La curiosité seule m’avait d’abord porté à expérimenter par moi-même les effets du hachisch. Un peu plus tard, je n’ai aucune difficulté à en faire l’aveu, je me défendais mal contre le souvenir irritant des sensations dont je lui avais été redevable ; mais qu’il me soit permis d’ajouter que, dès le principe, j’étais mû, encore, par des motifs d’un autre ordre. Voici ces motifs :
J’avais vu dans le hachisch, ou plutôt dans son action sur les facultés morales, un moyen puissant, unique, d’exploration en matière de pathogénie mentale ; je m’étais persuadé que par elle on devait pouvoir être initié aux mystères de l’aliénation, remonter à la source cachée de ces désordres si nombreux, si variés, si étranges qu’on a l’habitude de designer sous le nom collectif de folie.
Il se peut que l’on trouve qu’il y a une hardiesse présomptueuse à m’exprimer avec cette assurance sur un sujet que, en général, les hommes dits positifs évitent même d’aborder, le reléguant dans le domaine d’une nuageuse métaphysique.
Cette hardiesse, que j’avoue, les recherches consciencieuses auxquelles ce travail est consacré la légitimeront, j’espère, car on verra qu’elle se fonde, non sur des raisonnements, des inductions dont il est toujours permis de se défier, mais sur des faits que nul doute, nulle incertitude ne saurait atteindre, sur des faits simples et évidents d’observation intérieure.
Ainsi qu’on pourra en juger par la suite, je n’ai eu besoin que de décalquer, en quelque sorte, les principaux phénomènes du délire [1] sur ceux développés par le hachisch, appliquant à ceux-là le mode d’explication que l’examen de ce qui se passait en moi me fournissait pour ceux-ci.
De cette manière, et guidé exclusivement par l’observation, mais par ce genre d’observation qui ne relève que de la conscience ou du sens intime, j’ai cru pouvoir remonter à la source primitive de tout phénomène fondamental du délire.
Il en est un qui m’a paru être le fait primitif et générateur de tous les autres :
Je l’ai appelé FAIT PRIMORDIAL.
En second lieu, j’ai dû admettre, pour le délire en général, une nature psychologique, non pas seulement analogue, mais absolument identique avec celle de l’état de rêve.
Cette identité de nature qui échappe à l’observation extérieure, c’est-à-dire qui ne s’exerce que sur autrui, est clairement constatée, je puis dire perçue par l’observation intime.
Nous espérons éviter aux recherches que nous allons entreprendre la sécheresse et la stérilité, que l’on pourrait craindre, peut-être, puisqu’il s’agit de psychologie.
De graves et nombreuses lacunes existent encore dans l’histoire des symptômes de l’aliénation mentale.
Beaucoup d’aliénistes ont, de leur scalpel investigateur, interrogé les causes matérielles de la folie, cherché dans la profondeur des organes à découvrir le grain de sable qui enrayait la machine intellectuelle, ont enfin demandé à la disposition des molécules du cerveau l’explication des désordres de la pensée.
La plupart ont décrit avec soin les symptômes variés à l’infini que leur avaient offert les nombreux malades au milieu desquels ils avaient longtemps vécu ; mais je ne sache pas qu’aucun, en parlant de la folie, nous ait transmis le résultat de son expérience personnelle, l’ait décrite d’après ses perceptions et ses sensations propres.
Il pouvait donc rester quelque chose à faire sous ce rapport.
De plus, on connaît toute l’incertitude qui règne dans la thérapeutique des maladies mentales. En dévoilant le fait primitif, la lésion fonctionnelle primordiale d’où découlent comme autant de ruisseaux d’une même source toutes les formes de la folie, j’espère en faire ressortir quelques enseignements utiles relativement au meilleur mode de traitement de cette maladie.
Je terminerai ce travail par le compte-rendu de quelques essais thérapeutiques tentés au moyen du hachisch.
§ I.
Au nombre des facultés intellectuelles, il en est une à l’aide de laquelle nous pouvons étudier sur nous-mêmes le mécanisme de ces facultés à l’état physiologique ; c’est la réflexion, ce pouvoir qu’a l’esprit de se replier, en quelque sorte, sur lui-même, cette espèce de miroir dans lequel il peut se contempler à volonté, et qui lui rend fidèlement compte de ses mouvements les plus intimes.
