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Théodore Flournoy

De l’étude du supranormal

Des Indes à la planète Mars (Chapitre X - §I)

Date de mise en ligne : jeudi 14 septembre 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE DIX
Apparences supranormales

La médiumité de Mlle Smith fourmille de faits supranormaux en apparence, et la question qui se pose est de savoir jusqu’à quel point ils le sont en réalité [1].

Le titre de ce chapitre, je le déclare, ne sous-entend aucun parti pris. Le terme d’apparences n’y figure pas dans son acception tendancielle et défavorable de dehors trompeurs derrière lesquels il n’y a rien. Il est pris dans son sens franc et impartial, pour désigner simplement l’aspect extérieur et immédiat d’une chose sans rien préjuger sur sa nature réelle, et pour provoquer, par le fait même de cette neutralité, l’investigation destinée à démêler ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux, d’or pur ou de clinquant, sous l’éclat de la superficie. C’est précisément cette investigation — après laquelle seulement (en cas qu’elle aboutisse) il sera permis de dire si, et dans quelle mesure, les apparences du début étaient illusoires ou véridiques — qui constitue ma tâche présentement.

Tâche assez malaisée. Car, s’il est toujours hasardeux de toucher à un sujet qui est la pomme de discorde des psychologues — et où l’on a été jusqu’à voir « l’Affaire Dreyfus de la Science [2] » —, l’entreprise se complique, dans le cas particulier, de la foi absolue de Mlle Smith et de son entourage au caractère supranormal de ces phénomènes ; état d’esprit infiniment respectable, mais qui n’est pas pour faciliter les recherches, toute velléité d’analyse et d’explication ordinaire y étant naturellement ressentie comme un soupçon injustifié, interprétée comme un indice de scepticisme irréductible. Qu’on veuille donc bien me permettre, en guise de précautions oratoires et d’entrée en matière, de m’expliquer sur la façon dont je comprends et désire aborder l’étude de ces faits apparemment supranormaux.

I. DE L’ÉTUDE DU SUPRANORMAL

Le terme de supranormal a été mis à la mode depuis quelques années par les investigateurs de la « Society for psychical research », pour remplacer l’ancien mot surnaturel, devenu impraticable à cause de toutes les liaisons interlopes qu’il avait fini par contracter dans les milieux philosophiques et théologiques. M. Myers, à qui revient, si je ne me trompe, la paternité de ce nouveau terme ainsi que de tant d’autres, aujourd’hui courants dans le vocabulaire psychique [3], l’applique à tout phénomène ou faculté qui dépasse le niveau de l’expérience ordinaire et révèle, soit un degré d’évolution plus avancé non encore atteint par la masse des humains, soit un ordre de choses transcendantal supérieur au monde sensible ; dans ces deux cas, en effet, on se trouve en présence de faits qui sont au-dessus de la norme, mais qu’il n’y a aucune raison de tenir pour étrangers ou contraires aux lois véritables de la nature humaine (comme l’insinuait le mot surnaturel).

On voit que la définition de M. Myers insiste sur le caractère de supériorité des phénomènes supranormaux. Je ferai toutefois abstraction de ce caractère dans le présent chapitre et, en dépit de l’étymologie, j’emploierai le terme de supranormal simplement, faute d’un meilleur, pour désigner les faits qui ne rentrent pas dans les cadres actuels de nos sciences, et dont l’explication nécessiterait des principes non encore admis ; sans d’ailleurs m’occuper de savoir si ces faits sont les messagers d’une économie supérieure ou les avant-coureurs d’une évolution future, plutôt qu’au contraire les survivances d’un état de choses disparu, ou encore de purs accidents, des lusus naturae dénués de signification.

