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Théodore FLOURNOY

Le cycle hindou : apparition et développement du cycle oriental

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VIII - §I)

Date de mise en ligne : mercredi 26 juillet 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE HUIT
Le cycle hindou

Tandis que le roman martien est une oeuvre de pure fantaisie, où l’imagination créatrice pouvait se donner libre carrière, n’ayant pas à redouter l’épreuve d’une vérification quelconque, le cycle hindou et celui de Marie Antoinette, se mouvant dans un cadre terrestre déterminé, représentent un travail de reconstruction assujetti d’emblée à des conditions de milieux et d’époques très complexes. Rester dans les limites de la vraisemblance, ne pas commettre trop d’anachronismes, satisfaire aux exigences multiples de la logique et de l’esthétique, constituait une entreprise singulièrement périlleuse et en apparence au dessus des forces d’une personne sans instruction spéciale en ces matières. Le génie subconscient de Mlle Smith s’en est acquitté d’une façon remarquable et y a déployé un sens vraiment fort délicat des possibilités historiques et de la couleur locale.

Le roman hindou, en particulier, reste pour ceux qui y ont assisté une énigme psychologique non encore résolue d’une façon satisfaisante, parce qu’il révèle et implique chez Hélène, relativement aux coutumes et aux langues de l’Orient, des connaissances dont il a été impossible de trouver jusqu’ici la source certaine. Tous les témoins des somnambulismes hindous de Mlle Smith qui ont une opinion à ce sujet (plusieurs s’abstiennent d’en avoir) sont d’accord pour y voir un curieux phénomène de cryptomnésie, de réapparitions de souvenirs profondément enfouis au dessous de l’état de veille normal, avec une part indéterminée de broderies imaginatives sur ce canevas de données réelles. Mais, sous ce nom de cryptomnésie ou résurrection de mémoires latentes, ils entendent deux choses singulièrement différentes. Pour moi il s’agit uniquement de souvenirs de sa vie présente, et je ne vois rien de supranormal dans tout cela ; car, bien que je n’aie point encore réussi à trouver le mot de l’énigme, je ne doute pas de son existence, et je relèverai plus loin deux ou trois indices qui me paraissent appuyer mon idée que les notions asiatiques de Mlle Smith ont une origine tout ordinaire. Tant pis, d’ailleurs, ou tant mieux, si je me trompe. Pour les observateurs enclins au spiritisme, au contraire, la mémoire endormie qui se réveille en somnambulisme n’est rien de moins que celle d’une vie antérieure de Mlle Smith, et cette explication piquante, qui a d’abord été donnée par Léopold, bénéficie à leurs yeux de l’impossibilité de fait où je me trouve de prouver qu’il en soit autrement. On voit que nous sommes loin de nous entendre sur la question de méthode.

Sans doute, si l’on avait assisté à tous les incidents de la vie d’Hélène depuis sa tendre enfance, et que l’on eût la certitude que ses connaissances sur l’Inde ne lui ont pas été fournies du dehors par la voie normale des organes des sens, il faudrait bien chercher autre chose, et choisir entre les hypothèses d’une mémoire atavique héréditairement transmise à travers quinze générations, ou de communications télépathiques actuelles avec le cerveau de quelque savant indianiste, ou d’une réincarnation spirite, ou de je ne sais quoi encore. Mais nous n’en sommes pas là. Il n’y a rien de plus ignoré, dans les détails, que l’existence journalière de Mlle Smith dans son enfance et sa jeunesse. Or, quand on sait tous les tours dont est capable la mémoire subconsciente de la vie présente, on n’est pas scientifiquement fondé à recourir à une prétendue « antériorité », dont la seule garantie est l’autorité de Léopold (le martien a suffisamment montré le cas qu’on en peut faire), pour expliquer l’apparition somnambulique de choses totalement oubliées, je l’accorde, de Mlle Smith en son état de veille, mais dont l’origine a fort bien pu se nicher dans les recoins inconnus de sa vie écoulée (lectures, conversations, etc.).

La trame du roman hindou, que j’ai déjà sommairement indiquée à diverses reprises, est la suivante. Hélène Smith était, à la fin du XIVe siècle de notre ère, la fille d’un cheik arabe, peut être nommé Pirux [1], qu’elle quitta pour devenir sous le nom de Simandini la onzième femme du prince Sivrouka Nayaca, dont j’ai l’honneur d’être la réincarnation actuelle (je prie une fois pour toutes le lecteur de bien vouloir excuser le rôle fort immodeste qui m’est dévolu malgré moi en cette affaire). Ce Sivrouka, qui régnait sur le Kanara et y bâtit en 1401 la forteresse de Tchandraguiri, ne paraît pas avoir été de caractère très accommodant ; quoique pas mauvais au fond et assez attaché à son épouse préférée, il avait l’humeur farouche et des manières plutôt rudes. On ne saurait en attendre davantage d’un petit potentat asiatique de cette époque. Simandini ne l’en aimait pas moins avec passion, et à sa mort elle fut brûlée vive sur son bûcher, selon la mode du Malabar. Autour de ces deux personnages principaux apparaissent quelques figures secondaires, entre autres un fidèle domestique nommé Adèl et un petit singe, Mitidja, que Simandini avait emmenés avec elle d’Arabie aux Indes ; puis le fakir Kanga, qui tient une beaucoup plus grande place dans le cycle martien, où on l’a vu réincarné en Astané, que dans le cycle hindou proprement dit. Quelques autres individus, tous masculins, Mougia, Miousa, Kangia, Kana, se montrent dans des rôles trop effacés pour qu’on en puisse rien dire de précis.

