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Benjamin Ball

Les persécutés en liberté

Du délire des persécutions ou Maladie de Lasègue (6ème leçon)

Date de mise en ligne : samedi 2 octobre 2004

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Nous avons vécu jusqu’à présent dans les asiles, et c’est dans les asiles que nous avons puisé tous nos sujets d’étude. Je veux maintenant vous conduire vers un monde entièrement nouveau, et vous mettre en présence des aliénés en liberté. Et, parmi les innombrables variétés de fous que renferme la société, je donnerai la préférence aux persécutés. Nous les connaissons en effet de longue main ; nous les avons, l’an dernier, étudiés dans une longue série de leçon, et le sujet que je me propose de traiter aujourd’hui vient compléter et terminer les études déjà commencées.

Puisqu’il s’agit de fous en liberté, je ne pourrai pas vous présenter la malade dont l’histoire doit servir de base à cette leçon ; mais la femme est ici présente en la personne de son mari, car il s’agit de la femme du sous-officier d’artillerie dont il est question dans la conférence précédente.

Le mari, vous le savez, est à Sainte-Anne depuis son arrestation.

Pendant cette longue séquestration de plus de trois années, son intelligence s’est rétablie, et nous le trouvons aujourd’hui parfaitement sensé. Mais sa femme, qui vient le voir régulièrement, réalise le type des persécutés vivant en liberté. L’expression de sa physionomie est en rapport avec ses préoccupations habituelles : ses traits pâles, ridés, fatigués, portent l’empreinte de l’avarice, de la défiance et de l’inquiétude. Toutes ses instances ont pour but d’obtenir la sortie de son mari, qui retomberait dans la folie, s’il reprenait le contact journalier avec une hallucinée, qui croit toujours qu’on l’insulte, et commet dans son intérieur des excentricités multiples. Elle défait ses matelas dont la laine gît éparpillée dans son logement, et couche à terre sur le sommier. Elle refuse de toucher les arrérages de la pension de son mari, qui se trouve frustré aujourd’hui d’environ 1500 francs par ce fait ; mais il faudrait, pour toucher, déposer ses papiers, qui sont, dit-elle, sa seule garantie. “M. Ball ne peut rien contre moi, ajoute-t-elle, car il n’a qu’une croix, et mon mari en a deux.” Elle prétend, dans son réduit, entendre le piano d’une dame qui habite Sainte-Anne, et les accords de cet instrument lui adressent des injures rythmées, et lui reprochent, sur des airs connus d’être une mauvaise femme et de laisser son mari en captivité. Elle allume des bougies tout autour de sa cheminée pour empêcher sa pendule de s’arrêter, car ses ennemis jettent du froid sur le balancier. Enfin elle se livre à mille autres excentricités, et cependant le commissaire de police de son quartier refuse de la faire conduire au Dépôt, sous prétexte qu’elle n’est point aliénée !

Nous sommes donc en présence d’une véritable persécutée vivant en liberté, malgré ses hallucinations, car elle est assez prudente pour ne pas faire de scandale violent. Cependant elle commence à être négligée dans sa tenue, à se dispenser des soins ordinaires de propreté, et à descendre enfin la pente qui conduit plus ou moins lentement à l’asile qui doit un jour la recueillir. Remarquez que l’autorité est de son côté, et qu’il est impossible, pour le moment, de la placer dans un établissement spécial.

Dans toutes les branches de la médecine, la science s’est faite surtout dans les hôpitaux, les asiles, les établissements publics ; et cependant la clientèle privée, la clinique de la ville, comme on l’appelle, pourrait réclamer une large part dans le mouvement médical de notre époque et dans l’ensemble de nos connaissances. Ce ne sont pas les mêmes malades, ce ne sont pas les mêmes maladies, qu’on rencontre à l’hôpital et à en ville ; et si cette remarque est exacte en ce qui concerne les malades ordinaires, elle est bien plus vraie encore lorsqu’il s’agit des aliénés.

