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Théodore FLOURNOY

Le cycle royal

Des Indes à la planète Mars (Chapitre IX)

Date de mise en ligne : jeudi 7 septembre 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE NEUF
Le cycle royal

S’il me fallait donner à ce cycle une place proportionnée à celle qu’il occupe dans la vie somnambulique de Mlle Smith, cent pages n’y suffiraient pas. Mais on me permettra de passer rapidement sur des faits où je ne pourrais que me répéter, la plupart des observations suscitées par les romans précédents s’appliquant aussi bien, mutatis mutandis, à la personnification de Marie-Antoinette par Hélène.

Le choix de ce rôle s’explique naturellement par les goûts innés de Mlle Smith pour tout ce qui est noble, distingué, élevé au-dessus du vulgaire — et la rencontre de quelque circonstance extérieure qui aura fixé son attention hypnoïde sur l’illustre reine de France, de préférence à mainte autre figure historique également qualifiée pour servir de point d’attache à ses rêveries mégalomaniaques subconscientes. À défaut de renseignements absolument certains sur ce point, je soupçonne fortement la gravure des Mémoires d’un Médecin représentant la scène dramatique de la carafe entre Balsamo et la Dauphine d’avoir donné naissance à cette identification d’Hélène avec Marie-Antoinette, en même temps qu’à celle de sa sous-personnalité Léopold avec Cagliostro.

On a, en effet, vu (p. 97-98) que cette gravure, bien faite pour frapper l’imagination, avait été présentée à Mlle Smith par Mme B. à la fin d’une séance, c’est-à-dire un moment où l’on n’est jamais sûr que le retour d’Hélène à son état normal soit complet, et où sa personnalité hypnoïde, encore à fleur de conscience pour ainsi dire, est toute prête à absorber les suggestions intéressantes que lui fournira le milieu. C’est quelques mois — un an et quart au plus, peut-être beaucoup moins — après cet incident (dont il est impossible de fixer la date précise en 1892 ou 1893) qu’on apprit par la table, le 30 janvier 1894, qu’Hélène était la réincarnation de Marie-Antoinette. On se rappelle que dans l’intervalle elle avait cru, pendant un certain temps, être celle de Lorenza Feliciani ; il est à noter toutefois que ces deux identifications successives n’ont pas eu la même garantie ou signification psychologique. En effet, c’est Mlle Smith à l’état de veille, c’est-à-dire sa personnalité normale, qui accepta la supposition de Mme B. qu’elle réincarnait Lorenza [1], mais la table, c’est-à-dire la subconscience, resta toujours muette sur ce point. Au contraire, l’idée d’avoir été Marie-Antoinette ne paraît pas avoir abordé la conscience ordinaire d’Hélène jusqu’au jour où Léopold révéla ce secret par la table. Si l’on en devait conclure quelque chose, c’est que, sous les suggestions multiples de la gravure des oeuvres de Dumas et des suppositions de Mme B., l’imagination hypnoïde de Mlle Smith a d’emblée préféré au rôle de Lorenza celui de Marie-Antoinette, sans contredit plus flatteur et plus conforme au tempérament d’Hélène, puis l’a élaboré et mûri avec une lenteur assurément très grande, mais qui n’a pourtant rien d’excessif si on la rapproche d’autres exemples d’incubation subliminale chez M" Smith [2].

Au point de vue de ses formes psychologiques de manifestation, le cycle royal suivit dès lors une évolution analogue à celle de ses congénères décrits dans les chapitres précédents. Après quelques mois où il se déroula en visions décrites par Hélène et accompagnées de dictées typtologiques explicatives, la trance devint plus profonde et Mlle Smith commença à personnifier la Reine dans des indications digitales. La parole s’y joignit l’année suivante à une date que je ne puis fixer, car d’autres milieux en eurent la primeur avant que j’en fusse témoin pour la première fois le 13 octobre 1895. L’écriture ne fit son apparition, à ma connaissance, que deux ans plus tard (11, novembre 1897 ; voir fig. 39), quand l’incarnation royale eut atteint son apogée et qu’Hélène en fut venue à soutenir plusieurs heures de suite le rôle somnambulique de Marie-Antoinette. Depuis lors, ce rôle se maintient à un niveau de perfection très remarquable, mais il ne fait plus guère de progrès et il paraît en voie de se stéréotyper.

