Dans la publicité en question, le téléspectateur commence par découvrir un homme seul qui, au volant de sa voiture, semble sillonner une petite route de campagne en écoutant la radio. Son visage enjoué tend à démontrer qu’il prend un plaisir certain à cette activité solitaire. Soudain, il aperçoit au volant d’une voiture roulant en sens inverse, une femme qui va bientôt le croiser. Il se prépare à regarder le visage de la belle inconnue quand celle-ci, arrivée à sa hauteur et ayant déjà baissé sa vitre, lui lance un « Cochon ! »
Interloqué, l’homme détourne les yeux de sa route pour suivre du regard la voiture qui vient de passer, et pour rétorquer à son tour à l’inconnue mal polie.
Bien que le son de sa voie soit couvert par le bruit de la radio qui hurle à l’intérieur de la voiture, on peut lire clairement sur ses lèvres une insulte qu’en général, les hommes se complaisent volontiers à employer à l’égard des femmes en général, dès qu’une circonstance des plus anodines les mette devant cette inquiétante étrangeté de la différence des sexes. C’est là le premier effet comique mis en évidence par la publicité : même si on n’entend rien, on sait quand même de quoi il en retourne du signifiant prononcé à cette occasion.
Mais, au moment de se retourner à nouveau pour reprendre le champ de vision qu’il n’aurait jamais dû quitter, celui de la route qui s’ouvre droit devant lui, nous voyons le visage du conducteur ébahi et il amorce aussitôt un geste qui ne trompe pas, celui de devoir être obligé de freiner brusquement. La voiture une fois arrêtée, le téléspectateur découvre l’image de ce qui l’a obligé à ce freinage en catastrophe. Au beau milieu de la route : un cochon !
Bien entendu, ce second ressort comique nous invite à rire de plus belle, puisqu’il devient évident que l’inconnue n’avait finalement cherché qu’à le prévenir du danger qui l’attendait et non à l’insulter.
Le quiproquo qui donne tout son ressort à cette situation comique est d’un grand intérêt, puisqu’il met particulièrement bien en scène l’inconscient au sens freudien du terme en ce qu’il a trait, d’abord et avant tout, à la différence des sexes et au signifiant.
Chacun bien entendu, aura saisi ce que la publicité veut nous faire saisir : c’est dans son propre inconscient, que le conducteur assimile le plaisir que lui procure sa conduite solitaire à la masturbation infantile, et c’est précisément en raison de cette association inconsciente, qu’il réagit d’une manière aussi stupide et dangereuse. Car personne excepté lui-même, finalement, ne lui reproche cette activité. C’est dans les lieux refoulés de son propre inconscient, qu’il se rend coupable d’une telle jouissance.
Bien entendu, ce n’est pas aussi simple, puisque chacun sait que réciproquement, l’insulte qu’on peut lire clairement sur les lèvres de l’homme, possède effectivement son pendant dans la bouche des femmes qui, elles aussi, lorsqu’elles sont confrontées à cette même inquiétante étrangeté de la différence des sexes, se complaisent volontiers à employer à propos de l’homme se livrant à ce type de jouissance, le doux nom de « cochon », justement.
À subjectiver une telle situation, l’on ne sait pas très bien qui de l’œuf ou de la poule est le premier, et l’on a tendance à s’en remettre à un raisonnement intuitif du type : "C’est le premier qu’a dit !" ou "C’est le premier qu’a fait !", et l’on peut comme ça tourner indéfiniment en rond. C’est précisément cela le narcissisme au sens psychanalytique. Et force est de reconnaître que si nous rigolons autant, c’est précisément parce que nous savons qu’une bonne part de nous-même est engagée à vie dans une telle relation duelle, sur un mode purement binaire et névrotique.
Notre vie quotidienne est en effet remplie de cette pathologie qui épuise notre psychisme et notre énergie, conduisant parfois, et bien plus souvent qu’on le croit, jusqu’à l’hôpital psychiatrique.
Tel est, par exemple, le cas d’une jeune fille que Jacques Lacan, avait en son temps [1], présenté à l’hôpital Sainte Anne, et qui avait été internée avec sa mère, sans doute à la suite de commérages qui ont fini par se solder par une pétition du voisinage et à l’internement. Mais pourquoi, au juste, était-elle là ?
C’est tout l’art du psychanalyste, et précisément ici celui de Jacques Lacan, que de faire découvrir la réponse au malade, au travers de ses propres dires, même si dans le cas présent, il s’agissait à n’en pas douter d’une psychose.
Car étant assurée contre la mésentente, la malade finit par livrer à Lacan pourquoi elle avait atterri là, à Sainte-Anne. C’est qu’un jour, dans le couloir de son immeuble, " au moment où elle sortait de chez elle, elle avait eu affaire à une sorte de mal élevé dont elle n’avait pas à s’étonner, puisque c’était ce vilain homme marié qui était l’amant régulier d’une de ses voisines aux mœurs légères " [2].
À son passage, cet homme lui aurait dit un gros mot qu’elle n’osait pas répéter… Elle préfère avouer, " avec un rire de concession, précise Lacan, qu’elle n’était pas sur ce point tout à fait blanche, car elle avait elle-même dit quelque chose au passage ". Ce quelque chose, elle l’avoue plus facilement, puisqu’elle finit par confier à Lacan : « J’ai dit : "Je reviens de chez le charcutier" ». [3]
C’est précisément ce type de réflexion, bien anodine à première vue, qui l’avait conduit à se faire interner. Pourquoi ? Pour une compréhension plus technique, je renvoie le lecteur à la lecture intégrale du cas, détaillé par Lacan à l’aide du Schéma L. Mais force est de reconnaître ici que notre voisinage ne nous renvoient qu’à notre existence, qui n’est faite que de questions quotidiennes aussi simples, que "Qu’est-ce qu’un père ?" ou "Qu’est-ce qu’une femme ?", questions devant lesquelles nous tombons parfois nez à nez, comme dans la publicité, réalisant alors qu’elles nous engagent bien plus loin que nous ne voulions le penser.
Car devant l’aimable insistance de Jacques Lacan, la malade finit par lâcher ce que l’homme lui avait répondu lorsqu’elle lui avait glissé son fameux " Je reviens de chez le charcutier ". Elle a fini par lâcher le morceau, comme on dit justement, et c’est cette réponse qui l’avait tout droit mené à Sainte-Anne : « Il m’a dit : "Truie !" »