L’un des médecins les plus éminents de notre époque, Duchenne, de Boulogne, n’avait, au début, d’autre champ d’expérience que sa clientèle privée, et pourtant ce grand observateur a plus fait pour enrichir la science qu’aucun de ses contemporains. Mon maître Lasègue avait coutume de dire que l’Académie de médecine aurait dû envoyer une députation à Duchenne, de Boulogne, pour le prier de lui faire l’honneur de s’asseoir dans ses rangs. Cette ambassade n’a jamais été envoyée, et je le regrette, car si rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

Ce que Duchenne a fait pour les maladies nerveuses, d’autres l’ont fait pour les maladies mentales. En effet, les aliénés qui sont placés dans les asiles diffèrent notablement de ceux qu’on retrouve au-dehors, et la meilleure condition pour les observer est celle d’un médecin qui, pourvu d’un service hospitalier, possède en même temps une nombreuse clientèle, qui lui permet de voir des malades que presque jamais il ne rencontrerait à l’asile. C’est dans ces conditions qu’on a constaté la folie à deux ; c’est dans ces conditions qu’on a reconnu la folie du doute, et bien d’autres découvertes du plus vif intérêt ont été réalisées de la même manière, en-dehors de nos établissements, si riches cependant en matériaux de toute espèce.

Appliquons ces données au délire des persécutions. Les sujets atteints de cette infirmité intellectuelle sont de deux espèces : les actifs et les passifs. Les premiers, les actifs, réagissent contre les maux imaginaires dont ils sont victimes ; ils s’indignent, ils protestent, ils vont se plaindre à l’autorité. Ils souvent plus loin, et c’est pourquoi l’on ne tarde pas à les arrêter, à les séquestrer, et à les soumettre ainsi à notre observation.

Les passifs, au contraire, doués dès le principe d’un caractère tout différent, moins agressifs et plus prudent, moins tapageurs et plus réservés, échappent au sort de leurs congénères et peuvent souvent parvenir en liberté jusqu’au terme d’une longue existence.

Voilà donc une première différence, une différence primordiale, et qui puise son origine dans la nature même de l’individu. Il en est une seconde qui n’est pas moins importante. Le persécuté en liberté suit l’évolution naturelle de sa vésanie, et son délire se développe sans contrainte et sans discipline. Il est le fruit naturel d’une évolution morbide.

Au contraire, le persécuté interné fatigue de ses réclamations les médecins, les magistrats, les autorités de tout genre. Il s’attire des répliques qui lui apprennent les motifs de son internement, et lui font pour ainsi dire toucher du doigt les absurdités qu’on lui reproche à juste titre. Au premier abord, il ne tient aucun compte de ces avertissements, il s’indigne contre les objections, il foule aux pieds les critiques ; mais s’il est intelligent, s’il est diplomate, il finit par comprendre que s’il ne renonce pas à ses idées, il est de son Intérêt de les dissimuler. “Si tu veux sortir, dit à son mari la malade dont je vous parlais à l’instant, ne dis pas à M. Ball qu’on t’insulte comme moi.” Suivant le mot très juste de Falret père, on fait dans les asiles l’éducation de l’aliéné, on lui apprend à se taire, et comme les hérétiques au temps de l’Inquisition, s’il persiste à nourrir des idées contraires à l’orthodoxie, il se garde bien de les divulguer. Il arrive souvent ainsi à convaincre le public de la rectitude de sa raison, et c’est de là que naissent le plus souvent ces controverses acharnées qui mettent aux prises le public et les médecins, et se terminent souvent par la sortie définitive d’un homme parfaitement aliéné, et d’autant plus dangereux qu’il cache le fond de sa pensée.

Mais le persécuté est libre, il va suivre librement ses instincts, dont le principal est la défiance. Voyons donc ce que devient ce rêveur solitaire, car presque toujours il cherche la solitude et s’éloigne plus ou moins complètement de ses semblables. Libre de poursuivre sans obstacle le cours de ges méditations fantastiques, il arrive à présenter, malgré la diversité des types, des caractères presque toujours les mêmes à certains points de vue.

