OBSERVATIONS SUR VALENTIN ET LE VALENTINISME [1]
I
Écrivant en 152 son Apologie, Justin, dans un passage célèbre (chap. 26), reproche aux Romains d’avoir honoré d’une statue le charlatan Simon de Gitta ; c’est que Justin, quoique professeur de rhétorique, avait mal lu et mal compris la dédicace à un dieu latin, Semoni Sanco deo, qui a été retrouvée en 1574 près du Tibre. Il parle ensuite de l’hérésiarque Ménandre, élève de Simon, qui fonda une secte à Antioche, et de Marcion, autre hérésiarque, qui était encore en vie. Ces gens-là et bien d’autres, qui enseignaient le libertinage, n’ont pas, dit-il, été poursuivis, tandis que les chrétiens le sont, malgré leur innocence. Justin ajoute qu’il a publié un traité sur les hérésies et qu’il le tient à la disposition des empereurs Marc Aurèle et Verus auxquels son apologie est adressée. Mais, contrairement à ce qu’on a dit une fois, il est inexact qu’il mentionne lui-même Valentin [2].
Irénée, vers 185, écrivant à Lyon, cite (IV, 6, 2) un ouvrage de Justin contre Marcion, qui formait peut-être un chapitre de l’ouvrage contre les hérétiques en général.
Tertullien, en 218, combattant les disciples de Valentin, dit qu’il a puisé ses informations dans des traités dirigés contre les hérétiques et cite à ce propos ceux de Justin, de Miltiade, d’Irénée et de Proculus. Ainsi, Justin avait bien pris à partie Valentin, dont il était le contemporain. En effet, d’après Irénée, Valentin vint à Rome du temps de l’évêque Hygin, fleurit sous l’évêque Pius et resta là jusque sous Anicetus, ce qui répond à peu près aux années 138 à 160. En 152, ses tendances hérétiques devaient déjà s’être révélées depuis quelque temps, alors qu’au dire de Tertullien encore il avait commencé par conquérir un grand crédit à Rome et s’était même porté candidat au titre d’évêque de cette ville. La date de 138 pour l’arrivée de Valentin à Rome se trouve ainsi indirectement confirmée.
Tertullien, comme on l’a remarqué depuis longtemps, a démarqué le livre d’Irénée et n’y a ajouté que très peu de chose. Donc, ou il n’a pas lu Justin, bien qu’il le cite, ou il n’y a rien trouvé d’important, ou Justin est une des sources principales d’Irénée, de sorte qu’en traduisant l’un (ou en copiant la vieille traduction latine qui nous reste), Tertullien pouvait, de bonne foi, croire qu’il faisait usage de l’autre. À cette dernière hypothèse s’oppose le silence complet d’Irénée lui-même, qui pourtant nous a entretenu de ses sources. Il adresse son livre à un homme qu’il ne nomme pas, mais qu’il respecte apparemment beaucoup et qui exerce autour de lui une grande influence. Ce personnage, nous dit-il, désire depuis longtemps connaître les doctrines des hérétiques, mais ne réussit point à se procurer les informations nécessaires. Irénée a été plus heureux. Il a eu entre les mains quelques mémoires ([…]) des disciples de Valentin et a pu causer avec quelques-uns des hérétiques de la secte pour s’enquérir de leurs opinions. Puis il nous dit qu’il s’occupera particulièrement de la doctrine des disciples de Ptolémée, dont l’école est une branche de celle de Valentin. De Justin, pas un mot, alors pourtant qu’il cite ailleurs, dans le même ouvrage, le livre de Justin contre Marcion. La bonne foi d’Irénée étant certaine, il faut conclure de là que le chapitre relatif à Marcion avait sans doute été publié à part par Justin, peut-être sous une forme plus développée, et que son ouvrage d’ensemble sur les hérésies de son temps, où il était question de Valentin, n’était pas parvenu à Lyon.
