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Erland Nordenskiöld

La Conception de l’âme chez les indiens cuna de l’isthme de Panama

Journal de la Société des Américanistes (1932)

Date de mise en ligne : jeudi 26 juillet 2007

Erland Nordenskiöld, « La Conception de l’âme chez les indiens cuna de l’isthme de Panama. La signification de trois mots cuna, purba, niga et kurgin », Journal de la Société des Américanistes, Nouvelle série, t. XXIV, Fasc. 1, Paris, 1932, pp. 5-30.

LA CONCEPTION DE L’ÂME
CHEZ LES INDIENS CUNA DE L’ISTHME DE PANAMA
(LA SIGNIFICATION DE TROIS MOTS CUNA,
PURBA, NIGA ET KURGIN)
PAR ERLAND NORDENSKIÖLD [1]

À Monsieur Lévy-Bruhi.
Hommage respectueux.

Il y a quatre ans que je visitai les Indiens cuna de l’isthme de Panama, en compagnie de ma femme, du Dr S. Linné et de mon fils Éric. Au cours de ma visite chez ces Indiens, je tombai gravement malade et dus revenir à Panama-City, d’où peu après je rentrai chez moi en Suède. De mon voyage je rapportai, entre autres, plusieurs manuscrits, soit écrits par des Indiens cuna avec nos caractères, soit dessinés avec leur pictographie. Malheureusement, en raison de ma maladie, je n’avais pu en traduire et étudier de près que quelques-uns.

D’une manière ou d’une autre, il fallait arranger cela. J’invitai dans ce but un Indien cuna très intelligent, Ruben Pérez Kantule, à venir passer quelque temps en Suède. Pérez accepta l’invitation et voilà maintenant six mois qu’il est dans ce pays.

Quand Pérez arriva en Europe, il apportait des éléments manuscrits très précieux, qui à un haut degré complétaient mes collections. Il s’agissait, en premier lieu, de chants, d’incantations, de descriptions de maladies et de leurs remèdes, écrits en langue cuna et principalement en notre écriture. Pérez a écrit ceux-ci sous la dictée de vieux hommes-médecine et autres qui les avaient conservés en pictographie, laquelle ne fut transcrite par Pérez qu’exceptionnellement. Nous avons traduit ensemble les manuscrits indiens, et il les a commentés. De cette manière, j’ai des éléments de très grande valeur éclairant les représentations mystiques des Indiens cuna.

Outre les manuscrits en cuna, Pérez apporta une certaine quantité d’annotations en espagnol et en anglais, faites par lui et d’autres Indiens cuna, surtout sous la dictée de Nèle, leur chef et grand voyant. Celles-ci traitent des traditions et de l’histoire des Indiens cuna, et sont elles-mêmes de grand intérêt. Je ne m’occuperai pas ici de ces derniers éléments, je veux seulement faire ressortir que, par eux, nous connaissons, entre autres choses, ce que les cuna savent encore de la conquête espagnole de leur pays, et de la colonisation française de leur territoire au commencement du dix-huitième siècle.

La comparaison de ces traditions orales avec ce que nous lisons dans des relations faites à la même époque par des Européens est d’un grand intérêt. Nous avons ainsi un aperçu sur la valeur de la tradition orale comme document historique.

Quelques manuscrits en espagnol et en anglais sont même précieux pour la compréhension des idées religieuses des cuna.

Il y a beaucoup de choses à. savoir avant de comprendre les textes indiens. Ainsi, la langue des chants, des incantations et autres n’est pas la langue parlée, mais en partie une autre langue que les Indiens cuna ne comprennent certes pas tous. De plus, toutes sortes de circonlocutions possibles sont employées à un grand degré.

Dans l’imagination des Indiens cuna, les histoires de la création jouent un rôle énorme. Chaque chant magique doit être précédé d’une incantation qui parle de l’origine du remède employé, autrement il n’agit pas. Quand, dans les forêts vierges, les Indiens veulent essayer d’attirer vers eux les animaux, ils se baignent dans de l’eau où ils ont mis certaines plantes magiques. Avant le bain une incantation est prononcée par l’homme médecin. Si nous lisons une de ces incantations annotée par Pérez en pictographie, il s’y trouve : Dieu, Olotililisop, âme blanche, âme noire, âme bleue, âme rayée, âme jaune, âme teintée de rose, âme rouge, table, étoffe blanche, Olokebikdigiña et Olokebikdili. Sur ces derniers signes nous voyons des lignes en zigzag. Puis nous arrivons au coffre ulu, etc.

Le tout fait l’effet d’une parfaite absurdité. Pour comprendre cette incantation il faut savoir que Olotililisop est la première femme créée par Dieu et la mère du Tout, que purba, âme, signifie ici menstruation, la table, le sein de la femme, l’étoffe blanche, la vulve, Olokebikdigiña et Olokebikdili sont les noms du mâle et de la femelle de la plante pisep, que les lignes en zigzag représentent le cordon ombilical et que le coffre est l’abdomen de la mère.

De la même manière on emploie des circonlocutions dans d’autres histoires de la création. Celui qui ne connaît pas ces circonlocutions ne comprend rien.

J’ai dit que dans les chants et les incantations, une autre langue que la langue parlée est employée, et que dans les incantations des circonlocutions sont d’usage. Il faut aussi que nous sachions que dans les mythes et les noms propres on emploie des noms d’animaux tout à fait autres que dans la langue parlée, et que dans les chants, les animaux ont des noms spéciaux pour le jour ou la nuit, que les sorciers ont recours à des termes techniques pour les plantes médicinales, etc., pour comprendre combien l’interprétation des textes cuna peut offrir de difficultés. Nous voyons ainsi combien la tribu cuna est intéressante et combien sa culture est riche.

Les éléments dont je dispose maintenant sur les cuna semblent être considérables, mais il découle des discussions avec Pérez qu’ils ne sont qu’une petite fraction de ce qu’il y a à trouver chez eux. La-bas, il y a des quantités de chants de toute nature, des calendriers en pictographie, écriture en rébus ressemblant au vieil aztek, des planchettes avec des pictographies gravées en relief, etc. Nous verrons bien dans un prochain avenir ce qui paraîtra de nouveau. Beaucoup d’éléments disparaissent continuellement, car chaque homme-médecine emporte avec lui ses annotations dans la tombe, et les chants et autres choses semblables subsistent seulement si de son vivant ses élèves les copient.

Nous voyons ainsi de quelle sorte sont les éléments qui ont été apportés, et qui peuvent être apportés de chez les Indiens cuna. Je vais essayer de montrer comment ils ont contribué à nous éclairer sur l’idée de l’âme chez les Indiens, et sur ce que, dans le langage ordinaire, nous avons coutume d’appeler les attributs de l’âme. Ainsi, c’est la signification de trois mots de la langue cuna que je vais essayer d’expliquer, purba, niga et kurgin.

Au cours de cet essai d’explication, mon rapport pourra parfois certainement paraître inconséquent. Ceci est tout à fait naturel, car la pensée des Indiens quand il s’agit de l’immatériel ou de l’invisible n’est pas conséquente. Comme M. Lévy-Bruhi l’a exposé de main de maître, leur manière de penser dans bien des cas n’est pas logique.

Purba est le seul mot que les Indiens cuna possédant tant soit peu d’une langue étrangère traduisent par âme. C’est ainsi que même les savants qui s’occupent de l’histoire des religions devraient traduire purba, mais je préfère ne pas le traduire du tout. Il signifie tant de choses !

Purba d’une personne ou la somme de ses purbas [2] est en quelque sorte son double, en général invisible. Dans un chant sûrement très ancien, qui est chanté à la mort d’un Indien cuna, et dont je possède une annotation de Ruben Pérez Kantule, d’après son compatriote Iguatinigiñe, on trouve entre autres : « Ensemble les purbas quittent le corps, les purbas des cheveux le quittent, les purbas des doigts le quittent, les purbas du cœur le quittent », etc. De plus, il y est dit que la purba de l’homme reste en pleurant à l’extrémité du hamac, et se désole de devoir quitter sa femme, sa maison, sa chasse, etc. Un peu plus, loin le chanteur dit aux esprits qui accompagneront le défunt dans l’Empire des Morts : « Les purbas du mort sont prêtes à se lever. Vous ne devez pas laisser quelque purba. Si vous laissez quelque purba il y aura du bruit. Si le -mort s’est querellé avec sa femme, vous ne devez pas laisser cette purba, cette querelle ». Plus loin dans le chant, le mort n’est plus appelé purba, mais nagibe. Il est évident que chaque partie du corps de l’homme a plusieurs purbas, qui toutes ensemble constituent un tout qui est une réplique invisible du corps.

Dans ce chant comme dans quelques autres, qui sont en partie de très poétiques descriptions, on parle du voyage de l’âme à l’Empire des Morts et à travers ce dernier, où la purba est exposée à tous les dangers possibles et à des destinées merveilleuses. Les dangers traversés, la purba vit dans l’autre monde de la même manière que dans le premier, quoique dans des conditions bien meilleures et plus heureuses. Là il n’est question que d’une purba.