Les états hypnoïdes dans lesquels ce roman s’est manifesté chez Hélène présentent la plus grande variété et tous les degrés, depuis la veille parfaite (en apparence), momentanément traversée par quelque hallucination visuelle ou auditive dont le souvenir se conserve intact et permet une description détaillée, jusqu’au somnambulisme total avec amnésie au réveil, où se déroulent les scènes les plus frappantes d’extases et d’incarnations. On en verra divers exemples dans les pages suivantes.

I. APPARITION ET DÉVELOPPEMENT DU CYCLE ORIENTAL

Sans revenir sur les visions étranges, mais mal connues, qui hantaient déjà l’enfance et la jeunesse de Mlle Smith (voir p. 40). je retracerai les principales étapes de son roman asiatique depuis la naissance de sa médiumité.

Pendant les trois premières années, on n’assiste qu’à un petit nombre de manifestations de ce genre, aux séances du moins, car, pour ce qui est des automatismes qui ont pu surgir à d’autres moments, surtout pendant la nuit ou l’état hypnagogique, nous n’en savons rien.

En novembre 1892, deux séances du groupe N. sont occupées par l’apparition d’une ville chinoise, Pékin au dire de la table, où un désincarné, parent d’une personne du groupe, se trouve remplir une mission auprès d’un enfant malade. [Cette irruption de la Chine là où on ne l’attendait guère est vraisemblablement due à l’influence d’un petit vase chinois qu’Hélène avait remarqué dans le salon de Mme’ B. (dont j’ai parlé, p. 96-97) [2] Mme B., dans une visite que je lui fis, me montra d’elle même cette potiche en me disant qu’Hélène, l’ayant aperçue un jour, l’avait prise et examinée avec curiosité en s’informant de sa provenance ; c’est peu après cet incident que les visions chinoises se manifestèrent.]

Dans ses séances de 1894, Hélène eut à plusieurs reprises des visions détachées se rapportant à l’Orient, comme cela ressortait de leur contenu même ou des indications dictées par la table. C’est ainsi qu’elle vit Téhéran, puis le cimetière des missions à Tokat (12 juin) ; un cavalier à manteau de laine blanche et à turban, avec le nom d’Abderrhaman (2 septembre) ; enfin, un paysage oriental avec une cérémonie d’aspect bouddhique (16 octobre). Cette dernière vision plus spécialement paraît être un signe avant coureur du roman hindou, car on relève dans le procès verbal de l’époque un ensemble de traits caractéristiques qui se retrouveront dans les scènes hindoues ultérieures : immense jardin de plantes exotiques, colonnades, allées de palmiers précédées d’énormes lions de pierre ; par terre, de longs tapis aux magnifiques dessins ; niches, dômes de verdure, temple au milieu des arbres avec une statue comme un bouddha ; un cortège de douze hommes en blanc, qui s’agenouillent, tenant des lampes allumées ; au centre, une autre femme à cheveux très noirs se détache du cortège, balance une lampe et enflamme une poudre qu’elle venait de répandre sur une pierre blanche [la suite du roman permet de reconnaître en cette femme la première apparition de Simandini]. Mais c’est seulement cinq mois plus tard qu’a lieu dans tout son éclat le véritable épanouissement du rêve oriental.

17 février 1895. À la fin d’une séance assez longue, Hélène s’étant rendormie après un premier réveil, la table dicte Pirux cheik, et répond à nos questions qu’il s’agit d’un cheik arabe du XVe siècle. À ce moment, Hélène se réveille définitivement en disant qu’elle vient de voir un homme à moustache noire et aux cheveux crépus, vêtu d’un burnous et d’un turban, qui avait l’air de ricaner et de se moquer d’elle. - L’épellation de Pirux a laissé à désirer comme netteté, et Léopold, interrogé ultérieurement, n’a jamais affirmé très catégoriquement (mais encore moins nié) que ce nom fût celui du cheik père de Simandini.

3 mars. Séance où nous sommes six, ayant toutes nos mains sur la table. Après une courte attente, Hélène s’étonne de ne plus voir mon médius gauche, tandis qu’elle voit bien mes autres doigts. Mon trousseau de clefs, que je place sur mon médius, disparaît également à sa vue, bien qu’elle continue à entendre le bruit qu’il fait, ainsi que le tapotement que j’exécute contre la table avec ce doigt. Cette anesthésie systématique visuelle très limitée laisse prévoir, suivant de nombreux exemples des séances antérieures, que les phénomènes qui vont venir me concerneront. Bientôt commence une longue vision de scènes qu’Hélène croit avoir déjà vues en partie [c’est, en effet, une répétition très amplifiée de celle du 16 octobre précédent, dont aucun des assistants n’avait alors connaissance]. Elle décrit une pagode qu’elle dessine de la main gauche en quelques coups de crayon ; puis une avenue de palmiers et de statues, des aloès, une procession et des cérémonies devant un autel, etc. Le rôle principal est joué par un personnage en sandales, à grande robe jaune et à casque d’or garni de pierreries [première apparition de Sivrouka], et par la femme à cheveux noirs et robe blanche déjà vue le 16 octobre [Simandini].

