Un jeu (je) de cheval : une invention schizophrène
par Barbara Bonneau
Entre vérité et savoir, l’oeil et le regard
« Dites-moi la vérité », disait un homme schizophrène que je venais de rencontrer à l’hôpital psychiatrique. « Est-ce que mon visage n’est pas plein de trous ? Est-ce qu’une femme pourrait m’aimer ? »
Réduit à être un pur signifiant du manque de l’Autre, le seul moyen qu’il avait à ce moment pour établir une localisation de la jouissance de l’Autre en dehors de son propre corps était la défécation. Comme pour l’Homme aux Loups, il rejetait par cette expulsion toute signification de la castration de l’Autre. C’est cette réjection, Verwefung, dont Freud dit qu’elle est autre chose qu’un refoulement, que Lacan a traduit par le terme forclusion. Cette notion élargie correspond à une abolition par le conscient d’une représentation de ce qui aurait pu être imaginé comme manquant [1].
« Je ne sais pas ma naissance. J’aurais voulu me voir naître les yeux ouvert », a-t-il conclu dans une lamentation qui ressemble à celle d’Œdipe. Mais comment pourrait-il voir, même sa propre image, dans le miroir, quand son regard est obstrué par la vision de ce qui lui semble être des trous béants ? « Est-ce que je suis aveugle ? » demande-il. Il est non voyant dans tous les cas au regard de « l’élision de castration au niveau du désir en tant qu’il est projeté dans l’image » [2] et ignorant pour autant qu’il y a une omission de la signification du manque dans l’Autre. « J’ai tué [tu es] mon père et je suis dans la glace ». La seule chose qu’il connaît de son père est que ce dernier est tombé d’un échafaudage avant sa propre naissance. « Est-ce que j’étais déjà dans le ventre de ma mère quand mon père s’est tué ? » demande-t-il.
Les dires de cet homme et surtout leurs implications m’ont fait penser non seulement à l’invention du Complexe d’Œdipe par Freud mais encore plus à la formulation lacanienne de la disjonction de la vérité et du savoir qui est produite par le discours, et l’assemblage de cette disjonction avec celle que Lacan décrit dans la pulsion scopique. Le développement de ce deuxième point fait partie du thème de deux thèses précédentes qui incluent aussi une discussion concernant le développement d’un certain type de métaphore subjective [3]. Alors comment le sujet schizophrène invente-t-il ce type de métaphore, si nous pouvons l’appeler ainsi ? Quelle est sa fonction ?
Des signes gelés et des chaînes glissantes
Il me semble que cette image gelée dans le miroir était apparentée à quelque chose d’également pétrifié dans sa parole. Pendant la période féconde du délire du sujet, ses mots étaient considérés comme schizophasiques. Cependant un examen rapproché de sa parole révélait une structure. Celle-ci dépasse la structure d’une qualité poétique illustrée par les répétitions métonymiques des phonèmes.
Premièrement ces phonèmes semblaient être joints à une sorte de métonymie du corps, en plus de l’homophonie, qui semblait exister pour créer une densité de son langage. Deuxièmement, ce que le patient appelait : la métamorphose, ou le changement des hallucinations visuelles de son image dans le miroir, semblait être lié avec les chaînes glissantes des signifiants en l’absence des points de capitons [4].
De telles affirmations dépendent d’un examen de la parole du sujet dans sa propre langue, ici le français. Cette investigation fournit la base phonétique correcte pour comprendre les arrangements syntactiques et pour identifier les transactions paradigmatiques La difficulté de traduire le texte d’un schizophrène dans les termes des deux axes démontre-t-elle aussi l’occurrence d’un procédé spécifique de la parole chez le sujet ?
Voici quelques exemples du discours de ce patient :
« On m’a pris pour un lion par l’adjectif trop parfait de moi, pour ma clé, mon échappée, ma naissance, mon accident. Je suis l’adjectif parfois, je refuse tout traitement, je suis un mage, une étoile, l’échappé, je suis un peu un pur, un adjectif parfait. Je me bats depuis un an avec mon visage, mon image, quand j’étais encore dément, je n’étais pas encore démantelé par la doctrine » [5].
