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Victor HUGO

Le Calcul

La Légende des siècles

Date de mise en ligne : dimanche 27 avril 2003

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Le calcul, c’est l’abîme.
Ah ! tu sors de ta sphère,
Eh bien, tu seras seul. Homme, tâche de faire
Entrer dans l’infini quelque être que ce soit
De ceux que ta main touche et que ton regard voit ;
Nul ne le peut. La vie expire en perdant terre.
Chaque être a son milieu ; hors du bois la panthère
Meurt, et l’on voit tomber, sans essor, sans éclair,

Hors du feu l’étincelle et l’oiseau hors de l’air ;
Nulle forme ne vit loin du réel traînée ;
La vision terrestre à la terre est bornée ;
Le nuage lui-même, errant, volant, planant,
Allant d’un continent à l’autre continent,
S’il voyait l’absolu, serait pris de vertige ;
Sortir de l’horizon n’est permis qu’au prodige ;
L’homme le peut, étant le monstre en qui s’unit
Le miasme du nadir au rayon du zénith ;
Entre donc dans l’abstrait, dans l’obscur, dans l’énorme,
Renonce à la couleur et renonce à la forme ;
Soit ; mais pour soulever le voile, le linceul,
La robe de la pâle Isis, te voilà seul.
Tout est noir. C’est en vain que ta voix crie et nomme.
La nature, ce chien qui, fidèle, suit l’homme,
S’est arrêtée au seuil du gouffre avec effroi.

Regarde. La science exacte est devant toi,
Nue et blême et terrible, et disant : qu’on remporte
L’aube et la vie ! ayant l’obscurité pour porte,
Pour signes, l’alphabet mystérieux qu’écrit
Son doigt blanc hors du jour dans l’ombre de l’esprit,
Pour tableau noir le fond immense de la tombe.
Ici, dans un brouillard qui de toutes parts tombe,
Dans des limbes où tout semble, en gestes confus,

Jeter au monde, au ciel, au soleil, un refus,
Dans un vide immobile où rien ne se déplace,
Dans un froid où l’esprit respire de la glace,
Où Fahrenheit avorte ainsi que Réaumur,
Monte dans l’absolu le nombre, horrible mur,
Incolore, impalpable, informe, impénétrable ;

Les chiffres, ces flocons de l’incommensurable
Flottent dans cette brume où s’égarent tes yeux,
Et, pour escalader le mur mystérieux,
Ces spectres, muets, sourds, sur leur aile funèbre
Apportent au songeur cette échelle, l’algèbre,
échelle faite d’ombre et dont les échelons
De Dédale et d’Hermès ont usé les talons.

Géométrie ! algèbre ! arithmétique ! zone
Où l’invisible plan coupe le vague cône,
Où l’asymptote cherche
Cristallisation des prismes de la nuit ;
Mer dont le polyèdre est l’affreux madrépore ;
Nuée où l’univers en calculs s’évapore,
Où le fluide vaste et sombre épars dans tout
N’est plus qu’une hypothèse, et tremble, et se dissout ;
Nuit faite d’un amas de sombres évidences,
Où les forces, les gaz, confuses abondances,
Les éléments grondants que l’épouvante suit,
Perdent leur noir vertige et leur flamme et leur bruit ;
Caverne où le tonnerre entre sans qu’on l’entende,
Où toute lampe fait l’obscurité plus grande,
Où l’unité de l’être apparaît mise à nu !
Stalactites du chiffre au fond de l’inconnu !
Cryptes de la science !

On ne sait quoi d’atone
Et d’informe, qui vit, qui creuse et qui tâtonne !
Vision de l’abstrait que l’oeil ne saurait voir !
Est-ce un firmament blême ? est-ce un océan noir ?
En dehors des objets sur qui le jour se lève,
En dehors des vivants du sang ou de la sève,
En dehors de tout être errant, pensant, aimant,
Et de toute parole et de tout mouvement,
Dans l’étendue où rien ne palpite et ne vibre
Espèce de squelette obscur de l’équilibre,
L’énorme mécanique idéale construit
Ses figures qui font de l’ombre sur la nuit.
Là, pèse un crépuscule affreux, inexorable.
Au fond, presque indistincts, l’absolu, l’innombrable,
L’inconnu, rocs hideux que rongent des varechs
D’A plus B ténébreux mêlés d’X et d’Y grecs ;
Sommes, solutions, calculs où l’on voit pendre
L’addition qui rampe, informe scolopendre !
Signes terrifiants vaguement aperçus !
Triangles sans Brahma ! croix où manque Jésus !