Dans la première partie de la vision, Hélène, qui suit cette femme de son regard extatique tout en nous la dépeignant, la voit se diriger de mon côté ; mais comme, à ce moment, l’invisibilité de mon médius s’est généralisée à toute ma personne et qu’Hélène ne me voit ni ne m’entend plus, tandis qu’elle a pleinement conscience des autres assistants, elle s’étonne de voir cette femme faire « sur le vide » des gestes d’imposition et de bénédiction qui ont lieu sur ma tête. À plusieurs reprises je change de place et m’assieds en différents points de la chambre ; chaque fois, au bout de peu de secondes, Hélène se tourne de mon côté et, sans m’apercevoir, voit la femme à cheveux noirs venir se placer derrière mon siège et répéter ses gestes de bénédiction dans l’espace à une hauteur correspondant à ma tête. Dans la suite de la vision, je ne parais plus jouer aucun rôle, et il s’agit d’une cérémonie où la femme hindoue, avec un diadème sur la tête, brûle de l’encens au milieu de ses douze compagnes, etc. Pendant tout ce temps, la table, contre son habitude, n’a donné aucune explication ; mais Hélène, ayant elle même posé quelques questions, remarque que cette femme imaginaire lui répond par des signes de tête, et lui révèle entre autres m’avoir connu dans une existence antérieure. Au moment de l’effacement de la vision, qui a duré plus d’une heure, Mlle Smith entend les mots : À bientôt. La suite, en effet, ne se fit pas longtemps attendre.

6 mars. Répétition et continuation de la séance précédente, avec ce progrès que l’hallucination visuelle de la femme à cheveux noirs se change en hallucination cénesthésique totale, c’est à dire qu’au lieu d’une simple vision, il se produit une incarnation : Hélène devient elle même cette femme et mime son rôle.

À peine la séance commencée, Mlle Smith cesse de nous entendre tout en continuant à nous voir, et nous dit : « Mais causez donc, parlez donc ! » Elle peut encore lire et comprendre ce que je lui communique par écrit, mais l’obnubilation va croissant. Elle paraît s’absorber dans quelque vision intérieure, et entre bientôt dans un somnambulisme au cours duquel elle vient se placer derrière le coin de canapé que j’occupe, pose ses mains sur ma tête en appuyant fortement, fait de vains efforts pour parler, puis lâche peu à peu ma tête et, levant majestueusement les bras au dessus de moi comme pour me bénir, prononce tout à coup d’une voix grave et solennelle ces deux mots séparés par quelques soupirs : Atiéyâ... Ganapatinâmâ. Après cette scène de bénédiction très impressionnante, elle se livre dans la chambre à une succession de pantomimes muettes où elle paraît assister à un spectacle effrayant et lutter avec des ennemis [scène du bûcher]. Elle finit par aller s’asseoir sur le divan, où elle recouvre son état normal après une série d’oscillations psychiques, attitudes diverses, réveils éphémères, retours de sommeil, etc. La dernière de ses phases mimiques consiste à arracher et jeter loin d’elle tous les ornements que peut bien porter une princesse asiatique : bagues à tous ses doigts, bracelets aux poignets et aux bras, collier, diadème, boucles d’oreille, ceinture, anneaux à la cheville des pieds.

Une fois réveillée, elle n’a aucun souvenir de la scène de la bénédiction, mais se rappelle assez distinctement les rêves correspondant aux autres pantomimes : elle a revu la femme à cheveux noirs de la séance précédente, le paysage oriental, etc. Au cours de sa description, le passage de la simple vision à l’incarnation se reflète dans le changement de forme de son récit : elle nous parlait de cette femme à la troisième personne, et soudain elle adopte la première personne, et dit je pour raconter entre autres qu’elle - ou la femme à cheveux noirs - a vu un cadavre sur un bûcher, et que quatre hommes, contre lesquels elle s’est débattue, voulaient la forcer à monter sur ce bûcher. Quand j’attire son attention sur ce changement de style, elle répond qu’en effet il lui semblait être elle même cette femme. Elle se souvient aussi de s’être réveillée un instant et de nous avoir entrevus et reconnus, tout en se voyant elle même vêtue d’un costume oriental et parée de bijoux ; mais elle ne se rappelle pas la scène où elle s’est dépouillée de ces ornements.

Indépendamment du roman hindou, ces deux séances sont intéressantes au point de vue psychologique, parce qu’on y voit le changement de l’hallucination visuelle, objective, qui n’altère guère le sentiment de la réalité présente, en hallucination totale, cénesthésique et motrice, constituant une transformation complète du MOI. Cette généralisation de l’automatisme partiel au début, cet envahissement et cette absorption de la personnalité ordinaire par la personnalité subliminale, n’entraîne pas toujours l’amnésie chez Hélène, ce qui lui permet de décrire au réveil cette impression sui generis d’être soi et un autre, de voir devant ses yeux une personne qui agit et de sentir qu’elle ne fait qu’un avec cette personne (comparer p. 118).

On remarquera que, dans le cas particulier de l’identification de la femme hindoue à cheveux noirs avec Mlle Hélène Smith de Genève, le problème de la connexion causale est susceptible de deux solutions inverses (et la même remarque serait également à sa place dans le cycle de Marie-Antoinette). Pour le croyant spirite, c’est parce que Mlle Smith est la réincarnation de Simandini - c’est à dire parce que ces deux personnages, malgré l’éloignement de leurs existences dans le temps et l’espace, sont substantiellement et métaphysiquement identiques - qu’elle redevient réellement Simandini, et se sent être princesse hindoue, dans certains états somnambuliques favorables. Pour le psychologue empirique, c’est au contraire parce que le souvenir visuel d’une femme hindoue (peu importe son origine) s’étend comme un parasite, gagne en surface et en profondeur, à la façon d’une tache d’huile, et envahit toute la personnalité impressionnable et suggestible du médium - c’est pour cela que Mlle Smith se sent devenir cette femme et en conclut qu’elle l’a été jadis (v. p. 46-47 et la note p. 118). Mais quittons cette digression pour revenir au développement du rêve hindou.