Ce qu’Irénée a tiré des valentiniens au cours de conversations ne devait pas être considérable, car nous savons par lui, et surtout par Tertullien, avec quelle réserve ils s’exprimaient. « Les valentiniens, dit ce dernier, ont aussi leurs mystères d’Eleusis, protégés par leur inviolable silence et qui n’ont de céleste que l’obligation de se taire. Interrogez-les avec candeur, ils vous répondent en fronçant les sourcils : “Ô profondeur !’ Poussez-les de question en question, ils affirment avec des subtilités équivoques la foi qui nous est commune. Prouvez-leur indirectement que vous les avez pénétrés, ils nient tout ce qu’ils s’aperçoivent que vous savez. » D’ailleurs, même si Irénée avait interrogé un valentinien repentant, revenu à l’Église, on ne conçoit pas qu’il eût pu apprendre de lui la théogonie effroyablement compliquée qu’il expose et dont on relit aujourd’hui le résumé à plusieurs reprises avant d’en pouvoir retenir les traits essentiels. Restent donc les ouvrages des disciples, notamment de Ptolémée. Ce Ptolémée vivait encore vers 185, pendant qu’Irénée écrivait à Lyon ; nous savons par Hippolyte qu’il fut, avec Héracléon, le chef de l’école prospère des valentiniens de l’Ouest, alors que l’école asiatique, restée plus fidèle à la pensée du maître, n’était plus représentée en 218, suivant Tertullien, que par un seul sectaire qui enseignait à Antioche. Tertullien sait, au sujet de Ptolémée, quelque chose qu’on ne trouve pas ailleurs : alors que Valentin considérait les Eons comme de simples affections de la divinité suprême (sensus et affectus et motus… in ipsa summa divinitatis), Ptolémée en fit des substances indépendantes et personnelles (distinctis in personales substantias). On a supposé que Tertullien avait emprunté cette information à Proculus ; quoi qu’il en soit, il ne l’a pas inventée et il en résulte clairement que l’exposé, partout reproduit, du système de Valentin par Irénée, n’est qu’un développement de celui du maître. Cela est du reste d’accord avec le témoignage d’Irénée lui-même. Ce que Justin avait écrit contre Valentin nous est donc complètement inconnu ; si cela avait été important, Tertullien, qui cite Justin, nous l’aurait appris. Mais il n’y a rien d’étonnant que Justin ait mal connu la doctrine de Valentin, encore vivant et enseignant à Rome, où il avait d’abord affecté l’orthodoxie, car Valentin n’a pas écrit d’ouvrages dogmatiques. Les fragments considérables que nous ont conservés Clément d’Alexandrie, Epiphane et quelques autres proviennent de ses sermons, de ses lettres, de ses hymnes. Il est vrai qu’on a découvert en 1891, dans un manuscrit de Milan, la mention d’un ouvrage de Valentin sur les trois natures, c’est-à-dire la matière, la vie et l’âme. Mais si cet écrit avait été considérable, ou si on l’avait toujours cru authentique, nous en saurions certainement davantage, et Clément, en particulier, y aurait fait des emprunts.
D’après le texte de Tertullien cité plus haut, Ptolémée n’avait été novateur que par la vie individuelle qu’il attribuait aux hypostases de Valentin : il avait transformé sa philosophie mystique en mythologie. Sur le fond des choses, c’est-à-dire le système destiné à expliquer l’origine du monde sensible par la dégradation d’une personne du monde des Eons, il devait d’autant plus être d’accord avec son maître que ce dernier n’a pu innover lui-même que dans le détail. Toutes ces laborieuses extravagances remontent, en effet, très haut : à travers les systèmes des Ophites et de Simon de Gitta, elles se rattachent d’une part à la cabbale juive, aux livres sapientiaux et à d’autres rêveries orientales, peut-être persanes, de l’autre et surtout à Philon de Byblos, au Timée de Platon, aux premiers poètes philosophes de la Grèce et aux théogonies de l’orphisme. On a pu soutenir, de nos jours, qu’elles se reliaient aussi au bouddhisme. Le problème étant le même — expliquer que l’infini se soit abaissé à produire le fini, expliquer aussi l’origine du mal, question connexe à la première —, il n’est pas surprenant qu’on ait eu recours, pour le résoudre, aux mêmes combinaisons à la fois savantes et enfantines, consistant à expliquer l’inexplicable par des enchaînements d’hypothèses, de simples vues de l’esprit. Il y a là un courant très large qui coule parallèlement, depuis que les hommes pensent, à celui des religions et des mythologies consolidées par l’autorité ou la littérature. Il ne s’arrêtera pas avant que les hommes aient cessé d’être dupes des mots qu’ils prononcent et de croire qu’une conception rationnelle, ou qui en a l’apparence, puisse leur permettre d’embrasser la réalité supra-sensible, en dehors de l’espace et du temps.