Il convient de distinguer, dans cette brillante personnification, l’objectivation du type général de souveraine, ou du moins de très grande dame, et la réalisation des caractères individuels de Marie-Antoinette d’Autriche. Le premier point ne laisse rien à désirer. Mlle Smith semble posséder par nature tout ce que réclame ce rôle, et l’autosuggestion hypnoïde ne s’y est pas trouvée à court de matériaux à mettre en valeur. Il faut voir, quand la trance royale est franche et complète, la grâce, l’élégance, la distinction, la majesté parfois, qui éclatent dans l’attitude et le geste d’Hélène. Elle a vraiment un port de reine. Les plus délicates nuances d’expression, amabilité charmante, hautaine condescendance, pitié, indifférence, mépris écrasant, se jouent tour à tour sur sa physionomie et dans son maintien, au défilé des courtisans qui peuplent son rêve. Ses jeux de mains avec son mouchoir réel et ses accessoires fictifs : l’éventail, le binocle à long manche, le flacon de senteur fermé à vis qu’elle porte dans une pochette de sa ceinture ; ses révérences ; le mouvement plein de désinvolture dont elle n’oublie jamais, à chaque contour, de rejeter en arrière sa traîne imaginaire ; tout cela, qui ne se peut décrire, est parfait de naturel et d’aisance.

FIGURE 39. Premier exemple connu des irruptions automatiques de l’orthographe et de l’écriture dites « de Marie-Antoinette » au milieu de l’écriture normale de Mlle Smith. — Fragment d’une lettre d’Hélène du 1er novembre 1897, racontant une séance où elle avait incarné successivement la reine de France et la princesse hindoue. [Collection de M. Lemaître.] — Voir aussi p. 68.

FIGURE 40. Écriture de Mlle Smith incarnant Marie-Antoinette. — Séance du 7 novembre 1897. Commencement, écrit à l’encre, d’une lettre à Philippe d’Orléans (M. A. de Morsier, non présent à cette séance). Après les taches de la dernière ligne, Hélène a jeté la plume, puis recommencé et achevé sa lettre au crayon, d’une écriture encore plus régulière et penchée que celle-ci.

FIGURE 41. Écriture et signature de Marie-Antoinette. — Fragment d’une lettre écrite du Temple au général de Jarjayes et reproduite dans l’Isographie des hommes célèbres (collection de fac-simile publiée sous la direction de Duchesne aîné, Paris, 1827-1830).

Quant à la personnification spéciale de la malheureuse Autrichienne, épouse de Louis XVI, elle est d’une exactitude moins évidente, et même très problématique. À en juger par le seul point de comparaison objectif à notre disposition, l’écriture (voir fig. 39 à 41), la Marie-Antoinette des somnambulismes d’Hélène ne doit guère ressembler à son prototype supposé ; car il y a encore moins de différence entre les autographes de Cagliostro et de Léopold (voir p. 112) qu’entre ceux de la souveraine authentique et de sa prétendue réincarnation en Mlle Smith, cette dernière ayant une calligraphie arrondie, penchée, beaucoup plus régulière et appliquée qu’à l’état normal, au lieu de l’écriture anguleuse et pénible de la reine de France, sans parler des différences criantes dans la formation de beaucoup de lettres. Les quelques analogies orthographiques — Hélène écrit instans, enfans, étois, etc. — n’ont rien de spécifique et rappellent simplement les habitudes générales du siècle dernier (voir p. 110).

N’ayant nulle part trouvé d’indication sur le parler de Marie-Antoinette, j’ignore si l’imagination hypnoïde d’Hélène a deviné plus juste qu’avec l’écriture en lui faisant adopter, dans ses incarnations royales, des intonations et une prononciation qui n’ont rien de germanique et rappelleraient davantage l’accent anglais. Le timbre de la voix ne change pas, mais la parole devient traînante, avec un léger roulement des r, et prend quelque chose de précieux et d’affecté, très joli quoique un peu impatientant à la longue. — On sait déjà qu’il n’y a pas une absolue séparation entre les diverses trances d’Hélène. De même que le martien et l’hindou, l’écriture ou l’orthographe de la reine se glissent parfois dans la correspondance de Mlle Smith (voir fig. 39), et il lui arrive de prendre son accent de Marie-Antoinette, sinon à l’état de veille ordinaire (je n’en sais pas de cas), du moins en dehors de son cycle royal, surtout dans les phases de transition où elle commence ou finit d’incarner Léopold, les Martiens, etc. (voir, par exemple, p. 125).

Au point de vue de son contenu, le cycle royal forme une collection de scènes et de tableaux variés, aussi dépourvus que le rêve martien de toute trame continue, et où les événements historiques marquants ne tiennent à peu près aucune place ; jamais, par exemple, on n’y a vu la reine monter sur l’échafaud comme Simandini sur son bûcher. On ne sait pas même toujours si le spectacle qu’on a sous les yeux est censé être la répétition, le souvenir exact, d’épisodes ignorés mais réels de la vie de Marie-Antoinette — ou bien s’il s’agit d’incidents nouveaux, actuels, se passant entre la reine maintenant réincarnée et ses anciennes connaissances qu’elle retrouve dans les personnes assistant à la séance ou dans les désincarnés en relation médianimique avec elle. Cela dépend des cas.

Quand, par exemple, le 25 décembre 1896, Mlle Smith intrancée adresse de touchantes exhortations à une dame présente qu’elle prend pour la princesse de Lamballe, il y faut voir, selon Léopold, la reproduction de la dernière soirée de Noël que la malheureuse reine, soutenue par sa compagne de captivité, passa en ce monde. [Il est vrai qu’à Noël 1792, il y avait trois mois que la princesse de Lamballe était tombée victime des massacres de septembre, mais on n’en est pas à cela près en matière de chronologie spirite.] Quand, d’autre part, l’abbé Grégoire vient dicter par la table qui s’incline significativement vers Hélène : J’aurais voulu te sauver, mais je n’ai pas pu ; ou que le sinistre Hébert lui dit par le même procédé : Je t’ai fait mourir... je souffre, priez pour moi ; on doit regarder comme actuels l’hommage et le remords posthumes que ces deux désincarnés apportent, après un siècle, à leur souveraine enfin reconnue dans la personne de Mlle Smith. Mais le plus souvent il est impossible de décider si l’incident auquel on assiste prétend simplement rééditer le passé, ou constitue un fait nouveau. Léopold lui-même ne paraissant pas bien au clair sur ces scènes composites où les souvenirs d’une antériorité écoulée se mêlent à la réalité d’aujourd’hui, le psychologue ne doit pas se montrer plus spirite que les esprits et exiger des distinctions dont il n’a d’ailleurs que faire.

Le lieu des scènes et visions royales est souvent indéterminé. Beaucoup se passent dans les jardins ou les appartements du Petit Trianon, et les ameublements qu’Hélène y décrit sont bien toujours du pur Louis XVI. Plus rarement, Marie-Antoinette se trouve au Temple, ou à des rendez-vous — innocents au fond, mais bien imprudents — dans quelque pied-à-terre secret à Paris. Jamais on ne la voit en Autriche ; car, à la différence de la princesse hindoue toute pleine encore de ses souvenirs arabes, elle semble avoir complètement perdu de vue son passé de jeune fille.

Dans l’entourage de la reine, le roi brille par son absence ; à peine lui a-t-elle fait quelques rares allusions, avec une indifférence marquée. La plupart des personnages connus de l’époque, que je me dispense d’énumérer, y figurent incidemment et pêle-mêle, mais il y en a trois qui reviennent continuellement et occupent le premier plan. C’est d’abord, cela va de soi, le comte de Cagliostro, mon sorcier ou ce cher sorcier, comme l’appelle familièrement la souveraine, qui n’a jamais assez de ses visites et de ses entretiens roulant sur tout au monde, depuis les sujets philosophiques, tels que la vie future et l’existence de Dieu, jusqu’aux commérages de la dernière fête de Versailles en passant par la politique. C’est ensuite Louis-Philippe d’Orléans (Égalité), et le vieux marquis de Mirabeau, qui ont, le premier surtout, servi d’interlocuteurs hallucinatoires à Hélène dans de nombreuses scènes — jusqu’au jour où, pour le plus grand amusement des assistants, le monologue somnambulique s’est transformé en réelles et vivantes conversations, par suite de l’introduction aux séances de M. Eugène Demole, puis de M. Auguste de Morsier, dans lesquels Marie-Antoinette a immédiatement reconnu les deux personnages ci-dessus. On ne se doute pas de toutes les célébrités de l’Ancien Régime qui se sont donné rendez-vous à Genève à leur insu, en cette fin de siècle, et qui y disputent l’incognito de très bourgeoises enveloppes aux illustres représentants de l’Inde moyenâgeuse.

Depuis cette rencontre inattendue de deux de ses contemporains réincarnés comme elle, la reine somnambulique s’accorde volontiers, à l’occasion, le plaisir de renouveler les petits soupers et les joyeuses soirées d’antan. Quand on croit qu’est finie une séance qui a déjà duré de 4 à 7 heures de l’après-midi, et qu’on invite Mlle Smith, enfin réveillée d’une longue série de scènes hindoues, martiennes et autres, à venir dîner et se réconforter avant de reprendre le chemin du logis, il arrive souvent qu’apercevant M. Demole ou M. de Morsier parmi les assistants, elle tressaille légèrement, avec un changement de physionomie parfois tout juste perceptible, mais auquel il n’y a pas à se méprendre ; puis, de son accent si caractéristique de Marie-Antoinette : « Oh, marquis, vous êtes ici et je ne vous avais point encore aperçu ! » Et la voilà dans un somnambulisme vigil qui pourra se prolonger jusque vers dix heures du soir, entretenu par la bonne volonté suggestive de ses partenaires improvisés, soutenant de leur mieux leur rôle de Mirabeau ou de Philippe d’Orléans.

On descend à la salle à manger. La reine prend place à table à côté du marquis (ou de Philippe). Elle n’a d’yeux et d’oreilles que pour lui, les autres convives et les domestiques restant exclus de son rêve. Elle ne mange et ne boit que ce qu’il lui sert, et ce n’est point une sinécure que d’avoir le soin de cette auguste voisine, car elle possède vraiment un royal appétit ; on est d’autant plus confondu de ce qu’elle dévore, et des rasades de vin qu’elle vide coup sur coup sans inconvénient, qu’à l’état normal Mlle Smith est la sobriété même et mange excessivement peu. Après le dîner, on passe au salon, non sans force compliments et révérences, et Marie-Antoinette prend le café. Les premières fois, elle accepta aussi de Philippe une cigarette et la fuma — M" Smith ne fume jamais à l’état de veille —, mais les remarques des assistants sur l’invraisemblance historique de ce trait ont dû être enregistrées et porter leur fruit, car aux séances suivantes elle ne parut plus comprendre l’usage du tabac sous cette forme ; elle accepta en revanche avec empressement une prise d’une tabatière imaginaire, ce qui lui procura presque aussitôt une série d’éternuements par autosuggestion admirablement réussis.

La soirée se passe dans la conversation la plus variée, jusqu’à ce que, la fatigue se faisant sans doute sentir, la reine finisse par se taire, baisse les paupières et s’assoupisse dans quelque fauteuil. Dès cet instant, Léopold, qui ne donne pas signe de vie et dont on ne peut obtenir aucune réponse pendant le vif du somnambulisme royal, reparaît et répond par le doigt, ou se manifeste en gestes spontanés : la main d’Hélène se lève, par exemple, et fait des passes sur son front pour accentuer le sommeil réparateur qui va la ramener à l’état normal. Au bout de quelques minutes, une demi-heure au plus, elle se réveille sans aucun souvenir de la soirée, croyant que l’on n’a pas encore dîné, et se plaignant de faim et de soif, comme si la sensibilité stomacale participait à l’amnésie et aux modifications accompagnant le changement de personnalité. Cependant je ne l’ai jamais vue accepter à ce moment-là autre chose qu’un ou deux verres d’eau, après lesquels elle se sent bien réveillée. En la reconduisant à son domicile, j’ai assisté une seule fois à un retour du somnambulisme royal : elle voulut à toute force se rendre chez un personnage connu (perçu en vision pendant la séance) qui fut reçu à la cour de Marie-Antoinette et mourut à Genève dans le premier tiers de ce siècle ; ce n’est qu’arrivée devant la maison où il habita, et sur le point d’y entrer, que je réussis enfin à la réveiller et à la ramener chez elle, amnésique sur cet incident et tout étonnée des rues inaccoutumées où nous nous trouvions.

Il est inutile de faire un récit plus circonstancié de ces dîners et soirées de Marie-Antoinette. Très amusants pour les spectateurs, ils perdraient beaucoup de leur sel à être narrés tout au long. Les détails en sont ce qu’on peut attendre d’une imagination subliminale vive, alerte et pleine de verve, abondamment pourvue sur le compte de l’illustre souveraine de notions encore plus facilement explicables que celles du cycle hindou grâce à l’atmosphère intellectuelle de notre pays. Il s’y glisse d’ailleurs de nombreux anachronismes, et Sa Majesté donne parfois dans les pièges que le marquis ou Philippe se font un malin plaisir de lui tendre. Elle les évite souvent, quand ils sont trop grossiers, et c’est avec un naturel du plus haut comique qu’elle reste d’abord interdite, puis s’informe curieusement, ou manifeste de l’inquiétude sur la santé mentale de ses interlocuteurs, lorsque ceux-ci introduisent et maintiennent le téléphone, la bicyclette, les paquebots ou le vocabulaire scientifique moderne dans leur conversation XVIIIe siècle. Mais, d’autre part, elle emploie elle-même sans sourciller des termes d’un usage plus invétéré, tels que dérailler (au figuré), mètre et centimètre, etc. Certains mots, comme ceux de tramway et photographie, ont donné lieu à de curieux conflits : Marie-Antoinette laisse d’abord passer le vocable perfide, et l’on voit qu’elle l’a bien compris, mais, sa propre réflexion ou le sourire des assistants réveillant en elle le sentiment d’incompatibilité, elle se reprend et revient sur le terme de tout à l’heure en jouant l’ignorance et l’étonnement le plus spontané. Le spiritisme explique ces bévues en accusant les machiavéliques partenaires de la reine d’abuser lâchement de la suggestibilité liée à l’état de trance pour brouiller ses idées et l’induire en confusion ; la psychologie n’est point surprise que le pastiche subliminal, si remarquable soit-il, présente quelques petites défaillances ; et tout le monde est d’accord dans la façon de s’exprimer, sinon de penser, en attribuant ces anachronismes à un mélange accidentel des souvenirs de la personnalité ordinaire et de la vie présente avec ceux de la personnalité royale ressuscitée pendant le somnambulisme.

Dans son rôle de Majesté, Mlle Smith fait preuve de beaucoup de finesse et d’à-propos. Elle a des reparties fort spirituelles, qui désorientent ou clouent ses interlocuteurs, et dont le style est parfois tout à fait dans la manière de l’époque. Cette aisance et cette promptitude de dialogue, excluant toute préparation réfléchie et calculée, dénotent une grande liberté d’esprit et une remarquable facilité d’improvisation. Il s’y mêle, d’autre part, des saillies ou des épisodes qui n’ont plus rien d’impromptu, et qui sont le résultat évident d’une élaboration préalable au cours des rêveries subconscientes et des automatismes divers que le roman royal fait surgir dans la vie ordinaire d’Hélène. Il y a des scènes dont on peut suivre le développement ou la répétition dans une série de séances et de visions spontanées, comme cela se passe pour les autres cycles. En voici un exemple entre beaucoup.

À la fin d’une séance où assiste M. de Morsier (10 octobre 1897), Mlle Smith entre dans son rêve de Marie-Antoinette. Pendant le dîner, elle fait plusieurs allusions à son fils le dauphin, parle de sa fille, raconte avoir demandé à son sorcier le sexe de son prochain enfant, etc. --- toutes choses étrangères à la conversation de Philippe, et qui semblent annoncer quelque scène sous-jacente prête à éclore. En effet, au milieu de la soirée, la reine devient absorbée et distraite, puis finit par aller s’agenouiller dans un angle peu éclairé du salon : son monologue indique qu’elle est devant le berceau où reposent le petit dauphin et sa soeur. Bientôt elle revient chercher Philippe et l’emmène admirer ses enfants endormis, auxquels, d’une voix très douce, elle chante une romance inédite (« Dormez en paix, etc. »), d’une mélodie plaintive analogue à celle du chant hindou ; les larmes jaillissent de ses yeux ; de tendres baisers sur le berceau imaginaire, et une fervente invocation à la Vierge, terminent cette scène maternelle extrêmement touchante.

Plusieurs semaines après (1er décembre), une nouvelle romance fit son apparition dans un accès spontané d’automatisme visuel, auditif et graphique dont Hélène m’envoya le récit le lendemain. Le soir, seule avec sa mère, elle avait interrogé Léopold sur une affaire qui la préoccupait, et en avait obtenu une réponse.

Aussitôt la communication terminée, je vis tout trouble autour de moi ; puis à ma gauche, à une distance d’environ dix mètres, se dessina un salon Louis XVI pas très grand, au milieu duquel était un piano carré ouvert. Devant ce piano était assise une personne jeune encore, dont je ne pus distinguer la couleur des cheveux. Etaient-ils blonds, étaient-ils gris, je n’ai su voir. Elle jouait et chantait en même temps. Les sons du piano, la voix même arrivaient jusqu’à moi, mais je ne pus saisir les paroles de la romance. Un jeune garçon ainsi qu’une jeune fille se tenaient de chaque côté du clavier. Non loin d’eux était assise une jeune dame tenant un tout jeune enfant sur ses genoux [3]. Cette vision charmante ne dura malheureusement que fort peu de temps, tout au plus dix minutes.

Après l’effacement de la vision, Hélène eut l’idée de prendre un crayon :

Le crayon dans la main, j’étais là à me demander ce que je pourrais bien écrire, lorsque tout à coup j’entendis de nouveau la mélodie, puis, cette fois-ci très distinctement, les paroles, mais sans aucune vision à ce moment. Le tout se passait dans ma tête, dans mon cerveau, et instinctivement je me prenais le front pour mieux entendre et comprendre, à ce qu’il me semblait. Je me sentais obligée à tenir le crayon d’une autre façon que je le tiens habituellement. Voici les paroles de la romance entendues et tracées à cet instant ; comme vous le voyez, l’écriture n’est point la mienne, il y a aussi des fautes d’orthographe même très criantes.

[Voici ce morceau :]

Approchez-vous | approchez-vous enfans chéris approchez-vous | quand le printems sur nous ramène | ses frais parfums ses rayons d’or | venez enfans sous son haleine | gazouiller bas mes doux trésors | approchez-vous approchez-vous | enfans chéris approchez-vous | êtres chéris enfans bénis | approchez-vous de votre mère | son doux baiser petits amis | calme et guérit toutes misères | approchez-vous approchez-vous | enfans chéris approchez-vous [4].

Quelques mois plus tard (4 septembre 1898), les deux scènes précédente se reproduisent, avec des variantes de détail, dans une nième soirée, où Marie-Antoinette mène d’abord Philippe vers la couchette fictive de ses chérubins et leur chante sa première romance : Dormez en paix, etc. Puis elle le conduit au piano, et lui déployant un cahier imaginaire sous les yeux, elle l’oblige à l’accompagner, tandis qu’elle chantera la « romance d’Élisabeth ». M. de Morsier, qui n’est heureusement pas embarrassé pour si peu, improvise à tout hasard un accompagnement dont la reine s’accommode après quelques critiques, et sur lequel elle chante d’une voix très pure et douce des paroles qui se trouvent être mot pour mot celles ci-dessus, écrites automatiquement le 1er décembre précédent.

On voit, par cet exemple, le mélange de préparation, de répétition et l’impromptu, que supposent les incidents variés qui font les frais des soirées royales. Il est probable que si l’on pouvait être témoin, ou si Mlle Smith se souvenait, de tous les automatismes spontanés qu’alimente le roman royal, songes nocturnes, visions hypnagogiques, rêveries subconscientes pendant la veille, etc., on y assisterait à d’interminables conversations imaginaires avec le marquis, Philippe, Cagliostro et tous les personnages fictifs qui apparaissent occasionnellement dans les scènes somnambuliques de Marie-Antoinette. C’est par ce travail sous-jacent et ignoré, peut-être jamais interrompu, que se prépare et s’élabore lentement la personnalité de la reine de France qui éclate et se déploie avec tant de magnificence dans ses soirées avec Philippe d’Orléans et le marquis de Mirabeau.

J’ai dit que, sauf ces deux messieurs réels qui font toujours partie du rêve royal lorsqu’ils sont présents (et même parfois en leur absence), les autres assistants des séances en sont exclus. On devine qu’ils ne passent pas inaperçus pour cela. De même que, dans les hallucinations négatives ou l’anesthésie systématique des sujets hypnotisés, ce qui semble non senti est cependant enregistré, ne fût-ce précisément que pour être distrait de l’ensemble et traité comme n’existant pas ; de même il est infiniment probable que rien n’échappe à l’individualité fondamentale et totale de Mlle Smith de ce qui se passe autour d’elle. La personnalité royale qui occupe le devant de la scène et se trouve dans un rapport électif limité à Philippe et au marquis ne fait qu’éclipser ou reléguer dans les coulisses les autres personnalités sans rompre leurs attaches avec l’environnement. On en a de nombreuses preuves.

FIGURE 42. Différences d’écriture de Mlle Smith à la fin d’une incarnation de Marie-Antoinette, selon qu’elle est dans une phase d’état normal (lignes supérieures, de son écriture habituelle) — ou dans un retour du rêve royal (lignes d’en bas : noter le mot foisoit). Grandeur naturelle. — Les tremblements de quelques traits ne sont pas dans l’original, mais proviennent de ce qu’il a été repassé à l’encre pour être reproduit.

Par exemple, en marchant, Marie-Antoinette ne se heurte jamais sérieusement aux autres assistants. Les remarques et critiques de ces derniers ne sont pas perdues, car bien souvent sa conversation en trahit l’influence au bout de quelques minutes. De même si on lui pince ou pique la main, lui chatouille le conduit auditif, les lèvres, les narines, et même la cornée, elle semble anesthésique ; cependant, au bout de quelques secondes, sa tète se détourne sans en avoir l’air et, si l’on persiste, elle entre dans une sorte d’agitation accommodée à son rêve, change de position sous un prétexte quelconque, etc. Je brisai un jour une assiette sur le parquet, derrière elle, dans des conditions excluant toute attente ou prévision de sa part ; le fracas fit ressauter toute la société ; Hélène seule ne broncha pas et parut n’avoir rien entendu ; mais, quelques minutes plus tard, elle commença à se trémousser, se leva et quitta la table (ce qu’elle n’avait jamais fait) en se plaignant de ce qu’aucune de ses suivantes ne se trouvait là, alla tirer une sonnette fictive dans un angle de la chambre, puis se promena en proie à une grande impatience et à des explosions de colère, jusqu’à ce que le calme fût peu à peu revenu. Il est manifeste en résumé que les excitations auxquelles elle paraît insensible sur le moment, loin de rester sans effet, s’emmagasinent et produisent par leur sommation des réactions retardées de plusieurs minutes et intelligemment adaptées à la scène somnambulique, mais d’une intensité plutôt exagérée que diminuée par cette période de latence. — La musique agit également sur elle, et d’une manière presque immédiate, en la précipitant du rêve de Marie-Antoinette dans un état hypnotique vulgaire, où elle prend des attitudes passionnelles, qui n’ont plus rien royal, conformes au caractère varié des airs qui se succèdent au piano.

Il est arrivé parfois que le rêve royal, commencé à la fin d’une séance, n’a pu prendre pied par suite du départ de ses deux provocateurs par excellence. Le retour à l’état normal s’est alors effectué sans sommeil, par une série d’oscillations psychophysiologiques, se succédant, par exemple, pendant toute la durée du dîner, et permettant d’observer les variations corrélatives des diverses fonctions. Dans ses phases de Marie-Antoinette, Hélène en a l’accent caractéristique ; elle me reconnaît vaguement, sans pouvoir dire qui je suis non plus que les autres personnes présentes ; elle a de l’allochirie, une insensibilité complète des mains (avec représentation visuelle du doigt que je pince, etc.) et grand appétit, tout en se plaignant parfois de ne pouvoir manger malgré sa faim ; elle ignore qui est Mlle Smith ; si on lui demande la date actuelle, elle répond juste pour le mois et le jour, mais indique une année du siècle dernier, etc. Puis, tout à coup, son état change ; l’accent royal fait place à sa voix ordinaire ; elle semble absolument réveillée, toute confusion mentale a disparu, elle est parfaitement au clair sur les personnes, les dates et les circonstances actuelles, mais n’a aucun souvenir de son état de tout à l’heure ; elle n’a plus ni faim, ni allochirie, ni anesthésie, et elle se plaint d’une vive douleur au doigt (celui que j’ai pincé dans la phase précédente). J’ai profité un jour de ces alternatives pour lui tendre un crayon et lui dicter la phrase de la fig. 42 ; dans ses moments normaux, elle tient le crayon selon son habitude entre l’index et le médius et a son écriture ordinaire ; pendant les retours du somnambulisme royal, elle le tient entre le pouce et l’index, et prend son écriture et son orthographe dites de Marie-Antoinette, exactement comme sa voix en revêt l’accent. Il est à présumer que toutes les autres fonctions, si on pouvait les examiner, présenteraient des variations parallèles analogues, le changement de la personnalité étant naturellement accompagné — et, pour mieux dire, constitué — par des changements connexes, non seulement de la mémoire et de la sensibilité, mais de la motilité, des dispositions émotionnelles, bref de toutes les facultés de l’individu. J’ajoute que dans chacun de ses états Hélène a le souvenir des périodes précédentes de même espèce, mais non de l’autre état ; il a par exemple fallu lui dicter à nouveau, pour le second essai, la phrase de la fig. 42 qu’elle ne se souvenait point d’avoir entendue ni écrite quelques instants auparavant. Cette séparation en deux mémoires distinctes n’est cependant pas absolue ni très profonde : la personnalité de Marie-Antoinette est en somme une modification, d’intensité et d’étendue très variables suivant les séances et les moments, de la personnalité ordinaire de Mlle Smith, plutôt qu’une personnalité alternante et exclusive comme on en a observé des cas si frappants.