Il va de soi que, pour s’occuper de supranormal, il faut admettre déjà théoriquement sa possibilité, ou, ce qui revient au même, ne pas croire à l’infaillibilité et à la perfection de la science actuelle. Si je considère a priori comme absolument impossible qu’un individu sache, beau longtemps avant l’arrivée de tout télégramme, l’accident qui vient de tuer son frère aux antipodes, ou qu’un autre puisse volontairement remuer un objet à distance sans ficelle et en dehors des lois connues de la mécanique et de la physiologie — il est clair que je lèverai les épaules à tout récit de télépathie, et ne ferai pas un pas pour assister à une séance d’Eusapia Paladino. Excellent moyen d’élargir son horizon et de découvrir du nouveau que de rester assis dans sa science toute faite et sa chose jugée, bien convaincu d’emblée que l’univers finit au mur d’en face, et qu’il ne saurait rien y avoir au-delà de ce que la routine journalière nous a habitués à regarder comme les limites du Réel ! Cette philosophie d’autruche — illustrée jadis par ces grotesques érudits dont Galilée ne savait s’il devait rire ou pleurer, qui refusaient de mettre l’oeil à sa lunette de peur d’y voir des choses qui n’avaient aucun droit officiel à l’existence [4] — est encore celle de beaucoup de cerveaux pétrifiés par la lecture intempestive des ouvrages de vulgarisation scientifique et la fréquentation inintelligente des universités, ces deux grands dangers intellectuels de notre époque. (On accuse bien aussi certains savants, d’ailleurs calés et cotés, d’avoir encore, dans les veines, du sang de leurs prédécesseurs du temps de Galilée ; mais je crois que c’est une exagération.)

Si, d’autre part, le doute philosophique vis-à-vis des prétendues impossibilités scientifiques dégénère en crédulité aveugle pour tout ce qui fait mine de les battre en brèche ; s’il suffit qu’une chose soit inouïe, renversante, contraire au sens commun et aux vérités reçues, pour être aussitôt admise, l’existence pratique, sans parler d’autres considérations, en devient intenable. L’occultiste convaincu ne devrait jamais laisser passer un craquement de meubles sans s’assurer que ce n’est pas l’appel désespéré de quelque arrière-grand-tante cherchant à lier conversation avec lui ; ni porter plainte à la police quand il trouve sa maison cambriolée en son absence, car comment savoir que ce ne sont pas des élémentals, coques, larves ou autres farceurs de l’au-delà, qui ont fait le coup ? Ce n’est que par d’heureuses inconséquences, et l’oubli continuel de la doctrine, qu’on peut continuer à vivre comme tout le monde dans un univers sans cesse exposé aux capricieuses incursions des Invisibles.

Ces tournures d’esprit contraires, la fatuité bouchée des uns et la superstition niaise des autres, inspirent à beaucoup de gens une égale répugnance. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on a éprouvé le besoin d’un juste milieu entre ces excès opposés ; voici, par exemple, quelques lignes qui n’ont rien perdu de leur actualité après deux siècles écoulés :

Que penser de la magie et du sortilège [nous dirions maintenant de l’occultisme et du spiritisme] ? La théorie en est obscure, les principes vagues, incertains, et qui approchent du visionnaire ; mais il y a des faits embarrassants, affirmés par des hommes graves qui les ont vus, ou qui les ont appris de personnes qui leur ressemblent : les admettre tous, ou les nier tous, paraît un égal inconvénient, et j’ose dire qu’en cela, comme dans toutes les choses extraordinaires et qui sortent des communes règles, il y a un parti à trouver entre les âmes crédules et les esprits forts [5].

C’est la voix même de la raison que nous fait entendre le sagace auteur des Caractères. Il convient toutefois d’ajouter — ce qu’il ne spécifie pas — que ce « parti à trouver » ne saurait consister en une théorie, une doctrine, un système arrêté et tout fait, du haut duquel, comme d’un tribunal arbitral, on jugerait en dernier ressort les cas « embarrassants » que la réalité met devant les pas du chercheur ; car ce système, si parfait qu’on le supposât, ne serait derechef qu’une infaillibilité de plus ajoutée à toutes celles qui encombrent déjà la route de la vérité. Le juste milieu rêvé par La Bruyère ne peut être qu’une méthode, toujours perfectible en ses applications et ne préjugeant en rien les résultats de l’investigation, au rebours des points de vue dogmatiques, également autoritaires et stériles, qui caractérisent les deux extrêmes néfastes « des âmes crédules et des esprits forts ».