II
Tertullien parle deux fois des psaumes de Valentin. Combattant l’hérésiarque valentinien Alexandre (De carne Christi, 17), il écrit : « Laissons de côté Alexandre avec les syllogismes qu’il apporte dans la discussion, et aussi avec les psaumes de Valentin, dont s’appuie de temps en temps son étrange audace, comme s’ils venaient d’une autorité respectable. » Et plus loin (c. 20) : « Nous avons encore pour nous l’appui des psaumes, non pas des psaumes d’un Valentin, l’apostat, l’hérétique et le platonicien, mais ceux du très saint prophète David, dont l’autorité est si bien reconnue. » Ici, Tertullien a beau faire fi des psaumes de Valentin : il reconnaît implicitement, par sa manière d’en parler, que certains chrétiens qualifiés d’hérétiques les citaient comme des témoignages comparables à ceux du Psautier mal attribué à David.
Un fragment d’un psaume de Valentin, qui fait regretter la perte du reste, nous a été conservé par Hippolyte au livre VI des Philosophoumena, lequel est consacré aux hérésies similaires de Simon et des valentiniens. Hippolyte est préoccupé, comme toujours, de montrer que les doctrines gnostiques se rattachent à Pythagore et à Platon. Après avoir fait sentir l’affinité du valentinisme avec le pythagorisme (chap. 37), il en vient à Platon et, comme terme de comparaison, il transcrit en partie la deuxième lettre attribuée à ce philosophe, morceau généralement considéré aujourd’hui comme apocryphe, mais qui n’en est pas moins d’un haut intérêt. C’est la section de la lettre à Denys qui est précédée de ces mots : « La petite sphère n’est pas exacte ; Archidémos te le fera voir, quand il sera près de toi », détail qui ne se rapporte ni à ce qui précède, ni à ce qui suit, qu’un faussaire, même très astucieux n’avait aucun intérêt à introduire et qui peut prêter à des réflexions dont ce n’est pas ici le lieu. Il suffit de rappeler qu’un critique aussi sévère que Bentley croyait à l’authenticité de ces lettres ; on ne dira pas que le sentiment de la grécité lui ait fait défaut. Platon continue : « Quant à la question autrement grave et en quelque manière divine sur laquelle tu l’as chargé de venir me demander des éclaircissements, il devra mettre tous ses soins à te l’expliquer. Tu te plaindrais, s’il faut l’en croire, de n’avoir pas été suffisamment édifié sur la nature de l’être premier. Il faut donc t’en parler, mais d’une manière énigmatique, afin que si cette lettre éprouvait quelque accident sur terre ou sur mer, elle ne pût être comprise de qui la lirait. Voici donc ce qui en est. Autour du roi de toutes choses, sont toutes choses ; il est la fin de toutes choses et le principe de tout ce qui est beau. Ce qui est second est autour des seconds principes et qui est troisième autour des troisièmes [ceci ressemble assez aux trois natures de Valentin]. Désireux de connaître la nature de ces principes, l’âme humaine considère tout ce qui offre avec elle quelque parenté, sans rien trouver qui la satisfasse… Tu me demandes, fils de Denys et de Doris, quelle est la cause de tous les maux. L’âme se tourmente de son ignorance à cet égard et tant qu’elle n’en aura pas été délivrée, elle n’atteindra pas la vérité. Écoute ce qu’il y a d’admirable dans cette affaire. Il est beaucoup d’hommes qui ont reçu ces doctrines ; ils sont habiles à apprendre, habiles à se souvenir, déjà vieux ; eh bien, ils déclarent que ce qui leur avait semblé le plus incroyable est ce qui leur paraît aujourd’hui la vérité, et réciproquement [serait-ce une allusion à la doctrine du péché originel enseignée par l’orphisme ?]. Prends donc bien garde d’avoir à regretter un jour ce qui te sera échappé à ce sujet. C’est pourquoi moi-même je n’ai rien écrit sur ces questions ; il n’y a pas là-dessus d’ouvrage de Platon ; il n’y en aura jamais. Ceux qui passent pour être de moi sont de Socrate, alors qu’il était dans l’éclat de sa jeunesse. » [Je ne vois pas comment expliquer cette dernière phrase ; du reste, la citation d’Hippolyte est tronquée en plusieurs endroits.) « Valentin, poursuit Hippolyte, ayant lu ces mots, admit que le roi dont parlait Platon était le Père et l’Abîme (Bythos), principe de tous les Eons. Quant aux seconds principes, il supposa que c’étaient les Eons eux-mêmes, à l’intérieur du plérôme ; les troisièmes seraient ce qui est en dehors du plérôme. Valentin a montré tout cela brièvement dans un psaume, commençant par le bas alors que Platon commence par le haut. Il s’exprime ainsi :
Je vois tout suspendu de l’air,je comprends que tout est porté par l’espritla chaire suspendue à l’âme,l’âme s’élançant hors de l’air,l’air suspendu à l’éther,les fruits tirés de l’Abîme,l’enfant tiré de la matière. »
Hippolyte croit comprendre ce que nous ne comprendrions pas sans lui. Valentin signifie, dit-il, que la chair est la matière qui est suspendue à l’âme du démiurge. L’âme naît de l’air, c’est-à-dire que le démiurge naît par l’esprit en dehors du plérôme. L’air naît de l’éther, c’est-à-dire que la Sophia extérieure sort du plérôme. Les fruits sont sortis de l’Abîme, c’est-à-dire que tous les Eons sont des émanations de Bythos le Père. — Évidemment, ce ne sont pas là de simples hypothèses d’Hippolyte ; le contexte et sans doute des commentaires de disciples devaient l’éclairer à ce sujet.
Ces vers de Valentin, qui ont leur grandeur, sont assurément bien ténébreux ; mais le sont-ils plus que les Odes de Salomon dont un texte syriaque, peut-être traduit du grec, a été publié par Rendell Harris en 1909 ? Qu’on en juge : je cite la traduction de la 19e Ode par M. l’abbé Labourt et c’est celle-là que je tiens à citer parce qu’une phrase — relative à la Vierge mère — a été alléguée par Lactance, qui n’hésitait pas à l’attribuer au roi Salomon. Lactance, comme l’a montré M. Rendell Harris, n’avait pas extrait cette citation du texte même ; il se servait d’un recueil de textes choisis, analogue à celui que nous a laissé saint Cyprien et qui n’était certes pas le premier de son genre, puisque M. Harris me semble avoir établi qu’antérieurement même aux Évangiles et aux Épîtres, les prédicateurs chrétiens disposaient d’anthologies analogues qui leur fournissaient notamment des arguments pour confondre les juifs, en leur démontrant que tout ce qui était arrivé avait été prédit dans leurs anciens livres et que ces rencontres souvent très frappantes rendaient évidentes les desseins de Dieu.
Traduction de Labourt :
Une coupe de lait m’a été apportée, et je l’ai bue dans la douceur et la suavité du Seigneur. Le Fils est cette coupe, et celui qui a été trait, c’est le Père, et celui qui l’a trait, c’est l’Esprit saint, parce que ses mamelles étaient pleines et il voulait que son lait fût répandu largement. L’Esprit saint a ouvert son sein et a mêlé le lait des deux mamelles du Père et a donné le mélange au monde, à son insu ; et ceux qui le reçoivent dans sa plénitude sont ceux qui sont à droite. L’Esprit étendit ses ailes sur le sein de la vierge et elle conçut et elle enfanta, et elle devint mère-vierge avec beaucoup de miséricorde ; elle devint grosse et enfanta un fils sans douleur ; et afin qu’il n’arrivât rien d’inutile [pas de sens], elle ne demanda pas de sage-femme pour l’assister ; comme un homme, elle enfanta volontairement [pas de sens] ; elle enfanta en exemple, elle posséda en grande puissance, elle aima en salut et le garda dans la suavité et (le) montra dans la grandeur. Alléluia !
Bien entendu, les critiques, ceux mêmes qui considéraient le noyau de ce recueil d’odes comme juif, sont d’accord pour déclarer que celle-ci est chrétienne, bien que n’appartenant pas à la Grande Église, mais à quelque secte. Lactance a cité ces mots de l’ode : « Infirmatus est uterus virginis et accepit fetum et gravata est et facta est in multa miseratione mater virgo. » L’auteur de l’anthologie qu’a consultée Lactance avait, à la différence de cet auteur, lu le morceau entier ; pour l’attribuer à Salomon, pour le tenir antérieur de mille ans au christianisme ou, du moins, purement juif, il devait avoir soit des raisons qui nous échappent, soit une stupidité impénétrable à notre critique. À cette difficulté s’en joint une autre : nous ne connaissons pas de secte chrétienne dont les doctrines soient reproduites ou même indiquées dans ce recueil ; nous ne trouvons pas ailleurs l’idée poétique que le Saint-Esprit ait donné ses soins à traire le Père, parce que ses mamelles étaient pleines de lait à éclater, qu’il ait ensuite mêlé le lait tiré de ses mamelles et qu’il en ait composé un breuvage sacré qui est le Fils.
Bien plus : le faussaire supposé a été si habile que, tout en parlant de la naissance virginale et en mentionnant une fois la croix (dans un passage inintelligible), il n’a jamais parlé ni du Christ, ni de l’idée du péché, ni de la Rédemption. Les faussaires, ceux surtout qui écrivent un galimatias mystique, prennent d’ordinaire moins de précautions. Mais je ne prétends pas trouver le mot de l’énigme, qui doit peut-être se chercher dans la gnose juive, je la tiens même pour tout à fait insoluble tant qu’on ne possédera pas de documents nouveaux pour nous éclairer.
En citant cette ode après le fragment du psaume de Valentin — nous avons aussi des psaumes attribués à Salomon, qu’on croit du Ier siècle avant notre ère — je me suis souvenu qu’au moment de la première publication des Odes, le savant Preuschen a promis d’établir qu’elles n’étaient autre chose qu’un fragment du psautier valentinien. Mais, de 1910 à 1914, Preuschen n’a rien publié à ce sujet ; c’est donc probablement qu’il a changé d’avis. En revanche, un des meilleurs connaisseurs de la gnose, Bousset, écrivait en 1911 [3] : « Nous pouvons conjecturer que les psaumes de Valentin ressemblaient dans leur genre aux belles odes de Salomon récemment découvertes, sans pourtant suggérer que ces psaumes en particulier soient spécifiquement gnostiques ou valentiniens. »