Il importe ici d’établir une distinction capitale. Si le persécuté est célibataire, il demeure libre de suivre ses penchants ; mais s’il est marié, il ne peut adopter son nouveau genre de vie qu’à la condition de convertir à sa manière de voir la personne qui partage son existence. C’est alors que commence la folie à deux ; c’est la solitude à deux, comme on l’a dit pour l’amour. Rappelons-nous que le délire des persécutions est le terrain préféré de la folie par contagion ; c’est ici que se développent ces associations morbides entre le mari et la femme, la mère et la fille, le frère et la sœur, dont je vous montre ici un exemple frappant.

Poursuivons notre étude. Nous savons que le persécuté véritable est toujours un halluciné, qu’il entend des voix, que ces voix le menacent ou lui adressent des injures ; il en résulte une disposition d’esprit toute particulière qui fait de sa vie un tissu d’inquiétudes, de soupçons, et provoque de sa part une série de précautions qui impriment à son existence un cachet tout spécial.

Tout d’abord, on se défie des aliments, car la crainte d’être empoisonné est l’une des inquiétudes les plus constantes qui tourmentent l’esprit d’un persécuté. Souvent, les ennemis n’en veulent pas à ses jours ; le poison est destiné à le faire délirer, à lui troubler l’esprit ; les drogues mises dans les aliments lui troublent le jugement, lui font éprouver des sensations bizarres.

On écarte d’abord la famille et les amis, on réduit le nombre des domestiques, on arrive à n’avoir plus qu’une seule bonne, on finit par vivre tout seul. On prépare soi-même ses aliments, on les simplifie, on arrive à n’avoir plus qu’une nourriture rudimentaire ; on se réduit à la portion congrue, on multiplie à l’infini les précautions, et, malgré tout, l’on éprouve des symptômes étranges et pénibles qui démontrent que, par quelque moyen mystérieux, les persécuteurs parviennent toujours à empoisonner les aliments. On change de restaurant, on quitte ses fournisseurs, sans jamais parvenir à se satisfaire.

Un persécuté célèbre, pour s’assurer qu’on ne lui versait pas du poison, avait l’habitude d’entretenir un goujon vivant dans l’eau de sa carafe ; et, lorsqu’au bout de quelques jours, le poisson mourait asphyxié dans son étroite prison, il s’écriait : “Vous voyez bien qu’on empoisonne l’eau de ma carafe, puisque mon goujon est mort !”

Mais ce pas tout. Il faut se protéger contre les voix qui partent d’à côté, d’en haut, d’en bas. On calfeutre les fenêtres, on bouche les fentes, on met des chaînes et des cadenas aux serrures ; on prend mille précautions ingénieuses pour empêcher les adversaires de s’introduire dans le domicile pendant que l’on est absent ; et, malgré tout, ces mystérieux persécuteurs parviennent à violer l’habitation du persécuté, à bouleverser ses meubles, à dérober ses objets précieux. Un professeur d’un lycée de province a fait, en l’espace d’un mois, changer plus de onze fois sa serrure. Ce savant distingué est atteint d’un délire des persécutions, qui ne l’empêche pas de faire très correctement son cours.

Enfin, des regards indiscrets espionnent sans cesse notre malade par le trou de la serrure, par les fentes du plancher et par toutes les fissures. Des réflecteurs disposés d’une manière ingénieuse permettent, sans qu’il s’en aperçoive, de suivre tous ses mouvements, et de contrôler tous ses actes. Le téléphone, l’électricité, les appareils de la science moderne y jouent un rôle important. Une malade, que j’ai longtemps observée, prétendait qu’on espionnait tous ses actes au moyen d’une boîte mystérieuse, l’oléophone ; c’est un de ces néologismes caractéristiques dont les persécutés ont seuls le secret.