FIGURE 34

10 mars. Après diverses visions éveillées se rapportant à d’autres sujets, Hélène entre en somnambulisme. Pendant vingt minutes elle reste assise les mains sur la table, par les coups frappés de laquelle Léopold nous informe qu’il se prépare une scène d’antériorité me concernant ; que j’ai été jadis un prince hindou, et que Mlle Smith, bien avant son existence de Marie-Antoinette, se trouvait être alors ma femme et a été brûlée sur mon tombeau ; que nous saurons ultérieurement, mais pas ce soir ni dans la prochaine séance, le nom de ce prince ainsi que l’endroit et la date de ces événements. Puis Hélène quitte la table et, dans une pantomime muette d’une heure, dont le sens assez clair est confirmé par Léopold au moyen du petit doigt [3], elle joue, jusqu’au bout cette fois, la scène palpitante du bûcher ébauchée dans la séance précédente.

Elle avance lentement autour de la chambre, comme en résistant et entraînée malgré elle, tour à tour suppliante et se débattant énergiquement contre les hommes fictifs qui la mènent à la mort. Tout à coup, se dressant sur la pointe des pieds, elle paraît monter sur le bûcher, cache avec effroi sa figure dans ses mains, recule de terreur, puis avance de nouveau comme poussée par derrière. Finalement elle s’abat brusquement de toute sa hauteur, et tombe à genoux devant un douillet fauteuil dans lequel elle enfonce son visage couvert de ses mains jointes. Elle sanglote violemment. Par le petit doigt, visible entre sa joue et le coussin du fauteuil, Léopold continue à répondre par des oui et non très nets à mes questions. C’est le moment où elle repasse son agonie dans les flammes du bûcher ; les sanglots cessent peu à peu, la respiration devient de plus en plus haletante et superficielle, puis soudain s’arrête en expiration et reste suspendue pendant quelques secondes qui semblent interminables. C’est la fin ! Le pouls est heureusement bon quoique un peu irrégulier ; pendant que je le tâte, le souffle se rétablit par une profonde inspiration. Après quelques retours de sanglots, elle se calme et se relève lentement pour s’asseoir sur le canapé voisin. Cette scène du dénouement fatal, dans le fauteuil, a duré huit minutes. Après des alternances de sommeil, catalepsie, etc., durant près d’une demi heure, elle, s’éveille, se rappelant avoir revu en rêve le cadavre de l’homme étendu sur un bûcher, et la femme que des hommes forçaient à y monter contre son gré. - Il n’y eut rien d’oriental dans les séances suivantes, et le rêve hindou ne reprit que quatre semaines après.

7 avril. Mlle Smith ne tarde pas à entrer dans un état mixte où son rêve hindou se mêle et se substitue, mais seulement en ce qui me concerne, au sentiment de la réalité présente. Elle me croit absent, demande aux autres assistants pourquoi je suis parti, puis se lève et vient tourner autour de moi en me considérant, toute surprise de voir ma place occupée par un étranger aux cheveux noirs frisés et au teint brun, vêtu d’une robe à larges manches, d’un beau bleu et à ornements d’or. Quand je lui adresse la parole, elle se détourne et paraît entendre ma voix du côté opposé, où elle va me chercher ; lorsque j’y vais, elle me fuit, puis, quand je la suis de nouveau, elle revient au lieu que je viens de quitter. Après quelque temps de ce manège, elle cesse de se préoccuper de moi et de mon substitut frisé à robe bleue, pour tomber dans un état plus profond. Elle prend un regard de visionnaire, et décrit une sorte de château crénelé, sur une colline, où elle aperçoit et reconnaît le personnage frisé de tout à l’heure, mais dans un autre costume et entouré d’hommes noirs très laids et de femmes « qui sont bien ». Interrogé sur le sens de cette vision, Léopold répond en épelant par le petit doigt : la ville de Tchadraguiri dans le Kanaraau (sic) ; puis il ajoute au bout d’un instant : il y a une lettre de trop au dernier mot, et finit par donner le nom de Kanara et par ajouter l’indication : au XVe siècle. Au réveil de cet état somnambulique qui dure deux heures, y compris de longues périodes où l’on ne sait quelles visions l’absorbent, Hélène se rappelle avoir rêvé d’un personnage frisé à robe bleue richement garnie de pierreries, avec un coutelas recourbé, en or, suspendu à une agrafe. Elle se souvient d’avoir soutenu avec lui une longue conversation dans une langue étrangère qu’elle comprenait et parlait elle même fort bien, quoiqu’elle n’en sache plus le sens.

[Le curieux manège du début - dans lequel l’anesthésie systématique à mon égard et l’allochirie se combinaient avec une sorte de rapport attractif tardif, qui la faisait aller s’asseoir dans le coin de la chambre et sur le meuble que je venais de quitter - peut être considéré comme une autosuggestion due à la circonstance suivante : dans l’après midi de ce même jour, Mlle Smith avait assisté à une séance de la Société psychique de Genève, où le président s’était étendu sur le fait que « d’excellents somnambules peuvent retrouver dans une chambre l’influence des gens qui n’y sont plus, et les suivent comme à la piste, sentant en quelque sorte leurs traces et voyant leur image fluidique sur les meubles où ils se sont arrêtés ».]