Sauf que les Odes de Salomon ne me semblent pas belles, mais seulement ténébreuses, je suis de l’avis de M. Bousset, qui reflète, en se donnant garde de l’adopter entièrement, l’opinion émise autrefois par Preuschen. Mais j’irais volontiers plus loin que lui. Mettez cette littérature en prose, comme les traducteurs sont obligés de le faire : il y a là des extravagances qui confondent l’esprit. Laissez-leur la forme poétique de l’original, comme au Rig-Véda, aux Gâthas, aux Odes de Pindare et à tant d’autres poèmes très anciens que trahit tout traducteur : je ne dis pas que cela sera supportable à un esprit moderne, mais il se révoltera beaucoup moins contre une obscurité voulue, des métaphores et des idées incohérentes. Or je rappelle : 1° que Valentin n’a pas écrit d’ouvrage didactique ; 2° que son psautier était encore très estimé de ses disciples en 218 ; 3° que sa théosophie a dû être comprise, du moins en gros, et interprétée oralement, avant d’être l’objet des commentaires de ses élèves ; 4° que toute théologie s’exprime d’abord par des hymnes rituelles, comme en chantaient les chrétiens que Pline le Jeune connut en Bithynie, et que les théologiens viennent toujours après les poètes ; même le début de la Genèse passe aujourd’hui, à cause de ses refrains, pour la mise en prose d’un ou plusieurs hymnes de la Création ; 5° que le fragment cité par Hippolyte est, suivant ce dernier, qui connaissait le contexte, comme un raccourci de toute la doctrine. J’en conclus qu’il faut attribuer au psautier de Valentin une grande importance et que l’oeuvre poétique de ce théosophe doit contribuer à expliquer tout ensemble la diffusion de sa doctrine et l’impression d’épopée lourdement traduite que nous laissent les résumés grecs et latins que nous en avons.
III
Un autre fragment de poésie valentinienne mérite de retenir un moment notre attention, car il ne me semble pas qu’il ait encore reçu tous les éclaircissements qu’il comporte. C’est une épitaphe métrique en grec découverte à Rome en 1858, traduite par Renan (Origines, VII, p. 147) et publiée en dernier lieu par l’abbé Aigrain dans son utile Manuel d’épigraphie chrétienne (n° 81). Un mari s’adresse à sa femme, qui était en même temps, dit-il, sa parente par le sang ; l’anagramme des cinq premiers vers donne son nom […] (Flavia). Voici le texte, avec les restitutions certaines des éditeurs :
[…].
J’ajoute la traduction de Renan, reproduite par M. Aigrain ; Renan n’a fourni aucun commentaire :
Désireuse de voir la lumière du Père, compagne de mon sang, de mon lit, ô ma sage, parfumée au bain sacré de la myrrhe incorruptible et pure de Christos, tu t’es hâtée d’aller contempler les divins visages des Eons, le grand Ange du grand Conseil, le Fils véritable, pressée que tu étais de te coucher au lit nuptial, dans le sein paternel des Eons…
Cette morte-ci n’eut pas le sort commun des humains. Elle est morte, et elle vit et voit réellement la lumière incorruptible. Aux yeux des vivants, elle est vivante ; ceux qui la croient morte sont les vrais morts. Terre, que veut dire ton étonnement devant cette nouvelle espèce de mânes ? Que veut dire ta crainte ?
Il y a plusieurs observations à faire sur cette belle traduction, qui équivaut à un commentaire perpétuel.