Du discours du patient nous pourrions comprendre que le sujet parle de sa naissance, de ses troubles et de ses croyances. Cependant, au départ, il n’était pas question de dysmorphophobie. Ce qui m’a frappé était la répétition du phonème ou du signifiant age qui semblait fonctionner comme un moteur pour le reste du discours, et être retenu pour faire des séries [6]. Dans cette séquence, le phonème apparaît six fois, dans adjectif (3 fois), mage, visage et image, tous avec la même homophonie. Même si plus tard il racontait avoir remarqué des changements en lui-même lors de son dix-huitième anniversaire, il n’est pas question d’âge ou de devenir majeur ici. Il n’ y a pas de transaction paradigmatique consciente entre le signifiant et le signifié : age.
Ces éléments, apparaissant ici comme un retour de signifiant réel, sont présents au départ du délire du patient, dans ce délire et dans d’autres répétitions homophones. Le signifiant age semble déterminer, au moins en partie, et particulièrement à certains moments, la localisation de la jouissance de l’Autre sur le visage du sujet. Il réapparaît, sous la forme d’une recrudescence d’acné et d’un érythème sur sa figure les jours précédant son anniversaire, commémorant semble-t-il, ce jour pour lui. Dans ces circonstances il y a une relation entre le signifiant et le signifié [7]. Même avec l’échec d’identification de sa forme dans le miroir, il semble associer l’image qu’il voit comme lui appartenant par l’artifice de ce signifiant qui pourrait être considéré comme étant le trait unaire ou, einziger Zug, celui qui incarne [8]. Cependant, peut-on vraiment déterminer un signifiant maître pour la schizophrénie ?
Les prochaines séquences de parole que je propose d’examiner démontrent une autre caractéristique du langage de ce sujet. Les articulations en question semblent être déterminées non seulement par la localisation de la jouissance de l’Autre sur le visage du patient mais aussi par l’aspect virtuel de son apparence et la sorte de métamorphose dont ce sujet s’est plaint lorsque que la chaîne signifiant glissait sur la chaîne des signifiés. La forme la plus élémentaire de ces séquences accomplit la réduction que le patient exprimera, une fois son délire estompé, et elle agira comme un bouchon pour le manque dans l’Autre. Au départ, le patient a entendu des voix qui affirmaient qu’il était : « né d’une vache à lait » [9]. Parfois il entendait simplement : « tu es une vache à lait ». Il pourrait aussi entendre : « Tu es un cheval ». Il entendait également : Tu es un jeu de cheval. Le signifiant jeu peut être entendu comme une activité pour se divertir ou comme je, le pronom de la première personne. Non seulement il a perçu son image dans le miroir comme ressemblant à une vache à lait ou à un cheval mais dans une association qu’il fera des années plus tard, il admettra que pour lui cette voix disait que telle une vache à lait ou un cheval, il était un être supérieur et qu’il devrait contraindre les autres à se soumettre à lui.
Peut-être qu’avec ces idées qui lui sont venues, tels les signifiants qui se précipitaient à travers ses pensées, piégeant le signifié ici et là, il en déduisait que si une vache à lait était une figure de la fortune, un être supérieur, un mage, elle était aussi une figure d’un naïf à partir duquel on pourrait extraire de la fortune, ou de la jouissance. Cependant, il n’a jamais été tout à fait capable de construire un persécuteur, et son délire n’a jamais ressemblé à celui d’un paranoïaque.
Dans tous les cas, à ce moment là de son délire les voix disaient aussi qu’il était : « né de la peur ». Il disait qu’il voulait sangloter, chialer. Plus de dix ans plus tard il confie à son analyste qu’il a entendu une voix qui lui avait dit : tu es un chial. Ce néologisme, voulant peut-être dire quelque chose comme « un bébé Cadum » [10], semble être créé de l’expression argotique : chialer, sangloter ou pleurer excessivement. Il est difficile de dire à quel moment il percevait l’image du chial, si c’était avant, ou après qu’il ait commencé à pleurer, où encore si cette image participait seulement à une reconstruction après-coup. L’image dans le miroir n’était pas constante. Apparemment elle a changé encore, accompagnée par les modifications des hallucinations auditoires et les signifiants glissants de S2. C’est seulement par le fait que dans son discours il parle de son image que j’ai pu mettre en lien ce néologisme avec les autres éléments de son délire.
Néanmoins à certains moments le sujet ne peut plus créer une barrière avec l’appétit insatiable de l’Autre. Les hallucinations sont réduites à une commande simple, celle d’un automatisme : « Vas chier, aller ! » Sit venia verbo. Et avec cette demande menaçante, le sujet a mis en acte sa propre résolution, une séparation avec la jouissance de l’Autre, une production de faux a, une castration de sorte qu’il était momentanément soulagé de l’angoisse dysmorphophobique, et de ce sentiment d’être un « déchet humain ».
