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Richard von Krafft-Ebing

Androgynie et gynandrie

Psychopathia Sexualis : III. — Neuro-Psychopathologie générale

Date de mise en ligne : mercredi 3 décembre 2008

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Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

Fréquence et importance des symptômes pathologiques. — Tableau des névroses sexuelles. — Irritation du centre d’érection. — Son atrophie. — Arrêts dans le centre d’érection. — Faiblesse et irritabilité du centre. — Les névroses du centre d’éjaculation. — Névroses cérébrales. — Paradoxie ou instinct sexuel hors de la période normale. — Éveil de l’instinct sexuel dans l’enfance. — Renaissance de cet instinct dans la vieillesse. — Aberration sexuelle chez les vieillards expliquée par l’impuissance et la démence. — Anesthésie sexuelle ou manque d’instinct sexuel. — Anesthésie congénitale ; anesthésie acquise. — Hyperesthésie ou exagération morbide de l’instinct. — Causes et particularités de cette anomalie. — Paresthésie du sens sexuel ou perversion de l’instinct sexuel. — Le sadisme. — Essai d’explication du sadisme. — Assassinat par volupté sadique. — Anthropophagie. — Outrages aux cadavres. — Brutalités contre les femmes ; la manie de les faire saigner ou de les fouetter. — La manie de souiller les femmes. — Sadisme symbolique. — Autres actes de violence contre les femmes. — Sadisme sur des animaux. — Sadisme sur n’importe quel objet. — Les fouetteurs d’enfants. — Le sadisme de la femme. — La Penthésilée de Kleist. — Le masochisme. — Nature et symptômes du masochisme. — Désir d’être brutalisé ou humilié dans le but de satisfaire le sens sexuel. — La flagellation passive dans ses rapports avec le masochisme. — La fréquence du masochisme et ses divers modes. — Masochisme symbolique. — Masochisme d’imagination. — Jean-Jacques Rousseau. — Le masochisme chez les romanciers et dans les écrits scientifiques. — Masochisme déguisé. — Les fétichistes du soulier et du pied. — Masochisme déguisé ou actes malpropres commis dans le but de s’humilier et de se procurer une satisfaction sexuelle. — Masochisme chez la femme. — Essai d’explication du masochisme. — La servitude sexuelle. — Masochisme et sadisme. — Le fétichisme ; explication de son origine. — Cas où le fétiche est une partie du corps féminin. — Le fétichisme de la main. — Les difformités comme fétiches. — Le fétichisme des nattes de cheveux ; les coupeurs de nattes. — Le vêtement de la femme comme fétiche. — Amateurs ou voleurs de mouchoirs de femmes. — Les fétichistes du soulier. — Une étoffe comme fétiche. — Les fétichistes de la fourrure, de la soie et du velours. — L’inversion sexuelle. — Comment on contracte cette disposition. — La névrose comme cause de l’inversion sexuelle acquise. — Degrés de la dégénérescence acquise. — Simple inversion du sens sexuel. — Éviration et défémination. — La folie des Scythes. — Les Mujerados. — Les transitions à la métamorphose sexuelle. — Métamorphose sexuelle paranoïque. — L’inversion sexuelle congénitale. — Diverses formes de cette maladie. — Symptômes généraux. — Essai d’explication de cette maladie. — L’hermaphrodisme psychique. — Homosexuels ou uranistes. — Effémination ou viraginité. — Androgynie et gynandrie. — Autres phénomènes de perversion sexuelle chez les individus atteints d’inversion sexuelle. — Diagnostic, pronostic et thérapeutique de l’inversion sexuelle.

4. ANDROGYNIE ET GYNANDRIE.

Il y a une transition à peine sensible entre la groupe précédent et les cas d’inversion sexuelle où non seulement le caractère et toutes les sensations du sens sexuel anormal coexistent, mais où même par la conformation de son squelette, le type de sa figure, sa voix, etc., en un mot sous le rapport anatomique comme sous le rapport psychique et psycho-sexuel, l’individu se rapproche du sexe dans le rôle duquel il se sent vis-à-vis des autres individus de son propre sexe. Il est évident que cette empreinte anthropologique de l’anomalie cérébrale représente un degré très avancé de dégénérescence. Mais, d’autre part, cette déviation est basée sur des conditions tout autres que les phénomènes tératologiques de l’hermaphrodisme envisagé au sens anatomique. Cela ressort clairement du fait que jusqu’ici on n’a jamais rencontré sur le terrain de l’inversion sexuelle, de tendance aux malformations hermaphroditiques des parties génitales. On a toujours établi que les parties génitales de ces individus étaient, au point de vue sexuel, complètement différenciées, bien que souvent atteintes de stigmates de dégénérescence anatomique (épi- ou hypospadies, etc.), qui entravaient le développement des organes qui étaient du reste bien différenciés au point de vue sexuel.

Mais on ne possède pas encore jusqu’ici un nombre d’observations suffisant de ce groupe intéressant : femmes en vêtements d’hommes avec parties génitales féminines, hommes en vêtements de femmes avec parties génitales masculines. Tout observateur expérimenté se rappelle sans doute avoir rencontré des individus masculins dont la manière d’être féminine (hanches larges, formes rondes avec abondance de graisse, barbe totalement absente ou très faiblement développée ; traits de la figure féminins, teint délicat, voix de fausset, etc.) était surprenante, et vice versa des êtres féminins qui, par la charpente des os, le bassin, la démarche, les attitudes, leurs traits grossiers et nettement virils, leur voix grave et rauque, etc., l’ont fait douter de l’« éternel féminin ».

Nous avons d’ailleurs, dans les groupes précédents, rencontré des traces isolées d’une pareille transformation anthropologique, entre autres dans l’observation 106 où une dame avait des pieds d’homme, dans l’observation 112 où il y eut développement des mamelles avec du lait à l’âge de la puberté.

Il paraît aussi que chez les individus du quatrième groupe ainsi que chez quelques-uns du troisième qui forment une transition vers le quatrième, la pudeur sexuelle n’existe qu’en face d’une personne du propre sexe et non pas en face du sexe opposé.