Dans certains cas de maladies, surtout quand une personne a eu peur, les cuna se figurent que la purba de la personne a été ravie par un põni, un démon. Elle peut être emmenée dans la demeure des démons. Ici non plus on ne parle pas de plusieurs purbas, mais d’une purba. Le malade dont la purba est enlevée peut tout de même parler et penser. Je vais reproduire ici ce que Pérez raconte sur quelques-uns de ces cas de maladies.

Une femme cuna avait été une fois à l’embouchure du Rio Nargana. Elle y avait eu peur, et quand elle rentra chez elle elle eut une forte fièvre. Elle chercha à découvrir quelqu’un s’entendant à faire sortir les esprits protecteurs, nuchus. Mais il ne comprit malheureusement pas où était sa purba perdue, et envoya les nuchus la chercher à l’île Nargana. Quand la famille vit que la femme ne se rétablissait pas, un des proches parents se rendit près de Nèle, le voyant des Indiens cuna qui habite Ustûpu et qui a une excellente réputation pour son pouvoir à découvrir les maladies. Nèle dit que la purba de la femme avait été ravie quand elle était à l’embouchure du fleuve Nargana, et que les démons avaient déjà emmené sa purba au second étage des enfers, et qu’on ne pouvait pas la sauver. Ainsi, comme la cause de la maladie de la femme avait été expliquée trop tard, elle mourut.

Pérez a eu lui-même plus de chance dans un cas analogue. Il était dans la forêt et eut peur. À son retour à sa cabane il commença à avoir la fièvre, et le jour suivant il était tout à fait mal. Pérez ignorait la nature de sa maladie, et sa famille lui enjoignit de raconter les songes qu’il avait faits pendant la nuit. Il raconta donc qu’il avait rêvé qu’il s’était rendu au même endroit de la forêt vierge où il avait été le jour précédent. Les membres de la famille appelèrent alors quelqu’un qui, à l’aide du chant du piment, arriva à faire sortir les esprits protecteurs pour porter secours à Tapurba ravie. Il s’assit au pied du hamac de Pérez et chanta ; sur quoi Pérez s’endormit. En rêve il vit des gens aller à l’endroit de la forêt vierge où il avait été. C’était les esprits secourables, nuchus. Ils lui dirent : « Rentrons à la maison », et il revint à la maison au milieu d’eux, à l’abri des démons. Quand Pérez arriva chez lui, il se réveilla, le chant avait pris fin au même moment. Le même jour il était rétabli.

Les rêves jouent un rôle prodigieusement grand pour les Indiens cuna lors de la recherche des causes des maladies, etc. Une personne, par exemple, a été malade et rêve d’un endroit où elle s’était trouvée peu ayant. Ceci a pour cause que sa purba a été enlevée à cet endroit précis et y est restée. Certains rêves sont de très sérieux symptômes de maladie. Une jeune fille de Nargana rêvait beaucoup de personnes mortes. Pérez conduisit à Nèle un esprit protecteur, nuchu, que la jeune fille avait tenu quelques minutes dans ses mains. Nèle expliqua que c’était des démons et non des morts qu’elle avait vus, et dit qu’elle devait se baigner dans une certaine drogue, autrement elle deviendrait folle.

Je parlerai plus loin des esprits protecteurs, nuchus.

La femme nommée en premier lieu mourut de ce que sa purba avait été enlevée et non ramenée à temps à son corps. Ici il n’est question que d’une purba, et on ne dit rien de la manière dont la purba prisonnière réussit à se délivrer du pouvoir des démons. Mais dès sa mort la purba commença à errer dans l’Empire des Morts. L’explication donnée de cela par Pérez, que l’homme a deux purbas, une qui sera enlevée et une qui ira dans l’Empire des Morts, ne doit être acceptée qu’avec précaution, il faut la considérer comme une conclusion en réponse à ma question. Dans les vieux chants on ne parle que des nombreuses purbas des parties du corps, qui, réunies, constituent une purba.

D’après Pérez, lorsqu’il s’agit de légers accès de fièvre, les Indiens cuna disent que ce n’est pas la bonne âme purba nùedi, qui a été enlevée mais une purba moins importante. Ceci aussi prouve que les Indiens se figurent que l’homme a plusieurs purbas.

Les gens ont plus ou moins de purba. Quand quelqu’un a été mordu par un serpent, celui dont l’épouse attend un enfant ne peut pas aller chez le malade, car lui et son épouse ont beaucoup de purba (purba kanerba). D’autres personnes peuvent également avoir beaucoup de purba. Ces dernières peuvent aller chez le malade après s’être drogué de la même manière que celui-ci. Celui qui a été mordu par un serpent ne peut pas aller au village, car là ii y a beaucoup de personnes possédant purba kanerba.

Une quantité de maladies n’ont pas leur cause dans ce que la purba a été enlevée. La diarrhée, par exemple, ne s’explique pas de cette manière, c’est pourquoi on ne la guérit pas non plus par des incantations et des chants, mais seulement par des drogues. Elles sont même causées par des démons, mais ceux-ci n’ont pas enlevé la purba du malade.

La malaria n’a point non plus sa cause dans ce que sa purba a été enlevée. C’est seulement Nèle qui peut décider si une maladie a sa cause dans l’enlèvement de purba. Il fait ceci avec l’aide de son esprit secourable, nuchu.

Le fait que purba peut se détacher du corps alors qu’on est vivant est évident, puisqu’elle peut entre autres être dérobée. Quand dans un rêve on rencontré une personne décédée, d’après Nèle, ce n’est pas sa purba que l’on voit, mais un démon qui a pris la forme du défunt. Quand quelqu’un racontait au voyant Nèle qu’il avait été chez Dieu qui était vêtu d’un habit d’or et avait un chapeau d’or, ce dernier expliquait que ce n’était pas vrai. Ce qu’il avait vu était un démon qui était venu à lui.

La majorité des Indiens cuna croient que leur purba peut se détacher du corps pendant le sommeil ou quand on est évanoui. Il est très commun qu’ainsi les Indiens parlent des différentes sortes d’événements survenus quand, pendant le sommeil, leur âme a quitté leur corps. Au cours d’un rêve analogue, un Indien apprit que sa fille décédée quand elle était petite avait cinq enfants dans l’autre monde. Un homme de Nargana alla au village éloigné d’Arqui, où mieux qu’à Nargana les Indiens ont conservé leurs anciennes idées. Il arriva qu’un jour, il tomba d’un arbre et demeura évanoui sur le sol. Aucun des Indiens Arquia ne s’avança pour le secourir, mais ils s’en allèrent. Quand il revint à lui, il demanda pourquoi ils l’avaient laissé sans aide, et ils dirent que c’était pour ne pas effrayer sa purba, car ils, risquaient qu’elle ne revînt pas prendre possession du corps.

Si une personne est un sorcier méchant, tûlekûnedi, il peut pendant le rêve faire du mal à une autre personne. Un homme gravement malade vint un jour trouver Nèle. Il avait été enchanté par un sorcier à Carti. Il vomissait du sang et Nèle dit qu’il ne pouvait pas le sauver, car il était trop tard. Quelque temps plus tard, Nèle rêva que ce sorcier venait pour le tuer avec un couteau, mais que les esprits protecteurs, nuchus, intervinrent et le défendirent. Nèle dit que sans eux le sorcier l’aurait tué. II n’expliqua pas si c’était la purba du sorcier qui était venue pour l’assassiner.

Dans le village cuna Ailigandi, se trouvait quelqu’un qui était né nèle, mais qui ne s’était pas baigné dans des drogues et qui par suite n’était pas un vrai voyant. C’était les femmes qui l’avaient vu naître, qui savaient qu’il était nèle. Des gens rêvèrent que ce nèle venait pour les tuer, ou qu’il leur offrait un breuvage, et qu’après l’avoir bu, ils tombaient malades. C’est pourquoi ils comprirent qu’il était un sorcier méchant. Quant à lui il ignorait son malheur. Malgré l’opposition des plus vieux, il fut assommé par les jeunes gens.

Si quelqu’un rêve qu’il est assassiné et ne réussit pas à se défendre, il meurt pendant son sommeil. Pérez n’a pas expliqué comment on peut savoir que cela se produit. Parfois un sorcier peut échouer. Nèle dit une fois à Pérez, que pendant son sommeil quelqu’un lui avait donné une drogue dangereuse mais qu’elle n’avait eu aucun effet.

Les cuna ne craignent point la purba d’un sorcier décédé. Il n’est dangereux que de son vivant, et comme on dit, sans le savoir lui-même.

Ce n’est pas dangereux de rêver que soi-même on tue. Cela signifie qu’on va tuer un gros animal.

Si quelqu’un dépose dans la main d’un mort des oeufs, des cils et de ses propres cheveux, d’après ce que la majorité des cunas croient, quelques mois après il rencontrera en rêve la purba du défunt. Nèle semble pourtant douter si c’est bien ce dernier que l’on rencontre. D’après lui c’est un démon qui a pris la forme du mort. Même dans d’autres cas Nèle semble être un peu sceptique. Nèle féminin à Ustipu, Nèlégña, dit qu’elle s’était rendue en rêve à un endroit où elle avait vu toutes sortes de gros animaux et de grands bâtiments. Nèle dit que ce que la vieille racontait était pur mensonge.

L’interprète des songes à Ustûpu est pourtant avant tout Nèle. C’est à lui que vont les Indiens pour savoir si leurs rêves signifient maladie, malheur, bonheur, ou tout simplement rien du tout. Par suite, il a une influence sur l’esprit des autres Indiens et il y a ainsi une certaine opposition dans la conception des esprits à Ustûpu, village de Nèle, et dans les autres villages.

Quand la purba d’une personne erre dans l’Empire des Morts, elle est exposée à tous les dangers possibles, en punition du mal qu’elle a fait sur la terre. On dit, par exemple, qu’elle est dévorée par des bêtes sauvages. C’est toutefois une erreur de croire que de cette manière sa purba est anéantie. Elle vit encore. Les Indiens ne peuvent pas concevoir l’anéantissement total.

Ils ne peuvent pas non plus se figurer que la vie dans l’Empire des Morts soit très différente de ce qu’elle est sur la terre. Les morts mangent, boivent, donnent naissance à des enfants, etc. Quand on parle d’eux, on ne les appelle pas purbagana, mais en général sergan, les vieux. Ceci pour ceux qui sont morts, soit enfants, soit adultes.

« Nous et les animaux sommes pareils », me dit une fois Pérez. Les Indiens cunas ne croient pas à un abîme entre les hommes et les bêtes, comme les chrétiens. Les animaux n’ont pas seulement une purba mais leurs purbas sont des hommes. Parlant par exemple de la purba d’un oiseau, on dit : sîkuidûle, ce qui veut dire « oiseau-homme ». On ne dit jamais qu’un animal s’est transformé en homme, car l’animal est déjà homme sous la forme animale.

Quand dans les chants et les incantations on parle des purbas des animaux, ils sont hommes, en général, mais pas toujours. Nous verrons par contre que les esprits des plantes, en général, sont des femmes.

Ce raisonnement que les purbas des animaux sont des âmes d’homme n’empêche pas que même ceux-ci dans l’autre monde peuvent avoir la forme d’un animal. Tous les tapirs, jaguars, pécaris tués par un Indien le serviront dans l’autre monde. Un enfant meurt-il, il peut aller à Dieu chevauchant sur le dos des animaux tués par le père.

La purba de certains animaux peut d’une autre manière servir l’homme. Un oiseau tibo, qui se trouve seulement dans les montagnes Taharkûna, si importantes dans la mythologie cuna, est employé comme remède, soit que l’on en mange la chair, soit qu’on le réduise en cendre. Ceci pour que de la purba du tibo on puisse apprendre des chants. Le chef Colman, à Ailigandi, aujourd’hui décédé, en mangea huit. Il possédait la plus belle voix de son temps. Parfois les cuna se peignent la langue avec les cendres d’un oiseau, ilekdûkui. Comme cet oiseau est très rare, il s’achète cher. Si on ne fait pas attention, on peut même se trouver exposé à des falsifications. Les Indiens placent du duvet de cet oiseau dans leurs oreilles, puis se mettent à écouter une conversation tenue, par exemple, en anglais par des marins étrangers, afin d’apprendre ainsi plus vite cette langue.

La purba de l’oiseau est maître. Avant qu’une personne emploie cet oiseau ou d’autres, l’homme médecin adresse quelques mots à la purba de ce dernier, et explique pourquoi il l’a appelée. L’explication se donne en chantant. Si l’on emploie plusieurs remèdes analogues, il dit quelques paroles à chaque purba en les appelant chacune par son nom. D’autres exemples sont donnés ci-après. Ce que je veux faire ressortir ici, c’est que la purba d’un animal peut être maître de l’homme.

Il peut être très dangereux de se droguer de cette manière pour apprendre quelque chose en rêve, si on ne sait pas bien l’emploi exact des remèdes. Il y avait un Indien Nabigiña, qui voulait apprendre des chants, il se procura alors plusieurs sortes d’oiseaux utilisés par les Indiens pour connaître des remèdes, des chants, et des traditions sur les animaux, les gens et les plantes. Parmi ceux-ci, il y avait un oiseau kiga, qui vit dans la grande forêt vierge. Cet oiseau crie au-dessus de la tête ou près d’une personne en danger de serpents venimeux, de jaguars ou autres. Les oiseaux sont mangés par celui qui veut apprendre quelque chose. Avant que l’Indien qui se drogue mange un tel oiseau, il prononce une sorte d’incantation expliquant à sa purba ce qu’il veut apprendre. Quand Pérez devait améliorer son éloquence, il en mangea un semblable, après que Nèle eût dit quelques mots à la purba de l’oiseau. Les perroquets sachant quelques mots d’espagnol ou d’anglais sont spécialement recherchés. Alors si l’on en mange un, on apprend facilement des langues étrangères en rêve. Un perroquet connaissant beaucoup de mots étrangers vaut jusqu’à dix dollars.

Pour en revenir à Nabigiña, il vit en rêve des femmes, ce qui veut dire des purbas d’oiseaux, venir à lui. Elles lui apprirent des chants et des traditions. Après un mois de drogues et de rêves, Nabigiña avait acquis une certaine quantité de connaissances, et, avec l’aide des susdites femmes, découvrait même quand on le volait ou quand on parlait mal de lui. Nabigiña devint tout à fait autre et se mit à errer comme un insensé disant qu’il avait une femme ailleurs. Par les esprits protecteurs, nuchus, Nèle découvrit les rêves dangereux qu’avait Nabigiña, et les raconta aux gens du village pour qu’on obligeât ce dernier à se baigner dans une drogue appropriée afin que les rêves finissent, et qu’on sache dans le village le danger de tels rêves. Le village se souleva contre Nabigiña pour l’effrayer et le faire raconter ses rêves, ce qu’il fit. Il fut obligé de se baigner dans une certaine drogue pour ne plus rêver ainsi ; Nabigiña se baigna et se rétablit au bout d’un mois.

Nabigiña en rêve avait appris plusieurs chants de la purba des oiseaux dont il avait mangé le corps. Pendant son sommeil, il avait appris des susdites femmes que son frère et sa belle-soeur avaient volé du maïs dans la grange à maïs qu’il avait dans la forêt. Il dit ceci à son frère qui se reconnut coupable du vol.

Nèle a dit que, parmi les oiseaux comme les kigas, il s’en trouve qui sont dangereux à manger et ce sont eux qui causent les mauvais rêves.

Celui qui chasse les tortues, les carets, a à la proue de son canot une drogue dans une calebasse. Pérez, une fois, en prépara une et la donna à Nèle qui pendant huit jours chanta comment les tortues étaient créées et comment on pouvait les attirer et disant à l’oiseau qui avait servi à faire la drogue d’aider le chasseur, c’est-à-dire qu’il parlait à la purba de l’oiseau. La drogue de Pérez était composé d’un oiseau réduit en cendre ; de 4 grains de cacao, de feuilles de pisep, et de fleurs de cocotier. II faut bien cacher la drogue de la tortue. Si quelqu’autre la voit, elle perd sa force. Il en est de même des autres drogues employées pour la chasse.

Densmore [3] reproduit un tel chant, chanté, quand comme drogue on emploie un oiseau réduit en cendre. Il raconte comment l’oiseau est brûlé, la cendre mélangée aux plantes médicinales, mise dans une calebasse et portée dans le canot. Quand il arrive au large, le chasseur dit à la purba de l’oiseau [Densmore écrit « to the medicine in the gourd », à la drogue dans la calebasse] :

Quand nous serons au large,
Je vous enverrai sous l’eau,
Quand vous arriverez ai fond de l’eau,
Mettez votre jolie robe bleue
Pour que la tortue vienne à vous.
Changez souvent de robe.
Si la tortue a une robe jaune,
Mettez une robe jaune,
Si la tortue a une robe blanche,
Mettez une robe blanche,
Si la tortue à une robe bleue,
Mettez une robe bleue.
Il vous faut faire tout cela pour l’attirer.
Quand vous prendrez la tortue,
Apportez-la au canot et je la harponnerai.
Dites à la tortue que l’homme qui vous envoie ne la tuera point,
Dites à la tortue que je lui enlèverai seulement son écaille
Et que je la renverrai d’où elle vient,
Ainsi vous m’attraperez beaucoup de tortues,
Et chacun dira que vous êtes un bon oiseau ».

Tout comme l’animal est attiré vers le chasseur par le parfum du pisep, pour l’aimer, la purba de l’oiseau dans ses plus beaux habits entraîne la tortue à un rendez-vous d’amour, qui aboutit à ce que la tortue est dépouillée de son écaille.

Les cuna ne tuent point en effet les tortues prisonnières, mais ils arrachent les précieuses plaques et rejettent l’animal vivant dans l’océan, ceci parce qu’il n’y a pas longtemps que les tortues étaient des hommes.

C’est le sort de bien des animaux de servir les hommes. Pérez a ainsi annoté un chant d’un coquillage femelle, dans lequel, résignée, elle dit que Dieu l’a créée, elle et ses pareilles, pour la nourriture des hommes qui rejettent les coquilles qui deviennent la possession des bernards l’ermite.

Même les plantes ont une purba, et ces purba sont des humains en général des femmes, inapundurs. Dans un chant on parle des cacaos-femmes en vêtements blancs. Quand l’homme-médecine inatûledi cherche une plante, il parle à la purba de cette plante. Il lui donne des conseils, comme s’expriment les Indiens. Pour que le remède ou le chant du remède fasse effet, il faut connaître l’origine de la plante, comment elle fut enfantée par la première femme. Quand un homme-médecine cherche des drogues dans la forêt, ou les donne à un malade, il ne doit pas coucher avec une femme, car les esprits des plantes qui sont femmes jalouses s’en vont pour que la drogue n’ait aucune valeur. Il y a des hommes-médecine qui sont malhonnêtes et qui violent cette interdiction. La même continence doit être observée par celui qui prend le médicament et par ses proches. La fille de Nèle donna un remède à son enfant. La mère respecta la défense, mais le père eut des rapports avec une autre femme, par suite le remède n’eut aucun effet.

En effet, les remèdes provenant des plantes contiennent une purba. Ce qui agit dans toutes les drogues c’est sa inapurba. Toutefois celle-ci n’a pas toujours forme humaine, mais est considérée surtout comme un pouvoir émanant d’un esprit, sous forme de femme qui garde la drogue ina etarbe. Comment cela se fait, Pérez ne peut pas l’expliquer.

Aux esprits des plantes appartiennent aussi les esprits secourables.

Ces bons esprits aident les humains dans la lutte contre les mauvais c’est-à-dire les maladies. Les Indiens cuna les appellent sûar nuchugana ou sûar mimmigana. Dans les chants ils sont appelés ûabanélegana. Comme tout le reste ici sur la terre, ils sont l’oeuvre de Dieu. Les Indiens cuna ont une incantation dans laquelle on dit comment les nuchus ont été créés par Dieu, quelle est leur origine, épurba éuliûpu, mais malheureusement Pérez ignore cela. Quand Dieu créa la terre, parmi les plantes il fit d’abord le palo balsa ùkuruâla, appelé quelquefois tionuchulele. De ûrkuruãla et d’autres arbres, et parfois des lianes, le Indiens cuna sculptent des figures qui, autant que Pérez en a vu, ont toujours forme humaine. Ce qui importe dans ces figures, c’est l’espèce de bois dont elles sont travaillées et non la sculpture, c’est-à-dire que l’important ce sont les esprits, les purbas, qui se trouvent dans différentes sortes de bois. Les principales statuettes de bois sont de ukuruãla. A-t-on différentes figures sculptées en ukuruãla par exemple, elles portent toutes le nom du bois dont elles sont faites, elles n’ont pas de nom individuel. Il n’importe quelles ne soient pas pareilles, si elles sont de même essence. Toutes représentent des Européens, et, à en juger d’après les vêtements, quelques-uns sont du dix-huitième et peut-être du dix-septième siècle, ou du moins, copiées sur le modèle-d’anciennes images de ce temps. Pérez n’a jamais vu de statuette de bois représentant un Indien cuna ou une femme cuna avec un anneau d’or dans le nez. Ce sont certaines personnes qui sculptent le bois et parmi celles-ci il y en a de plus ou moins douées.

C’est Ibeorgun, le grand héros civilisateur cuna, qui a appris aux gens à se servir de ces statuettes de bois. C’est de Dieu que viennent les chants et les incantations chantés pour que les esprits protecteurs prennent possession de ces statuettes de bois.

Le plus important rôle des bons esprits est de lutter contre les mauvais. C’est avec leur aide qu’un homme-médecin ramène au corps une purba ravie par les mauvais esprits. Je vais exposer ici comment cela se passe. Le chanteur s’assied près du hamac du malade, sous lequel il dépose une boîte de figures de bois. En même temps, on brûle du cacao dans un brasier. La fumée en est recherchée des nuchus. Pour la même raison, on brûle même du tabac. Le chanteur pense d’abord à l’origine des nuchus, c’est-à-dire à la manière dont Dieu les créa. S’il ne sait pas cela, le chant n’a aucun effet.

Ensuite, il commence à chanter, disant : « Maintenant que le soleil est couché, je vais vous faire mes recommandations. Vous n’êtes pas conseillés pour la première fois, car Dieu vous a dit ce que vous devrez faire, de quelle manière vous retrouverez la purba dérobée à un humain. C’est pourquoi je vous donne les mêmes instructions de la même façon que Dieu. Comme j’ai appris que la purba d’une personne avait été ravie par un mauvais esprit, et se trouve maintenant en enfer, que votre équipement soit prêt, pour effrayer les mauvais esprits. Mettez vos bonnets d’or, et emportez des crochets pour soulever les étoffes sous lesquelles les mauvais esprits ont coutume de cacher une purba dérobée ». Les nuchus, c’est-à-dire les esprits des plantes des statuettes de bois, partent en bon ordre. Il y a quelques plantes épineuses comme mâski et sâlki, qui aident les nuchus.

Les nuchus arrivent au village des mauvais esprits. Ils prennent conseil les uns des autres, disant qu’ils vont entrer où vit le chef des mauvais esprits, car c’est lui qui envoie ses sujets dérober la purba des humains. Ils disent : « Si le chef se dresse contre nous, nous répandrons la fumée de nos chapeaux pour le tourmenter. »

Ils vont ensuite vers le chef des mauvais esprits, et ce dernier leur dit :

« Pourquoi venez-vous me trouver ?, » et les nuchus répondent : « Nous venons vous rendre visite pour une chose particulière ». Le chef reprend alors : « Dans notre village rien de nouveau n’est survenu, aucun mal n’a été commis contre votre maître ». Les nuchus répondent au chef : « Quand nous étions avec notre maître, nous avons su qu’un de vos sujets avait volé sa purba. Nous venons à vous pour essayer de la découvrir ». Le chef des mauvais esprits répond : « Mon peuple n’a pas fait cela. Comment est-il possible de me dire une chose pareille ? » — « Parce que tu as envoyé ton peuple là où est notre maître », répondent les nuchus.

Le chef des mauvais esprits dit alors : « Asseyez-vous, s’il vous plaît, sur mes chaises », et les nuchus répondent : « Nous n’avons pas l’habitude de nous asseoir sur des chaises. Dieu nous a créés sans quelque chose à asseoir ». Le fait est que les nuchus ne veulent pas s’asseoir parce que le chef des mauvais esprits a des chaises très dangereuses.

« Jouons avec nos chapeaux », dit le chef des mauvais esprits, et il donne le sien à un nuchu, ce dernier donne aussi son chapeau au chef qui s’en coiffe. Comme il est très lourd, le chef tombe à la renverse, disant au nuchu, que son chapeau est très lourd, et qu’il n’en n’a jamais vu de tels.

Les nuchus redemandent si les sujets du chef ont fait prisonnière la purba de leur maître, et le chef répond qu’elle n’est pas là. Entendant cela, les nuchus soulèvent leurs chapeaux, et répandent une fumée désagréable dans sa demeure, et celui-ci est hors de lui. Il dit qu’il va leur donner la purba de leur maître, pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal avec la fumée. Alors, les nuchus enfument partout, touchent à toutes les choses du chef, et, finalement, trouvent la purba cachée dans une pièce, l’emportent, et, la plaçant entre eux, reviennent au lieu où est le corps de la purba.

Quand ils arrivent devant celui-ci, ils disent à la purba : « Ce corps t’appartient, reprends-en possession ». La purba revenue, le chanteur dit aux nuchus : « Faites attention et veillez bien de tous côtés, car les mauvais esprits peuvent revenir poursuivre la purba de l’homme ». Quand le chanteur voit que le malade est délivré de sa fièvre, il dit aux nuchus : « Vous pouvez vous retirer ».

Parfois les Indiens disent que les nuchus se rendent près de leur chef où ils ont un village analogue à ceux des humains. Parfois on pense aussi que les nuchus eux-mêmes restent dans les figures de bois. Pérez expliqua cela ainsi : quand une figure de bois a été utilisée plusieurs fois, il semble que sa purba reste dans le corps. C’est ainsi que, comme souvent, les Indiens ici ne sont pas conséquents dans leur raisonnement.

Comme je l’ai raconté, les Indiens emploient continuellement les nuchus pour délivrer du pouvoir des mauvais esprits une purba volée de la même manière. Une personne dont la purba a été enlevée a toujours la fièvre, mais on peut l’avoir sans que la purba ait été ravie, par exemple en cas de malaria.

Les nuchus servent aussi comme d’une sorte de messagers entre les malades et les sorciers. Quand, par exemple, une personne à Caimanes dans la baie d’Urabà tomba malade, elle prit dans ses mains une figure de bois, et la tint dans la fumée au-dessus d’un brasier, sianãla, où brûlaient des grains de cacao. Un parent ou un ami porta ensuite la figure de bois à Ustûpu, et la remit à Nèle, ainsi que quelques grains de cacao. Il les garda chez lui quelque temps, et, en rêve, le nuchu lui dit quelle était la maladie de l’Indien à Caimanes. Nèle ne fit rien de plus à la figure que de la garder une nuit dans sa cabane. Après quoi, il expliqua au messager la maladie de la personne à Caimanes. Celui-ci revint rapportant la figure de bois et la rendit à son propriétaire. Il raconta à un homme-médecine de Caimanes ce que Nèle avait dit de la maladie, et celui-ci essaya de trouver les drogues prescrites par Nèle. C’est seulement Nèle qui peut de cette manière décider de la maladie d’une personne, même s’il n’a jamais vu le malade. Les autres hommes-médecine comme inatuledis et absogedis envoient même leurs figures de bois à Nèle, pour savoir la cause de leurs maladies.

Pérez croyait autrefois que Nèle avait appris des nuchus quels remèdes il faut employer pour différentes maladies, mais Nèle lui expliqua qu’il les tenait des démons des maladies eux-mêmes. Parfois les nuchus pouvaient le conseiller.

Quand quelqu’un rêve beaucoup des morts, un chant spécial, sérganiake, est chanté, et les nuchus sont envoyés au ciel afin de voir si, là-bas, les portes sont bien fermées, afin que les morts ne puissent pas s’échapper en cachette.

L’utilisation des nuchus par les expulseurs de peste, absogedis, est d’une grande importance. Quand dans un village a éclaté une épidémie causée par les mauvais esprits, on rassemble une cinquantaine de figures de bois de ukuruala, et on les aligne contre le mur de la maison, puis un absogedi parle ou pense, comment les nuchus furent créés, ensuite il chante. Les nuchus arrivent et prennent place dans les figures de bois. Par des incantations et des chants l’absogedi les envoie lutter contre les mauvais esprits, qu’ils capturent dans des filets, emmènent et enferment afin qu’ils ne puissent plus ressortir.

L’absôgedi chante pendant plusieurs jours. Quand dix jours sont écoulés, on dit que les purbas des figures de bois se sont rendues à la montagne ou dans les forêts, près de leur chef, leur sayla.

Pérez m’a conté un cas où un absogedi assisté des nuchus avait réussi à écarter une épidémie. C’était dans un village près de Puturgandi. Les habitants de ce village avaient abattu quelques vieux palmiers, et alors les démons des maladies en étaient sortis, et la totalité des gens du village avaient la fièvre.

Quand l’absogedi chante dans un village, il faut se taire, sinon les nuchus sont maudits et ensuite l’absôgedi lui-même peut être malade. Nèle a dit qu’il est très dangereux d’être absogedi.

Après une incantation pour une épidémie, ceux qui le veulent peuvent obtenir de l’absogedi la permission d’arracher un peu des chapeaux des figures de bois. Ces fragments contiennent un peu de purba et on les met dans l’eau du bain pour devenir plus intelligent. On considère que les figures de bois contiennent inapurba, remède. Nous voyons ainsi qu’après ces dix jours la purba des esprits des plantes s’en va, mais il reste toutefois quelque peu de purba pouvant être employée comme drogue.

Avec l’aide des nuchus une personne peut en rêve apprendre les langues étrangères. Cependant les nuchus, peuvent être dangereux quand on les emploie à cela. Quand on se sert d’un nuchu dans ce but, il faut d’abord l’éclairer sur ce qu’on désire apprendre.

Les cuna ne se croient pas entourés des nuchus comme d’une sorte d’anges gardiens. Un Indien cuna est-il en danger, il ne demande pas l’assistance des nuchus. Ils n’aident une personne en aucune manière dans ses chasses, ses pêches, ou dans ses cultures. Nèle emploie les nuchus dans la recherche des objets perdus, mais Pérez ne sait rien de précis sur la manière dont cela se passe.

Des esprits puissants se trouvent dans le cacaotier et le piment. Ils peuvent être envoyés à la recherche des purbas volées par ceux qui en savent l’origine et les chants, et qui par suite peuvent se mettre en rapport avec ces esprits. Ceci ne s’applique pas aux autres plantes médicinales.

En dernier lieu, on remarque, parmi les esprits secourables des plantes, les masartules, qui sont les guides du mort vers et dans l’Empire des Morts. Avec le mort on met dans la tombe quatre bâtons de caña brava, masar, peints, ornés de petites plumes et de quelques perles de verre. C’est leur purba qui accompagne le mort vers et dans l’Empire des Morts. Dans les pictographies, on les voit revêtus d’énormes ornements de plumes, conduisant le mort entre eux à travers les dangers que l’on rencontre pendant le voyage dans l’autre monde.

Même les pierres ont une purba, et parmi celles-ci, les akualeles occupent une place importante. Ce sont des pierres spéciales dans lesquelles les esprits séjournent. Ils n’y occupent pas seulement une demeure temporaire. Au musée de Gothembourg se trouve une akualele où la purba résidait encore, quand je revins en Suède, au dire de l’homme-médecin de qui je l’avais obtenue. J’avais payé 3 dollars pour cette pierre, ce qui d’après Perez signifie probablement qu’elle a trois kãlus. Quand on trouve une akualele, il faut observer les pierres qui l’entourent. Elles peuvent former sur le sol de 1 à 8 cercles. Si l’akualele est entourée de 2 cercles de petits cailloux, on dit qu’elle a deux kâlus. Même l’eau du torrent le plus violent ne peut pas déplacer une akualele. On n’en trouve pas dans les fleuves de la côte de San Blas, par contre, elles sont assez communes aux environs de Paya. Pour pouvoir se charger d’une akualele, il faut connaître l’incantation de son origine, sinon on peut tomber malade et mourir. Si un ignorant brise une akualele, il tombe malade immédiatement, et meurt généralement, à moins qu’on ne l’aide. Les akualeles comme les nuchus sont employées à la recherche des purbas ravies par les mauvais esprits. J’ai publié [4] un chant utilisé pour ces incantations. Il est reproduit, à la fois en pictographie, et en langue cuna avec une traduction espagnole en caractères ordinaires. En guise de commentaire je dois ajouter que, lorsqu’on entonne ce chant, ces pierres sont mises dans un vase avec de l’eau et placées sous le lit du malade. Le récipient contient d’abord un peu d’eau, mais finalement s’en trouve rempli et le malade est lavé avec. D’une certaine manière les purbas des pierres se transmettent à l’eau. La purba des akualeles passent dans l’eau tout comme une maladie pénètre dans une personne. L’eau froide est bonne pour la fièvre. Akualele fait partie des chants les plus connus. Le musée de Gothembourg en possède trois versions différentes en pictographie : deux presque semblables dessinées par Pérez, une troisième, sensiblement différente, par Inapidelipe d’Ustûpu.

On parle aussi d’autres pierres, nusagaleles, mais de force et de danger moindres pour celui qui aurait le malheur d’en casser une. Quand dans le chant on parle de ces pierres, il est seulement question de différentes sortes d’akualeles. Toute nusagalele contient une purba. En brise-t-on une, chaque débris contient une purba, mais cela ne signifie pas qu’il contient un esprit auquel on peut s’adresser, comme s’il était un être pensant. Nous avons ici un parallèle entre la purba des différentes parties du corps et la purba entière de l’homme, comme je l’ai mentionné ci-dessus.

Il semble qu’une personne puisse augmenter sa purba avec celle des pierres. Pour donner plus de force à sa purba, Pérez réunit une quantité de pierres et les mit dans l’eau qu’il but.

Même les purbas des pierres sont des humains ; du moins celles des nusagaleles, c’est-à-dire des cristaux, sont des femmes.

Les objets fabriqués par un être humain ont une purba. Quand quelqu’un meurt, on place avec lui ce qu’il possède : armes, arcs, flèches. Quelques Indiens viennent aussi et mettent avec lui des arcs, des flèches en miniature, et autres objets. Ce sont des cadeaux destinés à leurs parents défunts, et qu’ils chargent le mort de leur remettre dans l’autre monde. On pense que c’est la purba des objets qui accompagne le mort. Dans un chant, près de la couche funèbre d’une personne, le chanteur dit : « Vous réunirez au mort les âmes de tous les objets lui appartenant ».

Quand quelqu’un est gravement malade, on brûle autour de sa cabane de nombreuses images de journaux illustrés, livres et autres. Les purbas de ceux-ci sont mis en liberté et forment comme toute une boutique devant la cabane. Quand les mauvais esprits arrivent, ils ont alors tant à faire à regarder ces choses qu’ils n’ont pas le temps de s’occuper du malade.

On ne se figure pas la purba de tous ces objets comme étant des esprits du même genre que ceux des plantes ou des animaux. Ils sont purba, mais toujours inanimés. On se figure par exemple que la purba d’un arc a la forme d’un arc, ou que tout simplement c’est un arc.

La chaleur émanant du soleil est purba. Est-on assis près du feu, on en sent la purba, c’est-à-dire la chaleur. Par contre, la lueur du feu s’appelle kaet. Entend-on dans la forêt la détonation des fusils des compagnons de chasse, on dit qu’on a entendu la purba du fusil. Le ronflement d’un canot automobile que l’on entend est sa purba. Le bruit du tonnerre est malpurba. Quand on entend le son d’une flûte de Pan, on entend sa purba. Le murmure d’un ruisseau s’appelle purba. On dit par exemple « ti purba itoge », ce qui signifie « j’entends la purba de l’eau. ». Le sifflement du vent s’appelle aussi purba. Même la voix d’une personne s’appelle purba. Quand on entend le cri d’un animal, on dit qu’on entend sa purba. Par contre, l’haleine ne s’appelle jamais purba.

Dans les mythes de la création, la menstruation s’appelle purba, et la semence de Dieu purba. Si dans ce dernier cas on ne dit pas kualu, cela vient de ce que ce mot est tabou. Mais pourquoi dans ces deux cas, a-t-on choisi le mot purba ? Cela doit tenir à ce qu’on comprend que la menstruation est quelque chose de la purba de la femme, et la semence quelque chose de la purba de l’homme.

Les Indiens cuna appellent purba l’ombre d’une personne, mais ce serait inexact de considérer cette ombre comme une vraie partie de la purba humaine. On peut ainsi sans se gêner marcher sur l’ombre d’un autre. Il en est de même pour les plantes et les animaux. On dit « sapi purba urbãli sigmala », ce qui signifie nous nous asseyons à l’ombre sous l’arbre. On dit que l’ombre de l’arbre est purba, mais jamais que l’ombre est l’esprit femme qui se trouve dans l’arbre, et cependant on appelle celui-ci purba.

L’image d’une personne reflétée par un miroir, par exemple dans l’eau, s’appelle purba. L’écho aussi est purba. Nous voyons ainsi que le mot purba a une signification très vaste.

Quand nous voulons essayer de comprendre les idées de purba des Indiens cuna, nous devons, comme j’ai déjà dit, prendre garde de croire qu’ils soient toujours conséquents dans leur raisonnement, et qu’ils aient une explication pour tout. Pérez lui-même reconnaît ne pas savoir comment dans bien des cas les Indiens se figurent la purba des objets à notre sens inanimés, s’ils se représentent cette purba comme une force ou comme un être pensant et agissant. La chose est que tout simplement c’est un problème qu’en général les Indiens ne se posent pas. Nous devons également prendre garde de croire que tous les Indiens l’une même tribu aient tout à fait les mêmes idées sur la purba. Nous avons déjà appris que la plupart des Indiens croient voir en rêve les âmes de leurs parents défunts, alors que Nèle dit que ce sont des mauvais esprits qui empruntent leur forme.

Nous ne pouvons pas traduire purba par « vie », même en accordant à ce mot un sens très vaste. Pour vie on dit toujours tula. Un arbre mort n’a pas de tula, mais encore une ou des purba. Un condyle a une ou des purba mais pas de tula.

J’ai dit que la purba de l’homme, ou plus exactement la somme de ses purbas, est en général une réplique invisible de son corps. Les Indiens parlent de plusieurs purbas, qui ensemble forment un tout. Ainsi on peut dire clairement, si on additionne toutes les indications de Pérez, les chants et incantations recueillis par lui, que tout, hommes, animaux, plantes, pierres, objets d’art, a un équivalent invisible que parfois nous pouvons voir en rêve. Même à l’état de veille, nous pouvons quelquefois sentir des manifestations de ce monde invisible, comme dans la chaleur du soleil, le bruit du tonnerre, la musique, etc. Parfois nous pouvons même voir une purba, comme nous nous voyons dans une glace. C’est la purba que nous voyons, mais non pas l’être pensant et agissant que nous sommes même après la mort. Ce qui est caractéristique pour le mot purba, c’est qu’il n’est jamais employé pour les mauvais esprits, pönis, bien que ceux-ci en général appartiennent au monde invisible. Il est impossible de dire pönipurba. D’ailleurs, on n’appelle pas non plus les morts, purbagana, mais sergan, les vieux. Par purba, on entend toujours quelque chose en général invisible, qui est ou a été récemment lié à quelque chose, de matériel, de visible.

Toutes les maladies et la mort sont causées par des mauvais esprits. Ils se trouvent partout dans le soleil, dans la lune, dans les vents, dans les vieux arbres de la forêt, dans les grottes et dans les montagnes inaccessibles, dans les enfers et dans les cieux. La terre est constituée de huit couches, dans lesquelles habitent les mauvais esprits. De l’autre côté de la huitième couche est un autre monde. Nous avons aussi un ciel au-dessus de nos têtes, formé de huit étages. Même là se trouvent les pönis.

Quant à l’origine’ des mauvais esprits, Nèle a dit qu’avant le grand déluge ils avaient été hommes. Cependant l’origine des pönis est inconnue à la plupart des cuna. Ils n’ont rien à faire avec la purba des êtres nouvellement défunts, c’est pourquoi il semble que les cuna ne paraissent pas les craindre, du moins au même degré que la majorité des autres Indiens. Ainsi, il est commun que les cuna passent la nuit dans les maisons où ils enterrent leurs morts, et sans se gêner fixent leur hamac au-dessus des tombes. Pérez a lui-même plusieurs fois dormi seul dans ces cabanes et n’a évidemment jamais réfléchi que cela pouvait être dangereux.

Quand des cuna de Huala, qui sont à peine touchés par la civilisation des blancs, au cours de leurs voyages commerciaux, s’arrêtent à Ustùpu, ils ont coutume de passer la nuit dans des huttes renfermant des tombes chez les Indiens d’Ustùpu.

Même la purba des assassins et autres grands pécheurs ne semble pas être redoutée. Il est commun qu’après plusieurs années les Indiens essaient de trouver les ornements en or qui furent enterrés avec le mort, et on ne nourrit aucune crainte en portant par exemple un anneau de nez qui avait été enfoui avec un parent. Très rarement, les Indiens disent que les morts apparaissent sous forme de fantômes, et comme il a été dit, Nèle considère que, quand on rêve d’une personne décédée, ce n’est pas elle que l’on voit, mais un mauvais esprit qui a pris sa forme. Une exception étrange est faite pour ceux qui ont été assassinés. Comme la date de la mort d’une personne est décidée à l’avance, si celle-ci meurt prématurément assassinée, sa purba demeure sur la terre jusqu’à l’époque qui avait été déterminée pour sa mort.

Les mauvais esprits sont innombrables. Dans les chants notés par Pérez, un certain nombre en est mentionné. Beaucoup portent des noms d’animaux, mais Pérez prétend que cela ne veut pas dire qu’ils aient forme animale. Quand une sorte de variole s’appelle « écrevisse », cela signifie seulement que la personne sera rouge comme une écrevisse quand elle aura cette maladie. Pourtant bien des Indiens se figurent que les pönis aux noms d’animaux ont aussi forme animale. Un petit nombre de démons sont représentés comme des êtres à l’apparence fantastique. Nugaruetchur aune longue trompe et suce le sang des humains. Le nom cuna signifie dents pointues. Nugaruetchur a en même temps forme humaine. Un autre mauvais esprit est moitié chien moitié femme. Un démon féminin est considéré comme ayant une longue chevelure et la partie inférieure du corps en forme de queue de poisson. Un démon, achusimudabalet, a un nombril proéminent dont il se sert pour se déplacer.

Le commun des mortels en général n’a pas vu la plupart des démons des maladies. Certaines mouches lumineuses sont des yeux de démons. Les vertes viennent de l’océan. Si une telle mouche lumineuse pénètre dans la maison, quelqu’un tombe malade. Par contre, les grandes mouches lumineuses, tulo, sont inoffensives. On peut parfois rencontrer un mauvais esprit, nia, sous forme humaine. Il peut même avoir pris la forme d’un ami, qu’on croit avoir rencontré dans la forêt, alors que, rentré au village, on apprend qu’il était resté chez lui toute la journée. Plusieurs choses sont racontées sur la rencontre avec les mauvais esprits, nias. Dans la forêt, un Indien cuna de Careto rencontra un homme qui portait sur un crochet une sorte de poisson d’eau douce ne se trouvant pas dans les fleuves de la côte atlantique de l’isthme de Panama. L’homme dit : « Je ne suis pas cuna, je suis nia et je me rends à la côte du Pacifique ». Le démon ne lui fit aucun mal. II est même arrivé que des personnes ont appris des chants remèdes de tels mauvais esprits, rencontrés par les chemins. Il y avait une fois un Indien cuna dans la forêt, mais qui ne réussissait pas à trouver quelque chose à chasser. Il s’assit sur une branche d’arbre. Un nia, ou pila, s’avança alors vers lui et lui demanda ce qu’il faisait là. Il dit donc qu’il était à la chasse, et, sur la demande de l’autre, raconta qu’il n’avait pas réussi à tuer quelque chose. Le démon déposa un peu de drogue sur la langue de l’homme pour qu’il apprenne vite, et ensuite il lui enseigna la manière d’attirer à lui les animaux, ceci comme à l’ordinaire par une incantation sur l’origine de la bête, purba euilupu, et alors il chanta ; de cette manière l’homme apprit bien des choses, et dans la suite il chanta ces chants avant de partir en chasse, où il eut beaucoup plus de chance qu’auparavant.

Un Indien cuna Miguel de Rio Bayano, élève de ce dernier, enseigna à Pérez un des chants. Miguel est un bon chasseur et quand il va chasser dans la forêt il a coutume de revenir avec huit bête. Aucun Indien ne savait ce chant avant que l’homme nommé ci-dessus n’eût fait la connaissance de ce nia.

Par les nuchus, Nèle apprend parfois que de mauvais esprits nias sont arrivés au village.

Nèle a beaucoup de rapports avec les pönis, même avec ceux qu’un autre homme ne peut pas voir. C’est pourquoi il est même appelé pönikana. Comme il a été dit, ce sont les démons des maladies eux-mêmes qui sont les maîtres de Nèle, et lui disent quels remèdes il doit employer. Arrive par exemple le démon des rhumatismes, il demande à Nèle s’il désire quelque chose, s’il veut apprendre quelque chose. Et il commence à parler de lui et du remède qu’un homme doit employer pour retrouver la santé. Quand une personne a un rhumatisme, c’est que le démon de la maladie a pénétré dans son corps. Un puni comme le rhumatisme ne peut pas dérober la purba de l’homme.

Le plus célèbre maître de Nèle, parmi les mauvais esprits, a été nugaruetchur, mais il y a quelque temps ce pöni s’en est allé plus loin vers l’est et maintenant le maître de Nèle ne sait pas si bien la médecine que l’autre. Quand un pöni rend visite à Nèle, il a forme humaine.

Les cunas croient que même les accidents sont causés par les pönis. Si une personne avale une arête, celle-ci se transforme en pöni, même une chaise peut être pöni, si on se fait du mal contre elle. Comment tout cela se fait-il, les Indiens n’en ont aucune notion certaine.

Parmi les pönis, on distingue, comme il a été dit, ceux qui dérobent la purba des hommes, et ceux qui entrent dans le corps d’un malade. Si, par exemple, une personne a des rhumatismes, c’est, comme il a été mentionné, qu’un certain pöni lui a pénétré dans le corps. Les cuna ne se représentent pas qu’il soit entré un objet étranger, épine ou autre, dans le corps, mais qu’un démon possède le malade.

J’ai déjà expliqué de quelle manière les purbas dérobées par les mauvais esprits sont ramenées au corps. La maladie est-elle entrée dans une personne, le mauvais esprit peut être tué ou expulsé par des drogues.

Comme je l’ai dit, les mauvais esprits redoutent beaucoup le piment, kabür. Cette épice les éloigne aussi de la nourriture. En cas de tempête — il y a de mauvais esprits dans la tempête — les cuna brûlent du piment à la proue du canot.

C’est Dieu qui envoie les mauvais esprits, c’est-à-dire les maladies et la mort, aux hommes. C’est par suite lui qui a créé contre eux les remèdes protecteurs.

Il ne faut pas confondre purba et niga. Je vais essayer d’expliquer la signification de ce dernier mot.

En cuna, courageux est kantikit, mais ce n’est pas la même chose que niga, cependant il faut avoir de la niga pour être courageux. Quand dans une grave situation une personne est lâche, on dit « niga sûli », il n’a pas de niga. Il en est de même de celui qui est timide lorsqu’il s’agit de paraître et de parler dans une grande réunion. Quand un enfant grandit, son niga grandit aussi. Il ne peut pas aller seul dans la forêt avant d’avoir suffisamment de niga. Une personne a-t-elle beaucoup de niga, c’est une protection contre l’attaque des bêtes sauvages. Tous les animaux ont aussi de la niga, et une bête sauvage a-t-elle plus de niga que l’homme qu’elle rencontre, il s’ensuit une attaque. On peut améliorer son niga en portant un collier de dents de jaguar ; cela cependant exclusivement à la supposition que celui qui est doué ait dit ou pensé, comment le jaguar a été créé, et ait chanté le chant correspondant, en tenant le collier à la main.

Quand une personne est paresseuse, il faut employer une drogue préparée avec des nids de fourmis diligentes, et même avec les fourmis elles-mêmes. Ce remède s’appelle igli, et on améliore grâce à lui son niga. Pérez connaît au village Playon Chico un vieillard qui, quand il était jeune marié, était très paresseux. Son épouse le persuada de se baigner dans une drogue pour les paresseux, et il devint dans la suite très diligent. Même maintenant encore, vieux comme il est, c’est un des cultivateurs les plus actifs du village. On emploie même l’igil comme remède pour les plantes. Nous l’appellerions « engrais », mais on ne dit jamais que les plantes ont niga ; les pierres non plus.

D’après ce qu’un vieil homme-médecin à Ailigandi a déclaré à Pérez, niga est même une protection contre certains rêves dangereux, c’est-à-dire contre certains mauvais esprits. Par certains remèdes on peut même dans ce cas développer son niga. Le niga d’une personne, contrairement à sa purba, ne peut pas être dérobé.

Quand Pérez voulut m’expliquer la signification de niga, il dessina une personne et, autour d’elle, comme une sorte de nuage de fumée, et expliqua ensuite que quand les mauvais esprits arrivent contre cela, ils en font le tour pour trouver une ouverture, et quand ils n’en trouvent point, ils ne peuvent pas aborder la personne entourée de niga.

De quoi se compose cette fumée, Pérez ne le sait pas, et la plupart des Indiens, peut-être tous, n’en ont pas une idée claire. Ce n’est pas purba.

Pour produire la niga autour d’une personne, on utilise un bout de liane mamgalkiit. Elle forme de grands écheveaux dans l’arbre, et on doit en prendre le milieu sur huit arbres. En même temps que celle-ci on emploie plusieurs autres lianes. De ces lianes on forme des croix + † I et on les met dans l’eau. Avec cette eau on se fait des ablutions en se servant d’une calebasse. On utilise pendant plusieurs jours la même série de croix. On les renouvelle quatre fois. On prend huit morceaux de sakuk tuba que l’on assemble en forme de pieds de chien.

Quand le niga d’une personne est épuisé, elle meurt. On ne dit jamais que les morts ont de la niga.

Ni niga ni purba ne doivent être confondus avec kurgin. Quand quelqu’un ne peut rien apprendre, ceci n’a rien à faire avec la purba. La faute en est au kurgin.

Kurgin signifie cerveau, mais dans bien des cas il signifie même aptitudes et intelligence. Assez drôlement il peut signifier chapeau. Quand l’embryon de l’homme se forme dans la mère, il reçoit de , qui est représenté comme une femme, une certaine quantité de kurgin de diverses sortes. Ceci est expliqué en détail par les vieux chants indiens dont j’ai rapporté des annotations faites par Guillermo Haya et un autre indien cuna, lors de mon expédition à Panama. Le chant est chanté quand une personne a mal à la tête, ce qui veut dire quand quelque partie de son kurgin est malade. Le chanteur n’a pas besoin d’être homme-médecin, il suffit qu’il sache les chants par coeur.

Tout le kurgin, c’est-à-dire toutes les aptitudes, sont localisées dans le cerveau. Un indien peut avoir plus ou moins de kurgin pour la chasse ou la pêche, mais de telle manière que, dans le cerveau, le kurgin pour chaque type d’activité a sa place déterminée. On parle de kurgin pour le stapirs, pour les pécaris, etc. Une personne peut par exemple avoir beaucoup de kurgin pour apprendre les langues étrangères, ou pour l’éloquence. On peut aussi avoir du kurgin pour trouver des serpents venimeux. Nèle ne prétend pas que chaque disposition ait sa place dans certaines circonvolutions cérébrales, mais il pense que le cerveau est formé d’une quantité de saillies ressemblant aux cimes des montagnes. Quand une de celles-ci pointe hors de-la tête, on a mal à la tête. C’est invisible. Nèle dit aussi que le cerveau est comme un grand terrain, en partie bon, en partie mauvais. Le cerveau de quelques personnes a seulement de la mauvaise terre, celui des autres de la bonne terre. La plupart ont l’une et l’autre.

On peut influencer le cerveau avec des drogues. Quand, il y a plusieurs années, Ruben Pérez Kantule revint chez lui de l’école de Panama où il avait été extrêmement studieux, il avait de violents maux de tête, nous dirions qu’il était surmené. Il s’adressa à Nèle qui sait et comprend tout. Celui-ci déclara que la partie du cerveau de Pérez qui avait kurgin pour l’étude, était pleine et devait être élargie. Pendant un mois, Pérez dut demeurer dans un retrait cloisonné de sa cabane, et il lui fut prescrit de se baigner la tête plusieurs fois par jour avec de l’eau où l’on avait mis certaines fleurs et autres parties des plantes. Après dix journées de lavage avec ces drogues, Pérez envoya quelques grains de cacao à Nèle, qui pendant la nuit les brûla dans un brasier sianala, et se fit renseigner en rêve par ses esprits secourables, nuchus, si les remèdes avaient opéré. Au matin Nèle répondit que la drogue était bonne. Les grains de cacao avaient été portés à Nèle par quelqu’un de la famille de Pérez, et un de ses parents se rendit ensuite près de lui pour connaître le résultat. Pendant le mois où Pérez se drogua, il envoya deux fois des grains de cacao à Nèle. Il se conforma à un régime sévère, comme c’est l’habitude quand on suit un traitement.

Pérez n’apprit rien de nouveau par ce traitement. Il développa par contre, ses moyens d’apprendre davantage après avoir suivi la cure. Il faut remarquer aussi que les esprits des remèdes ne vinrent pas le trouver en rêve. Nèle disait de Pérez, qui a beaucoup de facilité pour comprendre des choses différentes : kurgin nikkarba. Il n’aurait pas dit cela si Pérez avait seulement de la facilité pour apprendre des chants par coeur. Cependant il est évident que kurgin dans bien des cas comporte aussi la mémoire. « Nèle a une bonne mémoire » se dit toutefois : « Nèle nãbirkâei ». Une bonne vue nuetailege n’a rien à voir avec kurgin.

Beaucoup d’indiens se droguent pour développer leur kurgin pour l’étude ; par exemple, les jeunes gens qui sont envoyés à Panama dans les écoles de cette ville. Maintenant que les cuna de plusieurs villages ont organisé des écoles avec des maîtres indigènes, les écoliers sont dûment drogués, pour avoir plus de facilité à l’étude. Il n’est pas utile de s’exposer à la fumée des foyers quand on prend un bain médicinal. C’est pourquoi Nèle pense faire construire pour les écoliers un établissement de bains dans l’île Ustipu sur la terre ferme toute proche, inhabitée, où chacun pourra avoir sa propre baignoire et se baigner dans la drogue qui lui convient le mieux pour lui faciliter l’étude de la lecture et de l’écriture.

Pérez n’a conté plusieurs exemples de gens qui par des bains médicinaux ont amélioré leur kurgin pour les langues étrangères mais aussi de personnes qui ont exagéré la médication. Dans le village Nargana, quelqu’un se baigna dans l’eau où l’on avait mis beaucoup de feuillets de livres, et avait ainsi appris l’anglais, mais il tomba aveugle du même coup. Néle dit qu’il s’était trop drogué. Comme il a été mentionné, certains oiseaux bavards sont utilisés comme drogue pour apprendre des langues. À Mandinga, par exemple, habite un Indien qui a vécu plusieurs années à Nargana. Il mangea un de ces oiseaux, par la purba duquel il apprit l’espagnol sans aucun maître. Pour qu’on puisse apprendre par coeur les chants indigènes, il faut se baigner dans de l’eau contenant des raclures du crâne d’un tardigrade. On peut même se baigner dans l’eau où a été mis un nuchu, c’est-à-dire une figure de bois qui contient un esprit protecteur. Toutefois, ceci est dangereux s’il n’a pas de kurgin pour l’étude. Le patient peut alors devenir fou, c’est pourquoi on n’utilise pas souvent cette drogue. Il est évident que si quelqu’un a du kurgin pour quelque chose, il peut l’améliorer, mais il doit faire attention dans le cas où il serait, disons, stupide. On se joua d’un Indien cuna qui n’était pas malin, en le faisant se baigner dans l’eau où l’on avait mis des journaux de Panama. Il devint idiot du coup.

Les drogues pour apprendre à lire et à écrire l’espagnol et l’anglais sont naturellement quelque chose de moderne, mais les idées qui reposent derrière cette coutume sont certainement très anciennes. De même que maintenant on emploie quelques pages d’un livre ou d’un journal reçu des blancs pour plus facilement se procurer des connaissances, on emploie les propres pictographies pour améliorer son kurgin dans l’étude des vieux chants. Les feuilles de papier et autrefois probablement les plaques de bois sur lesquelles on a dessiné les pictographies sont brûlées et la cendre en est employée comme remède.

Quand quelqu’un se drogue, par exemple, pour apprendre les langues étrangères, il ne doit pas dire aux autres ce qu’il fait, autrement les purbas des remèdes, s’en vont. Ce sont ces purbas qui, pendant le sommeil, sont les maîtres de celui qui emploie les remèdes. C’est ainsi par les rêves qu’une personne qui se baigne, ou qui d’une autre manière use de certaines drogues, peut apprendre les langues étrangères, et développer son kurgin en différentes directions. Quand une personne a recours à un certain nombre de remèdes pour améliorer son kurgin, l’homme-médecin inatuledi, en chantant donne des conseils aux purbas de ces remèdes. Il dit pourquoi il veut avoir leur aide.

Je disais qu’on peut avoir du kurgin pour trouver des serpents venimeux Celui qui a beaucoup de kurgin pour les serpents venimeux sera suivi par eux. On peut même avoir du kurgin pour voir des mauvais esprits. Quand il était dans la forêt vierge, Pérez tombait chaque fois sur des serpents venimeux, car il avait évidemment du kurgin pour en rencontrer. Il raconta cela à Nèle qui dit que le moment approchait où il serait mordu par un serpent s’il ne se baignait pas dans de l’eau contenant un certain remède. Pérez chercha un inatuledi qui se mit à la recherche des drogues appropriées. Quand il les recueillit, il dit à leur purba ce pourquoi il les emploierait. Rentré chez lui, il donna à Pérez certains renseignements et conseils et lui remit le remède. La première fois que Pérez se lava avec la drogue, l’homme-médecin inatuledi, jeta quelques gouttes de l’eau du bain à l’est, à l’ouest, au nord et au sud. Après s’être traité de la sorte, Pérez ne rencontra jamais plus de serpents venimeux. Il était devenu invisible pour eux.

Il est évident que les idées sur le kurgin jouent un grand rôle dans la vie des Indiens cuna. Même les plus cultivés d’entre eux croient que le kurgin peut subir l’influence de certains remèdes. Pérez lui-même croit fermement au kurgin, et il est évident que de il en a reçu beaucoup pour les études, et grâce à l’aide de son splendide kurgin j’ai réussi à jeter un coup d’oeil dans le monde des idées et des croyances d’un peuple étrange.

Nous avons fait l’expérience que les idées des cuna sur l’intelligence, la mémoire et autres, si vagues soient-elles, ne sont point associées au mot purba, ce mot que ceux d’entre eux, qui connaissent l’espagnol ou l’anglais, traduisent par âme, mais liées à l’acception du mot kurgin. Le son de notre voix est souvent appelé purba, mais notre emploi plus ou moins intelligent de cette voix dépend de la quantité que nous avons de kurgin.

Je veux en terminant insister encore une fois sur l’importance que peut revêtir une étude exhaustive et suivie des représentations mystiques des Indiens cana, d’autant plus que nous pouvons considérer ces Indiens comme constituant le reliquat d’une des grandes civilisations de l’Amérique centrale. Tout l’art en de telles études consiste à ne jamais généraliser, à ne jamais s’étonner, même lorsqu’il semble difficile de suivre le raisonnement de l’Indien. La valeur particulière de ces recherches tient au fait que nous sommes non seulement à même de pouvoir contrôler les informations orales modernes par des chants qui selon la tradition ont été conservés depuis des temps immémoriaux, mais aussi et surtout par les pictographies des cuna. Cet avantage est d’autant plus appréciable que lorsque nous étudions la religion des cuna nous devons toujours tenir compte d’une influence possible de missionnaires ou d’autres gens.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Erland Nordenskiöld, « La Conception de l’âme chez les indiens cuna de l’isthme de Panama. La signification de trois mots cuna, purba, niga et kurgin », Journal de la Société des Américanistes, Nouvelle série, t. XXIV, Fasc. 1, Paris, 1932, pp. 5-30.

Notes

[1Traduit du suédois par Mme Robertsson.

[2Le pluriel de purba est purbagana, mais j’ai toujours employé un s pour le pluriel.

[3DENSMORE (Frances) : Music of the Tale Indians of Panama. Smithsonian miscellaneous collections, Vol. 77, N° 11, Washington, 1926.

[4NORDENSKIÖLD (Erland) : Picture-Writings and other Documents. Comparative Ethnographical Studies, Vol. 7 : 1, Göteborg, 1928.

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