Chialer, je suis allé : ces réponses en forme de balbutiements contenant ce trognon de parole sont si semblables que la reconnaissance du flux [11] continu de la chaîne signifiant, avec un ancrage sur l’image du corps du sujet, semble aussi contiguë avec l’objet produit. Cette contiguïté donne véritablement l’impression que la parole est produite à partir de l’objet. La confusion des phonèmes proches, se manifestant souvent quand des signifiants sont perdus, participe à cette contraction de la chaîne parlée [12] [13]. Néanmoins, la distinction entre l’image (phallique) et l’objet matériel permet une compréhension améliorée du dilemme de ce patient.
L’icône ou l’être du schizophrène
Certains linguistes insistent sur la notion d’une langue originelle, dans laquelle les sons bruts, par exemple, pourraient devenir des signes [14]. Lacan insiste cependant, sur le fait que ces mots-phrases, capturés par la structure du langage, sont non décomposables. « Holophrase : il y a des phrases, des expressions qui sont non décomposables et rapportées à une situation prise dans sa totalité, ce sont des holophrases » [15]. Suivant les explications de Lacan [16] concernant les effets de l’holophrase du pair signifiant S1 et S2, j’ai pensé que je pourrais lier les phénomènes cliniques de la dysmorphophobie schizophrène avec ce que j’ai proposé d’appeler un icône [17] d’après la définition de Peirce de l’occurrence simultanée du signifiant et du signifié, où l’un est représenté par l’autre [18].
Cette structure semble être différente de ce qu’Armando Ceccarelli [19] décrit comme étant l’autistique pseudo métaphore parce qu’il permet à la parole du sujet schizophrène de devenir non seulement « publique » à un certain niveau, mais aussi de trouver une forme de suppléance pour la métaphore (qua) du sujet. De plus, le terme « pseudo métaphore » suggère une forme de substitution pour quelque chose qui occulte le manque dans l’Autre. Cependant, il ne semble pas permettre la moindre possibilité de représentation, ou de remplacement, seulement une forme d’idéation observée par Leonardo Rodriguez chez des sujets autistes comme étant celle qui correspond à l’expansion de l’Autre « en extension et complexité ». La coïncidence du signifiant et du signifié ne permet apparemment pas le moindre écart entre ceux-ci dans la pseudo métaphore autiste [20].
En ce qui concerne les schizophrènes, il me semble, que cette structure de l’icône remplacera à l’occasion le signifiant du père symbolique de castration [21], même passagèrement, bien qu’elle empêche l’opération de signification de l’absence de l’Autre dans le sens absolu. Ce sont pour ces raisons qu’il me semble que la possibilité d’une substitution pour le manque dans l’Autre, créée à partir de ce qui avait été précédemment un bouchon, a été nécessairement créée à partir d’un point de capiton entre le signifiant S2 et le signifié, plutôt qu’entre le signifiant S1 et l’objet a. Ce type de relation serait corrélé avec une séparation possible du signifiant et du signifié malgré leur apparence identique. La distinction entre le signifiant et le signifié est peut être ici seulement une inférence logique, mais qui semble nécessaire pour décrire l’invention d’une suppléance ou même un sinthome [22] par le sujet schizophrène.
Nous pourrions facilement nous demander pourquoi l’ancrage est sur le deuxième signifiant plutôt que sur le premier ? Pourquoi considérer cette icône comme étant créée par ce nouage imaginaire, liant le corps au deuxième signifiant plutôt qu’au premier ? Le premier signifiant n’est-il pas suffisant pour lier le corps aux signes linguistiques ? Ce serait attrayant en effet, pour les neurologues, que le langage possède un « ancrage anatomique », une sorte d’objet de pensée qui existerait dès la naissance. Pour Freud et pour Lacan, la notion de corps est déjà une entité marquée par la signification et qui élude ainsi sa substance somatique. Cependant, la transformation d’un objet matériel, réel pouvons-nous dire, en élément verbal est une tâche apparemment complexe, bien qu’imaginée par certains linguistes. Ainsi Lacan a développé la notion d’holophrase qui concerne pour lui la gélification des premiers signifiants comme le résultat d’une forclusion de la signification de l’absence de l’Autre, indiquée par S1 et S2. Pour lui, S1 et S2 sont tous les deux des éléments nécessaires de l’opération de solidification qui inclut également la relation de l’image de l’objet parmi les termes. L’image de l’objet correspond au signifié en termes linguistiques.