Ce pouvoir nous fait défaut quand nos facultés sont troublées, quand l’anarchie est dans leur sein, quand il y a folie, en un mot. Nous savons que l’on pourrait indiquer quelques exceptions à cette règle ; mais les aliénés qui peuvent réfléchir sur ce qui se passe dans leur for intérieur, sont rares, et d’ailleurs ne se rencontrent que dans certains cas déterminés de folie.
En outre, est-il bien sur que nous soyons en état de comprendre ces malades quand ils nous font part de leurs observations ? Ne nous tiennent-ils pas, au contraire, un langage auquel nous sommes nécessairement étrangers ? Comment déverseraient-ils dans notre sein les sentiments qui les agitent ? Qu’avons-nous appris quand ils nous ont dit qu’un instinct irrésistible les entraîne, que telle idée extravagante les domine sans qu’ils puissent s’en rendre compte, et quoi qu’ils fassent pour s’en délivrer, que leurs pensées se succèdent, se mêlent, se confondent avec une rapidité incoercible, qu’ils voient des objets, entendent des bruits, des voix, qui n’existent, comme on dit vulgairement, que dans leur imagination ?... Nous ne voyons là, bien évidemment, que la superficie des choses ; nous ne saurions pénétrer plus avant, sonder les causes, l’enchaînement des anomalies mentales dont on nous parle. N’en est-il pas des actes de l’intellect des affections, surtout, comme des sensations qu’il est impossible de connaître et de juger autrement que par soi-même ? Pour se faire idée d’une douleur quelconque, il faut l’avoir ressentie ; pour savoir comment déraisonne un fou, il faut avoir déraisonné soi-même ; mais avoir déraisonné sans perdre la conscience de son délire, sans cesser de pouvoir juger les modifications psychiques survenues dans nos facultés.
Par son mode d’action sur les facultés mentales, le hachisch laisse à celui qui se soumet à son étrange influence le pouvoir d’étudier sur lui-même les désordres moraux qui caractérisent la folie, ou du moins les principales modifications intellectuelles qui sont le point de départ de tous les genres d’aliénation mentale.
C’est qu’en frappant, en désorganisant les divers pouvoirs intellectuels, il en est un qu’il n’atteint pas, qu’il laisse subsister au milieu des troubles les plus alarmants, c’est la conscience de soi-même, le sentiment intime de son individualité. Quelque incohérentes que soient vos idées, devenues le jouet des associations les plus bizarres, les plus étranges, quelque profondément modifiés que soient vos affections, vos instincts, égaré que vous êtes par des illusions et des hallucinations de toute espèce au milieu d’un monde fantastique, tel que celui dans lequel vous conduisent parfois vos rêves les plus désordonnés... vous restez maître de vous-même. Placé en dehors de ses atteintes, le moi domine et juge les désordres que l’agent perturbateur provoque dans les régions inférieures de l’intelligence.
Il n’est aucun fait élémentaire ou constitutif de la folie qui ne se rencontre dans les modifications intellectuelles développées par le hachisch, depuis la plus simple excitation maniaque jusqu’au délire le plus furieux, depuis l’impulsion maladive la plus faible, l’idée fixe la moins compliquée, la lésion des sensations la plus restreinte jusqu’à l’entraînement le plus irrésistible, le délire partiel le plus étendu, les désordres de la sensibilité les plus variés.
En passant successivement en revue ces divers phénomènes, nous en scruterons l’origine, nous étudierons leur enchaînement, leur filiation ; puis, les rapprochant de ceux observés chez les aliénés, nous examinerons jusqu’à quel point l’observation extérieure et surtout les aveux des malades s’accorderont avec nos propres remarques.
Par ces deux modes d’exploration combinés nous serons amenés aux conclusions suivantes :
– 1°/ Toute forme, tout accident du délire ou de la folie proprement dite, idées fixes, hallucinations, irrésistibilité des impulsions, etc., etc., tirent leur origine d’une modification intellectuelle primitive, toujours identique à elle-même, qui est évidemment la condition essentielle de leur existence.
C’est l’excitation maniaque.
Nous usons de cette expression uniquement pour nous conformer au langage reçu, car, autrement, elle est loin de rendre fidèlement notre pensée. Comment désigner avec justesse cet état simple et complexe, tout ensemble, de vague, d’incertitude, d’oscillation et de mobilité des idées qui se traduit souvent par une profonde incohérence ? C’est une désagrégation, une véritable dissolution du composé intellectuel qu’on nomme facultés morales ; car on sent, dans cet état, qu’il se passe dans l’esprit quelque chose d’analogue à ce qui arrive lorsqu’un corps quelconque subit l’action dissolvante d’un autre corps. Le résultat est le même dans l’ordre spirituel et dans l’ordre matériel : la séparation, l’isolement des idées et des molécules dont l’union formait un tout harmonieux et complet.
Rien n’est comparable à la variété presque infinie des nuances du délire, si ce n’est l’activité même de la pensée. De là vient l’hésitation qu’ont montrée la plupart des auteurs à la rattacher à une lésion organique, quelque idée d’ailleurs qu’ils se fissent de la nature de cette lésion. En ramenant toutes ces nuances à une forme primitive, originelle, à l’excitation intellectuelle, qui s’adapte, pour ainsi dire, si facilement au mouvement moléculaire exagéré quo l’on conçoit sans peine dans l’irritation nerveuse, n’ôtons-nous pas tout prétexte à l’hésitation que nous signalions tout-à-l’heure ?
– 2°/ Au fur et à mesure que, sous l’influence du hachisch, se développe le fait psychique que je viens de signaler, une profonde modification s’opère dans tout l’être pensant. Il survient insensiblement, à votre insu et en dépit de tous vos efforts pour n’être pas pris au dépourvu, il survient, dis-je, un véritable état de rêve, mais de rêve sans sommeil ! car le sommeil et la veille sont, alors, tellement confondus, qu’on me passe le mot, amalgamés ensemble, que la conscience la mieux éveillée, la plus clairvoyante, ne peut faire entre ces deux états aucune distinction non plus qu’entre les diverses opérations de l’esprit qui tiennent exclusivement à l’une ou à l’autre.
De ce fait, dont l’importance n’échappe à personne, et dont les preuves se trouvent consignées à chaque page de ce livre, nous avons déduit la nature réelle de la folie dont il embrasse et explique tous les phénomènes, sans exception.
Quelque idée que l’on se fasse de la nature des songes, des causes physiologiques qui les produisent, si nous examinons le rôle que joue l’intelligence dans l’état de rêve, nous voyons qu’elle s’y montre, pour ainsi dire, tout entière ; qu’il n’est pas une seule de ses facultés qui ne puisse entrer en action, absolument comme dans l’état de veille, quoique dans des conditions différentes. En rêve, nous éprouvons les mêmes sensations que pendant la veille ; nous percevons, nous jugeons, nous avons des convictions, nous ressentons des désirs, nous sommes agités par des passions, etc., etc. C’est à tort que l’on a mis sur le compte de la seule imagination ce qui se passe dans les rêves. Elle y agit pour son compte particulier, et voilà tout ; mais ce n’est point elle qui raisonne, perçoit, palpe, sent, agit, converse, soutient des discussions, se passionne, etc. Son action nous semble même infiniment plus restreinte que dans la veille, car on imagine peu en rêve, et le monde de sensations, de souvenirs, au sein duquel l’âme s’agite et qui est absolument étranger à l’imagination proprement dite, absorbe presque entièrement son activité [2].
C’est une existence purement idéale, sans doute, que celle que constitue l’état de rêve. Mais ceci n’est vrai que dans le sens relatif, car pour celui qui rêve, elle n’a rien que de réel ; ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous sentons en rêve, nous le voyons, nous l’entendons, nous le sentons réellement, tout aussi réellement que si nous étions éveillés ; il n’y a de différence que dans l’origine des impressions que perçoit et élabore l’entendement. Nous ne nous croyons pas, pour cela, autorisé à admettre avec un des psychologues les plus recommandables de notre époque [3] que la vie pourrait n’être qu’une illusion. Des fonctions, de quelque ordre qu’elles soient, supposent des organes ; en dehors de l’organisme je ne conçois plus ce qu’on appelle la vie ; si des sensations ont lieu durant le sommeil, c’est qu’elles ont eu lieu d’abord pendant la veille, et l’on ne saurait supposer qu’un cerveau qui aurait été fermé à toute impression extérieure pût en créer de toutes pièces, pût rêver, ce qui revient au même... Nous ne saurions aller jusque là, mais je répète volontiers la phrase du docteur Virey, parce qu’elle peint merveilleusement le mode d’action des facultés morales, dans l’état de rêve.
Le plus souvent, un désordre extrême, une confusion étrange qui n’épargne ni les choses, ni les personnes, ni le temps, ni les lieux, président à l’association des idées pendant les songes, et donnent ainsi lieu aux productions les plus bizarres, aux accouplements les plus monstrueux. « Le songe, dit encore, avec son élégance de style accoutumée, l’auteur que nous venons de citer, peut être défini : un drame défectueux sans unité de temps et de lieu, comparable à ces pièces de théâtre qu’Horace dit être velut œgri somnia... »
Mais il n’en est pas toujours ainsi : quelquefois les associations d’idées sont parfaitement régulières, une logique sévère enchaîne nos raisonnements, quelque faux, quelque impossible que soit le point de départ ; un objet quelconque a soulevé nos passions, excité notre colère, ému notre compassion, nous a frappés de crainte, et nous obéissons à l’impulsion que ces différentes passions nous communiquent, nous avisons aux moyens de les satisfaire.
Bien plus, et ce fait est d’une haute importance relativement au sujet qui nous occupe, les opérations de l’âme présentent parfois, en rêve, une régularité qui ne se rencontre pas toujours durant la veille. « Il peut paraître extraordinaire, dit Nodier, mais il est certain que le sommeil est non seulement l’état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée, sinon dans les illusions passagères dont il l’enveloppe, du moins dans les perceptions qui en dérivent, et qu’il fait jaillir à son gré de la trame confuse des songes. Les anciens, qui avaient, je crois, peu de chose à nous envier en philosophie expérimentale, figuraient spirituellement ce mystère sous l’emblème de la porte transparente qui donne entrée aux songes du matin, et la sagesse unanime des peuples l’a exprimé d’une manière plus vive encore dans ces locutions significatives de toutes les langues : J’y rêverai ; j’y songerai ; il faut que je dorme la-dessus ; la nuit porte conseil. II semble que l’esprit offusqué des ténèbres de la vie extérieure ne s’en affranchit jamais avec plus de facilité que sous le doux empire de cette mort intermittente, où il lui est permis de reposer dans sa propre essence, et à l’abri des influences de la personnalité de convention que la société nous a faite. La première perception qui se fait jour à travers le vague inexplicable du rêve, est limpide comme le premier rayon du soleil qui dissipe un nuage, et l’intelligence, un moment suspendue entre les deux états qui partagent notre vie, s’illumine rapidement comme l’éclair qui court éblouissant des tempêtes du ciel aux tempêtes de la terre. C’est là qu’Hésiode s’éveille, les lèvres parfumées du miel des muses ; Homère, les yeux dessillés par les nymphes du Mélès ; et Milton, le cœur ravi par le dernier regard d’une beauté qu’il n’a jamais retrouvée. Hélas ! où retrouverait-on les amours et les beautés du sommeil ! - Otez au génie les visions du monde merveilleux, et vous lui ôtez ses ailes. La carte de l’univers imaginable n’est tracée que dans les songes ; l’univers sensible est infiniment petit. »
Il semble donc que deux modes d’existence morale, deux vies ont été départies à l’homme. La première de ces deux existences résulte de nos rapports avec le monde extérieur, avec ce grand tout qu’on nomme l’univers ; elle nous est commune avec les êtres qui nous ressemblent. La seconde n’est que le reflet de la première, ne s’alimente, en quelque sorte, que des matériaux que celle-ci lui fournit, mais en est cependant parfaitement, distincte.
Le sommeil est comme une barrière élevée entre elles deux, le point physiologique où finit la vie extérieure, et où la vie intérieure commence.
Tant que les choses sont dans cet état, il y a santé morale parfaite, c’est-à-dire régularité des fonctions intellectuelles dans l’étendue des limites qui ont été tracées pour chacun de nous. Mais il arrive que sous l’influence de causes variées, physiques et morales, ces deux vies tendent à se confondre, les phénomènes propres à l’une et à l’autre, à se rapprocher, à s’unir dans l’acte simple et indivisible de la conscience intime ou du moi. Une fusion imparfaite s’opère, et l’individu, sans avoir totalement quitté la vie réelle, appartient, sous plusieurs rapports, par divers points intellectuels, par de fausses sensations, des croyances erronées, etc., au monde idéal.
Cet individu, c’est l’aliéné, le monomaniaque surtout, qui présente un si étrange amalgame de folie et de raison, et qui, comme on l’a répété si souvent, rêve tout éveillé, sans attacher autrement d’importance à cette phrase, qui, à nos yeux, cependant, traduit avec une justesse absolue le fait psychologique même de l’aliénation mentale.
Suivant Bichat [4], les rêves ne sont qu’un sommeil partiel, « une portion de la vie animale échappée à l’engourdissement où l’autre portion est plongée. » L’imagination, la mémoire, le jugement, restent en exercice, pendant que les sensations, la perception, la locomotion, la voix, sont suspendues.
Il ne saurait répugner d’admettre que les conditions organiques dans lesquelles le sommeil place, à certains égards, l’imagination, la mémoire, le jugement, puissent se rencontrer, alors que les sens sont éveillés, que la locomotion, la voix, sont on exercice ; alors même que le jugement, la mémoire, l’imagination, s’exercent régulièrement, c’est-à-dire de leur manière habituelle, en dehors du cercle et des limites du rêve.
Cela est inadmissible, nous le savons, dans le sommeil naturel ; le rêve cesse dès que l’esprit peut s’appliquer aux choses extérieures. Mais pourquoi cela serait-il impossible, l’organe de la pensée subissant l’influence d’une cause autre que celle du sommeil, d’une cause analogue, mais plus forte, plus persistante que cette loi de la vie animale « qui enchaîne, dans ses fonctions, des temps d’intermittence aux périodes d’activité ? »
Ces généralités posées, nous allons passer successivement en revue les phénomènes principaux, et, en quelque sorte, fondamentaux du délire. Dans l’étude que nous nous proposons d’en faire, nous n’avons tenu aucun compte des diverses classifications qui, jusqu’ici, ont été tentées avec plus ou moins de succès par quelques auteurs. Ce n’est pas que nous en contestions absolument l’utilité ; au double point de vue de la symptomatologie et, en partie aussi, du traitement, elles sont indispensables. Pour bien saisir, étudier et comprendre un ensemble de phénomènes aussi complexe que celui des désordres intellectuels, il faut, de toute nécessité, grouper entre eux ces phénomènes, suivant les analogies, les affinités plus ou moins nombreuses qu’ils présentent. Sur ce point, tout le inonde est d’accord. On ne diffère que sur la nature des groupes, sur les causes qui doivent présider à leur formation.
D’autre part, il ne peut y avoir, non plus, qu’une opinion sur la légitimité des classifications ; nous voulons parler, du moins, de celles qui sont généralement reçues. Il existe parmi les aliénés des différences tellement tranchées, si nettes, si frappantes, qu’il est impossible de les confondre. Sous combien de rapports ne diffèrent pas entre eux les maniaques et les monomaniaques ! Les uns et les autres tombant dans la démence, tout en conservant des caractères qui rappelleront leur état primitif, n’offriront-ils pas de nouveaux symptômes qui seront les indices certains d’une nouvelle modification mentale trop grave, trop profonde pour qu’on ne soit pas forcé de les reléguer, désormais, dans une classe à part [5] ?
Toutefois, en admettant l’utilité des classifications, gardons-nous de l’exagérer, et n’oublions pas que, de l’aveu même des auteurs, les distinctions qu’elles établissent portent bien plutôt sur la forme que sur le fond du délire, sur sa nature extérieure et apparente, que sur sa nature essentielle et intrinsèque. N’oublions pas que, dans la pratique, une foule de malades présentent réunis et comme fondus les uns dans les autres, tous les caractères propres aux divers genres d’aliénation mentale. Les diverses formes qui expriment le caractère générique de la folie « étant communes, dit Esquirol, à beaucoup d’affections mentales d’origine, de nature, de traitement, de terminaison bien différents, ne peuvent caractériser les espèces et les variétés qui se reproduisent avec des nuances infinies. L’aliénation peut affecter successivement et alternativement toutes ces formes ; la monomanie, la manie, la démence, s’alternent, se remplacent, se compliquent dans le cours d’une même maladie chez un seul individu. C’est même ce qui a engagé quelques médecins à rejeter toute distinction, et à n’admettre dans la folie qu’une seule et même maladie qui se masque sous des formes variées. »
Voulant nous soustraire au danger des idées préconçues, nous avons écarté de nos méditations tout ce que nous ont appris les auteurs relativement aux diverses formes du délire. Nous avons procédé analytiquement et étudié séparément les phénomènes fondamentaux dont l’existence est évidente et reconnue par tous. Nous ne nous sommes préoccupé ni de l’étendue, ni de la quantité, ni de la couleur des désordres de l’entendement, non plus que de leur origine purement intellectuelle, affective, morale ou instinctive. Nous n’avons point voulu scinder l’action essentiellement une et indivisible des facultés morales. Dans toutes ses manifestations anormales, depuis la plus simple jusqu’à la plus compliquée, nous n’avons cessé de voir l’intelligence tout entière.