14 avril. Bientôt profondément endormie, Mlle Smith quitte la table et se livre à une pantomime muette fort gracieuse, d’abord souriante, puis finissant dans la tristesse et par une scène de larmes. Le sens en est indiqué au fur et à mesure par Léopold agitant le pouce de la main gauche. Hélène est aux Indes, en son palais de Tchandraguiri dans le Kanara, en 1401, et elle reçoit les déclarations d’amour du personnage frisé qui est le prince Sivrouka Nayaka, auquel elle est mariée depuis un an environ. Le prince s’est jeté à ses genoux, mais il lui inspire une certaine frayeur, et elle est encore en proie au chagrin d’avoir dû quitter son pays natal pour le suivre. Léopold affirme qu’elle se souviendra au réveil, en français, de tout ce que le prince lui dit en sanscrit, et qu’elle nous en répétera une partie, mais pas tout, parce que cela est trop intime. - Après le réveil, elle paraît, en effet, se rappeler tout son rêve et nous raconte qu’elle se trouvait sur une colline, où l’on bâtissait ; ce n’était pas précisément une ville, ni même un village, car il n’y avait pas de rues ; c’était plutôt un endroit isolé, dans la campagne, et ce que l’on construisait n’avait pas la forme d’une maison ; il y avait des trous plutôt que des fenêtres [forteresse et meurtrières]. Elle s’est trouvée dans un palais fort beau à l’intérieur, mais pas à l’extérieur. Il y avait une grande salle garnie de verdure avec, au fond, un grand escalier flanqué de statues d’or. Elle s’y est longuement entretenue, pas en français, avec le personnage basané aux cheveux noirs frisés et au magnifique costume ; il a fini par monter l’escalier, mais elle ne l’a pas suivi. Elle paraît se rappeler fort bien le sens de tout ce qu’il lui a dit dans leur conversation en langue étrangère, mais elle semble embarrassée à ces souvenirs et ne consent pas à nous en raconter quoi que ce soit.

26 mai. Au cours de cette séance, comme Hélène dans un somnambulisme muet incarne la princesse hindoue, je lui tends une feuille de papier et un crayon dans l’espoir d’obtenir quelque texte ou dessin. Après diverses péripéties, elle y trace l’unique mot Simadini en lettres qui ne rappellent point du tout son écriture habituelle (voir fig. 34). Puis, prenant une autre feuille toute blanche, elle paraît la lire avec un sourire de bonheur, la plie soigneusement et la glisse dans son corsage, l’en retire et la relit avec ravissement, etc. Léopold nous apprend par le petit doigt que Simadini est le nom de la princesse hindoue, et qu’elle lit une lettre d’amour de Sivrouka. Au réveil, elle se souvient d’avoir été « dans un palais tellement beau », et d’y avoir reçu une lettre très intéressante, mais dont elle refuse de nous dire le contenu, évidemment trop intime.

J’intercale ici deux remarques à propos du nom de Simadini, qui est un des premiers exemples connus d’une écriture de Mlle Smith autre que son écriture normale. 1° Lorsque, quatre mois plus tard, Léopold commença à se communiquer graphiquement (p. 101-104), une certaine analogie dans la formation des lettres, et la tenue de crayon identique, firent penser que c’était déjà lui qui avait tracé le mot de la fig. 34. Mais il le nia toujours, et l’on n’a jamais pu en savoir l’auteur. 2° J’ai dit plus haut (p. 182) qu’il y a eu des données divergentes sur l’orthographe de ce nom. Voici, en effet, un fragment d’une lettre que Mlle Smith m’écrivit l’hiver suivant (18 février 1895) ; c’était au surlendemain d’une séance mal réussie (voir p. 146-147), et elle me dépeignait les impressions fâcheuses qui lui en étaient restées :

Je suis toute triste et ne puis dire pourquoi ; j’ai le coeur gros, et de quoi je ne le sais moi même. C’est au point qu’aujourd’hui (vous allez rire) il me semblait que ma joue gauche avait maigri ! Je suis sûre qu’à ce moment vous n’auriez pas reconnu Simadini, tant son visage était piteux et découragé. - Pensez qu’à cet instant même où je vous trace ces mots, j’entends comme une voix qui me dit dans mon oreille droite : Non pas Simadini, mais Simandini ! - Que pensez vous que cela peut être ? C’est bien drôle, n’est ce pas ? Aurions nous mal compris ce nom ? Ou bien n’est ce peut être que moi qui l’avais mal compris ?...

Mlle Smith oublie ici que ce nom ne lui est point venu la première fois en hallucination auditive, auquel cas on pourrait admettre qu’elle l’a en effet mal compris, mais par écrit, en somnambulisme, ce qui exclut toute méprise de sa conscience ordinaire. Il faut se borner à enregistrer comme un fait, inexpliqué jusqu’ici, cette correction d’un automatisme graphique par un automatisme auditif au bout de plusieurs mois. Entre les deux orthographes, j’ai adopté la seconde, qui n’a plus subi de changements et figure seule dans les textes martiens (10, 16).

16 juin. Répétition amplifiée de la scène de la lettre du prince hindou. Impossible d’en savoir le contenu ; je lui suggère de s’en souvenir et de nous le raconter au réveil, mais Léopold réplique en épelant : Elle ne le dira pas ; que n’avez vous assez gagné sa confiance afin qu’elle vous dise tout sans crainte ! et la suggestion reste sans effet.

30 juin. Somnambulisme avec pantomime muette dont le sens est indiqué par Léopold. C’est la scène des fiançailles de Simandini et Sivrouka à Tchandraguiri. Il y a d’abord une phase d’oppression et soupirs avec gestes de lutte contre divers prétendants qui veulent s’emparer d’elle ; puis sourires et extase, provoqués par l’arrivée de Sivrouka qui la délivre et chasse ses rivaux : enfin, joie et admiration en acceptant les fleurs et bijoux qu’il lui offre.