L’objet en question n’est pas l’objet a. Bien que le sujet essaie de récupérer l’objet matériel pour satisfaire la demande de l’Autre, l’objet qui participe à l’holophrase est un objet signifié. Il correspond au contenu psychique de la même manière que l’objet a le ferait, s’il pouvait être signifié. Il est réel pour autant qu’il dépende des hasards de la présence de l’Autre. Il semblerait que la marque laissée par l’Autre est là comme une sorte d’empreinte ou de trace à la place de l’absence, même dans la schizophrénie. Cette marque reste corrélée avec encore un autre signifiant et une image, peut être celle du phallus imaginaire. Lacan remarque [23] :
« J’irais jusqu’à formuler que, lorsqu’il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2, lorsque le premier couple de signifiants se solidifie, s’holophrase, nous avons le modèle de toute une série de cas — encore que, dans chacun, le sujet n’y occupe pas la même place. »
Pour le sujet schizophrène, le premier signifiant [24] permet au sujet de reconnaître l’image, ou le contenu signifié qu’il voit, comme lui appartenant malgré sa qualité inhumaine, mais seulement parce qu’il est capable de remplir le trou laissé par l’Autre avec d’autres signifiants et le signifié.
Dans les séquences parlées de ce sujet schizophrène, le signifiant : je suis et le signifiant : chi, sont conjoints comme le code et le message que la séquence supporte. Cependant, dans cette conjonction, il y a aussi parfois une conjonction entre l’objet matériel et l’image signifiée, comme cela semble être le cas avec les sujets autistes.
Localisant l’holophrase
Pour ce sujet schizophrène, où se produit précisément l’occurrence de l’holophrase ? Est-ce qu’elle est repérable à l’endroit d’une connexion que l’on pourrait retrouver à partir du signifiant age dont j’ai indiqué ci-dessus qu’il pourrait être un S1. Rappelons qu’ici le sujet localise quelque chose du manque dans l’Autre, dans les trous qu’il voit dans sa figure : visage, image… Ainsi, fait-il apparemment différentes ébauches de symbolisation qui tentent vainement d’intégrer et de neutraliser le traumatisme résultant ? Ou, l’holophrase ne se situe-t-elle pas plutôt dans la chaîne de signifiants homophones qui sont ancrés au signifié comme terme paradigmatique pour l’objet en question, entre les homophones : j’ suis et chi ? [25] [26]. Pour Lacan « l’holophrase n’est pas intermédiaire entre une association primitive de la situation comme totale, qui serait du registre animal, et de la symbolisation ». Il s’agit de « quelque chose où ce qui est défini à la limite, à la périphérie »… « Toute holophrase se rattache à des situations limites, où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre » [27]
Il semble que l’hypothèse que le sujet semble faire est : « je suis » (mon père), démontrant la confusion entre l’image du sujet et celui du phallus imaginaire, et contribuent à la confusion entre l’image et le réel, presque identique à celle citée ci-dessus : je suis et chi [28].
La phrase suivante illustre les hypothèses du sujet : « j’ai tué mon père et je suis dans la glace » [29] (ou l’image comme il le dit également) et/ou « J’ai, tu es mon père et je suis dans la glace », selon la façon dont les axes du langage permettent de comprendre le contenu de ses dires. Cette phrase souligne les effets d’une confusion possible entre les pronoms et les verbes à la première personne en français être et avoir : j’ai, tu es, mon père. Le seul paramètre constant dans cette phrase est la conclusion. Il dit qu’il est dans le miroir, et ce qu’il voit là est apparemment lui-même, que l’image soit celle de son père ou celle d’un autre être ou chose.
Lacan dit que la fonction de l’holophrase est qu’elle participe à « l’unité de la phrase », dans la mesure où le code et le message sont confondus. Il articule cette fonction avec celle de la phrase pour disjoindre la notion du besoin des termes de la demande. La phrase holophrastique ne peut être, selon Lacan, réduite à sa fonction parce qu’elle est prise dans le discours du sujet [30]. Si nous suivons la définition de l’holophrase proposée par Lacan, nous devons en retenir, me semble-t-il, que les termes homophoniques qui ont été identifiés pour ce sujet ne participent pas seulement à l’unité de la phrase, mais répondent aussi aux critères de discours par la capacité de ces termes à donner une consistance au corps du sujet, indiquant par là son lien avec le langage de l’organe et le néologisme.