Développer ici cette méthodologie des recherches psychiques, qui doit guider l’investigateur aux prises avec le supranormal apparent ou réel, m’éloignerait par trop de Mlle Smith. Mais j’en indiquerai brièvement l’essence et l’esprit général, dont on trouve un excellent résumé dans le passage suivant de Laplace [6] :

Nous sommes si éloignés de connaître tous les agents de la nature et leurs divers modes d’action qu’il ne serait pas philosophique de nier les phénomènes uniquement parce qu’ils sont inexplicables dans l’état actuel de nos connaissances. Seulement, nous devons les examiner avec une attention d’autant plus scrupuleuse qu’il paraît plus difficile de les admettre.

Certes, eu écrivant ces mots, Laplace ne songeait guère à la télépathie, aux esprits ou aux mouvements d’objets sans contact, mais seulement au magnétisme animal, qui représentait le supranormal à son époque. Ce passage n’en reste pas moins la règle de conduite à suivre vis-à-vis de toutes les manifestations possibles de ce sujet protéiforme. On y distingue deux points inséparables et se complétant mutuellement comme les faces d’une médaille ; mais il convient, pour les mieux mettre en lumière, de les formuler isolément en deux propositions représentant les principes directeurs, les axiomes, de toute investigation du supranormal. L’un, que je nommerai Principe de Hamlet [7], peut se condenser en ces mots : Tout est possible [8]. L’autre, auquel il est juste de laisser le nom de Principe de Laplace, est susceptible de bien des expressions ; je l’énonce ainsi : Le poids des preuves doit être proportionné à l’étrangeté des faits.

Ces deux axiomes pratiques constituent la meilleure sauvegarde contre les aberrations en sens inverse redoutées de La Bruyère. L’oubli du Principe de Hamlet fait les esprits forts, pour qui les bornes de la nature ne sauraient excéder celles de leur système, les godiches pontifes de tous les temps et de toutes les sortes, depuis les adversaires burlesques de Galilée jusqu’au pauvre Auguste Comte, déclarant qu’on ne pourrait jamais connaître la constitution physique des astres, et à ses nobles émules des sociétés savantes, niant les aérolithes ou condamnant d’avance les chemins de fer. À son tour, l’ignorance du Principe de Laplace fait les âmes crédules, qui n’ont jamais réfléchi que, si tout est possible aux yeux du chercheur modeste, tout n’est cependant pas certain ni même également vraisemblable, et qu’il faudrait pourtant quelques preuves de plus pour supposer qu’un caillou, tombant sur le plancher dans une réunion occulte, y est arrivé en traversant les murs à la faveur d’une dématérialisation, que pour admettre qu’il y est venu dans la poche d’un loustic.

Grâce à ces axiomes, l’investigateur évitera le double écueil signalé, et s’avancera sans crainte dans le labyrinthe du supranormal, au-devant des monstres de l’occulte. Quelque fantastiques et abracadabrantes que soient les choses qui surgiront à sa vue ou dont on lui rebattra les oreilles, il ne sera jamais pris au dépourvu, mais, s’attendant à tout au nom du Principe de Hamlet, il ne s’étonnera de rien et dira simplement : « Soit, pourquoi pas ? Il faut voir. » — D’autre part, il ne se laissera pas jeter de la poudre aux yeux et ne se tiendra point pour satisfait à bon marché en matière d’évidence ; mais, solidement retranché derrière le Principe de Laplace, il se montrera d’autant plus exigeant en fait de preuves que les phénomènes ou les conclusions qu’on voudra lui faire accepter seront plus extraordinaires, et opposera un impitoyable non liquet à toute démonstration qui lui paraîtra suspecte ou boiteuse.