J’ai rapporté, trop longuement peut être, quoique très en abrégé, ces premières apparitions du roman oriental parce qu’elles forment un enchaînement assez suivi, en sens inverse de l’ordre chronologique, conformément à une théorie spirite qui veut que dans ces souvenirs d’existences antérieures la mémoire médianimique remonte le cours du temps, et retrouve les « images » des événements les plus récents avant celles des plus anciens [4]. Pendant cette première période de quatre mois, le cycle hindou a fait irruption dans huit séances (sur une vingtaine environ auxquelles j’ai assisté ou dont j’ai eu connaissance), et s’est manifesté un peu comme une histoire de lanterne magique se déroulant en tableaux successifs, dont la netteté n’est pas parfaite d’emblée, mais subit les tâtonnements de la mise au point. Les scènes du roman ne se répartissent pas exactement sur les diverses séances, mais empiètent souvent sur plusieurs, s’ébauchant volontiers en de simples visions avant d’atteindre leur perfection de concrète et vivante réalité dans une scène de personnification somnambulique.

On peut résumer toute cette histoire en un petit nombre de tableaux principaux. Il y a eu la scène de la mort sur le bûcher, préparée en vision dans la séance du 6 mars et exécutée le 10 ; puis la scène d’intérieur dans le palais et la forteresse en construction (7 et 14 avril) ; celle de la lettre d’amour (26 mai et 16 juin) ; enfin, les fiançailles (30 juin). Il y faut joindre, à titre de couronnement en quelque sorte symbolique et supérieur au cadre historique, le grand tableau du début, d’abord présenté en vision le 3 mars, puis réalisé trois jours après avec l’étonnante exclamation Atiêyâ Ganapatinâmâ. Le sens de cette scène n’a jamais été indiqué par Léopold, mais paraît assez clair. On y peut voir une espèce de prologue, pour ne pas dire d’apothéose, inaugurant tout le roman : c’est la princesse hindoue d’il y a quatre siècles, reconnaissant son seigneur et maître en chair et en os, sous la forme imprévue d’un professeur universitaire qu’elle salue avec une emphase toute orientale en le bénissant, fort à propos, au nom de la divinité de la science et de la sagesse - puisque Ganapati est un équivalent de Ganesâ, le dieu à tête d’éléphant, patron des sages et des savants.

On conçoit que ces deux mots de résonance exotique, prononcés à haute voix à une époque où le martien n’était point encore né - et suivis de toutes les conversations, malheureusement muettes pour nous, qu’au réveil des séances subséquentes, Hélène se rappelait avoir eues en langue étrangère (en sanscrit selon Léopold) avec le prince hindou de ses rêves - suscitèrent une vive curiosité et le désir d’obtenir les plus longs fragments audibles de cet idiome inconnu. Ce n’est qu’en septembre 1895 qu’on eut cette satisfaction, dans une séance où le roman oriental, qui n’avait plus donné signe de vie depuis le mois de juin, fit une nouvelle explosion. À partir de ce moment, il n’a plus cessé, pendant ces quatre années, de reparaître avec une abondance inégale et des éclipses plus ou moins longues, accompagné presque chaque fois de paroles d’un aspect sanscritoïde. Mais la trame du roman n’a plus la même netteté qu’au début. Au lieu de tableaux s’enchaînant dans un ordre chronologique régulier, ce ne sont plus que des réminiscences souvent confuses, des souvenirs sans liens précis entre eux, qui jaillissent de la mémoire de Simandini. Comme les lambeaux de nos jeunes années surgissant incohérents et pêle mêle dans nos rêves, ainsi Mlle Smith se trouve facilement assaillie, dans ses somnambulismes, par des visions se rapportant à des épisodes quelconques, et ne formant point un tout suivi, de son existence asiatique supposée.

Quelques unes de ces scènes concernent sa vie de jeune fille en Arabie. On la voit, par exemple, jouant gracieusement avec son petit singe Mitidja ; ou copiant un texte arabe (voir plus loin fig. 35) que lui présente son père, le cheik, au milieu de sa tribu ; ou s’embarquant sur un navire étranger, escortée de noirs hindous, pour sa nouvelle patrie ; etc. Mais de beaucoup le plus grand nombre de ses trances somnambuliques ou de ses visions spontanées ont trait à sa vie dans l’Inde et aux détails de son existence quotidienne. Son bain que lui prépare le fidèle serviteur Adèl ; ses promenades et rêveries dans les splendides jardins du palais, tout remplis d’une luxuriante végétation et d’oiseaux rares aux éclatantes couleurs ; ses scènes de tendresse et de doux épanchements - toujours empreintes, cela est à noter, de la plus parfaite convenance - vis à vis du prince Sivrouka quand il est bien disposé, scènes de chagrin, aussi, et de larmes abondantes au souvenir de la patrie absente, lorsque l’humeur capricieuse et brutale du despote oriental se fait trop durement sentir ; les moments de jeux enfantins avec Mitidja, les conversations avec le fakir Kanga ; les dévotions et cérémonies religieuses devant quelque statue bouddhique, etc. ; tout cela forme un ensemble extrêmement varié et plein de couleur locale. Il y a dans tout l’être de Simandini, dans l’expression de sa physionomie (Hélène a presque toujours les yeux grands ouverts dans ce somnambulisme), dans ses mouvements, dans son timbre de voix lorsqu’elle parle ou chante « hindou », une grâce paresseuse, un abandon, une douceur mélancolique, un quelque chose de langoureux et de charmeur qui répond à merveille au caractère de l’Orient - tel que le conçoivent les spectateurs qui, comme moi, n’y ont jamais été. Avec cela, un maintien toujours plein de noblesse et de dignité, conforme à ce que l’on peut attendre d’une princesse ; pas de danses, par exemple, ni rien de la bayadère.

