Voyage au pays narcissique
Si la langue peut être considérée comme le meurtre de la Chose (das Ding), les indices de ce meurtre peuvent se retrouver dans ces éléments de la langue devenue étrangère, surtout quand des « indiques » bilingues démasquent les signifiants originaires. Ces indiques se manifestent souvent sous forme d’un démenti qui, chez les patients bilingues, s’ancre sur une langue avant de trouver leur expression dans une Autre langue. Les signifiants qui accompagnent l’effroi devant la castration de la mère deviennent étrangers pour créer un substitut phobique à l’objet phallique fait avec le blason anamorphique de la Chose. Cette forme de démentir permet ainsi au sujet d’esquiver la privation où il y a un trou réel. Quant à l’obsessionnel, il tente d’annuler l’absence de l’Autre dans son rapport à la division en même temps qu’il « annule » la présence de l’analyste par son mimétisme verbal et l’anticipation d’un raisonnement, se constituant lui-même comme objet de jouissance de l’Autre. Il peut faire apparaître ainsi sur la scène ce qui est coupé d’ordinaire de sa propre image spéculaire. Cette mise en scène de la question être ou ne pas être, fait écran ou barrière de jouissance. Dans son versant d’Idéal du Moi, aussi bien que dans le versant de Surmoi, l’obsessionnel s’assure toujours de la présence de l’Autre au-delà de la question de jouissance en quémandant le phallus symbolique, soit sous forme de reconnaissance pour sa performance intellectuelle, soit sous forme de remontrance pour son activité masturbatoire. À la différence du pervers, le démenti obsessionnel se situe dans l’expression d’un contraire à l’intérieur d’une structure clinique de la névrose.
L’importance des langues étrangères chez l’homme aux loups, dont le vrai nom était Serguei Pankajeff, a été soulignée d’abord par Freud. Selon certains auteurs, le fétichiste en question dans l’article de 1927 de Freud, « Le fétichisme », n’est autre que ce même sujet.
D’après Freud, la partie du corps « érigé comme condition de fétiche » [1], le nez ou plutôt l’image de son nez, sera donc ici identifiable par son équivalent symbolique : un phonème anglais qu’il associe à son propre nez [2]. L’homme aux loups avait une nurse anglaise et sa langue maternelle se confond presque avec la langue anglaise [3]. Freud ne tire pas complément parti de la polysémie de significations du mot : nez [4]. En effet, l’homme aux loups, s’il s’agit de bien de lui, se prête à une possession contemplative, fantasme au niveau de l’Autre à travers ces significations. Le désir de savoir, donc un manque, essentiellement refoulé chez l’homme aux loups comme désir d’un savoir sur la scène originaire, est prêté à l’Autre (ce pourquoi il n’a pas entièrement tort par rapport aux interrogations de Freud).
Le sujet semble vaciller avec ces différentes significations d’une identification au corps de la mère (nose), à l’identification avec une image dans le fantasme, celle de lui-même au nez brillant (un regard sur le nez, pour se garantir de la présence de l’Autre), à l’identification avec un des Noms-du-père, le maître, celui qui sait (he knows), avec enfin une positivation du phallus symbolique sous une forme anamorphique, le trou sur le nez brillant.
Ainsi l’homme au nez brillant (l’homme aux loups) tente d’éblouir Freud par l’introduction de ces deux signifiants (Glanz et nose), miroitant ainsi l’analyste dans sa dimension de « sujet supposé savoir », tout en introduisant le phallus avec tout son ambiguïté à la fois sur le plan imaginaire (comme phallus manquant) et symbolique en référence à l’Autre (traduit dans le langage : He knows (il sait) [5]. La solution refoulée de l’énigme de savoir est prêtée à l’analyste.
L’homme au nez brillant s’engage ici avec Freud dans un jeu de cache-cache, recouvrant l’objet du regard d’une image, façonnée à partir du symbolique, ou cet équivalent du mot d’esprit. Au lieu des pensées conscientes et inconscientes qu’il cherche à dissimuler, et qui sont demandées par l’Autre, il présente son nez brillant à l’observation de l’Autre, il le montre. Ici, l’objet a, comme regard sur le nez ou sur le brillant sur le nez, est à définir comme appartenant au sujet et non à l’Autre, mettant ainsi au clair la fonction de la disjonction du sujet à l’objet a, la disjonction du savoir de la vérité [6]. En effet l’homme aux loups semble plutôt avoir construit un symptôme. Il tient en réserve quelque chose de cette énigme de savoir par le biais d’une langue étrangère. Et il croit que son analyste est suspendu à ce quelque chose. Bien qu’il sache en partie ce qu’il cache du regard de Freud (les bijoux venus de Russie qui aurait pu servir pour payer ses séances), il ignore sa vérité de sujet qui passe par l’analyse de ce symptôme, dans toutes ses langues. Ce symptôme n’est pas le trou dans le nez, qui survient dans le surgissement momentané du phallus réel, mais celui d’un brillant sur le nez. Or le phallus imaginaire s’incarne dans ce qui manque à l’image et c’est à cet endroit précis où paraît le phallus réel.
Cependant, le déplacement métonymique, vient faire articuler ce signifiant avec celui du savoir et avec l’Autre, porteur du signifiant, le Maître Savoir (He knows), le Maître Wolf, en l’occurrence Freud. Sur un axe syntaxique, le signifiant du Maître de savoir, s’articule aussi avec un autre signifiant de la mère, nez, nose, ou né (avec un coiffe de bonheur) qui nous ramène encore au voile, dans lequel le sujet se sent enveloppé et pour lequel il a consulté Freud.
C’est le rapport à la mère qui m’intéresse ici, surtout la mère en tant qu’instance réel ou Chose sur laquelle le prélèvement d’un objet, ou lettre à l’occasion, semble déterminant dans le choix du symptôme. C’est la mère dans la scène originaire. L’homme aux loups se construit, d’après Freud, dans une identification à la mère lors de cette scène. Le W, deux V du (W)espe ou le W de Wolf n’est pas seulement une lettre dont la forme s’est déterminée après la vision du sexe maternel. Le W est aussi signifiant du désir de la mère et s’articule en conséquence à d’autres signifiants sonores. Accolé simplement aux signifiants du sujet, comme c’est le cas dans le mot Wespe, sans la production du mot d’esprit : espe, S. P., nous pouvons presque parler de la métonymie de la Chose, ou d’une holophrase.
Le rêve où le sujet arrache les ailes d’une guêpe (Wespe) laissant en place par voie de refoulement le mot d’esprit, Espe, montre en quoi la proximité des signifiants joue dans cette relation d’écart entre le narcissisme et la libido. Le résultat surprenant de cette censure phonétique : Espe, est un Witz et non un néologisme. Or, la conséquence de cette élision de la lettre sous transfert est d’autant plus étonnante qu’elle produit quelque chose qui se trouve être la définition du sujet en termes du signifiant pour Lacan, S. P., les initiales de Serguei Pankajeff. Cette élision semble pertinente pour réfléchir sur l’opportunité de son utilisation comme paradigme pour un diagnostic différentiel, et du bilinguisme du surcroît.
Dédoublé, sous forme de lettre puis sous forme sonore de W, il commence déjà à s’éloigner et en analyse avec Freud, il se soumet à une forme métaphorisée de signifiant sonore refoulé. Rappelons que le Nom-du-Père fonctionne par le fait que, à la place du désir de la mère, peut apparaître un blanc, signifiant que le sujet se compte, que l’absence est représentée. C’est cet espace qui permet la métaphorisation dans le sens lacanien. Quand ce W ressurgit sous une forme anamorphique dans le rêve, sous forme à nouveau visible donc, il barre déjà le chemin du sujet de sa trajectoire vers la Chose. Ce qui était dans l’image est permuté au champ symbolique amenant avec elle la disjonction des termes : S1 et S2 et une discontinuité entre les signifiants et entre le regard et l’œil [7]. Le rapport libidinal est ainsi déjà restauré, un peu comme dans une reconstruction dans un délire, sauf que, au lieu de créer un écart avec le narcissisme, la forme anamorphique surgit là où cet espace existe, et parfois même dans un état de veille. C’est bien ce que semble signifier le trou dans le nez (nose), comme le voile, une sorte de cicatrice anamorphique du trou réel, signe non de psychose, mais de certitude.
Nous avons dans cette vignette clinique un bel exemple de ce que Freud a désigné sous le terme du Verneinung, la dénégation, où apparaît aussi une formulation précieuse des signifiants en rapport avec l’originaire. En effet, d’après ce récit du rêve, où l’homme aux loups voit cette fois-ci un homme qui arrache les ailes d’une Guêpe, la castration est à nouveau mise en jeu.
Le premier temps de la dénégation est le temps du Bejahung, ou temps d’attribution. Nous pouvons considérer la lettre W, d’après l’analyse de Freud, comme une sorte de blason anamorphique ou relique de la langue de la Chose. Ce W devient un signifiant sonore mais à l’origine, cette lettre est autre chose. La castration de la mère est ce qui est clairement entrevu ici, cette fois-ci sous forme d’un démenti. Cependant, sans cette Bejahung, ou jugement d’attribution, l’homme aux loups n’aurait même pas fait ce rêve.
La castration est ici prise en compte avant d’être expulsée par l’homme aux loups, moment d’un Ausstossung de ce qui du Moi est perçu comme étranger. Ce deuxième temps de la dénégation, est corrélé d’abord à un moment d’étrangeté chez l’homme aux loups : « Cela s’appelle-t-il Wespe ? J’ai effectivement crû que cela s’appelait Espe ». Ici le sujet s’exprime quelque chose sous une forme de démenti qui semble pourtant proche de sa vérité du sujet. C’est justement là où surgit le doute. Ce démenti se porte sur comment s’appelle l’animal. C’est le pendant à l’intérieur de la structure de la névrose [8]. Le jugement de condamnation se porte sur la lettre, ainsi que sur la castration. L’homme arrache les ailes et l’homme aux loups arrache le W, figure des ailes. Ce qui semble être arraché, et non rejeté, est le signifié du désir de la mère, soit le phallus réel. Le deuxième temps de la dénégation est presque aussitôt corrélé à un troisième temps, le jugement condamnation scellé par la substitution par un nouveau signifiant, S2, ou, en termes freudiens, un Vorstellungsrepräsentanz, un représentant de la représentation. Les initiales du sujet marquent l’accomplissement du Nom-du-père. Je dis presque aussitôt parce que nous marquons un temps de démenti chez l’homme mais il est trop tard. L’attribution étant déjà acquise par la chute de cette lettre W, le démenti ici n’est plus que l’ombre de la dénégation.
Ainsi, le jeu de mots par assonance du rêve, le espe du (W)espe ou le S. P. de Serguei Pankajeff, semble permettre le repérage des premiers signifiants du moment de la division subjective. La représentation du nom du sujet lui parvient dans une langue d’adoption, langue doublement étrangère, où le phallus est doublement négativé. De même pour sa phobie infantile, ce qui, s‘est érigé en phobie, le loup, semble avoir été construit à partir du corps de la mère avec l’adjonction des éléments bien connu du côté du père (contes du grand-père, position du père dans le coït, etc.), côté de l’Autre langue. C’est par le biais d’une langue étrangère que l’effroi devant la castration a trouvé le mot de la dénégation pour l’homme aux loups.