Observation 129. Androgynie. — M. V… H…, trente ans, célibataire, est né d’une mère névropathe. On prétend que dans la famille du malade il n’y aurait eu ni maladies nerveuses, ni mentales, et que son frère unique est tout à fait normal au point de vue intellectuel et physique. Le malade, dit-on, eut un développement physique tardif et, pour cette raison, on l’a envoyé à plusieurs reprises aux bains de mer et dans les stations climatériques. Dès son enfance, il était de constitution névropathique et, d’après le témoignage d’un parent, il n’était pas comme les autres garçons. De très bonne heure il s’est fait remarquer par son aversion pour les amusements des garçons et par sa prédilection pour les jouets féminins. Il détestait tous les jeux des garçons, les exercices de la gymnastique, tandis que le jeu de poupées et les ouvrages de femme avaient pour lui un charme particulier. Plus tard le malade s’est bien développé au physique, il n’a pas eu de maladies graves ; mais, au point de vue intellectuel, son individualité est restée anormale, incapable d’envisager la vie d’une manière sérieuse, et empreinte d’une tendance tout à fait féminine dans ses pensées et ses sentiments.

À l’âge de dix-sept ans, des pollutions se sont produites ; devenues de plus en plus fréquentes, elles avaient lieu même dans la journée ; elles affaiblirent le malade et causèrent des troubles nerveux nombreux. Des phénomènes de neurasthenia spinalis se sont développés et ont subsisté jusqu’à ces dernières années, mais ils se sont atténués à mesure que les pollutions devenaient plus rares. Il nie avoir pratiqué l’onanisme, mais le contraire paraît très vraisemblable. Depuis l’âge de la puberté, son caractère apathique, mou et rêveur s’est fait de plus en plus jour. Tous les efforts pour amener le malade à une profession pratique proprement dite, restèrent infructueux. Ses facultés intellectuelles, bien que réellement saines, ne pouvaient s’élever à la hauteur nécessaire pour se diriger efficacement avec un caractère indépendant et envisager la vie d’une manière plus élevée. Il est resté sans volonté précise, un grand enfant ; rien ne caractérise plus manifestement sa conformation anormale que son incapacité réelle à manier l’argent ; de son propre aveu, il n’a pas l’esprit à gérer l’argent d’une façon ordonnée et sensée. Aussitôt qu’il a des fonds, il les dépense en bibelots, objets de toilette et autres futilités.

Le malade paraît aussi peu capable que possible de conquérir une position sociale, pas même d’en comprendre l’importance et la valeur.

Il n’a rien appris à fond ; il a occupé son temps à sa toilette, aux passe-temps artistiques, surtout à la peinture pour laquelle il semble avoir quelque talent ; mais, là non plus, il ne faisait rien, n’ayant pas la persévérance nécessaire. On ne pouvait pas l’amener à un travail intellectuel sérieux. Il ne comprenait que les apparences des choses ; il était toujours distrait, et s’ennuyait toutes les fois qu’il était question d’affaires sérieuses. Des coups de tête insensés, des voyages sans rime ni raison, des gaspillages d’argent, des dettes : voilà ce qui se produisait à chaque instant dans son existence, et il ne saisissait même pas les inconvénients positifs de ce genre de vie. Il était entêté, intraitable ; il n’a jamais fait rien qui vaille toutes les fois qu’on a essayé de le faire marcher tout seul et gérer lui-même ses intérêts.

Avec ces phénomènes d’une conformation originairement anormale et psychiquement défectueuse, s’alliaient des symptômes prononcés d’un sentiment sexuel pervers qui, d’ailleurs, sont aussi indiqués par l’habitus somatique du malade. Il se sent sexuellement femme en face de l’homme ; il a de l’inclination pour les personnes de son propre sexe en même temps que de l’indifférence, sinon de l’aversion pour les femmes. Il prétend avoir eu, à l’âge de vingt-deux ans, des rapports sexuels avec des femmes, et avoir accompli le coït d’une façon normale ; mais il s’est bientôt détourné du sexe féminin, d’une part, parce que ses malaises neurasthéniques s’accentuaient après chaque coït, d’autre part, parce qu’il avait peur d’être infecté et que l’acte ne lui avait jamais procuré de satisfaction. Il ne se rend pas parfaitement compte de son état sexuel anormal ; il a conscience d’avoir un penchant pour le sexe masculin, mais il n’admet qu’avec réticence qu’il a pour certains individus masculins un sentiment du délicieuse amitié, sans qu’il s’y joigne un sentiment sensuel. Il n’abhorre pas précisément le sexe féminin, il se déciderait même à épouser une femme qui l’attirerait par des penchants artistiques homogènes aux siens, à la condition qu’on lui fît grâce de ses devoirs conjugaux qui lui seraient désagréables et dont l’accomplissement le rendrait faible et le fatiguerait. Le malade nie avoir jamais eu des rapports sexuels avec des hommes ; mais ses dénégations sont démenties par l’embarras et la rougeur qu’il manifeste en parlant de ce sujet, et plus encore par un incident arrivé à N…, où le malade se trouvait il y a quelque temps : au restaurant, il a essayé d’entrer en rapports sexuels avec quelques jeunes gens et a provoqué ainsi un immense scandale.

L’extérieur aussi, l’habitus, la conformation du corps, les gestes, les manières, la toilette attirent l’attention et rappellent décidément des formes et des allures féminines. Le malade est d’une taille au-dessus de la moyenne, mais le thorax et le bassin sont de conformation féminine. Le corps est riche en graisse, la peau bien soignée, tendre et douce. Cette impression qu’on est en présence d’une femme habillée en homme est encore renforcée par le fait que la figure ne porte que peu de barbe qui d’ailleurs est rasée, le malade n’ayant laissé qu’une petite moustache, et aussi par sa démarche dandinante, ses manières timides et pleines de minauderies, ses traits féminins, l’expression flottante et névropathique de ses yeux, les traces de rouge et du blanc sur sa figure, la coupe gomineuse de ses vêtements, avec un veston bombé devant comme par des seins, sa cravate à franges et nouée à la façon des dames, et enfin ses cheveux séparés au milieu par une raie, ramenés et collés sur les tempes.

L’examen du corps a permis de constater une conformation d’un caractère féminin incontestable. Les parties génitales externes sont, il est vrai, bien développées, mais le testicule gauche est resté dans le canal inguinal, le mons Veneris est peu poilu, anormalement riche en graisse et proéminent. La voix est d’un timbre élevé et manque absolument de caractère viril.