Profitons un instant de ces moyens d’investigation et pénétrons dans cet intérieur, si soigneusement défendu. Vivant seul dans le milieu où il se tient enfermé, préoccupé sans cesse de craintes imaginaires, le persécuté néglige sa tenue, laisse tomber ses vêtements en désordre et oublie les soins les plus élémentaires de la propreté. On voit s’amasser chez lui des débris informes, de vieux restes de cuisine, des os de gigot, des arêtes de poisson ; on en trouve sous les meubles, sous les oreillers, dans les paillasses, côte à côte avec des objets plus ou moins précieux, de l’argent, des billets, des obligations de chemins de fer. Tel persécuté, dont l’aspect sordide et misérable semblait annoncer le dernier degré de la pauvreté et dénuement, cachait une fortune, non pas chez son notaire, mais entre ses matelas. Tel autre écrit ses mémoires, qu’il cache feuille par feuille dans la doublure de ses vêtements, pêle-mêle avec des croûtes de pain qui lui restent de son déjeuner, et l’accumulation de tant de matériaux variés lui donne les apparences d’un embonpoint excessif. En somme, le désordre, l’incurie et la malpropreté sont les principaux caractères qui sautent aux yeux dès qu’on pénètre dans le sanctuaire intime où se cache le persécuté, et l’aspect de ce taudis repoussant suffit à lui seul, non seulement pour justifier, mais pour imposer le diagnostic. L’avarice sordide à laquelle les persécutés sont si fréquemment disposés, et qui cadre si bien avec l’ensemble de leur caractère, vient ajouter un dernier trait à cet ensemble et compléter le tableau.

Cette vie obscure et misérable est celle que mènent, à l’insu de tous, beaucoup de gens vivant dans la société, et qui conservent aux yeux du public les apparences de la saine raison.

Un homme investi de fonctions importantes et qui jouissait de l’estime universelle, un homme dont les travaux étaient justement appréciés, mais qui se renfermait chez lui par suite de ses préoccupations délirantes, avait cessé de vivre en rapport avec le monde extérieur ; et, par l’effet d’une manie singulière, il avait cessé d’aller au cabinet. La nature, pourtant, n’avait pas abdiqué ses droits ; il se servait donc de sa chambre à coucher. Quand celle-ci fut complètement remplie, il passa dans la pièce suivante, et, de proche en proche, chassé de chez lui par ce mobilier d’une nouvelle espèce, il finit par coucher sur l’escalier. Lorsque les experts, chargés de faire une enquête sur son état mental, se rendirent à son domicile, l’escalier lui-même était presque entièrement rempli de ses déjections, et il ne restait plus que deux marches de libres.

C’est par de telles constatations que l’expert qui pénètre dans le domicile d’un persécuté parvient à formuler, sans la moindre hésitation, un diagnostic absolument certain, alors que, pour le vulgaire, le sujet ne présente pas de signes d’aliénation mentale. Et pourtant on voit bien souvent le public et la presse protester contre une séquestration dont ils ne comprennent pas les motifs, faute d’avoir touché du doigt la réalité.

Mais, après avoir tenté tous les moyens pour se soustraire à l’action de ses ennemis, le persécuté ne reste pas toujours à inactif jusqu’au bout ; souvent il prend le parti de fuir son domicile. S’il est riche, il voyage ; s’il est pauvre, il se contente de déménager ; dans l’un et l’autre cas, il devient un persécuté migrateur. C’est une variété du type que nous avons entrepris de décrire.

Les persécutés migrateurs peuvent, en effet, se diviser en trois grandes classes ; ce sont :
 1° Les persécutés voyageurs ;
 2° Les persécutés déménageurs ;
 3° Les persécutés visiteurs.

I. Pour devenir un persécuté voyageur, il n’est pas toujours nécessaire d’être riche. Dans son célèbre mémoire sur les aliénés migrateurs, Foville a rapporté des observations dont les sujets sont de simples ouvriers ou de modestes travailleurs. Pris d’une impulsion soudaine, ils partent brusquement pour accomplir un long voyage, non seulement jusqu’au bout de la France, mais encore jusqu’au fond de l’Amérique. C’est qu’en effet les progrès de la civilisation ont mis les voyages de longue haleine à la portée des gens les plus modestes. Ce qui caractérise eu sujets, ce qui les distingue des épileptiques ou des impulsifs, c’est qu’ils obéissent toujours à une idée depuis longtemps caressée, et qui découle de toute une série de conceptions délirantes. Tourmentés sans cesse par d’invisibles ennemis, ils veulent à tout prix leur échapper ; de là ces fugues désespérées, ces départs pour un but souvent très lointain, mais qui ont toujours pour objet de les soustraire à une position intolérable.