Une remarque toutefois s’impose ici. Je veux parler du rôle inévitable que joue le coefficient personnel de la tournure d’esprit et de caractère, dans l’application concrète du Principe de Laplace. Ce dernier est d’un vague et d’une élasticité déplorables, qui ouvrent la porte à toutes les divergences d’appréciation individuelle. Si l’on pouvait exprimer d’une façon précise et traduire en chiffres, d’une part, l’étrangeté d’un fait, qui le rend improbable ; d’autre part, le poids des preuves (abondance et valeur des témoignages, excellence des conditions d’observation, etc.), qui tend à le faire admettre ; et, enfin, la proportion exigible entre ces deux facteurs contraires pour que le second compense le premier et entraîne l’assentiment — ce serait parfait et tout le monde tomberait bientôt d’accord. Malheureusement on n’en aperçoit guère le moyen. Passe encore pour le poids des preuves ; on peut jusqu’à un certain point le soumettre à un jugement objectif et à une estimation impartiale, en suivant les règles et méthodes de la Logique au sens le plus large du terme [9]. Mais l’étrangeté des faits, ou, comme disait Laplace, la difficulté de les admettre ! Qui donc en est juge, ainsi que de leur compensation suffisante ou insuffisante par les preuves prétendues, et à quel étalon universel va-t-on mesurer cela ?

Il faut reconnaître qu’on est ici en présence d’un facteur éminemment subjectif, émotionnel, variable d’un individu à un autre, et qu’il sera bien difficile de jamais codifier par une convention internationale. Faites le même récit d’un phénomène supranormal à plusieurs savants également illustres et rompus aux méthodes expérimentales, et vous verrez leurs différences de réaction ! Ils seront unanimes, assurément, à critiquer l’insuffisance des preuves ; mais, à part cela, les uns prêteront une oreille complaisante à vos histoires ; tandis que les autres déclareront qu’on se moque d’eux et n’en voudront point entendre davantage ; avec toutes les nuances intermédiaires. C’est que même les hommes les plus positifs ne sont jamais de pures machines à calculer et à raisonner, fonctionnant suivant les lois rigides de la logique mathématique ; ils sont, un peu moins seulement que le vulgaire (et encore pas toujours), un paquet d’affections et de préférences, pour ne pas dire de préjugés. Derrière leur laboratoire officiel, ils cultivent en secret un petit jardin privé, tout rempli d’un tas de drôles de végétations métaphysiques ; ils caressent in petto des vues sur les choses, le monde, la vie, bref une Weltanschauung que la science, par essence, ne saurait justifier. Et alors, ce qui cadre avec leurs idées de derrière la tête héritées ou acquises, ce qui ferait bien dans leurs plates-bandes réservées, ils l’accueillent facilement et n’y voient rien que de très plausible, encore que non démontré ; tandis qu’à tout ce qui ne trouve pas en eux une place déjà préparée, ils battent froid et opposent d’emblée une fin absolue de non-recevoir avec de grands airs de bon sens offensé. Même là où il n’y a aucun problème métaphysique en jeu, et où il ne s’agit que de choses philosophiquement indifférentes, les phénomènes extraordinaires et non encore classés provoquent presque toujours chez les savants de curieuses différences d’attitude mentale, dénotant qu’ils n’ont point le même sentiment de l’étrangeté des faits et de la valeur de présomptions favorables ou défavorables ; rien n’est plus varié en intensité et en direction que le courant tout subjectif d’impressions vagues, de flair instinctif, d’intuition irraisonnée, qui tend à les emporter et incline les uns au rejet, les autres à l’admission des faits supposés, tant que le débat n’a pas été objectivement tranché par des preuves péremptoires.

Laplace avait bien cru trouver dans l’emploi des probabilités un moyen d’introduire un peu d’objectivité et de précision scientifique en ces régions obscures et controversées :

C’est ici — disait-il à la suite du passage que j’ai cité —, c’est ici que le calcul des probabilités devient indispensable pour déterminer jusqu’à quel point il faut multiplier les observations et les expériences afin d’obtenir, en faveur des agents [normaux ou supranormaux] qu’elles indiquent, une probabilité supérieure aux raisons que l’on peut avoir d’ailleurs de ne pas les admettre.