Les occupations et les pensées de V… H… ont également un caractère féminin très prononcé. Il a son boudoir, sa table de toilette bien assortie devant laquelle il passe des heures entières, s’occupant de toutes sortes d’artifices pour s’embellir ; il abhorre la chasse, les exercices d’armes et toutes les occupations masculines ; il se désigne lui-même comme un bel esprit, parle de préférence de ses peintures, de ses essais poétiques, s’intéresse aux ouvrages féminins, tels que la broderie qu’il fait aussi ; il dit que son bonheur suprême serait de passer sa vie dans un cercle de messieurs et de dames qui auraient des goûts artistiques, une éducation esthétique, d’occuper son temps en conversations, à faire de la musique, à discuter des questions d’esthétique, etc. Sa conversation roule de préférence sur les choses féminines, les modes, les travaux manuels de la femme, l’art de la cuisine, les affaires du ménage.

Le malade est bien portant, mais un peu anémique. Il est de constitution névropathique et présente des symptômes de neurasthénie qui sont entretenus par son genre de vie manqué, par un trop long séjour au lit et à la chambre, par sa mollesse.

Il se plaint de maux de tête périodiques, de congestions céphaliques, de constipation habituelle ; il a facilement des soubresauts d’effroi : il se plaint d’être parfois faible et fatigué, d’avoir des douleurs aiguës dans les extrémités, dans la direction des nerfs lombo-abdominaux ; il se sent fatigué après ses pollutions et après ses repas ; il est sensible à la pression sur le Proc. spinosi, sur le thorax, la poitrine, de même qu’à la palpation des nerfs qui y conduisent. Il éprouve d’étranges sympathies ou antipathies pour certains personnages ; quand il rencontre des personnes antipathiques, il est en proie à un état singulier d’angoisse et de trouble. Ses pollutions, bien qu’elles soient actuellement devenues rares, sont pathologiques, car elles se produisent même au cours de la journée et sans aucune émotion voluptueuse.

Conclusions médicales. — 1º M. V… H… est d’après tout ce qu’on a observé en lui et rapporté sur sa personne, un être intellectuellement anormal, défectueux, et il faut ajouter qu’il l’est ab origine. Son inversion sexuelle présente un phénomène partiel de cette conformation anormale au point de vue physique et intellectuel.

2º Cet état, étant primitif, n’est susceptible d’aucune guérison.

Il y a dans les centres intellectuels les plus élevés une organisation défectueuse, qui le rend incapable de diriger son existence par lui-même et d’acquérir une position sociale par l’exercice d’une profession. Son sentiment sexuel pervers l’empêche de fonctionner sexuellement d’une façon normale ; il a, en outre, pour lui, toutes les conséquences sociales d’une pareille anomalie : dangers dans la satisfaction des envies perverses qui résultent de son organisation anormale, ses craintes de conflits avec la loi et la société. Cette préoccupation cependant ne doit pas être très grande, étant donné que l’instinct génital pervers du malade est minime.

3º M. V… H… n’est pas irresponsable dans le sens légal du mot ; il n’y a pas lieu de l’interner dans un asile d’aliénés, cela n’est pas nécessaire.

Bien que ce soit un grand enfant, incapable de se diriger lui-même, il peut, sous la surveillance et la direction d’hommes intellectuellement normaux, vivre dans la société. Il est capable aussi jusqu’à un certain degré de respecter les lois et les prescriptions de la société civile et de les prendre comme ligne de direction pour ses actes ; mais en vue des aberrations sexuelles et des conflits avec la loi qui en pourraient résulter, il faut appuyer sur le fait que son sentiment sexuel est anormal et basé sur des conditions organiques et morbides, circonstance dont éventuellement on devra lui tenir compte.

4º M. V… H… souffre aussi physiquement. Il présente des symptômes d’une anémie légère et de neurasthenia spinalis.

Un régime de vie rationnel, un traitement médical tonique et autant que possible hydrothérapique paraissent nécessaires. Il faut maintenir le soupçon que la masturbation pratiquée de bonne heure a été la cause première de cette maladie, et la possibilité de l’existence d’une spermatorrhée, étiologiquement et thérapeutiquement importante, paraît tout indiquée. (Observation personnelle, Zeitschrift f. Psychiatrie.)

Observation 130. — Mlle X…, trente-huit ans, s’est présentée à l’automne de 1881 à ma consultation pour de violentes douleurs spinales, une insomnie persistante qu’elle a voulu combattre et qui l’a amenée au morphinisme et au chloralisme.

La mère et la sœur avaient une maladie de nerfs ; les autres membres de la famille seraient bien portants, à ce qu’elle dit. La malade prétend que sa maladie date de 1872, à la suite d’une chute sur le dos dont elle fut vivement effrayée : mais étant encore jeune fille, elle souffrait déjà de crampes musculaires et de symptômes hystériques. Par suite de sa chute, il s’est développé une névrose neurasthénico-hystérique où prédominaient l’irritation spinale et l’insomnie. Épisodiquement elle eut de la paraplégie hystérique qui dura jusqu’à huit mois, et des accès de délire d’hysteria hallucinatoria avec crampes. Au cours de sa maladie, il se surajouta des symptômes de morphinisme. Un séjour de plusieurs mois à la clinique a fait cesser le morphinisme et a atténué considérablement la névrose neurasthénique ; à ce propos, la faradisation générale s’est montrée étonnamment favorable.

Au premier aspect, la malade avait fait une impression étrange par ses vêtements, ses traits et ses manières. Elle portait un chapeau d’homme, des cheveux coupés courts, un pince-nez, une cravate d’homme, une jaquette à coupe masculine et qui couvrait une grande partie de sa robe ; elle avait les traits durs, masculins, une voix un peu grave : elle fit plutôt l’impression d’un homme en jupons que d’une dame, en faisant abstraction de la gorge et de la conformation féminine du bassin.

Pendant sa longue période d’observation, la malade ne présenta jamais aucun signe d’érotisme. Interrogée sur son genre d’habillement, elle répondit que la mise qu’elle avait choisie lui allait mieux. Peu à peu on lui fit avouer qu’étant petite fille encore, elle avait une prédilection pour les chevaux et les occupations masculines, mais aucun intérêt pour les ouvrages de femme. Plus tard, elle aima beaucoup la lecture et eut le désir de se faire institutrice. Elle n’a jamais trouvé aucun plaisir à la danse qu’elle a toujours considérée connue une chose insensée. Le bal non plus n’eut jamais d’attrait pour elle. Son plus grand plaisir était le cirque. Jusqu’à sa maladie de 1872, elle n’a eu d’affection ni pour les personnes de l’autre sexe, ni pour celles de son propre sexe. À partir de cette époque, elle ressentit une amitié chaleureuse, qui lui paraissait étrange à elle-même, pour les femmes, surtout pour les dames jeunes ; elle éprouva et satisfit son besoin de porter des chapeaux et des paletots à la façon des hommes. Depuis 1869, elle a coupé ses cheveux et elle les porte peignés à la façon des hommes. Elle prétend n’avoir jamais été excitée sensuellement dans ses fréquentations avec les jeunes dames, mais son amitié et son dévouement pour celles qui lui étaient sympathiques, étaient illimités, tandis qu’elle éprouvait une aversion pour les hommes et leur société.

Ses parents rapportent que, avant 1872, on demanda la malade en mariage, mais qu’elle refusa ; elle est, en 1877, revenue d’une station thermale tout à fait changée sexuellement ; depuis elle a parfois donné à entendre qu’elle ne se considérait pas comme un être féminin.

Depuis elle ne voulut fréquenter que des dames ; elle a toujours une sorte de liaison amoureuse avec l’une ou avec l’autre et laisse parfois échapper la remarque qu’elle se sent homme. Cet attachement pour les dames dépasse la mesure de l’amitié ; il y a des larmes, des scènes de jalousie, etc. En 1874, comme elle passait dans une ville balnéaire, une jeune dame est tombée amoureuse de la malade qu’elle prit pour un homme déguisé en femme. Quand cette dame plus tard s’est mariée, la malade est devenue mélancolique pendant un certain temps et a parlé d’infidélité. L’attention des parents fut aussitôt éveillée par son penchant pour les vêtements d’hommes, par ses allures masculines, son aversion pour les ouvrages féminins ; singularités qui ne se manifestaient que depuis sa maladie, tandis que, auparavant, la malade, du moins au point de vue sexuel, n’avait présenté aucun symptôme étrange. D’autres recherches il est résulté que la malade entretenait, avec la dame décrite dans l’observation 118, une liaison d’amour qui, en tout cas, n’était pas purement platonique et qu’elle écrivait à cette dame des billets tendres, comme un amant en écrirait à sa maîtresse.

J’ai revu en 1887 la malade dans un hôpital où elle avait été transportée de nouveau, à cause de ses accès hystéro-épileptiques, son irritation spinale et son morphinisme. L’inversion sexuelle subsistait toujours ; ce n’est que grâce à une surveillance rigoureuse qu’on a pu empêcher la malade de faire des tentatives impudiques sur des malades femmes. Son état n’a pas changé jusqu’en 1889. Alors la malade fit une grave maladie, et mourut au mois d’août 1889 d’épuisement.

L’autopsie a fait constater dans les organes végétatifs : dégénérescence amyloïde des reins, fibrome de l’utérus, kyste de l’ovaire gauche. L’os frontal semblait très épaissi, inégal à sa surface interne, avec de nombreuses exostoses ; la dure-mère était soudée à la boite cranienne.

Le diamètre longitudinal du crâne était de 175, le diamètre en largeur de 148 millimètres. Le poids total du cerveau œdématié, mais non atrophié, était de 1,175 grammes. Les méninges étaient fines, faciles à détacher. Écorce cérébrale pâle, circonvolutions cérébrales larges, peu nombreuses, et régulièrement disposées. Dans le cervelet et les gros ganglions, rien d’anormal.

Observation 131 (Gynandrie [1]). — Le 4 novembre 1889, le beau-père d’un certain comte V. Sàndor se plaignit au parquet que le comte lui avait extorqué la somme de 800 florins, sous prétexte qu’il avait besoin de cette somme pour un cautionnement qu’il devait déposer pour devenir secrétaire d’une société d’actions. On a, en outre, établi que Sàndor avait falsifié des traités, que la cérémonie nuptiale du printemps de 1889, lorsqu’il s’était uni à sa femme, était fictive, et surtout que ce prétendu comte Sàndor n’était pas un homme, mais une femme déguisée en homme et dont le vrai nom était comtesse Sarolla (Charlotte) de V…

S… fut arrêté et une instruction judiciaire ouverte contre lui pour escroquerie et falsification de documents publics. Dans le premier interrogatoire, S…, né le 6 décembre 1866, reconnut qu’il était de sexe féminin, de culte catholique, célibataire, et vivait comme auteur, sous le nom de comte Sàndor V…

Voici les faits remarquables et corroborés par d’autres témoignages, qui ressortent de l’autobiographie de cet homme-femme.

S… est originaire d’une famille de vieille noblesse, très considérée en Hongrie, famille particulièrement excentrique.

Une sœur de la grand’mère du côté maternel était hystérique, somnambule, et resta pendant dix-sept ans au lit pour une paralysie imaginaire. Une deuxième grand’tante a passé sept ans au lit, s’imaginant qu’elle était malade à mourir, ce qui ne l’empêchait point de donner des bals. Une troisième avait le spleen et l’idée qu’une console de son salon était maudite. Si quelqu’un mettait un objet sur cette console, la dame en avait la plus vive émotion, criait sans cesse : « c’est maudit, c’est maudit ! » Elle portait l’objet dans une pièce qu’elle appelait la « chambre noire », et dont elle gardait sur elle la clef. Après la mort de cette dame, on trouva dans la soi-disant « chambre noire » un grand nombre de châles, de bijoux, de billets de banque, etc. Une quatrième grand’tante n’a pas laissé balayer sa chambre pendant deux ans ; elle ne se débarbouillait ni ne se peignait. Elle ne se montra qu’après ces deux ans expirés. Toutes ces femmes étaient en même temps très instruites, spirituelles et aimables.

La mère de S… était nerveuse et ne pouvait supporter le clair de lune.

On prétend que la famille du côté paternel avait une vis de trop dans ses rouages. Une branche de la famille s’occupe presque exclusivement de spiritisme. Deux parents proches du côté paternel se sont brûlé la cervelle. La majorité des descendants masculins sont des gens de grand talent. Les descendants féminins sont tous des êtres bornés et terre à terre. Le père de S… occupait un poste élevé qu’il a cependant dû quitter à cause de son excentricité et de sa prodigalité (il a mangé plus d’un million et demi de florins).

Une des manies du père fut de faire élever S… tout à fait en garçon ; il la faisait monter à cheval, conduire des chevaux, chasser ; il admirait son énergie virile et l’appelait Sàndor.

Par contre, ce père maniaque a fait habiller de vêtements féminins son fils cadet, et l’a fait élever en fille. La farce cessa à l’âge de seize ans, quand ce garçon dut entrer dans un lycée, pour faire ses études.

Sarolta Sàndor, cependant, resta sous l’influence de son père jusqu’à l’âge de douze ans ; alors on l’envoya chez sa grand’mère maternelle, femme excentrique qui vivait à Dresde, mais qui la mit dans une pension de demoiselles, lorsque les goûts virils de la petite commencèrent à devenir trop exagérés.

À l’âge de treize ans, elle noua dans la pension une liaison d’amour avec une Anglaise à laquelle elle déclara être un garçon et l’enleva.

Sarolta revint ensuite chez sa mère qui n’avait aucune action sur sa fille et qui dut permettre que sa Sarolta redevienne Sàndor, qu’elle porte de nouveau des vêtements de garçon et qu’elle ait chaque année au moins une liaison d’amour avec des personnes de son propre sexe. En même temps, Sarolta recevait une éducation très soignée, faisait de grands voyages avec son père, bien entendu toujours habillée en jeune monsieur, fréquentait les cafés, même des lieux équivoques, et se vantait même d’avoir, un jour, au lupanar, in utroque genu puellas sedisse. Sarolta se grisait souvent, était passionnée pour les sports virils, très forte en escrime. Elle se sentait particulièrement attirée vers les actrices ou vers les femmes isolées et qui autant que possible n’étaient pas de la première jeunesse. Elle affirme n’avoir jamais eu d’affection pour un jeune homme et avoir éprouvé, d’année en année, une aversion croissante pour les individus du sexe masculin. « J’aimais mieux aller avec des hommes peu jolis et insignifiants dans la société des dames, afin de n’être éclipsée par aucun d’eux. Si j’apercevais qu’un de mes compagnons éveillait des sympathies chez les dames, j’en devenais jalouse. Parmi les dames, je préférais les spirituelles à celles qui avaient de la beauté physique. Je ne pouvais souffrir ni les dames grosses et encore moins celles qui étaient folles des hommes. J’aimais la passion féminine qui se manifestait sous un voile poétique. Toute effronterie de la part d’une femme m’inspirait du dégoût. J’avais une idiosyncrasie indicible pour les vêtements de femme et, en général, pour tout ce qui est féminin, mais seulement sur moi et en moi ; car, au contraire, j’avais de l’enthousiasme pour le beau sexe. »

Depuis environ dix ans, Sarolta a vécu toujours loin de sa famille et toujours en homme. Elle eut un grand nombre de liaisons avec des dames, fit des voyages avec elles, dépensa beaucoup d’argent et contracta des dettes.

En même temps, elle se consacrait aux travaux littéraires et devint le collaborateur très apprécié de deux grands journaux de la capitale.

Sa passion pour les dames était très variable. Elle n’avait pas de constance en amour.

Une seule fois une de ses liaisons a duré trois ans. Il y a plusieurs années que Sarolta fit au château de G… la connaissance de Mme Emma E… qui avait dix ans plus qu’elle. Elle tomba amoureuse de cette dame, conclut avec elle un contrat de mariage et vécut avec elle pendant trois ans, maritalement, dans la capitale.

Un nouvel amour qui lui fut funeste, l’a décidée à rompre ses « liens conjugaux » avec E… Celle-ci ne voulait pas quitter Sarolta. Ce n’est qu’au prix de grands sacrifices matériels, que Sarolta a racheté sa liberté. E…, dit-on, se donne encore aujourd’hui comme femme divorcée et se considère comme comtesse V… Sarolta a dû inspirer aussi à d’autres dames de la passion ; cela ressort du fait que, avant son « mariage » avec E…, alors qu’elle s’était lassée d’une demoiselle D…, après avoir dépensé avec elle plusieurs milliers de florins, celle-ci la menaça de lui brûler la cervelle, si elle ne lui restait pas fidèle.

Ce fut l’été de 1887, pendant un séjour dans une station balnéaire, que Sarolta fit la connaissance de la famille d’un fonctionnaire très estimé, M. E… Aussitôt Sarolta devint amoureuse de Marie, la fille de ce fonctionnaire, et en fut aimée. La mère et la cousine de la jeune fille essayèrent de la détourner de cette liaison, mais vainement. Pendant l’hiver, les deux amoureux échangèrent des lettres. Au mois d’avril 1888, le comte S… vint faire une visite, et au mois de mai 1889, il atteignit le comble de ses désirs : Marie qui entre temps avait quitté sa place d’institutrice, fut unie par un pseudo-prêtre hongrois à son S… adoré dans une tonnelle de jardin improvisée en chapelle ; un ami de son fiancé figurait comme témoin.

Le couple vivait heureux et joyeux, et sans la plainte déposée par le beau-père, ce simulacre de mariage aurait encore duré longtemps. Il est à remarquer que pendant la longue période de son état de fiancé, S… a réussi à induire la famille de sa fiancée en erreur complète sur son véritable sexe.

S… était fumeur passionné, avait des allures et des passions tout à fait masculines. Ses lettres et même les convocations des tribunaux lui parvenaient sous l’adresse de « Comte S… » ; il disait entre autres souvent qu’il lui faudrait bientôt aller faire ses vingt-huit jours. Il ressort des allusions faites par le « beau-père » que S… — (ce qu’il a d’ailleurs plus tard avoué) — a pu simuler l’existence d’un scrotum à l’aide d’un mouchoir ou d’un gant qu’il fourrait dans une des poches de son pantalon. Le beau-père a aussi remarqué un jour chez son futur gendre quelque chose comme un membre en érection (probablement un priape) ; celui-ci a même donné à entendre qu’il lui serait nécessaire de se servir d’un suspensoir toutes les fois qu’il monterait à cheval. En effet S… portait un bandage autour du corps, probablement pour attacher un priape.

Bien que S… se fît souvent raser, pour la forme, on était pourtant convaincu dans l’hôtel qu’il était femme, car la fille de chambre avait trouvé dans son linge des traces de sang provenant des menstrues (sang que S… prétendait être de provenance hémorroïdale) : un jour que S… prenait un bain, la même fille de chambre, ayant regardé à travers le trou de la serrure, prétendit s’être convaincue de visu du sexe féminin de S…

Il faut croire que la famille de Mlle Marie fut pendant longtemps dans l’erreur sur le véritable sexe du pseudo-époux.

Rien ne caractérise mieux la naïveté et l’innocence incroyable de cette malheureuse fille que le passage suivant d’une lettre adressée par Marie à S… le 20 août 1889 :

« Je n’aime plus les enfants des autres, mais un petit bébé de mon Sandi, une superbe petite poupée, — ah ! quel bonheur, mon Sandi ! »

Quant à l’individualité intellectuelle de S…, un grand nombre de manuscrits nous fournissent les renseignements désirés. L’écriture a du caractère, de la fermeté et de l’assurance. Ce sont des traits de plume foncièrement virils. Le contenu se répète partout avec les mêmes singularités : passion féroce et effrénée, haine et guerre à tout ce qui s’oppose à son cœur avide d’amour et d’affection, amour au souffle poétique, amour qui ne touche jamais à rien de vil, enthousiasme pour tout ce qui est beau et noble, goût pour les sciences et les beaux-arts.

Les écrits de Sarolta dénotent une vaste connaissance des littératures de toutes les langues : il y a là des citations des poètes et des prosateurs de tous les pays. Des gens compétents affirment aussi que les produits poétiques et la prose de S… ne sont pas sans valeur.

Les lettres et les écrits qui concernent ses rapports avec Marie, sont très remarquables au point de vue psychologique. S… parle du bonheur qui fleurit pour elle aux côtés de Marie, de son immense désir de voir, ne fût-ce qu’un moment, la femme adorée. Après tant de honte, elle ne désire qu’échanger sa cellule contre la tombe. La douleur la plus amère, c’est l’idée que maintenant Marie aussi la haïra. Elle a versé des larmes brûlantes sur son bonheur perdu, des larmes si abondantes qu’elle pourrait s’y noyer. Des feuilles entières sont consacrées à la glorification de cet amour, aux souvenirs du temps de son premier amour et de sa première connaissance.

S… se plaint de son cœur qui ne se laisse pas dominer par la raison ; elle manifeste des explosions de sentiments, qu’on ne peut que sentir dans la réalité, et qu’on ne peut feindre. Puis de nouveau, des explosions de la passion la plus folle avec la déclaration de ne pouvoir plus vivre sans Marie. « Ta voix si chère et si aimée, cette voix au son de laquelle je sortirais peut-être encore de ma tombe, cette voix dont le son m’était toujours la promesse du paradis ! Ta seule présence était suffisante pour soulager mes souffrances physiques et morales. C’était un courant magnétique, une singulière puissance que ton être a exercée sur le mien et que je ne saurais jamais définir. Ainsi j’en suis restée à la définition éternellement juste et vraie : Je l’aime, parce que je l’aime. Dans la nuit sombre et pleine de désolation, je n’avais qu’une étoile, l’astre de l’amour de Marie. Cet astre est éteint maintenant ; il n’en est resté que le reflet, le souvenir doux et douloureux qui de sa lueur faible éclaircit encore la nuit terrible de la mort, une étincelle d’espoir… » Cet écrit se termine par cette apostrophe : « Messieurs, sages jurisconsultes, psycho-pathologues et autres, jugez-moi ! Chaque pas que je faisais était guidé par l’amour, chacun de mes actes avait pour cause l’amour. — Dieu me l’a inculqué dans le cœur. S’il m’a créée telle et non autrement, est-ce ma faute ou sont-ce les voies du destin à jamais insondables ? J’ai foi en Dieu et je crois qu’un jour la délivrance viendra, car ma faute n’était que l’amour même, base et principe fondamental de ses doctrines et de son empire. Dieu miséricordieux, tout-puissant, tu vois mes peines, tu sais combien je souffre : penche-toi vers moi, tends-moi ta main secourable, puisque tout le monde m’a déjà abandonnée. Dieu seul est juste. Dans quel beau langage le dit Victor Hugo dans sa Légende des Siècles ! Qu’il me semble triste et singulier cet air de Mendelssohn : Chaque nuit je te vois dans mon rêve… »

Bien que S…, sache qu’aucun de ses écrits n’arrivera à sa « tête de lionne adorée », elle ne se lasse point de remplir les feuilles de l’exaltation de la personne de Marie, d’y transcrire les explosions de sa douleur et de son bonheur en amour, « de solliciter une seule larme claire et brillante, versée par un clair et tranquille soir d’été, quand le lac est embrasé des feux du soleil couchant, comme de l’or fondu, et que les cloches de Sainte-Anna et de Maria-Woerth se fondent en une harmonie mélancolique et annoncent le calme et la paix à cette pauvre âme, à ce pauvre cœur qui jusqu’au dernier soupir n’a battu que pour toi. »

Examen personnel. — La première rencontre que les médecins légistes eurent avec Mlle S…, fut en quelque sorte un embarras pour les deux parties : pour les médecins, parce que la tournure virile, peut-être exagérée, de S…, leur en imposait ; pour elle, parce qu’elle craignait d’être déshonorée par le stigmate de la moral insanity. Une figure intelligente, pas laide, qui malgré une certaine délicatesse des traits et une certaine exiguïté des parties, aurait eu un caractère masculin très prononcé, s’il n’y avait pas absence totale de moustaches, ce que S… regrettait beaucoup. Il était difficile, même pour les médecins légistes, malgré les vêtements féminins de Sarolta, de se figurer sans cesse avoir devant eux une dame : par contre, les rapports avec Sàndor homme se passaient avec beaucoup plus de sans-gêne, de naturel, et de correction apparente, l’accusée elle-même le sent bien. Elle devient plus franche, plus communicative, plus dégagée, aussitôt qu’on la traite en homme.

Malgré son penchant pour le sexe féminin qui existait chez elle depuis les premières années de sa vie, elle prétend n’avoir éprouvé les premières manifestations de l’instinct génital qu’à l’âge de treize ans, lorsqu’elle enleva l’Anglaise à cheveux roux du pensionnat de Dresde. Cet instinct se manifestait alors par une sensation de volupté, quand elle embrassait et caressait son amie. Déjà à cette époque, elle ne voyait dans ses songes que des êtres féminins ; depuis, dans ses rêves érotiques, elle se sentit toujours dans la situation d’un homme, et à l’occasion, elle eut aussi la sensation de l’éjaculation.

Elle ne connaît ni l’onanisme solitaire ni l’onanisme mutuel. Pareille chose lui paraît dégoûtante et au-dessous de la « dignité d’un homme ». Elle ne s’est jamais laissée toucher par d’autres ad genitalia, d’abord pour la raison qu’elle tenait beaucoup à garder son secret. Les menses ne se sont produites qu’à l’âge de dix-sept ans, elles venaient toujours faiblement et sans aucun malaise. S… abhorre visiblement la discussion des phénomènes de la menstruation ; c’est quelque chose qui répugne à ses sentiments et à sa conscience d’homme. Elle reconnaît le caractère morbide de ses penchants sexuels, mais elle ne désire pas un autre état, se sentant bien et heureuse dans cette situation perverse. L’idée d’un rapport sexuel avec des hommes lui fait horreur et elle en croit l’exécution impossible.

Sa pudeur va si loin qu’elle coucherait plutôt avec des hommes qu’avec des femmes. Ainsi quand elle veut satisfaire un besoin naturel ou changer du linge, elle se voit dans la nécessité de prier sa compagne de cellule de se tourner vers la fenêtre pour qu’elle ne la regarde pas.

Quand S… se trouve par hasard en contact avec sa compagne de cellule, femme de la lie du peuple, elle éprouve une excitation voluptueuse, et a dû en rougir. S… raconte, même spontanément, qu’elle fut en proie à une véritable angoisse lorsque, dans la cellule de la prison, elle fut forcée de reprendre les vêtements de femme dont elle avait perdu l’habitude. Sa seule consolation fut qu’on lui avait laissé au moins sa chemise d’homme. Ce qui est très remarquable et ce qui prouve l’importance du sens olfactif dans sa vita sexualis, c’est qu’elle nous dit que, après le départ de Marie, elle avait cherché et reniflé les endroits du canapé où la tête de Marie s’était posée, pour respirer avec volupté le parfum de ses cheveux. Quant aux femmes, ce ne sont pas précisément les jeunes et les plantureuses qui intéressent S…, les très jeunes non plus. Elle ne met qu’au second rang les charmes physiques de la femme. Elle se sent attirée comme par une force magnétique vers celles qui sont entre vingt-quatre et trente ans. Elle trouvait sa satisfaction sexuelle exclusivement in corpore feminæ (jamais sur son propre corps), par la manustupration de la femme aimée ou en faisant le cunnilingus. À l’occasion elle se servait aussi d’un bas garni d’étoupe comme priape. S… ne fait qu’à contre-cœur et avec un visible embarras pudique ces révélations ; de même, dans ses écrits, on ne trouve aucune trace d’impudicité ou de cynisme.

Elle est dévote, a un vif intérêt pour tout ce qui est beau et noble, sauf pour les hommes ; elle est très sensible à l’estime morale des autres.

Elle regrette profondément d’avoir par sa passion rendu Marie malheureuse, trouve pervers ses sentiments sexuels, et cet amour d’une femme pour une autre femme moralement répréhensible chez les individus sains. Elle a beaucoup de talent littéraire, possède une mémoire extraordinaire. Sa seule faiblesse est sa légèreté colossale et son incapacité de gérer, avec bon sens, l’argent et les valeurs en argent. Mais elle se rend parfaitement compte de cette faiblesse et nous prie de n’en plus parler.

S… a 153 centimètres de taille ; elle est d’une charpente osseuse délicate et maigre, mais étonnamment musculeuse sur la poitrine et sur la partie supérieure des cuisses. Sa démarche, avec des vêtements féminins, est maladroite.

Ses mouvements sont vigoureux, pas désagréables, bien que d’une certaine raideur masculine, sans grâce. Elle salue par une vigoureuse poignée de mains. Toute son attitude a l’air résolue, énergique, et dénote une certaine confiance en sa propre force. Le regard est intelligent, l’air un peu sombre. Ses pieds et ses mains sont remarquablement petits comme chez un enfant. Les parties tendineuses des extrémités sont remarquablement velues, tandis qu’on ne voit pas de poils de barbe, ni même de duvet, malgré les expériences faites avec le rasoir. Le torse ne répond pas du tout à la conformation féminine. La taille manque. Le bassin est si mince et si peu proéminent qu’une ligne partie d’au-dessous de l’aisselle et allant au genou correspondant forme une ligne droite et n’est ni enfoncée par la taille, ni repoussée en dehors par le bassin. Le crâne est légèrement oxycéphale et reste dans toutes ses dimensions d’un centimètre au-dessous du volume moyen du crâne féminin.