Toutefois, il est évident que ce sont surtout les grands seigneurs qui peuvent le mieux se livrer à ce genre d’excentricité. On conseillait souvent autrefois, et avec raison, les voyages dans le traitement des maladies mentales ; c’était une mode heureuse pour les jeunes médecins, qui trouvaient dans ces grands déplacements autant de profit que d’agrément. Mais il e faut pas croire que ces voyages fussent toujours sans danger.

Un homme dont nous avons tous conservé le souvenir, un de nos maîtres les plus brillants, a failli tomber victime d’un persécuté qu’il avait conduit en Italie. Les meilleures relations paraissaient établies entre le malade et le médecin, lorsque celui-ci, trompé par l’attitude de son client commit l’imprudence de le quitter pendant quelques heures. À son retour, le fou, qui s’était embusqué derrière une porte, lui tira par-derrière un coup de pistolet et lui logea une balle dans le foie.

Pendant longtemps, la physionomie de Gubler car c’est lui dont il s’agit - conserva les traces de cet accident, dont les suites ont singulièrement contribué, jusqu’à la fin de sa vie, à troubler sa santé.

Un autre jeune médecin fut encore moins heureux. Il avait accompagné un Russe en Sibérie, et il commit, comme Gubler, l’imprudence de quitter son malade pendant quelques heures. Celui-ci profita de la circonstance, et disparut brusquement, en emportant les fourrures dont tout voyageur doit nécessairement se munir pour circuler sous une température glaciale. Ce fut l’arrêt de mort du jeune médecin, qui paya de sa vie l’imprudence qu’il avait commise.

Mais, au point de vue du malade, il est incontestable que ces déplacements ont une influence salutaire. Le fait dominant de leur maladie, les hallucinations de l’ouïe, qui entretiennent et exaspèrent les conceptions délirantes, tend souvent à s’atténuer, ou tout au moins à se modifier. Un malade de Cerise, qui avait fait tin voyage un Allemagne, avait constaté non sans surprise, qu’on ne lui adressait des injures qu’en allemand, tandis qu’auparavant ses voix lui parlaient toujours en français.

D’autres sujets, plus heureux, parviennent à se débarrasser complètement de leurs hallucinations, et comme le trouble mental subsiste toujours au fond, ils interprètent cette amélioration au profit de leur délire : “J’ai quitté mon domicile et je n’entends plus mes persécuteurs ; vous voyez donc, disent-ils, que mes persécutions n’avaient rien d’imaginaire.” Mais, en somme, le résultat de ces voyages est presque toujours favorable et se traduit par une détente qui laisse au repos le malade pendant une période plus ou moins longue.

N’oublions pas, cependant, que tous les persécutés ne sont pas aussi heureux. J’ai constaté le fait inverse chez un malade célèbre, aujourd’hui décédé, qui, pendant longtemps, avait profité de sa liberté pour inonder Paris de ses doléances imprimées. À la suite d’excentricités diverses, il avait été interné dans une maison de santé, où il s’était lié d’amitié avec un de ses compagnons d’infortune, que nous appellerons Clément. Par un revirement bien naturel chez un persécuté, il ne tarda pas à découvrir que Clément était le principal auteur de ses misères, et qu’il lui envoyait, à l’aide d’un appareil spécial, des décharges électriques qui le frappaient dans les parties les plus sensibles de son individu. Malgré son délire évident, ce malade parvint à se faire mettre en liberté sur l’ordre de l’autorité, et alors, il alla consulter successivement la plupart des médecins célèbres de Paris.