Cependant, il pourrait être utile d’ajouter que les effets de l’holophrase sont tels que les points variés de la jouissance de l’Autre et les termes référents qui semblent les définir sont liés d’une certaine façon à cette holophrase. Les mots visage, image, etc., sont-ils simplement des associations que l’on pourrait s’attendre à voir dans le miroir, et /ou la répétition du signifiant age, une production d’un signifiant vidé et mis en série ?
Peut-être le malade nous fournit-il d’autres indices dans cette séquence venant des premiers moments de son délire : « Le dernier je(u) est un je(u) de cheval, c’est un adjectif… » Le phonème ad semble s’agglutiner au phonème je, permettant ainsi une forme d’idéation qui s’étend par « contamination » [31] : « On m’a pris pour un lion par l’adjectif trop parfait de moi, …, je suis un mage, …un adjectif parfait ».
Si nous analysons en interprétant ces séquences d’après Freud, et en passant par Jung, nous pouvons obtenir la condensation : « Je est un adjectif trop parfait de moi »… « C’est un cheval ». Le « j » seul ne fonctionne que sur la dimension syntactique. C’est un qualificatif du moi. Ce n’est que la fusion de ce phonème avec le phonème « sui » qui permet un fonctionnement aussi sur l’axe paradigmatique grâce au boulonnage par l’icône. Cette interprétation est un peu comme celle d’Artaud qui affirme être un « moi-poux » [32]. Notre patient par moment se croit être un « moi-cheval ».
L’association du contenu signifié (l’image virtuelle, ici d’un cheval) avec les signifiants de l’holophrase, soutient l’idée que l’icône se produit sur le deuxième signifiant, permettant un enchaînement, quoique limité, des signifiants. Il semble y avoir une substitution par laquelle il y a une tentative d’association avec d’autres signifiants (age) même si ce qui apparaît comme un « métonymie du corps » est une forme restrictive d’association, où le manque par lequel la métonymie est construite est presque obvié. Cependant, la substitution semble arriver aussi bien à partir de l’association de deux contenus signifiés : visage ou image, et celui du chi-al, et les signifiants qui y sont associés. Le sujet indique que pour lui, « je » décrit tout ce qu’il voit dans le miroir [33]. Il est chaque mot qui le qualifie et son image reflète cette qualification. Cette « reconnaissance » semble être le résultat de l’holophrase [34] [35]. C’est donc le verbe être (suis), holophrasé au terme du corps (chi), qui lui donne cette possibilité de consistance [36]
Intervalle holophrastique et invention schizophrène
L’holophrase est ce qui est responsable non seulement de l’absence de l’intervalle entre S1 et S2 qui empêche la séparation de l’objet a, mais elle permet aussi l’invention d’une suppléance pour l’absence de métaphore qua du sujet. La notion de suppléance suggère qu’il y a une forme de substitution qui se produit. Cependant, l’icône ou pseudo métaphore, même si il agit comme le dernier point de capiton restant qui empêche le sujet de perdre tout lien avec sa langue, ne permet pas, en lui-même, au signifiant de représenter un sujet pour un autre signifiant. L’intervalle absent entre S1 et S2 empêche la division du sujet par une opération qui pourrait soustraire quelque chose de l’Autre. Néanmoins, il semble que cette brèche peut être plus ou moins ouverte.
Les chaînes glissantes génèrent des images qui permettent au sujet de prendre un peu de distance avec l’image en miroir pour permettre une forme d’existence plus satisfaisante, peut-être comme celle du sujet autiste lorsqu’il se met à parler. Cependant, aucune forme d’ancrage n’a empêché la forme dans le miroir de changer, et suite à la médication qui calmait le délire, la métamorphose s’arrêtait, laissant le sujet avec une réponse très médiocre à la jouissance de l’Autre — l’icône. Et en fait, sous cette forme élémentaire, il semble y avoir peu ou aucune différence entre le schizophrénique icône et l’autistique pseudo métaphore.
Peut être la seule différence entre ces structures est que l’icône reste quelque peu active et mobilisable dans une chaîne de parole. Par le passé, ce sujet n’était pas autorisé à sortir de l’hôpital psychiatrique. Un changement dans la politique de gestion de la maladie mentale en France a permis à ce patient une nouvelle forme de soins dans laquelle il pouvait obtenir des permissions pour quitter l’hôpital et même bénéficier de soins externes. Bien que le patient se soit abstenu d’exploiter ses droits nouveaux, il lui arrivait de quitter quelquefois l’hôpital, accompagné d’un infirmier et de quelques autres patients. De cette manière il a pu développer un goût pour les paris dans les bars PMU du quartier. Quoi que ses craintes de rencontrer le regard de l’autre soient augmentées pendant ces sorties, particulièrement quand il était seul, elles lui ont permis de parier. Nous pourrions comprendre ces paris comme initiateurs d’une question concernant l’être pour lui. Or une question n’est pas être. Elle signifie quelque chose d’autre qu’une présence réelle.
Me rappelant ce que ce sujet a dit pendant la période féconde de son délire concernant un je(u) de cheval, j’ai remarqué que son syndrome dysmorpho-phobique semblait être quelque peu soulagé par sa participation aux paris. Freud a observé dans le jeu du fort-da l’articulation du signifiant de l’absence de l’Autre généré par l’absence répétée créée par le lancement d’une bobine par un enfant. Cette création d’une sorte de champ vide par l’enfant était un moyen d’exercer quelque peu le hasard de la présence réelle par sa propre automutilation. « Cette bobine, ce n’est pas la mère réduite à une petite boule par je ne sais quel jeu digne des Jivaros — c’est un petit quelque-chose (sic) du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu. C’est le lieu de dire, à l’imitation d’Aristote, que l’homme pense avec son objet » [37]. Peut être le sujet schizophrène déploie les éléments de l’icône par ce moyen, détachant une partie de lui-même dans une automutilation qui échappe momentanément au réel.
Pour Pierre Bruno, ce qui « est spécifique à la schizophrénie est le fait que le sujet est signifié par la phrase qui parle de lui, sans jamais être nommé, c’est-à-dire pour le dire, isolé en tant que tel dans le langage » [38]. Cependant, ce sujet semble démontrer que bien qu’isolé quelque peu dans le langage, il y a un accès certain à un « noyau d’identification », différent de celui de la paranoïa. Or cette différence est au-delà du champ de cet article. Ce sujet schizophrène semble démontrer qu’il a trouvé un moyen de compter sur un dispositif qui est plus que celui d’une « signification ». C’est déjà une forme de nomination [39].
Le sujet qui dit : « Je suis un je de cheval » ou « Je suis un jeu de cheval », bien que le pronom de la première personne soit englué dans ce qui parle de lui, est peut être dans une position bien différente de celle identifiée par Leonardo Rodriguez comme étant la position du sujet autiste « un sujet sans un nom propre, qui dans l’acte de sa parole répète les signifiants (réduits à des signes gelés) de l’Autre. Au lieu de l’identification primordiale avec le signifiant de l’idéal (I), le sujet autiste reste identifié avec ces signifiants pétrifiés » [40]. Bien que le sujet schizophrène reste quelque peu identifié aux signifiants gelés, comme le sujet autiste, il y a une possibilité de discours. Ce discours permet au sujet une participation sociale limitée qui lui permet d’exister dans son propre corps. Il pourrait ainsi lire le journal, s’aventurer dans des bars, consommer une boisson, affronter le regard de l’autre, et même, partager l’argent qu’il a gagné occasionnellement, même si cette stabilisation devait être récréée chaque fois.
Sa question concernant quel pari, quel idéal, quel cheval, quel nom sur lequel parier est lié à l’icône, gelée au premier signifiant. Cependant, la structuration de la parole en forme de question, qui pour lui est une question d’acquérir un nom, est une sorte de quête épistémologique ouverte par les réponses possibles qui ne dépendent plus seulement des hasards de l’Autre. Il semble fournir, par ce moyen, un intervalle suffisant pour créer un sinthome, précisément parce que la question génère un manque métonymique dans la chaîne signifiante. C’est bien ici qu’un autre signifiant, peut être celui qui indique le sujet pourrait être représenté, même momentanément. Par ce dispositif, il me semble, le sujet crée une sorte de truchement similaire à celui créé par la disjonction de la vérité et du savoir. Sans l’invention de cette possibilité d’une rencontre ratée, le sujet serait toujours perdu dans sa quête symbolique, … hors(e) discours(e). Of course !
Juin 2003.