à ce fait, d’échapper aux conséquences de ce raisonnement. Aussi, sans prétendre encore l’imposer au lecteur, la présenter comme une vérité scientifique dès à présent démontrée, j’ai déjà fait voir plus haut, à plusieurs reprises, ma tendance personnelle pour la théorie qui limiterait les effets du déluge à une partie déterminée de l’humanité, tout en reconnaissant l’incontestable caractère historique de ce fait. Il est certain, nous l’avons déjà dit, que les récits de la Bible débutent par des faits généraux à toute l’espèce humaine, pour se réduire ensuite aux annales d’une race plus particulièrement choisie par les desseins de la Providence. L’opinion à laquelle nous inclinons, tendrait à faire commencer ce caractère restreint du récit plus tôt qu’on ne le fait généralement. Quelque hardie qu’elle puisse paraître encore, par suite de son désaccord avec les interprétations jusqu’ici les plus généralement reçues, des autorités théologiques considérables, sans aller jusqu’à l’adopter, ont reconnu qu’elle n’avait rien de contraire à l’orthodoxie et qu’on pouvait la soutenir sans s’écarter des renseignements de l’Église dans ce qu’ils ont d’essentiel et de nécessaire [3].

Cette hypothèse sourit aux anthropologistes respectueux du livre sacré, car elle laisse plus de latitude pour expliquer les changements profonds qui se sont produits dans certaines races, en reculant la séparation de ces races d’avec le tronc principal de la descendance d’Adam, et en la plaçant dans une période où les influences de climat et de milieu étaient forcément bien plus puissantes dans leur action qu’aujourd’hui, puisque les phénomènes terrestres et atmosphériques avaient une plus grande intensité. Elle n’est pas en contradiction formelle avec le sens que les habitudes du langage poétique de la Bible permettent d’attribuer aux expressions du récit du Déluge ; car on a rassemblé bien des passages où les Livres Saints emploient les mots « tous les hommes, toute la terre, » sans qu’il soit possible de les prendre au pied de la lettre. Un examen attentif des premiers chapitres de la Genèse, dans lequel on pèse tous les mots avec soin, permet même de relever des indices, à mes yeux tout à fait formels, d’après lesquels on peut soutenir avec vraisemblance que l’auteur inspiré n’a pas voulu peindre le cataclysme comme absolument universel, mais qu’il admettait, au contraire, que certaines fractions de l’humanité auraient été préservées.

J’ai déjà, dans ce qui précède, relevé quelques-uns de ces traits, et je n’y reviendrai pas. Mais il importe aussi de signaler à ce sujet un point de vue général, sur lequel M. Schoebel [4] a eu le mérite d’appeler le premier l’attention. L’auteur de la Genèse, en parlant des hommes qui furent engloutis par le Déluge, les désigne toujours par l’expression haadam, « l’humanité adamique. » Ceci semble indiquer qu’il parle d’une seule et même famille, non encore divisée en peuples différents, goîm. Et cependant, d’après son système même, cette division existait déjà dans la race humaine. Avant de parler du Déluge, il montre la descendance de Qaïn vivant et se propageant séparément de la race de Scheth, tant par l’espace que par la religion et les moeurs. Elle n’était donc plus dans l’unité adamique, de même qu’elle était, sortie du sol primitivement habité et adamique, adamah [5] ; elle était donc vraiment un peuple différent du peuple de Scheth. Comment, s’il considérait ce peuple distinct comme ayant été compris dans le châtiment du Déluge, l’auteur ne l’aurait-il pas dit ? Comment, du moins, ne l’aurait-il pas fait entendre de quelque manière ? Au contraire, il nous montre, comme le crime qui attira le déluge sur les hommes, la corruption irrémédiable dans laquelle étaient tombés ceux qui connaissaient Yahveh, qui invoquaient son nom [6], plus coupables que les autres puisqu’ils n’ignoraient pas la vérité qu’ils méprisaient, qu’ils enfreignaient, puisqu’en se laissant entraîner aux passions de la chair ils se soustrayaient volontairement à l’action de l’esprit de Dieu [7]. Les Qaïnites, eux, d’après le livre saint, ne connaissaient pas Yahveh, puisque Qaïn était sorti de la présence de Yahveh [8], en même temps que du territoire de la adamah.

Au reste, la question de savoir si, d’après la Bible même, quelques personnages n’auraient pas échappé au Déluge, bien que ne se trouvant pas dans l’arche avec Noa’h, a été déjà discutée anciennement parmi les Juifs et parmi les Chrétiens, et l’Église ne l’a jamais tranchée dogmatiquement d’une manière formelle. D’après le texte des Septante, Methouschela’h aurait encore vécu quatorze ans après le Déluge, tandis que le texte hébreu le fait mourir l’année même de cet événement. La donnée du texte grec a été suivie par beaucoup de docteurs israélites. Un certain nombre d’écrivains chrétiens des premiers siècles l’ont adoptée, entre autres les chronographes, tels qu’Eusèbe. Saint Jérôme, dans ses Questions hébraïques sur la Genèse, nous apprend que de son temps cette difficulté célèbre était l’objet de nombreuses controverses.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

Notes

[1Vendidâd-Sadé, chap. Ier.

[2Le Déluge mosaïque, l’histoire et la géologie. Paris, 1868.

[3Voy. ce qu’en a dit le R. P. Bellynek, dans les Études religieuses de la Compagnie de Jésus, avril 1868.

[4De l’universalité du Déluge, Paris, 1868.

[5Genes., IV, 14.

[6Genes., IV, 26.

[7Genes., VI, 3.

[8Genes., IV, 16.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise