Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Cultes, Mythes et Religions > Coup d’œil sur les divers tabou

Salomon REINACH

Coup d’œil sur les divers tabou

Leçon professée en 1900 à l’École du Louvre

Date de mise en ligne : samedi 2 septembre 2006

Salomon Reinach, « Coup d’œil sur les divers tabou », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 23-35.

Coup d’œil sur les divers tabou [1]

Bien que le mot de tabou commence, depuis quelques années, à pénétrer dans le langage de la conversation, il s’en faut que tous ceux qui l’emploient se fassent des idées claires sur les conceptions assez diverses auxquelles il répond. Le premier qui ait exposé la question dans son ensemble est le professeur Frazer, dans un excellent article de l’Encyclopaedia Britannica. Cet article n’a pas été traduit et ne se prêterait peut-être pas à une traduction littérale. Il m’a semblé préférable de l’adapter librement et de vous en présenter la substance plutôt que le texte. Vous trouverez là réunies des notions précises, indépendantes de toute hypothèse dogmatique, dont la connaissance forme aujourd’hui la préface obligatoire de toute étude religieuse ou sociologique.

Le mot de tabou (aussi écrit tabu et tapu) désigne un système de prohibitions qui atteignit son plus grand développement en Polynésie, mais dont on trouve les traces partout où l’on prend la peine de les chercher, soit à l’état de prescriptions légales, soit à l’état de superstitions ou de règles d’étiquette. Le terme est commun aux divers dialectes polynésiens et dérive peut-être de ta « marquer » et pu, adverbe d’intensité. Le composé signifierait donc « fortement marqué ». Le sens ordinaire est « sacré ». Mais ce sens n’implique aucune qualité morale ; il s’agit seulement d’une connexion avec ce qui est divin, d’une séparation d’avec les choses d’usage ordinaire, d’une appropriation exclusive à des personnes et à des choses considérées comme sacrées. Quelquefois tabou signifie « consacré comme par un voeu ». Des chefs qui retracent leur généalogie jusqu’aux dieux sont dits arii tabu « chefs sacrés » et un temple est dit wahi tabu « place sacrée ». Le contraire de tabou est noa, mot qui signifie « général » ou « d’usage commun ». Ainsi, la règle qui défendait aux femmes de manger avec les hommes, de manger (sauf dans des cas exceptionnels) des fruits ou des animaux offerts en sacrifice aux dieux, était appelée ai tabu « manger sacré » ; le relâchement actuel de cette règle est dit ai noa « manger général » ou « manger commun ».

Bien qu’il exerçât ses effets sur le monde civil comme sur le monde religieux, le tabou était essentiellement une observance religieuse. À Hawaii, il ne pouvait être imposé que par les prêtres ; ailleurs, en Polynésie, les rois et les chefs, et même les autres hommes, étaient investis du même pouvoir. La sévérité avec laquelle était observé le tabou dépendait beaucoup de l’influence personnelle de celui qui l’imposait ; un homme puissant pouvait souvent annuler un tabou imposé par un inférieur.

Un tabou pouvait être général ou particulier, permanent ou temporaire. Un tabou général s’appliquait, par exemple, à toute une classe d’animaux ; un tabou particulier était confiné à un ou plusieurs individus de cette classe. Les idoles, les temples, les personnes et les noms des rois et des membres de la famille royale, les personnes des chefs et des prêtres, ainsi que la propriété (canots, maisons, vêtements, etc.) de toutes ces personnes, étaient toujours tabous et sacrés. Par une extension quelque peu arbitraire de ce principe, un chef pouvait rendre tabou (à son profit) tout objet qui attirait son attention, en le désignant simplement par le nom d’une partie de sa personne. Ainsi, s’il disait : « Cette hache est mon épine dorsale » ou « est ma tête », la hache était à lui ; s’il s’écriait : « Ce canot ! Mon crâne sera l’écuelle pour le vider ! », le canot lui appartenait également. Les noms des chefs et, plus encore, ceux des rois étaient tabous et ne pouvaient pas être prononcés. Si le nom d’un roi de Tahiti était un vocable commun, ou ressemblait même à un pareil vocable, ce mot disparaissait de l’usage et on lui en substituait un autre. Ainsi, dans le cours des âges, la plupart des mots du langage éprouvèrent des modifications considérables ou furent entièrement transformés par le tabou.

Certaines nourritures étaient frappées d’un tabou permanent en faveur des dieux et des hommes, mais étaient interdites aux femmes. Ainsi, à Hawaii, la chair des porcs, des volailles, des tortues, de plusieurs sortes de poissons, les noix de coco et presque tout ce que l’on offrait en sacrifice étaient réservés aux dieux et aux hommes, à l’exclusion des femmes, hormis quelques cas particuliers. Dans les îles Marquises, la viande humaine était taboue et interdite aux femmes. Quelquefois certains fruits, animaux et poissons étaient tabous pendant plusieurs mois, tant pour les hommes que pour les femmes. Aux îles Marquises, les maisons étaient tabouées contre l’eau ; rien n’y était lavé ; pas une goutte d’eau ne pouvait y être répandue. Si une île ou un district était taboué, aucun canot, aucune personne n’en pouvait approcher tant que le tabou durait ; si un sentier était taboué, personne n’y pouvait marcher. À l’approche d’une grande cérémonie religieuse, lors des préparatifs d’une guerre ou lors de la maladie d’un chef, une certaine durée de temps était déclarée taboue. Cette durée variait de quelques jours à plusieurs années. À Hawaii, il y avait une tradition touchant un tabou qui avait duré trente ans, pendant lesquels les hommes avaient défense de se couper la barbe. La durée ordinaire d’un tabou était de quarante jours. Le tabou était tantôt commun, tantôt strict. Pendant un tabou commun, les hommes devaient seulement s’abstenir de leurs occupations ordinaires et assister aux prières du matin et du soir. Mais, pendant un tabou strict, tout feu, toute lumière dans l’île ou le district étaient éteints ; aucun canot n’était lancé à la mer, personne ne se baignait ; personne, excepté ceux qui devaient se rendre aux cérémonies des temples, ne devait être vu dehors ; aucun chien ne devait aboyer, aucun porc grogner, aucun coq chanter. Pour empêcher ces bruits, on liait la bouche des chiens et des porcs, on plaçait les volailles sous une calebasse ou on leur bandait les yeux. Le tabou était annoncé soit par une proclamation, soit simplement par l’exposition de certains signes (un poteau avec un bouquet de feuilles de bambou, une étoffe blanche sur les endroits et les choses tabouées).

La pénalité pour la violation d’un tabou était religieuse ou civile. La peine religieuse infligée par les esprits offensés prenait la forme d’une maladie ; le coupable gonflait et mourait, car on croyait que l’esprit était entré dans son corps et dévorait ses organes vitaux. On rapporte des cas de personnes qui, ayant involontairement violé un tabou, moururent d’effroi en découvrant leur erreur. Cependant, dans les cas de transgressions involontaires, les chefs et les prêtres pouvaient accomplir certaines cérémonies magiques qui prévenaient l’effet de la violation.

Les pénalités civiles étaient très variables. À Hawaii, il y avait des officiers de police désignés par le roi pour veiller à l’observation des tabous et toute violation était punie de mort, à moins que le coupable n’eût pour amis des chefs et des prêtres haut placés. Ailleurs, le châtiment était moins sévère ; aux Fidji (pays mélanésien), on infligeait rarement la peine de mort, mais on prenait au coupable tous ses biens et l’on dévastait son jardin. Dans la Nouvelle-Zélande, ce vol judiciaire fut même érigé en système. Dès qu’on apprenait qu’un homme avait violé un tabou, ses amis et connaissances se précipitaient sur sa demeure et emportaient tout ce qu’ils pouvaient prendre. Avec ce système, la propriété changeait très facilement de mains. Si, par exemple, un enfant tombait dans, le feu, le père était dépouillé de presque tout ce qu’il possédait.

L’origine de cette coutume peut être découverte dans un usage de la tribu des Dieri, habitant l’Australie du Sud. Là, si un enfant est victime d’un accident, tous ses parents sont immédiatement frappés sur la tête avec des bâtons et des boomerangs jusqu’à ce que le sang coule sur leurs visages ; on suppose que cette opération chirurgicale diminue la douleur de l’enfant.

En dehors des tabous permanents et établis artificiellement, il y en avait d’autres qui résultaient des circonstances. Ainsi, toute personne dangereusement malade était taboue et était transportée loin de la maison, dans la brousse ; si elle restait dans la case et y mourait, cette case était tabouée et abandonnée. Les mères après l’accouchement étaient taboues et il en était de même des nouveau-nés. Les femmes avant leur mariage étaient noa et pouvaient avoir autant d’aventures qu’elles voulaient ; mais, une fois mariées, elles étaient strictement tabouées au profit de leurs maris. Un des tabous les plus stricts était celui qui frappait une personne ayant touché le corps ou les os d’un mort, ou assisté à ses funérailles. À Tonga, une personne ordinaire qui touchait un chef mort était tabou pour dix mois lunaires ; un chef qui touchait un chef mort était tabou pour trois à cinq mois suivant le rang du défunt. Les cimetières étaient tabous ; en Nouvelle-Zélande, un canot qui avait transporté un corps n’était plus jamais employé, mais tiré sur le rivage et peint en rouge. Le rouge était la couleur du tabou en Nouvelle-Zélande ; à hawaii, Tahiti, Tonga et Samoa, c’était le blanc. Aux Marquises, un homme qui avait tué un ennemi était tabou pendant dix jours ; il ne pouvait connaître sa femme, il ne devait pas toucher au feu ; il fallait qu’une autre personne fit la cuisine pour lui. Une femme occupée à préparer l’huile de noix de coco était taboue pour cinq jours ou davantage, pendant lesquels elle ne devait avoir commerce avec aucun homme. Une personne tabouée ne devait pas manger la nourriture avec ses mains, mais était nourrie par une autre ; si elle ne pouvait trouver un auxiliaire pour la nourrir, elle devait se mettre à genoux et ramasser sa nourriture avec sa bouche, les mains croisées derrière le dos. Un chef qui était tabou d’une manière permanente ne mangeait jamais dans sa propre maison, mais en plein air ; il était nourri par une de ses femmes ou prenait sa nourriture au bout d’une branche de fougère, de manière à ne pas toucher sa tête avec ses mains ; la nourriture laissée par lui était gardée pour lui dans un endroit consacré ; toute autre personne qui en mangeait était, croyait-on, immédiatement frappée de mort. Un homme d’une certaine condition, c’est-à-dire d’un rang élevé, ne pouvait pas porter de nourriture sur son dos ; s’il le faisait, elle devenait tabou et ne pouvait plus servir qu’à lui-même. Car le tabou se communiquait, par une sorte de contagion, à tout ce que touchait une personne ou une chose tabouée.

Cette règle s’appliquait dans toute sa rigueur aux rois et aux reines de Tahiti. Le sol qu’ils foulaient devenait sacré ; s’ils entraient dans une maison, elle devenait taboue par eux et devait leur être abandonnée par le propriétaire. Aussi, lorsqu’ils voyageaient, leur réservait-on des maisons spéciales ; excepté dans leurs domaines héréditaires, ils étaient toujours portés sur les épaules des hommes pour empêcher qu’ils ne touchassent le sol. Ailleurs, par exemple en Nouvelle-Zélande, cette règle n’était pas appliquée strictement. Mais, même en Nouvelle-Zélande, les endroits où les grands chefs s’étaient reposés pendant un voyage devenaient tabous et étaient enclos d’une palissade. La tête et les cheveux, en particulier ceux d’un chef, étaient tabous et sacrés ; toucher la tête d’un tel homme était une insulte grossière. Si un chef touchait sa propre tête avec ses doigts, il devait immédiatement après les appliquer à son nez et renifler la sainteté qu’ils avaient comme dérobée à sa tête. Couper les cheveux d’un chef était une cérémonie solennelle ; les différentes boucles étaient réunies et ensevelies dans un lieu sacré, ou suspendues à un arbre. Si une goutte du sang d’un chef tombait sur quelque chose, cet objet lui devenait tabou, c’est-à-dire devenait sa propriété. S’il soufflait sur le feu, le feu devenait tabou et ne pouvait servir à la cuisine. Dans sa maison, le feu ne pouvait jamais être employé pour cuire la nourriture ; aucune femme ne pouvait entrer dans sa maison sans qu’une certaine cérémonie eût été accomplie. Tout ce que touchait un enfant nouveau-né devenait tabou en faveur de cet enfant. La loi qui séparait les personnes et les choses taboues de tout objet servant à la nourriture était particulièrement sévère. Ainsi, une personne taboue ne devait pas laisser son peigne, son drap, ou toute chose qui avait touché sa tête ou son dos (car le dos était particulièrement tabou), dans un endroit où l’on avait fait la cuisine ; en buvant, elle devait prendre soin de ne pas toucher le vase avec ses mains ou ses lèvres, sans quoi le vase devenait tabou et ne pouvait servir à aucune autre personne ; il fallait qu’un auxiliaire lançât à distance le jet de liquide dans sa bouche ouverte !

Il y avait diverses cérémonies par lesquelles un tabou pouvait être levé. À Tonga, une personne devenue taboue en touchant un chef, ou un objet appartenant à un chef, ne pouvait pas se nourrir elle-même tant qu’elle ne s’était pas affranchie du tabou en touchant les plantes des pieds d’un chef supérieur avec ses mains et en les lavant ensuite dans l’eau ; si l’eau manquait, elle pouvait les frotter avec du suc de plantain ou de banane. Mais si un homme découvrait qu’il avait déjà, par mégarde, mangé avec des mains tabouées, il s’asseyait devant un chef, prenait le pied de celui-ci et le pressait contre son estomac pour contrebalancer l’effet de la nourriture au-dedans !

En Nouvelle-Zélande, un tabou pouvait être levé par un enfant ou un petit-enfant. La personne tabouée touchait l’enfant et prenait de ses mains de la boisson ou de la nourriture ; l’homme était alors libre, mais l’enfant était tabou pour le reste de la journée. Un chef maori qui devenait tabou en touchant la tête sacrée de son enfant était désinfecté, ou plutôt désécré par le procédé suivant. Le lendemain (la cérémonie ne pouvait être accomplie plus tôt), il frottait ses mains avec des racines de patate ou de fougère qui avaient été cuites sur un feu sacré ; cette nourriture était ensuite portée au chef de la famille dans la lignée féminine, qui la mangeait ; alors les mains redevenaient noa. Le tabou d’un enfant nouveau-né était effacé d’une manière analogue. Le père prenait l’enfant dans ses bras et lui touchait la tête, le dos, etc., avec une racine de fougère qui avait été cuite sur un feu sacré ; le lendemain, une cérémonie semblable était accomplie sur l’enfant par son parent le plus âgé dans la lignée féminine ; l’enfant devenait alors noa. Une autre manière de dissiper le tabou consistait à se passer une pièce de bois consacrée sur l’épaule droite, autour des reins, puis en arrière sur l’épaule gauche, après quoi le bâton était brisé en deux, et soit enterré, soit brûlé, soit jeté â la mer.

En dehors des tabous décrits plus haut, il y en avait d’autres que le premier venu pouvait imposer. Dans la Nouvelle-Zélande, si un homme désirait préserver sa maison, sa récolte, son jardin ou toute autre chose, il les rendait tabous ; de même, il pouvait s’approprier un arbre, un morceau de bois flottant, etc., en y attachant une marque ou en y faisant une entaille avec sa hache. À Samoa, dans le même dessein, un homme pouvait ériger l’image d’un requin ou d’une aiguille de mer, dans la croyance que quiconque toucherait à son bien serait tué par une aiguille de mer ou par un requin la première fois qu’il se baignerait. Au même ordre d’idées se rattache ce qu’on peut appeler le tabou de village. En automne, les champs de kumera (patate douce) appartenant au village étaient tabous jusqu’à la rentrée de la récolte, de sorte que personne ne pouvait en approcher ; toutes les personnes occupées à rentrer la récolte étaient taboues et ne pouvaient pas, pendant la récolte, s’engager dans une autre occupation. Des tabous analogues pesaient sur les bois pendant la saison de la chasse et sur les rivières pendant celle de la pêche.

En passant en revue les divers tabous mentionnés plus haut, nous sommes tentés de les répartir en deux classes générales — les tabous de privilège et les tabous d’incapacité. Ainsi, le tabou des chefs, des prêtres et des temples pourrait être considéré comme un privilège, alors que le tabou imposé aux malades et à des personnes qui avaient eu contact avec des morts serait une incapacité ; nous pourrions dire, en conséquence, que le premier rendait sacrées ou saintes les personnes ou les choses, tandis que le second les rendait impures. Mais la preuve qu’une pareille distinction serait factice, c’est que les règles observées dans l’un et l’autre cas étaient identiques. D’autre part, il est vrai que l’opposition du sacré et du profane, du pur et de l’impur, qui joue un rôle très important dans l’histoire postérieure des religions, est née, par une différenciation progressive, de l’idée unique du tabou, qui est beaucoup plus compréhensive et permet seule de saisir comment se sont produites et développées les oppositions dont il s’agit.

Le caractère primitif du tabou doit être cherché dans son élément religieux, non pas dans son élément civil. Ce n’a pas été la création d’un législateur, mais le résultat graduel de croyances animistes, auxquelles l’ambition et la cupidité de chefs donnèrent plus tard une extension artificielle. Mais en secondant parfois les desseins de l’ambition et de l’avarice, le tabou servit aussi la cause de la civilisation, parce qu’il donna naissance aux idées du droit de propriété et de la sainteté du lien conjugal — conceptions qui, avec les siècles, devinrent assez fortes pour exister par elles-mêmes et rejeter la béquille de superstition qui, au temps jadis, en avait été l’unique soutien. Car nous ne nous tromperons guère en admettant que, même dans des sociétés avancées, les sentiments moraux, en tant qu’ils ne sont que des sentiments et ne sont pas fondés sur l’expérience, doivent beaucoup de leur force à un système primitif de tabous. « Ainsi se greffèrent sur le tabou, conclut M. Frazer, les fruits d’or de la loi et de la moralité, alors que la tige mère s’étiolait dans les bas-fonds de la superstition populaire où les pourceaux de la société moderne cherchent et trouvent encore leur nourriture. »

Il reste à rappeler brièvement quelques faits qui indiquent une diffusion étendue, sous des noms divers, de coutumes semblables au tabou. Comme on pouvait s’y attendre, on rencontre le tabou chez les Micronésiens, les Malais, les Dayaks, tous ethnographiquement apparentés aux Polynésiens.

En Micronésie, on trouve à la fois le nom et l’institution. Les habitants de certaines îles n’ont pas le droit de manger de certains animaux ni des fruits de certains arbres ; les temples et les grands chefs sont tabous pour le peuple ; quiconque pèche doit préalablement s’abstenir, pendant vingt-quatre heures, de la société des femmes ; en causant avec les femmes, les hommes ne peuvent pas employer certains mots, etc. Les Malais ont la coutume, apparemment sans le nom. À Timor et dans les îles voisines, le tabou s’appelle pamali : pendant la longue fête qui célèbre le succès d’une chasse aux tètes fructueuse, l’homme qui a pris le plus de têtes est pamali ; il ne doit pas connaître sa femme ni manger de sa propre main, mais il est nourri par des femmes. Pamali est un mot javanais et avait primitivement, à Java et à Sumatra, le même sens qu’aujourd’hui à Timor. Aux Celèbes, une femme après ses couches était pamali. Parmi les Dayaks de Bornéo, le pamali ou porikh est régulièrement observé lors de la plantation du riz, pendant la récolte, quand on entend derrière soi le cri de la gazelle, aux époques de maladie, après une mort, etc. Lors de la rentrée de la récolte, le tabou est observé par toute la tribu, personne n’étant autorisé à entrer dans le village ou à en sortir. La maison où s’est produit un cas de mort est pamali pendant douze jours, durant lesquels personne n’y peut entrer et aucun objet n’en peut sortir. Un Dayak taboué ne peut ni se baigner, ni toucher à du feu, ni suivre ses occupations ordinaires, ni quitter sa maison. Certaines familles n’ont pas le droit de manger de la chair de certains animaux, bétail, brebis, serpent. Les Motu de la Nouvelle Guinée connaissent aussi le tabou. Un homme est taboué après avoir touché un cadavre ; il vit alors à l’écart de sa femme ; sa nourriture est cuite pour lui par sa soeur et il ne peut y toucher de ses mains. Après trois jours, il se baigne et se trouve purifié.

En Mélanésie aussi, nous trouvons des formes très variées du tabou. Il florissait à Fidji ; on l’observe en Nouvelle-Calédonie dans les cas de mort, pour préserver une moisson, etc. Suivant Codrington, il y a une distinction entre le tabou mélanésien et polynésien, à savoir que, pour le premier, il n’y a pas de sanction surnaturelle ; l’homme qui viole un tabou paie simplement une compensation à la personne dont il a violé le droit de propriété garanti par le tabou. Mais R. Parkinson dit qu’en Nouvelle-Bretagne (aujourd’hui Nouvelle-Poméranie) une personne qui viole une marque de tabou placée sur une plantation, sur un arbre, etc., est supposée, pour cela même, être vouée à la maladie et au malheur. On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer toutes les coutumes analogues ; disons, cependant, qu’un système régulier de tabou passe pour exister parmi quelques tribus sauvages des monts de Naga en Inde et que les règles consistant à ne pas toucher la nourriture avec les mains, ou la tête avec les mains, sont observées par des femmes tabouées dans une des tribus voisines du lac Fraser en Amérique du Nord. An fait, quelques-uns des caractères les plus significatifs du tabou — la défense de manger certains aliments, les incapacités causées par l’accouchement et par le contact avec les morts, ainsi qu’une foule de cérémonies pour écarter ces incapacités — ont été signalés plus ou moins parmi tous les peuples primitifs. Il est plus intéressant encore d’en rechercher des traces ou des survivances parmi les Juifs, les Grecs et les Romains.

Juifs. — 1. Le voeu du Naziréen ou Nazir (Nombres, VI, l-21) présente une analogie frappante avec le tabou polynésien. Le mot de Naziréen signifie séparé ou consacré ; c’est là précisément la signification du tabou. C’est surtout la tête du Naziréen qui est consacrée (v. 7, « la séparation vers Dieu est sur sa tête » ; v. 9, « souiller la tête de la séparation » ; v. 11, « sanctifier sa tête », etc. ) — et il en était de même dans le tabou. Le Naziréen ne devait pas toucher à certains aliments ou à certaines boissons ; il ne pouvait ni se raser, ni toucher un cadavre — autant de règles du tabou. Si une personne mourait subitement près de lui, cela passait pour « souiller la tête de la séparation » et le même effet, exprimé dans le même langage, serait admis pour un Polynésien taboué dans les mêmes circonstances. En outre, chose bien singulière, le moyen de lever le voeu d’un Naziréen est identique à celui qu’on emploie pour effacer un tabou. Il se rasait la tête à la porte du sanctuaire et le prêtre plaçait de la nourriture dans ses mains, deux actes qui, en Polynésie comme en Palestine, marquent clairement la levée d’un tabou.

2. Quelques-unes des règles pour l’observance du sabbat sont identiques aux règles du tabou strict ; telles sont les prohibitions de travailler, d’allumer du feu dans la maison, de cuire la nourriture, de sortir (Exode, XXXV, 2, 3 ; XVI, 23, 29). Les Esséniens observaient strictement la règle de ne rien cuire et de n’allumer aucun feu le jour du sabbat (Josèphe, Bell. Jud., II, 8, 9).