Réduction du monde et de l’être en atomes !
Sombre enchevêtrement de formules fantômes !
Ces hydres qui chacune ont leur secret fatal,
S’accroupissent sur l’ombre informe, piédestal,
Ou se traînent, ainsi qu’échappés de l’érèbe,
Les monstres de l’énigme erraient autour de Thèbe ;
Le philosophe à qui l’abeille offrait son miel,

Les poètes, Moïse ainsi qu’Ezéchiel,
Et Platon comme Homère expirent sous les griffes
De ces sphinx tatoués de noirs hiéroglyphes ;
Point d’aile ici ; l’idée avorte ou s’épaissit,
La poésie y meurt, la lumière y noircit ;
Loin de se dilater, tout esprit se contracte
Dans les immensités de la science exacte,
Et les aigles portant la foudre aux Jupiters
N’ont rien à faire avec ces sinistres éthers.
Cette sphère éteint l’art comme en son âpre touffe
La ciguë assoupit une fleur qu’elle étouffe.
Toutefois la chimère y peut vivre ; portant
D’une main la cornue et de l’autre l’octant,
Faisant l’algèbre même à ses rêves sujette,
Dans un coin monstrueux la magie y végète ;
Et la science roule en ses flux et reflux
Flamel sous Lavoisier, Herschell sur Thrasyllus ;
Qui pour le nécroman et pour la mandragore,

Chante abracadabra ? l’abac de Pythagore ;
Car d’un côté l’on monte et de l’autre on descend,
Et de l’homme jamais le songe n’est absent.
La pensée, ici perd, aride et dépouillée,
Ses splendeurs comme l’arbre en janvier sa feuillée,
Et c’est ici l’hiver farouche de l’esprit.
Le monde extérieur se transforme ou périt,
Tout être n’est qu’un nombre englouti dans la somme ;
Prise avec ses rayons dans les doigts noirs de l’homme,
Elle-même en son gouffre où le calcul l’éteint,
La constellation que l’astronome atteint,
Devient chiffre, et, livide, entre dans sa formule.
L’amas des sphères d’or en zéros s’accumule.
Tout se démontre ici. Le chiffre, dur scalpel,
Comme un ventre effrayant ouvre et fouille le ciel.
Dans cette atmosphère âpre, impitoyable, épaisse,
La preuve règne. Calme, elle compte, dépèce,
Dissèque, étreint, mesure, examine, et ne sait
Rien hors de la balance et rien hors du creuset ;
Elle enregistre l’ombre et l’ouragan, cadastre
L’azur, le tourbillon, le météore et l’astre,
Prend les dimensions de l’énigme en dehors,
Ne sent rien frissonner dans le linceul des morts,
Annule l’invisible, ignore ce que pèse
Le grand moi de l’abîme, inutile hypothèse,
Et met du plomb aux pieds des lugubres sondeurs.

À l’appel qu’elle jette aux mornes profondeurs,
Le flambeau monte après avoir éteint sa flamme,
La loi vient sans l’esprit, le fait surgit sans l’âme ;
Quand l’infini paraît, Dieu s’est évanoui.

Ô science ! absolu qui proscrit l’inouï !
L’exact pris pour le vrai ! la plus grande méprise
De l’homme, atome en qui l’immensité se brise,
Et qui croit, dans sa main que le néant conduit,
Tenir de la clarté quand il tient de la nuit !

Ô néant ! de là vient que le penseur promène
Souvent son désespoir sur la science humaine,
Et que ce cri funèbre est parfois entendu :

 Savants, puisque votre œuvre est un effort perdu,
Puisque, même avec vous, nul chercheur ne pénètre
Dans le problème unique, et n’arrive à connaître ;
Que, même en vous suivant dans tant d’obscurité,
Hélas ! on ne sait rien de la réalité,

Rien du sort, rien de l’aube ou de l’ombre éternelle,
Rien du gouffre où l’espoir ouvre en tremblant son aile ;
Puisqu’il faut qu’après vous encore nous discutions ;
Puisque vous ne pouvez répondre aux questions,
Le monde a-t-il un Dieu ? La vie a-t-elle une âme ?
Puisque la même nuit qui nous tient, vous réclame,
Pourquoi votre science et votre vanité ?
à quoi bon de calculs ronger l’immensité,
Et creuser l’impossible, et faire, ô songeurs sombres,
Ramper sur l’infini la vermine des nombres ?