Dans la pensée des valentiniens, l’âme de l’initié n’est pas seulement appelée après la mort à séjourner avec les Eons dans le plérôme, mais à contracter un mariage mystique avec un ange céleste. La préfiguration de ce mariage des âmes initiées est l’histoire de la chute et de la rédemption de l’Éon Sophia. Dans une frénésie d’amour, elle a voulu approcher de Bythos, mais n’a pas pu y réussir ; pourtant, l’intensité du désir l’a rendue mère et elle a mis au jour un avorton, le monde matériel. Ainsi, par la chute de l’Eon Sophia, un pont est jeté entre le monde des esprits et celui des corps, qui est ensuite organisé par le démiurge et ses anges, inférieurs aux Eons. La rédemption de Sophia s’accomplit par son union avec le sauveur céleste, Sôter, identifié plus tard au Christ qui, dans le système de Ptolémée, est le produit collectif du plérôme. La pensée dominante du rituel valentinien est de répéter l’expérience de l’union céleste de Sophia avec le Sôter. Les anges, tantôt considérés comme issus de Sôter et de Sophia, tantôt simplement comme l’escorte de Sôter, sont les fiancés célestes des âmes des initiés. Ainsi chacune de ces âmes est attendue au ciel par un ange. C’est pourquoi Irénée (I, 6, 4), dit que les gnostiques méditent sans cesse sur le mystère de l’union céleste en sizygie ; c’est pourquoi aussi l’un de leurs rites essentiels était celui de la chambre nuptiale dont parle Irénée (I, 21, 3) : « Quelques-uns, dit-il, préparent une couche nuptiale et accomplissent un rite mystique, en prononçant certaines formules, affirmant qu’ils célèbrent un mariage spirituel à l’exemple des conjonctions (sizygies) célestes. » Cela posé, le vers 5 de l’épitaphe devient clair. Comme la Sophia déchue qui a violemment désiré d’abord, puis perdu, puis recouvré la pleine jouissance de la lumière éternelle, l’âme de l’initié, affranchie par la mort des liens de la matière, va contempler les Eons et, parmi eux, le grand Ange du grand Conseil (expression d’Isaïe, IX, 6) [4] et le Fils véritable, qui est ou qui a été identifié au Christ ; ce grand Ange est le chef des anges sans épithète, fiancés de l’âme, et c’est pourquoi il est dit que l’âme se dirige vers le lit nuptial, […]. Ce n’est pas la conception chrétienne du mariage avec le Divin Époux — adest sponsus qui est Christus — mais avec un de ses anges ; les anges gardiens du valentinisme sont des époux pour l’éternité.
Il est assez naturel que l’obsession de cette idée du mariage céleste autorise sur terre des concessions au libertinage. Pour préluder aux noces avec les anges, les converties se laissent parfois aller à des unions moins éthérées avec les initiateurs astucieux qui les séduisent. Irénée fut témoin de cela à Lyon (I, 13, 3). II connut un valentinien de la secte de Marcus, qui s’occupait de préférence des femmes élégantes et riches de la ville. « Je désire vivement, leur disait-il, vous faire participer à la grâce (charis) qui est en moi, car le Père de toutes choses voit sans cesse votre ange devant lui (il s’agit, bien entendu, du fiancé céleste). Recevez d’abord de moi et par moi le don de la grâce. Parez-vous comme une fiancée qui attend son fiancé, afin que vous soyez comme moi, et que je sois comme vous. Fixez le germe de la lumière dans votre chambre nuptiale. Recevez de moi un époux et soyez acceptée de lui. Mais voici que la grâce est déjà descendue sur nous : ouvrez la bouche et prophétisez ! » La dame répond : « Je n’ai jamais prophétisé, je ne sais comment m’y prendre. » Alors le convertisseur prononce de nouvelles invocations pour tromper sa victime et lui dit : « Ouvrez la bouche, dites n’importe quoi et vous prophétiserez. » Exaltée par ces paroles, le coeur battant sous le coup d’une vive émotion, la dame s’enhardit et prononce les premières paroles venues ; dès lors elle se croit une prophétesse et remercie le marcosien de lui avoir communiqué la grâce qu’il possède. Pour le récompenser, non seulement elle lui donne tous ses biens, mais lui livre sa personne, désirant par cette union s’identifier le plus possible à lui. Irénée ajoute que certaines femmes, malgré ces séductions et leurs suites, ont faussé compagnie aux libertins dévots et sont revenues dans le giron de l’Église. C’est sans doute de leur bouche qu’il a connu ces aventures ; d’autres en ont fait la confession publique, pour épargner à des femmes crédules les mêmes déceptions.
Il ne faudrait pas, d’ailleurs, juger le valentinisme d’après les manigances et les débauches de quelques apôtres libertins de la doctrine ; l’épitaphe de la valentinienne à Rome suffirait à prouver que la secte était tout autre chose qu’une compagnie de sottes et de dépravées. L’histoire du mysticisme chrétien lui-même, si souvent poursuivi par les autorités ecclésiastiques, est là pour montrer la vérité profonde des mots de Pascal sur l’homme qui n’est ni ange ni bête, mais qui fait la bête quand il veut faire l’ange. Tous les valentiniens n’ont pas échappé à cette loi.
Le dernier vers de l’inscription n’a pas, que je sache, été suffisamment expliqué :
[…].
« Terre, quelle sorte de larve t’étonne ? As-tu donc peur ? » Il fallait que ces mots éveillassent dans l’esprit des lecteurs de l’épitaphe une idée précise. Or, on connaît des images de la Terre personnifiée, Gaïa ou Tellus, représentée les mains levées, dans l’attitude de la surprise ou de la crainte, par exemple sur un sarcophage de la villa Albani (Répertoire des reliefs, III, 130) et sur un sarcophage du Capitole (111, 187). La remarque en a déjà été faite. « Il arrive parfois, dit Kühnert, qu’en présence d’événements extraordinaires (sur les reliefs des sarcophages), Gaïa élève la main avec le geste de la surprise [5]. »
Ce type est une survivance de celui de la Gaïa grecque émergeant en partie du sol et tendant de ses deux bras levés l’enfant Erichthonios, ou encore de Gaïa, dans les gigantomachies, suppliant les dieux d’épargner ses fils ; on peut encore rappeler la statue de l’Acropole citée par Pausanias où Gaïa, vue à mi-corps, prie Zeus de faire tomber la pluie [6].
Il semble donc possible que la tombe de la valentinienne à Rome ait été ornée d’un relief ou d’une peinture représentant l’ascension de l’âme initiée, tandis que Gaïa, reposant sur le sol ou en émergeant, levait une ou deux mains dans l’attitude que nous venons de décrire. Le dernier vers de l’inscription équivaudrait alors à ceci : « Ô terre, tombe reconnue des mortels, pourquoi t’alarmer à la vue de cette morte qui s’échappe pour gagner le séjour des véritables vivants ? As-tu donc peur de perdre ton empire sur les morts ? »
Pour admissible qu’elle soit, cette hypothèse d’une représentation figurée sur la tombe n’est pas indispensable si les contemporains de Flavia en avaient vu ailleurs de pareilles, auxquelles il suffisait de faire ainsi allusion. Les sectes gnostiques n’étaient nullement hostiles aux images, puisque nous savons que les carpocratiens les multipliaient. C’est de ces sectaires qu’est né l’art chrétien, alors que, dans la grande Église, plus imprégnée des scrupules du judaïsme, l’art plastique et même la peinture étaient des objets de méfiance. Il est peut-être à propos de rappeler la singulière peinture, mi-païenne mi-chrétienne, qui décore la tombe d’un prêtre de Sabazius sur la voie Appienne (Répertoire de peintures gr. et rom., p. 9, 18, 258), où un personnage couronné, appelé par l’inscription Angelus bonus, conduit à travers une arcade la femme du prêtre, Vibia, avec cette légende : Inductio Vibies.
En résumé, j’ai voulu montrer que le valentinisme, qui n’est qu’une variété de croyances gnostiques antérieures au christianisme lui-même, témoigne d’une floraison poétique dont les preuves directes sont rares, mais qu’on peut entrevoir sous les traductions à la fois prosaïques et confuses que les adversaires de cette doctrine nous en ont laissées. À une époque d’effervescence religieuse et de sens critique en désarroi, c’est comme une continuation semi-barbare de la poésie philosophique des Grecs, qui avait trouvé déjà une suite dans le rituel orphique et dans bien d’autres recueils liturgiques que nous ignorons. La thèse historique des Philosophoumena, qui cherche les sources helléniques des hérésies chrétiennes, n’est certainement pas à rejeter.