Un jour, je vois arriver chez moi un homme da taille moyenne, portant des vêtements flottants qui semblaient deux fois trop larges pour lui.

“Vous avez dû beaucoup maigrir, lui dis-je, car vos vêtements ne vous conviennent plus ?”

Il m’explique alors qu’il était forcé de porter des vêtements trop larges pour s’envelopper d’une couche d’air, afin d’établir une atmosphère isolante entre la surface de son corps et le milieu ambiant, pour éviter, par ce moyen, les décharges électriques qu’il ne cessait de recevoir.

Pendant cette conversation, nous étions debout tous les deux. Je l’engageai vivement à s’asseoir ; mais il ne consentit à prendre un fauteuil qu’après avoir étalé sur son siège une épaisse couverture de laine, destinée à le garantir encore contre les secousses qui venaient sans cesse l’assaillir, dès qu’il se posait sur un siège.

Il m’apprit alors qu’un chirurgien célèbre, qui est en môme temps un homme d’esprit, lui avait conseillé de faire un voyage en Égypte, pour échapper à ses persécuteurs, qui, à une aussi grande distance, ne sauraient l’atteindre. Il partit donc pour Alexandrie ; mais, arrivé à l’isthme de Suez, il sentit de nouveau des décharges tellement violentes, qu’il fut obligé de revenir en France. Il accompagnait ce récit de cette réflexion mélancolique : “Quelle puissance doivent avoir mes persécuteurs pour me lancer des décharges électriques à des distances de plusieurs milliers de kilomètres !”

Il m’apprit enfin que, toujours poursuivi par les mêmes préoccupations, il avait pris le parti de passer toutes ses nuits dans un fiacre, qu’il payait à l’heure, pour faire incessamment le tour des fortifications de Paris, sans jamais pénétrer dans la ville. Il espérait ainsi échapper à ses tourments.

J’ai appris plus tard la mort de ce malade ; je ne sais pas à quelle maladie il a succombé, mais il est évident, et c’est ce que je voulais prouver, qu’un déplacement, même considérable, n’a pas suffi pour dissiper ses hallucinations.

II. Les persécutés déménageurs se recrutent ordinairement dans une classe plus modeste. Ce sont de petits ménages, de pauvres ouvriers, qui vont sans cesse déménageant de rue en tue, de quartier en quartier, sans jamais trouver le calme auquel ils aspirent. Plusieurs d’entre eux déménagent régulièrement à tous les termes, et même aux demi-termes. J’en ai connu qui étaient devenus la risée de leur quartier, et qui finissaient même par ne plus trouver de commissionnaires pour transporter leur pauvre mobilier.

Il est rare de voir se produire ici une amélioration qui accompagne souvent les grands déplacements. Le changement d’air et de milieu, les contrastes qui résultent d’un changement complet d’air et de climat, ne viennent pas, comme dans le cas précédent, donner le change aux préoccupations du malade, et changer les habitudes, qui tendent bien souvent à entretenir ses interprétations délirantes. Mais cette série de déplacements continuels ne peut pas indéfiniment se prolonger, et presque toujours, après un certain nombre de déménagements, le persécuté finit par arriver au terme naturel de son voyage, qui est l’asile d’aliénés.

III. Profitant de la liberté qu’on leur laisse, les perséeutés entreprennent souvent une série de visites qui deviennent une véritable calamité pour ceux qui en sont l’objet.

Tantôt il s’agit d’obtenir la réparation des injustices dont ils se disent victimes, la restitution d’une fortune imaginaire, les récompenses et même les décorations qu’ils ont méritées par leurs découvertes ou par leurs services. Tantôt, au contraire, il s’agit de déposer des plaintes, d’obtenir des réparations, de se faire enfin délivrer des certificats.

Les autorités, les administrations, les députés, les commissaires de police, et surtout les médecins, sont victimes de ces poursuites, auxquelles il est souvent difficile de se soustraire. En effet, après de pressantes sollicitations, le solliciteur se laisse éconduire, mais il revient le lendemain ; les bonnes paroles qu’on lui a données perdent leur efficacité, et si l’on parvient à lui faire quitter la place, c’est pour le retrouver au bas de l’escalier. Il monte la garde à la porte, il surveille toutes les issues ; il devient impossible de sortir ou de rentrer chez soi. Une fois dans la rue, on est suivi pendant de longues distances ; en cherche en vain à dépister l’adversaire, qui s’acharne après sa victime, et ce n’est qu’au prix des plus grandes difficultés qu’on parvient à s’en défaire.

Je m’arrête ici, car si nous franchissons un pas de plus, nous arrivons aux persécutés persécuteurs, qui forment une catégorie différente de fous en liberté. Mais beaucoup de persécutés visiteurs ne vont jamais jusqu’à la menace et au crime ; ils sont sur la frontière, mais ils ne la franchissent pas.

Au reste, tous les persécutés en liberté ont des caractères communs. Tantôt réticents, tantôt expansifs, suivant les circonstances, ils n’accordent de confiance, comme le disait très justement Falret, qu’aux gens qu’ils ne connaissent pas.

Tout voisin, tout parent, toute personne mise en rapport depuis quelque temps avec le malade, devient par cela seul un ennemi ; il est enrôlé dans la grande conspiration formée contre son repos. Voilà pourquoi toute personne qui a fréquenté le malade devient forcément un de ses adversaires ; voilà pourquoi le passant rencontré dans la rue dans un moment d’abandon, le voyageur côtoyé sur la route, le médecin consulté pour la première fois, sont tous des confidents qu’on accueille avec expansion, tandis que tous ceux qu’on a vu deux ou trois fois de suite deviennent immédiatement l’objet de défiance la plus invisible. Voilà pourquoi, dans un autre ordre d’idées, il faut, résister à la bienveillance naturelle qui nous anime à l’égard de tout client nouveau ; on écoute ses doléances, on s’intéresse volontiers à ses récits, on cherche volontiers à lui rendre un service. À l’égard d’un persécuté, c’est une faute ; car l’expérience a démontré que toute personne qui s’est intéressée à un persécuté et qui a cherché à lui rendre service, devient invariablement, par là même, l’objet de sa haine.

Le persécuté visiteur se fait remarquer par trois caractères bien visibles, dès le premier abord, pour un œil exercé.

Il se présente comme un homme sûr de son affaire et convaincu que vous connaissez dans ses moindres détails son histoire passée. Il vous parle en faisant allusion à une multitude de faits qu’il suppose connus et sur lesquels il passe rapidement sans explication ; il emploie des néologismes souvent incompréhensibles, et s’étonne, j’allais dire s’indigne, quand on ne le comprend pas. C’est qu’en effet, dominé sans cesse par la même pensée, réfléchissant sans cesse à ses malheurs, il s’imagine volontiers que tout le monde est dans la même situation et connaît son histoire aussi bien que lui-même ; c’est une conséquence naturelle de l’autophilie, de la tendance de tout rapporter à soi-même et à se considérer comme le centre de l’univers. Je parle, bien entendu, du persécuté expansif, de celui qui fait des visites ; le persécuté réticent, au contraire, ne va pas chez les autres, il s’enferme chez lui.

En second lieu, le persécuté s’imagine que vous devez naturellement prendre fait et cause pour lui, que vous condamnez, comme lui, la mauvaise foi de ses adversaires, que vous ne concevez aucun doute sur l’intégrité parfaite de son esprit, et qu’en cas de nécessité vous lui donneriez un certificat favorable. Le moindre refus, la moindre hésitation à cet égard l’exaspère et le met hors de lui.

Enfin, le persécuté se fait remarquer par sa ténacité. Rien de plus difficile, une fois la conversation entamée, que de se débarrasser de lui et surtout de l’éconduire sans lui avoir accordé sans restriction tout ce qu’il demande.