3. Toute personne qui touchait un cadavre était impure pour sept jours ; ce qu’elle touchait devenait impur et pouvait communiquer son impureté à toute personne qui y touchait à son tour. Au bout de sept jours, la personne impure lavait ses habits, se baignait et redevenait pure (Nombres, XIX, 11, 14, 19, 22). En Polynésie, comme nous l’avons vu, toute personne qui touchait un cadavre était taboue ; ce qu’elle touchait devenait tabou et pouvait communiquer l’infection ; l’une des cérémonies pour rompre le tabou était le bain.

4. Une accouchée juive était impure (Lévitique, XII) ; une accouchée polynésienne était tabou.

5. Nombre d’animaux étaient Impurs et leur impureté pouvait infecter tout ce qu’ils touchaient ; les vases de terre touchés par certains d’entre eux étaient brisés. Certains animaux étaient tabous en Polynésie et les ustensiles qui avaient contracté le tabou étaient quelquefois brisés aussi.

Grecs. — On trouve une survivance du tabou dans l’usage de certaines épithètes comme sacré et divin dans Homère. Ainsi un roi ou un chef est sacré ([…], Od., II, 409 ; XVIII, 405, etc. ; […], Od., VII, 167 ; VIII, 2, etc.) ou divin ([…], etc., […], Il., II, 335 ; […], Od., IV, 691) ; son char est sacré (Il, XV II, 464) et sa maison est divine (Od., IV, 43). Une armée est sacrée (Od., XXIV, 8l), ainsi que des sentinelles en faction (Il., X, 56 ; XX IV, 681). Ceci ressemble au tabou guerrier des Polynésiens ; lors d’une expédition guerrière, tous les guerriers maoris sont tabous et le tabou personnel et permanent des chefs est accru du double. Les Juifs semblent aussi avoir eu un tabou guerrier, car lorsqu’ils partaient en guerre ils pratiquaient l’abstinence (I Samuel, XXI, 4, 5), règle strictement observée par les guerriers maoris quand ils entreprennent une expédition périlleuse.

Les Dards, qui, avec les Kâfirs Sidh Posh leurs parents, résident sur les pentes méridionales de l’Hindoukousch — tribus qui, de toutes les peuplades aryennes, sont dans l’état social le plus semblable à celui des Aryens primitifs —, s’abstiennent de commerce sexuel pendant toute la durée de la saison guerrière, de mai à septembre ; « la victoire aux plus chastes » passe pour être la maxime de toutes les tribus belliqueuses, depuis l’Hindoukousch jusqu’en Albanie (Reclus, Géographie universelle, VIII, p. 126). La même règle de continence à la guerre est observée par certaines tribus indiennes de l’Amérique du Nord.

Dans Homère, le poisson est sacré (Il., XVI, 407, […]) et Platon rapporte que, pendant une campagne, les guerriers homériques ne mangeaient jamais de poisson (Rép., 404 B.). Même en temps de paix, les hommes du temps d’Homère ne mangeaient de poisson que lorsqu’ils étaient exposés à mourir de faim (Od., IV, 363 ; XII, 329). Les Kâfirs Sidh Posh refusent de manger du poisson, bien que leurs rivières soient très poissonneuses. Les Hindous de l’époque védique paraissent n’avoir pas non plus mangé de poisson (Zimmer, Altindisches Lebens, p. 271). Il est donc probable que chez les Aryens primitifs, comme chez d’autres peuples primitifs dans diverses parties du monde, le poisson était tabou.

L’aire à battre le blé, le van et la farine sont sacrés (Il., V, 499 ; Hymn. Merc., 21, 63 ; Il., XI, 631). Semblablement, en Nouvelle-Zélande, un tabou était généralement imposé aux endroits où s’exécutaient les travaux agricoles ; chez les Basutos, avant qu’on ne puisse toucher au blé sur l’aire, une cérémonie religieuse doit être accomplie d’où toutes les personnes impures sont écartées avec soin.

Bien que les héros d’Homére mangeassent du porc, l’épithète de divin, qui accompagne le nom des porchers, peut indiquer une époque où les porcs étaient sacrés ou tabous. En Crète, les porcs étaient certainement sacrés et on ne les mangeait pas (Athénée. 376 r) ; il paraît en avoir été de même à Pessinonte (Pausanias, VII, 17, 10). Chez les Juifs et les Syriens, les porcs étaient tabous et les Grecs se demandaient si les Juifs abhorraient les porcs ou les adoraient (Plutarque, Quaest. conviv., IV, 5). Les porcs consacrés dans le grand temple d’Hiérapolis n’étaient ni sacrifiés ni mangés ; quelques-uns croyaient qu’ils étaient sacrés, d’autres qu’ils étaient impurs (Lucien, De dea Syria, 54). Ici nous avons un véritable tabou, l’idée du sacré et celle de l’impur étant confondues. De même, chez les Ojibways, le chien est regardé comme impur et cependant, à certains égards, comme sacré. La diversité des deux conceptions est mise en lumière par l’histoire de la vache dans les diverses branches de la famille aryenne ; les Hindous regardent cet animal comme sacré, tandis que la caste des Shin parmi les Dards l’abhorre. Le mot général pour tabou en grec est […], qui se rencontre dans le sens de sacré et d’impur ; il en est de même de l’adjectif […] et du rare adjectif […] = taboué. En général, cependant, les Grecs distinguaient les deux sens, […] désignant ce qui est sacré et […] ce qui est impur ou maudit. « Tabouer » c’est […], « observer un tabou » c’est […], l’état ou la saison du tabou est […]. Les règles de l’[…] grecque correspondent très exactement à celles du tabou polynésien ; elles consistent en purifications, en lavages, en aspersions, à s’abstenir de porter le deuil des morts, à se refuser certaines nourritures, etc. (Diogène Laërce, VIII, I, 33 ; Plutarque, Quaest. conviv., V, 10).

Romains. — Le flamen dialis était encerclé dans un véritable réseau de tabous. Il ne pouvait ni monter à cheval ni même toucher un cheval ; il ne devait pas regarder une troupe en armes, ne devait pas porter un anneau qui ne fût pas brisé, n’avoir un noeud dans aucune partie de ses vêtements ; aucun feu, si ce n’est le feu sacré, ne pouvait être pris dans sa maison ; il ne devait ni toucher ni même nommer la chèvre, le chien, la viande crue, des fèves, du lierre ; il ne devait pas marcher sur une vigne ; les pieds de son lit devaient être couverts de boue ; ses cheveux ne pouvaient être coupés que par un homme libre ; ses cheveux et ses ongles, une fois coupés, devaient être ensevelis sous un arbre heureux ; il ne devait pas toucher un cadavre, etc.

Sa femme, la flaminica, était également sujette à des tabous : à certaines fêtes, elle ne pouvait se peigner les cheveux ; si elle entendait le tonnerre, elle était tabou (feriata) jusqu’à ce qu’elle eût offert un sacrifice expiatoire. L’analogie de quelques-unes de ces règles avec celles de la Polynésie est évidente. Les feriae romaines étaient des périodes de tabou ; aucun travail ne devait y être effectué qu’en cas de nécessité urgente (par exemple, un boeuf pouvait être retiré d’un fossé et l’on pouvait étayer un toit branlant). Toute personne qui mentionnait Salus, Semonia, Seia, Segetia ou Tutilina était tabouée (ferias observabat, Macrobe, Sat., I, 16, 8). Le latin sacer correspond exactement à tabou, car ce mot signifie à la fois sacré et maudit. Sacer esto signifie « qu’il soit retranché » [2].

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’article de Salomon Reinach, « Coup d’œil sur les divers tabou », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 23-35.

Notes

[1Leçon professée en 1900 à l’École du Louvre

[2Je tiens à le dire de nouveau, pour éviter toute équivoque : l’excellent résumé qu’on vient de lire n’est qu’une adaptation libre de l’article « Tabou » de M. Frazer, publié dans la 9e édition de l’Encyclopaedia Britannica, seul travail d’ensemble qui existe encore à ce sujet. — 1905.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise