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La Topologie et le Temps (VI)

Jacques Lacan et le Zen

Texte de l’intervention au Cercle Psychanalytique de Paris (24 avril 2008)

Date de mise en ligne : mercredi 30 avril 2008

Auteur : Guy MASSAT

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Guy Massat, « Jacques Lacan et le Zen », Sixième séance du séminaire sur « La Topologie et le Temps », au Cercle psychanalytique de Paris, le jeudi 24 avril 2008.

Jacques Lacan et le Zen

À quoi sert la psychanalyse, me demandait quelqu’un qui lui était hostile ? N’enseigne-t-elle pas à distinguer le conscient de l’inconscient ? — Oui, répondis-je. Donc, conclut-il, c’est une lapalissade aussi bête que les autres, du genre : « quand on n’est pas grand c’est qu’on est petit ». Peut-on dire que le réfléchi est égal au non réfléchi, que la conscience est égale à l’inconscient ? — Non, avouais-je, c’est impossible parce que nous nous exprimons ici dans le cercle fermé du langage conscient, fermé, pour ainsi dire, par la palissade d’une réflexion en miroir. Mais, argumentais-je, en prenant le point de vue de la décomposition du langage, c’est-à-dire non plus le point de vue de la matérialisation de l’espace mais le point de vue du temps qui brise toute chose, la formule ne serait plus une lapalissade. Ainsi l’incomplétude de Gödel, l’incertitude de Heisenberg ne sont pas que des fonctions négatives : Elles ont une autonomie propre. Enfin, reprit-il, « l’inconscient n’est pas le conscient » est une évidence, un truisme, une tautologie, une platitude, aussi certaine que « l’extérieur n’est pas l’intérieur ». L’inconscient, tentais-je de rétorquer, ne relève pas de la géométrie, mais d’une topologie du temps qui peut montrer non seulement que l’extérieur est aussi l’intérieur, mais que le conscient malgré son indépendance et son autonomie apparentes repose entièrement sur lui, bien qu’il en diffère en le refoulant. Les mots ne se referment-ils pas sur eux-mêmes, riposta-t-il : Le blanc est blanc et le non-blanc, non-blanc. Entre les deux il n’y a rien. Donc l’inconscient ne peut exister. — Mais le langage existe, répliquais-je ! La conversation s’arrêta là. Le problème c’est que le savoir du conscient — « Savoir c’est savoir qu’on sait » — repose sur l’évidence du principe d’identité : A = A. Ce principe interdit de se demander si A égale, véritablement, A. Si A est véritablement A. Nous sommes tellement habitués aux principes de la logique formelle que nous ne jurons plus que par elle, même quand on l’ignore. Et même quand l’expérience nous montre qu’il y a de fausses évidences. Y aurait-il autre chose que des évidences ? Oui, faisait déjà remarquer Héraclite, et c’est ce qu’on néglige, disait-il, « aussi bien avant qu’après en avoir fait l’expérience », par exemple, le lapsus et l’acte manqué. Remarquons, à suivre Héraclite, que pour que le principe d’identité soit certain, pour qu’il y ait une identité indiscutablement vraie entre A et A, il faudrait que ce deuxième A se trouve au même endroit et au même moment que le premier. Or il n’en est rien. Il faudrait pour cela arrêter le temps, ce qui est impossible. Comme le dit justement Lacan : « l’inconscient c’est l’impossible », l’impossibilité d’arrêter le temps. Donc le principe d’identité A est A n’est, en toute rigueur, qu’une une proposition arbitraire, relevant de l’imaginaire. Même si elle s’avère extrêmement efficace. Mais, puisque c’est une convention, une fonction imaginaire, une proposition arbitraire, nous sommes en droit de, et nous pouvons en fait, ne pas nous y soumettre et préférer le langage des oiseaux, c’est-à-dire un langage qui ne repose pas sur le principe d’identité. Comme nous l’apprend Saussure : « La chaîne acoustique ne se divise pas en temps égaux (temps de l’horloge et temps réel)… On ne sait où un son commence ni ou l’autre finit… Les éléments que l’on obtient par l’analyse de la chaîne parlée sont comme les anneaux de cette chaîne, des moments irréductibles qu’on ne peut pas considérer en dehors du temps qu’ils occupent ». Autrement dit ces anneaux forment des nœuds, « des nœuds de Saussure » : nœuds de choses sûres. « Ainsi, explique le linguiste, un ensemble comme “ta” (le phonème ta, il aurait pu prendre le phonème “ça”) sera toujours un moment plus un moment, t, a, ou ç, a. Le fragment irréductible « t » ou « ç », pris à part, pourra être considéré en dehors du temps (en dehors du temps de l’horloge bien sûr). De la même façon un ensemble musical « do, ré, mi » ne peut être traité que comme une série concrète dans le temps ; mais si je prends un de ses éléments irréductible, je puis le considérer in abstracto, (c’est-à-dire dans un autre temps ou une autre dimension, pareille à la symphonie pour une seule note proposée par l’artiste du vide Yves Klein dans les années 60). « La pensée, chaotique par nature, poursuit Saussure, est forcée de se préciser en se décomposant. Il n’y a donc ni matérialisation des pensées ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la pensée-son implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes ». Donc, le monde flottant des sons et le monde flottant des idées se relient, ou s’accouplent, de manière arbitraire. C’est pourquoi dans le monde il y a des langues différentes.

Allons plus avant pour mieux comprendre le système inconscient. Dans l’inconscient, dans le ça, c’est-à-dire pour la conscience hors d’elle même, pas de principe d’identité. Les choses, les êtres et les mots sont sur le mode de ne pas y être ce qu’ils sont et d’être ce qu’ils ne sont pas. C’est-à-dire que l’arbitraire du A peut arbitrairement ne pas se soumettre à ce qu’il dit, c’est-à-dire à ses propres conventions. Il passe avec les sons et les sens d’un accouplement à l’autre selon sa fantaisie tel une vache volante : C’est le langage du ça, le langage du temps, sans nom et sans loi. Cependant, va montrer Freud — et c’est ce qui est la particularité géniale de la psychanalyse — dans la dimension du système inconscient le moi et le Surmoi bloquent, comme par un nœud de capiton, le ça dans son jaillissement de jouissance créatrice. Ce sont eux, moi et Surmoi, qui forment les nouages des souffrances, des tortures et des guerres du système inconscient : angoisses, dépressions, inhibitions etc. C’est qu’ici « moi et Surmoi » utilisent les principes d’identité, de contradictoire, et de tiers exclu alors qu’ils devraient les annihiler. Cette extinction ne se fera que par la méthode psychanalytique et la cure de l’inconscient. La logique formelle n’est valable que pour la conscience laquelle ne se définit que par elle.

Donc, tout n’est que langage, langage dans la dimension extraordinaire de l’inconscient comme dans celle non moins bizarre du conscient. Ces dimensions utilisent seulement des systèmes de paroles différents. Contrairement à ce que le conscient soutient dans son totalitarisme surmoïque, il y a un savoir, une pensée, des sentiments et des sensations qui échappent à toute saisie rationnelle parce qu’ils voyagent vers l’ailleurs, sur d’autres libertés possibles de langage. Conclusion, distinguer l’inconscient de l’inconscient, loin d’être une lapalissade pourrait bien être la plus grande affaire de notre vie. Car c’est cette séparation engendrée par la parole, qui scande les différences vitales entre discours inconscient et discours conscient. C’est ce qui décide de la nature des mondes dans lesquels nous tentons de vivre. Chacun étant le contresens de l’autre.

Il se trouve qu’à mal faire cette différence notre vie intime devient compliquée, complexe, insupportable, et la peur envahit tout : riches ou pauvres, ignorants ou savants, honnêtes ou mal honnêtes, religieux ou laïques se vivent secrètement « mal dans leur peau », même quand ils affirment aux autres que tout va bien.

Prenons un exemple de confusion tautologique : « la guerre est la guerre ». C’est bien conforme au principe d’identité. Or justement, dans l’inconscient, où le principe d’identité n’existe pas, la guerre ne sera jamais la guerre. Qu’est-ce donc alors que la guerre ? Héraclite dit : « La guerre est le père de toutes choses (polemos, la guerre en grec, est masculin), de tout destin il est le roi. Des uns, il fait des dieux (on entend par dieux les gens doués d’un talent qui dépassent les normes ordinaires), des autres, il fait des hommes, des uns il fait des esclaves, et d’autres des hommes libres. » C’est donc cette guerre, qui n’est guerre que dans le système inconscient, qui décide de notre destin. Mais, des philosophes, qui ne voient jamais plus loin que les limites du conscient, en concluent étourdiment qu’Héraclite prônait la guerre. Alors que si l’on distingue les discours de l’inconscient de ceux du conscient, nous pouvons tirer de cet enseignement le plus grand profit en faveur de la paix, de notre propre paix, à savoir que c’est dans le système inconscient que la guerre est le père, ou la mère, de notre destin. Il s’agit d’une guerre de trois, d’une règle de trois, comme l’homérique guerre de Troie entre ça, moi et Surmoi. Mais ce n’est ici qu’une guerre de mots. C’est justement ce que Freud expliquait à Einstein dans « Pourquoi la guerre ». Mais Einstein, enfermé dans le ghetto de la langue mathématique, c’est-à-dire dans la langue identitaire et totalitaire du conscient, ne comprenait pas. « Je ne crois pas, en concluait Freud, qu’avec mes propos sur le système Ics, on me délivre le Prix Nobel de la Paix ».

Autre exemple. À ne pas distinguer l’inconscient du conscient, le philosophe Slajov Zizek, qui a fait une thèse de soi disant psychanalyse à Paris, nous soutient que l’un des trésors de la mythologique indienne, « La Bhagavad-Gita », est un texte nazi. Pourquoi ? Par ce que dans ce mythe le dieu Krisna exhorte Arjuna à la guerre : « Rien n’est meilleur qu’un combat légitime ». Krisna évidemment parle du combat dans le système inconscient pas du combat dans le conscient. Sinon, comment pourrait-il soutenir que « tuer » c’est « ne pas tuer » ? Il est impossible que ce soit pareil dans le conscient. Alors que dans l’inconscient, le contradictoire, « tuer c’est ne pas tuer », est parfaitement recevable. À ne pas différencier le conscient de l’inconscient, Zizek, comme beaucoup d’autres retardataires freudiens, ou comme disait Nietzsche, de nihilistes européens, ne comprennent pas non plus pourquoi le maître de Tch’an Lin tsi nous conseille de « tuer le Bouddha et de tuer nos parents ! »

Conséquences : de nos jours, nous voyons, par exemple, un Ben Laden, faire stupidement un amalgame entre la guerre sainte et salutaire dans l’inconscient et la guerre malsaine et destructrice dans le monde conscient. Heureusement tous les musulmans ne sont pas psychotiques, c’est-à-dire ne confondent pas conscient et inconscient. Le Dalaï Lama qui enseigne le « non-moi », et qui nous exhorte au détachement, au renoncement et à la compassion, se retrouve lui aussi dans une position contradictoire ridicule quand il défend l’identité tibétaine, c’est-à-dire le contraire du non-moi (anata) qu’il prétend pourtant être le chemin de la sérénité. Il insiste sur l’attachement à la culture tibétaine donc le contraire du détachement et du renoncement, les fondements de la pensée bouddhiste. Le Dalaï Lama se retrouve donc dans la position de ces sectes hypocrites : détachez-vous de tous vos biens, et faites des dons (à notre secte bien sûr). Nous, nous sommes vraiment détachés des bien matériels, vous vous êtes encore impurs, etc.

Ces quelques exemples, il y en a beaucoup d’autres, nous permettent de comprendre l’utilité de la psychanalyse dans sa méthode qui consiste à distinguer l’inconscient du conscient. À ne pas le faire toutes les valeurs du conscient se dévalorisent, comme le prophétisait Nietzsche. « Les lois logiques nous disait Wittgenstein dans son Tractatus, sont des tautologies, elles ne disent rien sur le monde réel. Elles relèvent de l’imaginaire, c’est-à-dire du leurre. La signification d’un énoncé, c’est uniquement son usage syntaxique » ; son principe structural, son nouage, dirons-nous dans le cadre de « La topologie des nœuds et du temps ».

Rappelons les principes de la logique formelle, établis par Aristote et dont le maniement est ce qui permet la création des ordinateurs, des portables des fusées et autres engins, etc., même si nous ignorons que c’est à Aristote que nous devons tout notre univers technologique, de la plus facile à la plus compliquée des machines, ainsi qu’à toutes les valeurs.

Ces trois principes s’énoncent ainsi :
 Principe d’identité : A = A ;
 Principe de non contradiction : la même chose ne peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport ;
 Principe du tiers exclu : entre blanc et non blanc il n’y a pas de troisième terme.

Ces trois principes sont topologiquement le même principe énoncé différemment. Bien sûr nous pouvons contester le principe d’identité comme nous l’avons fait ou soutenir que pour distinguer le blanc du non-blanc il faut nécessairement au même moment une dimension qui ne soit ni blanc ni non blanc. Mais nous perdrions l’efficacité de ces principes. Pour qu’une civilisation, une société, se construise il faut nécessairement refouler le discours inconscient au profit d’une loi tautologique et accepter ses règles du jeu. Mais que faire alors du discours inconscient qui, loin d’être un néant statique, fera nécessairement retour dans le conscient sous formes de symptômes ?

C’est là, dans nos sociétés, que la psychanalyse, qui sait utiliser le discours inconscient dans ses particularités les plus créatrices, trouve sa fonction et sa nécessité. Le ça parle. Mais il parle un langage tellement différent, par rapport à la logique formelle, que les langues du conscient soutiennent qu’il ne parle pas. Or ce langage du ça permet des processus de pensée, de sentiments, de sensations bien plus subtils, créateurs et décisifs que ceux du savoir conscient qui perd ainsi ses privilèges arbitraires d’exclusivité et de totalitarisme. Le langage du ça transgresse toutes limites. Des penseurs du passé s’en étaient déjà aperçus comme par exemple Héraclite ou Lao tseu. C’est en relisant ces grands textes historiques sous l’angle psychanalytique que nous pouvons retrouver la puissance de leur pensée et non plus la dévaloriser comme n’ont cesser et ne cessent de le faire les religieux et les philosophes, qui n’ont pour principe que le discours conscient. Héraclite, par exemple, dans son premier fragment énonce ceci : « Le discours dont je parle échappe à la saisie intelligible des hommes ». Il s’agit bien chez Héraclite d’un discours qui échappe à la conscience réfléchie ordinaire. Lao tseu : énonce dans son premier poème : « Le dire véritablement dire est autre que le dire exprimé ». Il s’agit bien d’un dire qui est autre que le dire du conscient. Si nous nous essayons à traduire le Tao te king de Lao tseu sous l’angle du discours inconscient, et non plus sous celui du conscient comme il a été fait jusqu’ici, nous serons surpris de voir à quel point ces poèmes millénaires nous éclairent sur la dimension du réel qu’est l’inconscient. Par exemple nous serons surpris de voir que dès son premier poème Lao tseu décrit le nœud borroméen, le RSI de Lacan, qui est le condensé de toute la psychanalyse.

Lacan nous dit dans « l’Étourdit » ceci : « Le dire reste oublié derrière le dit ». Lao tseu, trois mille ans avant énonce : « le dire (tao) véritablement dire est autre que le dit exprimé ». Lacan : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » C’est l’écho même de Lao tseu soutenant : « le mot véritablement mot est autre que le mot prononcé ». N’y a-t-il pas là, malgré trois millénaires de différence, une concomitance étonnante de paroles entre Lao tseu et Lacan ?

Poursuivons le poème de Lao tseu :

« Le sans nom est à l’origine de la terre et du ciel. » Qu’est-ce que le sans nom ? Le sans nom, wu ming, c’est le ça. Le ça n’est pas un pronom, comme il le serait dans le conscient. Le ça est ce à quoi on ne peut donner de nom car il change constamment. Le ça, nous dit Freud, c’est l’origine du moi et du Surmoi. Le « sans nom » c’est l’origine du ciel et de la terre, nous dit Lao tseu. Terre et Ciel ici peuvent être compris comme des métaphores du moi et du Surmoi. « Le mot est la mère de toutes choses », poursuit Lao tseu. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de monde sans langage ou que c’est le langage qui produit le monde ainsi que le soutiennent Heidegger et la psychanalyse de nos jours.

« Donc, peut poursuivre Lao tseu, le sans désir (c’est-à-dire le ça, sans désir en tant que manque ou insuffisance) contemple l’extraordinaire. Tandis que les désirs (en tant que manques et déficit) voient la limite des choses ». En effet, c’est toujours le manque qui marque la limite. S’il me manque un euro pour faire dix euros c’est que je suis limité à neuf. Les désirs en tant que manque, déficit, insuffisance relèvent du moi et du Surmoi. Ils sont figurés par le Eros de Platon qui étant ici le fils de Poros, la richesse, et de Pénia, la pauvreté, manque toujours de quelque chose. Donc le désir marque bien les limites.

« Bien qu’ils aient une origine commune (le ça), dit Lao tseu, ils (le moi et le Surmoi) diffèrent seulement de nom. » « Ensemble (le ça, le moi et le Surmoi) ils forment un nœud, le nœud des mystères, la passe extraordinaire ».

Le mot mystère a pour étymologie fermer et rien n’est plus fermé qu’un nœud topologique. Ainsi, en choisissant « dire » plutôt que « chemin » pour traduire « tao », le Tao te king de Lao tseu nous éclaire, par-delà les siècles, sur la psychanalyse, alors que dans sa traduction philosophique et politique ses propos semblent incertains, discutables et obscurs. Il en va de même du titre : « Le livre de la voie et de la vertu ». On doit aujourd’hui le traduire par « le livre (King) de la force (Te) du dire de l’inconscient (Tao) ».

J. Lacan et le Zen. Pourquoi Lacan se réfère-t-il si souvent au zen ? Dans « L’objet de la psychanalyse » (p. 45), il nous nous met tout d’abord en garde contre l’utilisation de ce mot :
 « J’ai scrupule, dit-il, à avancer le mot Zen, devant un auditoire dont une partie est pour moi trop peu sûre quant à la façon dont je peux être entendu pour avancer sans aucune précaution une référence à quelque chose qui n’est certes pas secret, qui traîne dans les rues et dont on entend parler partout. Le Zen ne présente-t-il pas quelque chose qui peut aller jusqu’à l’abus de confiance ? À vrai dire, je ne saurais trop vous conseiller de vous méfier de toutes les sottises qui s’empilent sous ce registre, cependant, après tout, pas plus que sur la psychanalyse elle-même ».

Le mot zen est la prononciation japonaise du sinogramme chinois tch’an, apocope de tch’anna qui traduit phonétiquement le pâli (d)jhâna, terme bouddhiste qui signifie « absorption ». Le terme désigne l’absorption dans le vide parfait, c’est-à-dire le vide qu’est le temps. La traduction par « méditation » qui se réfère au sanscrit dhyâna, dont la signification est « méditation, pensée, réflexion, conscience » ne se justifie pas. Bien qu’elle soit la plus répandue, c’est une dérive erronée. Le mot « Méditation » correspond au pâli bhâvanâ, qui signifie dans le bouddhisme classique « développement mental » Mais l’esprit c’est le conscient, ce n’est pas l’inconscient. La fusion de l’esprit et de l’inconscient relève de la pensée occidentale chrétienne. Elle n’a rien à voir avec la pensée chinoise. La traduction de tch’an par méditation entretient donc une confusion entre le conscient et l’inconscient qui le transforme en soutient des névroses. Pourquoi Lacan, dès l’ouverture de son premier séminaire, se référait-t-il au zen ? Certainement pas pour méditer, transcendentalement ou pas, non plus pour se conformer à la mode d’Hollywood, mais parce que le zen, plus précisément le tch’an — qui est une combinaison du bouddhisme et du taoïsme — montre exemplairement la différence entre inconscient et conscient. Pour nous en rendre compte, il est facile de se référer à l’histoire du Tch’an.

Son fondateur historique en Chine est l’Indien Bodhidharma au sixième siècle de notre ère. Pourquoi Bodhidharma se rendit-il en Chine ? On raconte que rebuté par la médiocrité dans laquelle était tombé la pratique du bouddhisme indien à cette époque : elle se réduisait aux rites et aux cérémonies, Bodhidharma préféra s’exiler.

En Chine, Bodhidharma rencontra l’empereur Wou des Leang, lequel était un bouddhiste convaincu. Cet empereur avait organisé, rapporte l’histoire, la traduction systématique des textes bouddhistes en chinois. Ses académies comptaient jusqu’à mille traducteurs. Il avait fait bâtir des monastères dans tout son empire, encouragé les conversions, et favorisé les moines bouddhistes. Naturellement il reçut Bodhidharma et l’interrogea. Cette rencontre et rapportée dans le Pi yen lou, « Le recueil de la falaise verte » qui date du dixième siècle. Or, dès ce premier document nous voyons que Bodhidharma pose nettement la différence entre conscient et inconscient. En effet, l’empereur Wou raconte tout ce qu’il a réalisé en faveur du bouddhisme et sa demande est légitime : « Quels sont mes mérites ? » Puisque dans le bouddhisme populaire, comme dans toutes les religions, plus ont fait d’actions en faveur du Bien, plus on accumule de mérites, de bons karmas, pour ce monde et pour le suivant. Mais Bodhidharma répondit abruptement : « Absolument aucun mérite ! Tout ce que vous avez fait là se rapporte au monde, au monde conscient, et ne concerne pas votre propre nature » (l’inconscient).

Quelle est donc véritablement la vérité ? interrogea l’empereur Wou. Bodhidharma répondit : « Un vide sans fond et rien de sacré. » C’est-à-dire un vide sans arrêt comme l’est le temps pour qui il n’y a rien qui puisse lui échapper comme le voudraient quelques vérités sacrées telles les idées platoniciennes. Ici nous sommes dans la pulsation temporelle qu’est l’inconscient, comme le définit Lacan dans Les Quatre concepts. Dans l’inconscient il n’y a rien de sacré. Le sacré c’est pour le conscient et le miroir de ses fantasmes.

Le Pi yen lou rapporte que l’empereur ne comprit rien aux propos de Bodhidharma. « Mais qui ai-je, en face de moi, demanda-t-il ? » Bodhidharma répondit : « Je ne sais pas ! » Car du côté de l’inconscient là où il n’y a pas d’identité on ne peut dire qui on est. C’est l’inverse du monde conscient. C’est comme lorsqu’on demande à un enfant : « Comment tu t’appelles ? » Et qu’il répond avec assurance : « je ne sais pas ». Bodhidharma se retira dans une grotte des montagnes de Shaolin province du Henan. Il y pratiqua le tsochan (le zazen) face au mur pendant neuf ans. On l’appelait alors selon Les annales de la transmission de la lumière de Tao-iuan (1004) « le brahmane (puisqu’il était indien) « Pi pi kouan », c’est-à-dire « le brahmane qui contemple le mur ». Mais le sinogramme chinois pi signifie à la fois mur et précipice ou abîme. C’est que l’abîme du temps est pour nous tous un mur infranchissable.

« Entre l’homme et le monde, il y a un mur » nous dit aussi Lacan en citant ces vers du poète Antoine Tudal (Écrits, p. 289) « Entre l’homme et l’amour, il y a la femme. Entre l’homme et la femme il y a un monde. Entre l’homme et le monde il y a un mur ». L’abîme du temps est sans fond. Pour lui rien n’est sacré. Ce réel est semblable à un mur dont la passe est le rien.

Dans Les Annales de la transmission de la lumière de la lampe de Tao iun, il est aussi question de l’histoire de la transmission du tch’an par Bouddha sur le Pic des vautours. Toutefois on ne trouve aucun document indien pouvant étayer cette histoire. Même si c’est une légende l’affaire mérite pourtant d’être contée selon notre perspective psychanalytique : Un jour sur le Pic des vautours Bouddha réunit ses disciples en leur annonçant qu’il allait leur transmettre la vérité suprême de son enseignement. Tout le monde fit silence et attendit. Mais Bouddha ne prononça aucune parole. Il se contenta de lever un bouquet de fleurs. Personne ne comprit ce qui était en train de se passer. Seul un disciple du nom de Mahakashyapa, sourit. Alors Bouddha déclara que Mahakasyapa pouvait désormais prêcher à sa place. Mahakasiapa venait de recevoir la première « transmission spéciale en dehors des écritures ».

De quelle transmission un bouquet de fleurs peut-il être signifiant ? Un bouquet de fleurs, du point de vue de l’inconscient, est, comme tout le reste, sur le mode d’être ce qu’il n’est pas et de ne pas être ce qu’il est, autrement dit il représente l’inconscient en tant que pulsation temporelle. Dès que nous considérons que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, que les mots ne sont pas ce qu’ils disent, nous passons dans la dimension de l’inconscient. Ainsi, le ciel n’est pas le ciel, la terre n’est pas la terre. Nos parents ne sont pas nos parents. Ça dégage. Ça brise les horizons. Ça délivre. Les minéraux de sont pas des minéraux, les végétaux ne sont pas des végétaux, les animaux ne sont des animaux, les hommes ne sont pas des hommes et les dieux ne sont pas des dieux. Notre tête n’est pas notre tête, notre sexe n’est pas notre sexe, notre cœur n’est pas notre cœur ni notre ventre notre ventre. Le mal n’est pas le mal le bien n’est pas le bien. E n’égale pas MC2. Le haut n’est pas le haut le bas n’est pas le bas. L’argent n’est pas l’argent. L’amour n’est pas l’amour. Je ne suis pas ce que je suis. Comme le chante le vieux poème d’un trouvère : « Je ne sais qui je suis. Je ne sais d’où je viens. Je ne sais où je vais. À peine étonné de me sentir si heureux ». On voit des choses et pourtant il n’y a rien. L’eau n’est pas de l’eau. C’est aussi, à leur manière, ce que disent, dans un autre langage, les savant : l’eau n’est pas de l’eau c’est une molécule faite d’un atome d’hydrogène et de deux atomes d’oxygène. Et les physiciens rajoutent : Les atomes ne sont pas indivisibles, ils sont fait de particules si brèves qu’elles n’occupent pas d’espace mais seulement du temps. Il n’y a donc pas d’eau, mais du temps. Quel temps ? Un temps où ce que l’on nomme n’est pas ce que l’on nomme. C’est le temps du langage. Le passé peut ne pas être du passé, le présent du présent, et l’avenir ne pas être l’avenir. Les maux peuvent ne pas être les maux. La souffrance n’être pas la souffrance. La mort n’être pas la mort, ou en fin, comme dit « le discours du vide » qui est la référence du Tch’an (la Prajanaparamita) : « il n’y a pas de décrépitude ni de mort ni de victoire à remporter sur la décrépitude et la mort. Il n’y a pas d’ignorance ni de victoire à remporter sur l’ignorance. Il n’y a pas de souffrance, il n’y a pas de mal, il n’y a rien à retirer, il n’y a pas de sentier, il n’y a pas de sagesse, rien à atteindre ou ne pas atteindre. » « Les formes sont le vide et le vide est les formes ». Il n’y a que du langage.

« Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres », enseigne le Tchan, ce qui veut dire que tout est langage. Il n’y a que du langage. Il n’appartient qu’à nous de culbuter toutes les sonorités des mots, les priver de tous sens ou leur faire dire toujours autre chose et les interpréter à notre façon. Nous pouvons faire permuter toutes les lettres des mots les unes en les autres, pour notre seul plaisir, en ne cherchant que la beauté. Nous nous trouvons là dans la puissance, la joie le bonheur et la sérénité. Comme dit Lacan : « le sujet de l’inconscient est heureux » :
 « L’étonnant n’est pas qu’il soit heureux… c’est qu’il prenne idée de la béatitude, une idée qui va assez loin pour qu’il s’en sente exilé ». Tout le monde est heureux sinon c’est de sa faute. « Le mot est la mère des dix mille êtres », dit Lao tseu. Il en est l’origine comme la mer d’où nous venons. Il en est l’autorité principale comme le maire qui est l’autorité de la commune. L’homophonie mère, mer, maire assure à sa manière qu’il n’y a que langage.

Le discours sur le vide, la « Prajna Paramita » est attribué à Nagaradjuna philosophe indien du IIe siècle, premier penseur important du bouddhisme à avoir utilisé le sanscrit et non le pâli dans ses écrits et principal créateur du Mahayana. Or il est dit que « la Prajana Paramita » toute entière est condensée dans la lettre A, premier élément de formation des syllabes, de mots et des phrases. Dans le bouddhisme tibétain il y a les contemplateurs de « la lettre A ». Ils contemplent que A n’est pas A.

Le A n’est pas seulement la première lettre des voyelles et de l’alphabet mais, homophoniquement, il désigne aussi le but à atteindre, le passage d’un état à un autre, la suppression ou le vide comme dans « j’aime à contempler. »

L’étymologie de la lettre A, ou plus précisément son pictogramme est la « vache », ou la « bête à corne ». Les cornes de la bifurcation. Nous remarquerons que le latin vacca, vache, résonne comme vacare, qui signifie « être vide » qui vient de « vocare » dont le sens est « être libre » homonyme de vocare « appeler » qui vient de vox, la voix. La parole du vide nous dit la Prajana paramita c’est : « aller, aller, par delà » D’où, dans le tch’an, l’allégorie des dix étapes de la vache, ou des cinq, selon les versions. On cherche la vache, on la dresse, puis on la métamorphose en vide : O. C’est le langage des oies, des OA, à rebours de l’alpha et de l’oméga : O-A c’est zéro-A.

Lacan dans L’objet de la psychanalyse nous cite ce poème zen : « Dans trois mille ans, combien d’hommes sauront ce qu’il y a au niveau de ce cercle tracé ? O. » Lacan en écrivant la phrase zen en chinois trace le cercle du tch’an d’une autre façon qui, topologiquement, est la même chose. Il fait un rond avec une bouclette. Il pourrait bien aussi faire d’autres présentations topologiques du même nœud trivial. On voit toujours quelque chose mais, il n’y a rien.

Si l’on confondait inconscient et conscient, on pourrait croire qu’en considérant que tout est vide, impermanent et illusoire nous serions nécessairement contraint de renoncer au monde conscient. Bodhidharma dans sa grotte était-il un nihiliste sans défense ? À le croire, comme tentent de l’expliquer certains philosophes, on ne pourrait que se tromper. En effet, Bodhidharma ne confondait pas l’inconscient et le conscient puisque l’histoire rapporte que c’est lui, Bodhidharma qui enseigna la pratique des arts martiaux aux moines bouddhistes de Shaolin qui voyaient régulièrement leurs monastères pillés par des brigands. Autre preuve en acte que dans le tch’an l’inconscient n’est pas le conscient, comme nous le dit Lacan.

Je vous remercie.

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