Mlle Smith est vraiment très remarquable dans ses somnambulismes hindous. La façon dont Simandini s’assied à terre, les jambes croisées, ou à demi étendue, nonchalamment appuyée du bras ou de la tête contre un Sivrouka tantôt réel (lorsque dans sa trance incomplète elle me prend pour son prince), tantôt imaginaire (auquel cas il lui arrive de se tenir accoudée dans le vide en des poses d’équilibre invraisemblable, impliquant des contractures de clown) ; la religieuse et solennelle gravité de ses prosternements lorsque, après avoir longtemps balancé la cassolette fictive, elle croise sur sa poitrine ses mains étendues, s’agenouille et par trois fois s’incline, le front frappant le sol ; la suavité mélancolique de ses chants en mineur, mélopées traînantes et plaintives, qui se déroulent avec des notes flûtées se prolongeant en un lent decrescendo et ne s’éteignant parfois qu’au bout de quatorze secondes d’une seule tenue ; la souplesse agile de ses mouvements ondoyants et serpentins lorsqu’elle s’amuse avec son singe imaginaire, le caresse, l’embrasse, l’excite ou le gronde en riant et lui fait répéter tous ses tours ; - toute cette mimique si diverse et ce parler exotique ont un tel cachet d’originalité, d’aisance, de naturel, qu’on se demande avec stupéfaction d’où vient, à cette fille des rives du Léman, sans éducation artistique ni connaissances spéciales de l’Orient, une perfection de jeu à laquelle la meilleure actrice n’atteindrait sans doute qu’aux prix d’études prolongées ou d’un séjour au bord du Gange [5].

Le problème, ai-je déjà dit, n’est pas résolu, et j’en suis encore à chercher d’où Hélène Smith a tiré ses notions sur l’Inde. Il semble que le plus simple serait de profiter de l’état hypnotique des séances pour confesser la mémoire subconsciente d’Hélène et l’amener à livrer ses secrets, mais mes essais dans ce sens n’ont pas encore abouti. C’est sans doute inhabileté de ma part, et je finirai peut être, ou quelqu’un de mieux avisé, par trouver le joint. Le fait est que jusqu’ici je me suis toujours heurté à Léopold, qui ne se laisse pas évincer ou berner comme le bon diable du pauvre Achille de M. Janet [6], et qui n’a jamais cessé d’affirmer que le sanscrit, Simandini et le reste sont authentiques. Quant aux renseignements extérieurs, ils manquent entièrement. Toutes les pistes que j’ai cru découvrir, et elles sont déjà nombreuses, se sont trouvées fausses ; le lecteur me dispensera de lui détailler mes insuccès.

S’il ne s’agissait que de la pantomime hindoue, le mystère serait moindre. Quelques récits entendus à l’école, ou lus dans des feuilletons, sur l’incinération des veuves du Malabar ; des gravures et descriptions relatives à la vie civile et religieuse de l’Inde, etc., bref les informations variées qui, dans notre pays et à notre époque de cosmopolitisme, arrivent une fois ou l’autre aux yeux ou aux oreilles d’un chacun et font partie du bagage (conscient ou subconscient) de tout individu qui n’est pas absolument inculte - voilà plus qu’il n’en faut, à la rigueur, pour expliquer la scène du bûcher, les prosternements, et tant d’attitudes diverses, voire même le caractère musical des chants et les dehors sanscritoïdes de la langue. Il y a, en effet, des exemples célèbres montrant combien peu de chose suffit à une intelligence déliée, doublée d’une forte mémoire et d’une imagination fertile et plastique, pour reconstituer ou fabriquer de toutes pièces un édifice complexe, ayant les apparences de l’authenticité et capable de tenir longtemps en échec la perspicacité des connaisseurs eux mêmes. Or ce que le travail conscient et réfléchi est arrivé à faire dans ces cas là, les facultés subliminales peuvent l’exécuter à un bien plus haut degré de perfection encore chez les sujets à dispositions automatiques.

J’ai rappelé plus haut (p. 99) avec quelle virtuosité un sujet hypnotisé réalise le type qu’on lui prescrit, et devient en un clin d’oeil pompier, nourrice, vieillard, lapin et ce que l’on voudra, par une extraordinaire et subite concrétion de toutes les images ou connaissances emmagasinées en lui et se rapportant au rôle en question. Et cependant ce n’est pas le sujet qui a choisi son personnage, c’est l’hypnotiseur qui le lui impose du dehors sans souci de ses préférences ou de ses aptitudes naturelles. Si, malgré cette contrainte, l’imagination hypnotique ne se trouve pour ainsi dire jamais prise au dépourvu, et si elle tire instantanément le plus excellent parti des données souvent bien maigres qu’elle possède relativement au thème imposé - faut il encore s’étonner de la perfection à laquelle peut atteindre la réalisation d’un type que le Moi subconscient a librement adopté parce qu’il répond à ses goûts et à ses inclinations, et pour l’exécution duquel il a eu le loisir de trier et de conserver, au cours des années, les matériaux qui se rapportaient spécialement à son dessein, parmi tous ceux que lui offraient les expériences quotidiennes ?