 N’importe ! si jamais l’homme s’est approché
De la mystérieuse et fatale Psyché,
Si jamais, lui poussière, il a fait un abîme,
C’est ici. La science est le vide sublime.

Dans ce firmament gris qu’on nomme abstraction,
Gouffre dont l’hypothèse est le vague alcyon,
Tout est l’indéfini, tout est l’insaisissable ;
Le calcul, sablier dont le chiffre est le sable,
Depuis que dans son urne un premier nombre est né,
N’a pas été par l’homme une fois retourné ;
Et les premiers zéros envoyés par Monime
Et Méron pour trouver les derniers dans l’abîme
Et pour les rapporter, ne sont pas revenus ;
Les pâtres de Chaldée, effrayants, ingénus,
Rêvent là, frémissants, comptant sur leurs doigts l’être ;
On y voit Aristote errer et disparaître ;
Là flottent des esprits, Geber, Euclide, Euler,
Comme autrefois, hagards dans les souffles de l’air,
Les prophètes planaient sous le céleste dôme ;
Comme élie a son char, Newton a son binôme ;
Qu’est-ce donc qu’ils font là, tous ces magiciens,
Laplace et les nouveaux, Hipside et les anciens ?
Ils ramènent au chiffre inflexible l’espace.
Halley saisit la loi de l’infini qui passe ;
Copernic, par moments, biffant des mondes nuls,
Puise une goutte d’encre au fond des noirs calculs,
Et fait une rature à la voûte étoilée ;
Hicétas tressaillant appelle Galilée ;
La terre sous leurs pieds fuit dans l’azur vermeil,
Et tous les deux d’un signe arrêtent le soleil ;
Et tout au fond du gouffre et dans une fumée,
On distingue, accoudé, l’immense Ptolémée.

Tous ces titans, captifs dans un seul horizon,
Cyclopes du savoir, n’ont qu’un oeil, la raison ;
On entend dans ces nuits de vagues bruits d’enclumes ;
Qu’y forge-t on ? Le doute et l’ombre. Dans ces brumes
Tout est-il cécité, trouble, incertitude ? Oui.
Pourtant, par cet excès d’ombre même ébloui,
Parfois, triste, éperdu, frissonnant, hors d’haleine,
Comme au fanal nocturne arrive le phalène,
On arrive, à travers ces gouffres infinis,
À la lueur Thalès, à la lueur Leibnitz,
Et l’on voit resplendir, après d’affreux passages,
La lampe aux sept flambeaux qu’on nomme les sept sages
Et la science entière apparaît comme un ciel ;
Lugubre, sans matière et pourtant sans réel.
N’acceptant point l’azur et rejetant la terre,
Ayant pour clef le fait, le nombre pour mystère ;
L’algèbre y luit ainsi qu’une sombre Vénus ;
Et de ces absolus et de ces inconnus,
De ces obscurités terribles, de ces vides,
Les logarithmes sont les pléiades livides ;
Et Franklin pâle y jette une clarté d’éclair,
Et la comète y passe, et se nomme Kepler.

Il est deux nuits, deux puits d’aveuglement, deux tables
D’obscurité, sans fin, sans forme, épouvantables,
L’algèbre, nuit de l’homme, et le ciel, nuit de Dieu ;
L’infini s’userait à compter, hors du lieu,
De l’espace, du temps, de ton monde et du nôtre,
Les astres dans une ombre et les chiffres dans l’autre !

Mathématiques ! chute au fond du vrai ! tombeau
Où descend l’idéal qui rejette le beau !
Abstrait ! cher aux songeurs comme l’étoile aux guèbres !
Mur de bronze et de brume ! ô fresque des ténèbres
Sur la nuit ! torsion de l’idée en dehors
Des êtres, des aspects, des rayons et des corps !
Réalité rampant sur l’erreur en décombres !

Ô chapelle Sixtine effrayante des nombres
Où ces damnés, perdus dans le labeur qu’ils font,
S’écroulent à jamais dans le calcul sans fond !
Précipice inouï, quel est ton Michel-Ange ?
Quel penseur, quel rêveur, quel créateur étrange,
Quel mage, a mis ce gouffre au fond le plus hagard
De la pensée humaine et mortelle, en regard
De l’autre gouffre, vie et monde, qu’on devine
Au fond de la pensée éternelle et divine !

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