Il n’est point de pire calamité que de tomber dans ses mains redoutables ; à moins de faire intervenir la police, lente à s’émouvoir, et de le consigner au bras séculier, il n’y a guère d’alternative que de prendre la fuite (ce qui n’est pas toujours facile), ou de suivre l’exemple d’un aliéniste célèbre, qui, se voyant menacé par le revolver d’un pareil malade et se croyant en état de légitime défense, saisit son adversaire par le collet de l’habit, le traîna dans l’antichambre, lui fit enjamber la balustrade et le laissa tomber dans la cage de l’escalier. Mais pour employer un tel procédé, il faut une force musculaire peu commune et une conscience absolument pure, car l’autorité pourrait ne pas goûter ce moyen sommaire de se débarrasser d’un fou.

Après une existence plus ou moins longue, dominée tout entière par des conceptions systématiques, le persécuté finit plus tôt ou plus tard par payer son tribu à la nature. Il meurt, laissant souvent après lui des lettres, des travaux, des écrits qui témoignent amplement de son insanité. Bien des œuvres célèbres, bien des mémoires lus avec avidité par les contemporains, depuis les Confessions de J.-J. Rousseau jusqu’aux Farfadets de Berbiguier (s’il est permis de comparer une œuvre de génie à un monument de sottise), renferment en eux la preuve non douteuse de l’insanité de leurs auteurs.

Mais il faut se borner, car il sera impossible de tout dire ; contentons-nous de signaler ceux des écrits des persécutés qui donnent souvent lieu à des contestations judiciaires : je veux parler de leurs testaments. Ils se caractérisent par quelques traits communs : d’abord la préoccupation constante de déshériter toute leur famille et toutes les personnes qui ont cherché à leur rendre service ; ensuite les expressions de haine, les accusations souvent insensées contre des proches, contre des voisins, contre des personnes qui les ont approchés ; enfin la bizarrerie étrange de certaines dispositions testamentaires qui sentent de loin l’insanité. C’est ainsi qu’un aliéné, mort loin de chez lui dans une auberge de province, déclare léguer toute sa fortune au médecin qui fera son autopsie ; tel autre à un personnage inconnu, au préfet de la Seine, par exemple ; tel autre enfin aux institutions charitables de Londres, afin que ni sa famille ni ses compatriotes français ne puissent en profiter.

Telle est, dans beaucoup de cas, l’origine de bien des fondations pieuses, de bien des créations hospitalières ; et c’est ainsi que, par une sorte de revanche de la nature, les sentiments haineux d’un misanthrope, qui toute sa vie a détesté ses semblables, finissent par aboutir à un service rendu à l’humanité. L’hypocrisie, dit La Rochefoucauld., est un hommage que le vice rend à la vertu. C’est par un phénomène analogue que plus d’un persécuté termine son existence en rendant publiquement hommage à la fraternité.

J’espère vous avoir démontré, non seulement qu’il existe des aliénés en liberté, ce que nous savons tous à coup sûr, car chaque jour en apporte des preuves nouvelles, mais existe au sein de la société toute une catégorie d’insensés vivant d’une vie particulière, calfeutrés en eux-mêmes et, par une contradiction singulière, jouant au dehors, un rôle quelquefois bruyant et souvent correct.

Les sujets de ce genre se révèlent brusquement parfois par un crime éclatant. Ils deviennent souvent le point de départ d’un procès en séquestration arbitraire, parce que leurs excentricités rendent enfin leur internement inévitable. Ils laissent derrière eux des testaments étranges et qui font souvent l’objet d’un litige devant lès tribunaux. Dans tous ces cas, c’est à vous, c’est aux médecins avant tout que l’autorité s’adresse pour trancher le différend. Voilà pourquoi la connaissance de ces singuliers malades vous est au moins aussi nécessaire que celle des sujets enfermés dans les asiles et qui font tous les jours le sujet de notre enseignement.

Voir en ligne : Septième leçon : « De la Mégalomanie ou délire ambitieux »

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Benjamin Ball, Du délire des persécutions ou Maladie de Lasègue, Asselin et Houzeau, Paris, 1890.

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