Personne n’a ordonné à Mlle Smith de jouer le rôle somnambulique d’une princesse hindoue ou d’une reine de France, comme M. Richet ordonnait à Mlle B. de se transformer en prêtre ou en général. Si donc elle devient Simandini ou Marie Antoinette en somnambulisme, c’est bien que ces figures plutôt que d’autres répondent à ses inclinations congénitales, expriment ses tendances latentes, incarnent une tournure ou un idéal secret de son être. Nul doute, par conséquent, que la sélection instinctive que chaque être vivant fait constamment au milieu des impressions de tout genre qui l’assaillent - remarquant et retenant les unes, laissant échapper les autres, conformément à ses aptitudes innées, à son caractère et son tempérament, à toute son individualité en un mot -, nul doute que cette sélection ne se soit effectuée chez Mlle Smith suivant cette même tendance, cette même tournure d’esprit qui devait plus tard déterminer le choix de ses incarnations somnambuliques. Si elle personnifie si admirablement la princesse hindoue, c’est que, depuis toute petite, comme l’aimant attire la limaille perdue dans la poussière, elle a instinctivement noté et enregistré tout ce qui, dans les mille rencontres de chaque jour, se rapportait à l’Orient. Bribes de conversations, coups d’oeil aux étalages, récits de missions, journaux illustrés, touristes étrangers aperçus dans la rue, affiches et spectacles forains peut être, que sais-je encore, ces innombrables formes de l’école buissonnière auxquelles nous devons tout ce que l’école officielle ne nous apprend pas, c’est à dire les neuf dixièmes de ce que nous possédons réellement - voilà les sources auxquelles Hélène a parfaitement pu puiser sans s’en douter cette très remarquable connaissance de l’Inde qui inspire ses somnambulismes asiatiques.

Inversement, si elle a glané autour d’elle et soigneusement emmagasiné cela spécialement qui sentait l’exotisme, n’ayant par contre ni attention, ni mémoire, pour ce qui concernait, par exemple, l’allemand ou les mathématiques, c’est que telle était sa nature et la pente originelle de son esprit. Le caractère individuel, qu’il soit l’oeuvre de l’hérédité, du hasard ou d’une libre détermination préempirique à la façon de Schopenhauer, est une notion ultime, au delà de laquelle on ne remonte pas, dans nos sciences expérimentales. Je veux bien que l’on y voie le legs d’une existence antérieure, ce qui ne fait, du reste, que reculer la difficulté. Mais, même en admettant - hypothèse agréablement poétique - que Mlle Smith fut réellement princesse arabo-hindoue au XVe siècle pour expliquer son goût si vif, j’allais dire sa nostalgie, des splendeurs orientales dans sa fade existence genevoise d’aujourd’hui, il n’en est pas moins évident que ce goût suffit à rendre compte d’abord du triage qu’elle a fait à son insu, dans le milieu ambiant, de tout ce qui pouvait alimenter son rêve exotique, puis de la mise en oeuvre de ces matériaux, sous la forme du roman hindou, dans ses états hypnoïdes favorisés par les séances de spiritisme. Point n’est donc besoin de véritables et authentiques réminiscences d’une vie antérieure, de la réapparition mystérieuse de souvenirs concrets d’il y a cinq siècles, pour expliquer la création du type de Simandini, dont il est à mon sens beaucoup plus équitable de faire directement honneur à l’exubérante fantaisie subliminale de Mlle Smith.

Mais il reste deux points qui compliquent le cas du roman hindou et semblent défier, jusqu’ici du moins, toute explication normale, parce qu’ils dépassent les limites d’un pur jeu d’imagination. Ce sont les renseignements historiques précis donnés par Léopold, dont on a pu, en un certain sens, vérifier quelques uns ; et la langue hindoue parlée par Simandini, qui renferme des mots plus ou moins reconnaissables dont le sens réel s’adapte à la situation où ils ont été prononcés. Or, si l’imagination d’Hélène peut avoir reconstruit, d’après les informations générales flottant en quelque sorte dans notre atmosphère de pays civilisé, les moeurs, usages et scènes de l’Orient, on ne voit pas d’où a pu lui venir la connaissance de la langue et de certains épisodes peu marquants de l’histoire de l’Inde. Ces deux points méritent d’être examinés à part.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Il subsiste quelque incertitude sur ce nom et son attribution au père de Simandini (voir p. 235).

[2Mlle Smith, qui a toujours eu une prédilection pour les objets orientaux et n’en rencontre jamais un sans l’admirer, n’estime pas que ses visions chinoises se rattachent à la potiche de Mme B. plus spécialement qu’à une foule d’autres.

[3M. Lemaître a publié, dans son récit de cette séance, une bonne partie de cette conversation entre les assistants et Léopold répondant par oui et non (Annales des sciences psychiques, t. VII, p. 84).

[4Cette théorie (dont j’ignore si elle est très répandue en dehors des cercles locaux où je l’ai rencontrée) pourrait avoir un fondement psychologique réel. On sait que MM. Breuer et Freud dans leur méthode cathartique - qui consiste à réveiller, pour leur donner un libre cours émotionnel, les souvenirs latents des traumatismes psychiques subis par leurs malades - retrouvent d’abord les incidents les plus récents et remontent graduellement aux plus anciens. Il se peut que quelque chose d’analogue ait lieu chez les médiums à romans d’antériorité. Si l’histoire s’est élaborée, dans leurs rêveries subconscientes, en suivant le cours normal des événements, on comprend qu’une fois achevée elle se dévide en sens inverse dans les séances, qui sont une sorte d’exutoire ou de catharsis naturelle pour ces amas subliminaux.

[5La description précédente ne s’applique naturellement qu’aux bonnes séances, où rien ne trouble le développement du rêve hindou dans toute sa pureté. Mais Souvent le somnambulisme n’est pas assez profond ni franc ; de vagues souvenirs de la vie réelle, l’influence du roman martien, de Marie-Antoinette, ou des visions relatives aux assistants, etc., viennent interférer avec le cycle oriental ; on assiste alors à des scènes mixtes et confuses, où ces diverses chaînes d’images hétérogènes s’entrecroisent et se paralysent mutuellement.

[6Névroses et Idées fixes, op. cit., I, 275.

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