Je ne sais trop si, même manié par un Laplace, le calcul des probabilités pourrait nous dire combien il faudrait exactement de dames Piper et de docteurs Hogdson, ou d’Eusapias et de professeurs Richet, pour enfoncer sous le poids des preuves les portes de la science officielle, barricadées contre la difficulté d’accepter la télépathie et les mouvements d’objets sans contact ; ou pour obtenir tout au moins, en faveur de la réalité de ces phénomènes, « une probabilité supérieure aux raisons que l’on peut avoir de ne pas les admettre ». Sans calcul, je m’imagine que s’il y avait actuellement dans les pays civilisés cinquante cas pareils à ces deux-là (Mme Piper et Eusapia), et étudiés avec autant de sérieux, les savants seraient déjà tous blasés sur des phénomènes aussi communs, et nul ne songerait plus à y voir quoi que ce soit de supranormal ou d’étrange, pas plus que dans les guérisons opérées sur la tombe du diacre Pâris, la fistule lacrimale de la jeune Périer cicatrisée par l’attouchement de la Sainte-Épine, et tant d’autres miracles des temps passés justiciables de l’autosuggestion ou de l’hypnotisme. Peut-être trente cas comme les deux en question suffiraient-ils déjà amplement à convaincre tout le monde ; peut-être même vingt, ou dix seulement… Mais, voilà, comme pour les justes de Sodome, ces dix cas ne se rencontrent pas ; il n’y en a que deux, un de chaque espèce ; et, pour quelques observateurs qui pensent que le poids des preuves fournies dans ces deux cas suffit à balancer l’étrangeté des faits, la grande masse des savants trouve que cela ne suffit pas.

Ce n’est point que je veuille médire du calcul des probabilités, dont on ne saurait estimer trop haut les services en toute espèce d’investigation ; mais il ne faut pas croire qu’il mettra les gens d’accord sur les chances de vérité ou d’erreur des hypothèses supranormales. De fécondes applications de ce calcul ont déjà été faites en ce domaine, notamment dans la fameuse Enquête sur les Hallucinations, dont le résultat a été de montrer, chiffres en mains, que la fréquence relative des cas d’apparitions véridiques d’un mourant à un vivant éloigné parle hautement en faveur d’une connexion causale plutôt que d’une coïncidence fortuite [10]. Et pourtant, on sait quels combats se livrent encore autour de ce résultat, et combien peu les savants sont unanimes — en présence d’une statistique conduite pourtant avec une attention aussi « scrupuleuse » qu’eût pu le souhaiter Laplace dans une pareille matière — pour décider si le poids des preuves peut enfin être regardé comme dépassant l’étrangeté des faits. Si donc, sur un terrain qui se prêtait mieux que d’autres à l’introduction du calcul des chances, on a tant de peine à aboutir lorsque le supranormal est en jeu, à plus forte raison ne peut-on espérer des conclusions décisives, n’importe en quel sens, dans la plupart des cas infiniment moins favorables, où l’on en est réduit aux vacillantes et toujours contestables appréciations du « bon sens » pour se consoler de l’inapplicabilité du calcul [11].

Il faut en prendre son parti : dans le supranormal, trop de facteurs internes et personnels — idiosyncrasies intellectuelles, tempérament esthétique, sentiments moraux et religieux, tendances métaphysiques, etc. — concourent à déterminer en qualité et en intensité le caractère d’étrangeté des faits en litige, pour qu’on puisse se flatter d’un verdict désintéressé, objectif et déjà quasi scientifique sur leur degré de probabilité ou d’invraisemblance. Ce n’est que lorsque, à force de cas semblables et de preuves accumulées dans le même sens, un accord tacite s’est enfin produit parmi tous ceux ayant étudié le sujet, que l’on peut dire le problème résolu, soit par la relégation des phénomènes prétendus supranormaux dans le domaine des illusions percées à jour et des superstitions abandonnées, soit par la reconnaissance de lois ou de forces nouvelles dans la nature. Mais alors les phénomènes considérés jusque-là comme supranormaux ont cessé de l’être ; ils font partie de la science constituée, n’ont plus rien d’étrange et sont admis sans difficulté par tout le monde. Tant que ce stade n’est pas atteint, tant qu’un phénomène supranormal est encore discuté comme tel, il n’y a à son sujet que des opinions individuelles, des certitudes ou des probabilités subjectives, des verdicts où la réalité ne se reflète qu’étroitement soudée à la personnalité de leurs auteurs.

De là me semblent découler deux indications. C’est d’abord que ces derniers — les auteurs qui se mêlent d’émettre un avis sur les faits extraordinaires parvenus à leur connaissance — devraient toujours commencer par faire leur confession, afin que le lecteur fût mieux à même de distinguer les facteurs intimes qui ont pu influencer leur jugement. Il est vrai qu’on ne se connaît jamais bien soi-même, mais ce serait déjà quelque chose que de dire franchement ce qu’on a cru découvrir en soi de partis pris involontaires, d’inclinations obscures pour ou contre les hypothèses intéressées dans les phénomènes en question. C’est ce que j’essaierai de faire ici, en me restreignant, cela va sans dire, aux problèmes que soulève la médiumité de Mlle Smith et sans m’étendre au domaine des « psychical researches ». Je commencerai donc, en chacun des paragraphes suivants, par donner mon avis personnel et mon sentiment subjectif sur le point auquel ont trait les apparences supranormales d’Hélène.

Il me paraît, en second lieu, que la seule position raisonnable à prendre vis-à-vis du supranormal est celle, sinon d’une complète suspension de jugement qui n’est pas toujours psychologiquement possible, du moins d’un sage probabilisme, exempt de toute obstination dogmatique. Certes, les croyances arrêtées, les certitudes inébranlables, les actes de foi définitifs (ou sans cesse renouvelés, selon les tempéraments), sur le dernier mot de la Réalité et le sens de la Vie, sont la condition subjective indispensable de toute conduite probablement morale, de toute existence humaine vraiment digne de ce nom, c’est-à-dire qui prétend être autre chose que la routine animale des instincts hérités et des esclavages sociaux ; mais ces convictions inébranlables seraient absolument déplacées sur le terrain objectif de la science, et par conséquent aussi sur celui des faits supranormaux, lesquels, quoique encore situés hors du domaine scientifique, aspirent justement à y être reçus. Les nécessités pratiques nous font un peu trop oublier que notre connaissance du monde phénoménal n’atteint jamais à la certitude absolue, tout en y visant, et que, dès qu’on dépasse les données brutes et immédiates des sens, les vérités de fait les mieux établies, comme les propositions les plus solidement réfutées, ne sortent pas d’une probabilité qui, pour énorme ou pour insignifiante qu’on la suppose, n’est jamais rigoureusement égale à l’infini ou à zéro. À plus forte raison, dans le supranormal, l’attitude intellectuelle que prescrit le bon sens consistera-t-elle à ne jamais nier ou affirmer absolument et irrévocablement, mais seulement provisoirement, et par hypothèse, pour ainsi dire. Même dans les cas où, après avoir tout examiné scrupuleusement, on croira avoir atteint enfin à la certitude, il restera bien entendu que ce mot n’est encore qu’une façon de parler, parce qu’en matière de faits on ne s’élève pas au-dessus de l’opinion probable et que la possibilité d’une erreur insoupçonnée, viciant la démonstration expérimentale la plus évidente en apparence, n’est jamais mathématiquement exclue.

Cette réserve est particulièrement indiquée lorsqu’il s’agit de phénomènes, comme ceux de Mlle Smith, laissant souvent beaucoup à désirer au point de vue des renseignements accessoires qui seraient nécessaires pour se prononcer catégoriquement sur leur compte. Aussi mon appréciation de ces phénomènes, loin de prétendre à un caractère infaillible et défini, revendique-t-elle d’emblée le droit de se modifier sous l’influence des faits nouveaux qui viendraient à se produire ultérieurement.

Pour plus de clarté, je répartis en quatre groupes les apparences supranormales dont j’ai à m’occuper dans ce chapitre : phénomènes dits physiques, télépathie, lucidité, et messages spirites. Encore ces trois dernières catégories sont-elles fort mal délimitées et pourraient-elles facilement se fondre en une ; mais ma division n’est qu’une sorte de mesure d’ordre et non une classification [12]. Il est à peine besoin d’ajouter que tous les faits curieux déjà vus au cours de ce volume — communications de Léopold, emploi de langues inconnues, personnifications de Simandini ou Marie-Antoinette, révélations d’antériorités [13], etc., — passent également pour mystérieux et supranormaux aux yeux d’Hélène et de son entourage ; mais je crois avoir assez montré chemin faisant ce que j’en pense à tort ou à raison, et ma façon bonne ou mauvaise de les interpréter, pour n’avoir plus besoin d’y revenir.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Pour éviter toute perte de temps et tout désappointement au lecteur, je l’avertis que, s’il lui faut absolument des conclusions fermes et arrêtées au sujet du supranormal, il fera mieux de ne pas aller plus loin ; car je n’en aurai pas à lui offrir, et au bout de ce chapitre il se retrouvera Gros-Jean comme devant sur la télépathie, le spiritisme et autres problèmes connexes dont s’est engouée la curiosité contemporaine.

[2F. C. S. Schiller (dans sa critique des Studies in Psychical Research de F. Podmore), Mind N. S., vol. VIII, p. 101 (janvier 1899).

[3Voir entre autres F. W. H. Myers, Glossary of Terms Used in Psychical Research, au mot « supranormal », Proceed. S. P. R., vol. XII, p. 174.

[4Voir entre autres la jolie page de Galilée dans sa lettre à Kepler du 19 août 1610 : Opere di Galileo, éd. de Florence, 1842-1856, t. VI, p. 118.

[5La Bruyère, Les Caractères ou les moeurs de ce siècle, « De quelques usages ».

[6Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 2e éd., Paris, 1814, p. 110.

[7« Il y a plus de choses dans te ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve ta philosophie ! » (Hamlet, Acte I, scène V).

[8II va sans dire que ce principe ne prétend nullement à une vérité objective et ne signifie pas que tout soit possible en soi, dans la réalité des choses. Il exprime une disposition subjective, l’attitude mentale qui seule convient à des êtres faillibles, perdus dans un univers contingent dont les derniers ressorts leur échappent, et trop ignorants pour être en droit de nier a priori la possibilité de quoi que ce soit.

[9Stuart Mill définissait précisément la Logique (inductive et déductive) : « la science des opérations intellectuelles qui servent à l’estimation de la preuve ».

[10Professeur Siddwick’s Committee, « Report on the Census of Hallucinations », Proceed. S. P. R.. vol. X.

[11« La théorie des probabilités n’est au fond que le bon sens réduit au calcul », disait encore Laplace (loc. cit., p. 190). Sans doute. Que de cas malheureusement, dans la réalité concrète et vivante, où cette réduction est impraticable et où le bon sens lui-même la condamne ! À quoi sert de se donner l’illusion de la précision mathématique en assignant des valeurs numériques arbitraires à des choses qui ne les comportent pas ? On peut assurément, en guise de jeu ou d’exercice, évaluer à 9/10 la véracité d’un témoin qui inspire beaucoup de confiance, et à 7/10 celle d’un autre qui en inspire moins ; mais qui sera plus convaincu par le résultat bertillonesque de calculs établis sur de telles bases que par le raisonnement purement qualitatif du simple bon sens (lequel est d’ailleurs tout autre chose que le sens commun) ?

[12Voir l’intéressant essai de classification des faits « parapsychiques » par M. E. Boifac, Annales des sciences psychiques, t. III, p. 341.

[13La doctrine des antériorités, ou précédentes incarnations, paraît être un legs spécial d’Allan kardec au spiritisme du Vieux Continent et fait défaut au spiritisme du Nouveau Monde, ce qui diminue beaucoup la valeur dogmatique de ladite doctrine et me dispense de la discuter ici. Son rôle dans la médiumité de Mlle Smith montre bien l’influence suggestive du milieu.

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