La circonférence du crâne est de 32 centimètres, la ligne de l’oreille à la pointe postérieure du crâne de 24, la ligne de l’oreille à l’occiput de 23, celle de l’oreille au front de 26,5 ; la circonférence longitudinale est de 30, la ligne de l’oreille au menton de 20,5, le diamètre longitudinal de 17, le plus grand diamètre en largeur de 13, la distance des conduits auditifs de 12, la ligne des jugulaires de 11,2 centimètres. La mâchoire supérieure dépasse la mâchoire inférieure de 0,5 centimètre. La position des dents n’est pas tout à fait normale. La dent oculaire supérieure à droite ne s’est jamais développée. La bouche est remarquablement petite. Les oreilles sont décollées, les lobes ne sont pas séparés, mais se confondent avec la peau des joues. Le palais est dur, étroit et bombé. La voix est dure et grave. Les seins sont assez développés, mais sans sécrétion. Le mons Veneris est couvert de poils touffus et foncés. Les parties génitales sont tout à fait féminines, sans aucune trace de phénomènes d’hermaphrodisme, mais leur développement s’est arrêté ; elles ont le type enfantin d’une fille de dix ans. Les labia majora se touchent presque complètement, les minora ont la forme d’une crête de coq et proéminent au-dessus des grandes. Le clitoris est petit et très sensible. Le frenulum est tendre, le perineum très étroit, introitus vaginæ étroit, avec muqueuse normale. L’hymen manque (probablement absence congénitale), de même les carunculæ myrtiformes. La vagina est tellement étroite que l’introduction d’un membrum virile serait impossible ; d’ailleurs très sensible. Il est évident que jusqu’ici le coït n’a pas eu lieu. L’utérus est senti à travers le rectum gros comme une noix ; il est immobile et en rétroflexion.

Le bassin est aminci dans tous les sens (rabougri), avec un type masculin très prononcé. La distance entre les pointes de l’os iliaque antérieur est de 22,3 (au lieu de 26,9), celle des crêtes iliaques 26,5 (au lieu de 29,3) celle des trochanter de 27,7 (31), les conjungata externes ont 17,2 (19-20), et les internes ont 7,7 (au lieu de 10,8). En raison du peu de largeur du bassin, les cuisses ne sont pas convergentes comme c’est le cas chez la femme, mais leur position est tout à fait droite.

Le rapport médical a démontré que chez S…, il y a une inversion morbide et congénitale du sentiment sexuel, inversion qui se manifeste même anthropologiquement par des anomalies dans le développement du corps, et qui a pour cause de lourdes tares héréditaires ; qu’enfin les actes incriminés trouvent leur explication dans la sexualité morbide et irrésistible de la malade.

La remarque caractéristique de S. : « Dieu m’a inculqué l’amour dans le cœur ; s’il m’a créée telle et pas autrement, est-ce ma faute, ou sont-ce les voies insondables de la Providence ? » est, sous ce rapport, tout à fait légitime.

Le tribunal a prononcé l’acquittement. La « comtesse en vêtements d’homme », comme l’appelaient les journaux, rentra dans la capitale de son pays où elle figure de nouveau comme comte Sàndor. Son seul chagrin est que son amour heureux avec sa Marie ardemment adorée a maintenant disparu.

Une femme mariée, à Brandon (Wisconsin), dont le docteur Kiernan rapporte l’histoire (The med. Standard, 1888, nov.-déc), a eu plus de chance. Elle enleva, en 1883, une jeune fille, se laissa marier avec elle à l’église, et vécut maritalement avec elle sans être dérangée.

Un cas rapporté par Spitzka (Chicago med. Review du 20 août 1881) fournit un intéressant exemple historique d’androgynie. Il concerne lord Cornbury, gouverneur de New-York, qui a vécu sous le gouvernement de la reine Anne, et qui, évidemment atteint de moral insanity, était un débauché effréné. Malgré sa haute position, il ne pouvait s’empêcher de se promener dans les rues vêtu en femme et avec toutes les allures et les minauderies d’une cocotte.

Sur un des portraits qu’on a pu conserver de lui, on remarquera surtout l’étroitesse de son os frontal, sa face asymétrique, ses traits féminins, sa bouche sensuelle. Il est certain qu’il ne s’est jamais pris lui-même pour une femme.

Chez les individus atteints d’inversion sexuelle, le sentiment et la tendance sexuels pervers peuvent aussi se compliquer d’autres phénomènes de perversion.

Il est probable qu’il s’agit, en ce qui concerne la manifestation de l’instinct, de faits analogues à ceux qui se produisent chez les personnes hétérosexuelles perverses dans la mise en action de leur instinct.

Étant donné cette circonstance que l’inversion sexuelle va presque régulièrement de pair avec une accentuation morbide de la vie sexuelle, il est fort possible que des actes sadistes et de volupté cruelle se produisent sans la satisfaction du libido. Un exemple caractéristique à ce sujet est le cas de Zastroio (Casper-Liman, 7e édit., t. I, p. 160 ; t. II, p. 487), qui a mordu une de ses victimes, un garçon, lui a déchiré le prépuce, fendu l’anus, et finalement l’a étranglé.

Z… était issu d’un grand-père psychopathe, d’une mère mélancolique ; son oncle maternel s’adonnait à des jouissances sexuelles anormales et s’est suicidé.

Z… était né d’uraniste ; dans son habitus et ses occupations, il était de caractère masculin, atteint de phimosis ; c’était un homme faible psychiquement, tout à fait déséquilibré et, au point de vue social, tout à fait inutilisable. Il avait l’horror feminæ ; dans ses rêves érotiques, il se sentait femme en face de l’homme ; il avait la pénible conscience de son absence de sentiment sexuel normal et de son penchant pervers ; il essaya de trouver une satisfaction dans l’onanisme mutuel et eut souvent des désirs de pédérastie.

On trouve dans l’historique de quelques-uns des malades précédents de pareilles velléités sadistes chez des invertis sexuels (comp. observations 107, 108 de cette édition). Il y a aussi du masochisme parfois (comp. observations 43, 6e édition, observation 111, 114 de cette édition).

Comme exemple de satisfaction sexuelle perverse basée sur l’inversion sexuelle, nous citerons encore ce Grec qui, comme le rapporte Athenæus, était amoureux d’une statue de Cupidon et la souilla dans le temple de Delphes ; puis, outre les cas monstrueux cités dans le livre de Tardieu (Attentats, p. 272), le cas horrible d’un nommé Artusio (voir Lumbroso : L’uomo delinquente, p. 200) qui a ouvert le ventre d’un garçon et l’a souillé par cette ouverture.

Les observations 86, 110, 111 prouvent que, dans l’inversion sexuelle, on rencontre quelquefois aussi du fétichisme.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

Notes

[1Comparez les rapports détaillés des médecins légistes sur ce cas réunis par le docteur Birnbacher dans Friedreichs Blætter f. ger. Med., 1891, fascicule 1.

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