Pour les simples spectateurs, le somnambulisme royal est peut-être le plus intéressant de tous les cycles d’Hélène par l’éclat et la vie de ce rôle, le temps prolongé pendant lequel il peut se soutenir, l’imprévu qu’y apporte la participation d’autres personnes réelles. On y est vraiment à la comédie. Mais, pour les amateurs du supranormal, c’est la moins extraordinaire des créations subliminales de Mlle Smith, parce que le milieu général, dans notre pays, est tellement imbibé des souvenirs historiques ou légendaires de l’illustre et malheureuse souveraine qu’il n’y a rien de surprenant dans la reconstitution hypnoïde d’un personnage aussi connu. Quant au psychologue et au moraliste enfin, qui se prend à réfléchir sur les raisons internes des choses, il ne peut échapper à l’impression de poignant contraste qui se dégage de ce roman étincelant comparé à la réalité. En eux-mêmes, les somnambulismes royaux de Mlle Smith sont presque toujours gais, joyeux, désopilants parfois ; mais, considérés dans leur racine cachée, en tant que revanche éphémère et chimérique de l’idéal sur le réel, du rêve impossible sur les nécessités quotidiennes, des aspirations impuissantes sur le destin écrasant et aveugle, ils prennent une signification tragique. Ils expriment la sensation vécue, éprouvée, de l’amère ironie des choses, de la révolte inutile, de la fatalité dominant l’être humain. Ils veulent dire que toute vie heureuse et brillante n’est qu’une illusion bientôt dissipée. L’anéantissement journalier du désir et du rêve par l’implacable et brutale réalité ne pouvait trouver dans l’imagination hypnoïde une représentation plus adéquate, un symbole d’une tonalité émotionnelle plus exacte, que la royale Majesté, dont l’existence semblait faite pour les plus hauts sommets du bonheur et de la gloire et aboutit à l’échafaud.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Mlle Smith assure actuellement, qu’elle n’a jamais cru être la réincarnation de la Feliciani ; mais que, n’ayant pas davantage de raison de repousser absolument cette hypothèse de Mme B. elle se renferma sur ce point dans un silence dubitatif, que son entourage interpréta à tort comme un acquiescement.

[2On a vu que l’écriture a pris cinq mois, et la parole quinze, avant de se manifester avec succès chez Léopold (p. 101-107). Dans ce rêve martien, on trouve des durées d’incubation encore plus longues, par exemple un an et demi pour l’écriture (p. 180).

[3On devine aisément que cette vision représente Marie-Antoinette avec ses trois enfants et Madame Elisabeth.

[4J’ai respecté l’orthographe ainsi que la complète absence de ponctuation et d’alinéas de ce morceau d’écriture automatique, me bornant à y marquer par des traits verticaux la séparation évidente en vers de huit pieds. Il est de la calligraphie appliquée et régulière dite de Marie-Antoinette (semblable à celle de la fig. 40), mais d’un crayon trop pâle pour en permettre la reproduction.

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