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Salomon REINACH

La prohibition de l’inceste et le sentiment de la pudeur

L ’Anthropologie (1899)

Date de mise en ligne : samedi 9 septembre 2006

Salomon Reinach, « La prohibition de l’inceste et le sentiment de la pudeur », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 157-172.

La prohibition de l’inceste
et le sentiment de la pudeur [1]
À propos d’un mémoire d’Émile Durkheim [2]

Demandez à dix personnes lettrées pourquoi les moeurs, les législations et les religions condamnent l’inceste : neuf d’entre elles, sinon toutes, vous répondront : « Parce que c’est malsain et préjudiciable à l’espèce. » Or, cette réponse est irrecevable, et cela par plusieurs raisons que voici.

D’abord, il n’est nullement prouvé que les enfants incestueux soient plus exposés que d’autres à naître crétins, sourds-muets, rachitiques, etc. Ce qui est vrai, c’est que l’union de deux individus affligés de la même tare a généralement pour fruit d’autres individus en qui cette tare est encore plus prononcée. Un phtisique, un arthritique, un épileptique, etc., ne doit pas, ou ne devrait pas, épouser une femme disposée à la phtisie, à l’arthritisme, à l’épilepsie ; mais deux individus sains, fussent-ils frère et soeur, peuvent s’accoupler sans inconvénient pour l’espèce [3]. Si le législateur lui-même en vient à alléguer des motifs physiologiques pour condamner l’inceste, c’est qu’il croit, très à tort, que les membres d’une même famille ont régulièrement les mêmes tares, les mêmes dispositions morbides. Les éleveurs savent fort bien que cela n’est pas et favorisent sans scrupule l’inceste entre leurs pensionnaires ; les naturalistes savent aussi qu’entre les animaux vivant à l’état de liberté la promiscuité absolue est de règle. Déjà les Anciens se sont posé cette question : pourquoi ce qui est permis entre animaux ne l’est-il pas entre hommes ? Ovide fait ainsi parler Myrrha, follement éprise de son propre père [4] : « Quelle fureur m’entraîne ? Où vont s’égarer mes voeux ? Dieux, je vous en conjure, et toi aussi, piété filiale, et vous, droits sacrés d’un père et d’une mère, éteignez ma flamme et prévenez un tel attentat… si toutefois c’est un attentat ! Les droits du sang ne semblent pas condamner mon penchant. Les animaux s’unissent sans choix : le taureau ne rougit pas de rendre mère la génisse à laquelle il a donné la vie ; le cheval peut féconder la cavale dont il est le père, le bélier, les brebis qui lui doivent le jour, et l’oiseau le sein qui l’a conçu. Heureux les êtres dont rien ne gène cette douce liberté ! L’homme, trop sage, s’est enchaîné par de cruelles entraves ; des lois jalouses répriment les sentiments autorisés par la nature. Il est pourtant des contrées, dit-on, où le fils épouse la mère et le père la fille ; leur tendresse s’accroît de tous les feux de l’amour. Malheureuse ! que n’ai-je reçu la vie dans ces contrées ! C’est le hasard de la naissance qui me rend coupable [5]… » On croirait entendre un personnage d’Euripide démasquant, dans un monologue tragique, les préjugés de son temps ; tout ce passage, d’ailleurs, paraît imité d’une pièce perdue du théâtre grec.

Dans un poème postérieur de cinquante ans aux Métamorphoses, La Pharsale de Lucain, nous trouvons une tirade curieuse contre les moeurs de ces contrées dont parlait Myrrha, où l’inceste n’était pas regardé comme un crime. Après la bataille de Pharsale, Pompée délibère s’il ne doit pas se rendre chez les Parthes ; le sénateur Lentulus l’en détourne par diverses raisons et ajoute celle-ci : « Que deviendra Comélie ? Ce n’est pas la mort qui l’attend chez les Parthes. Ignorez-vous comment ces peuples dissolus traitent les plaisirs de l’amour ? Leur usage est l’instinct des bêtes. Un même lit reçoit des épouses sans nombre ; les lois, les moeurs de l’hyménée y sont souillées par ce mélange impur… Les soeurs, les mères, noms sacrés, partagent la couche des rois. La fable d’OEdipe, quelque involontaire que fût son crime, le rendit horrible aux nations ; combien de fois, avec pleine lumière, un pareil commerce a donné des héritiers aux Arsacides ? Que ne se permet pas un roi, qui se croit permis de donner des enfants à sa mère [6] ? » Ce qui était vrai des Arsacides [7] l’était aussi des Lagides d’Égypte ; ainsi Ptolémée VI Philométor épousa sa soeur Cléopâtre, Ptolémée VIII épousa successivement ses deux soeurs Cléopâtre et Séléné, etc. [8]. Les Grecs et les Romains avaient horreur de ces incestes, mais ils ne savaient pas au juste pourquoi et n’ont jamais allégué des considérations d’hygiène pour légitimer leur aversion.

D’ailleurs, on est toujours sûr de s’égarer lorsque l’on tente d’expliquer par des raisons de ce genre des usages ou des prohibitions remontant à une très haute Antiquité. Est-il besoin de rappeler que la circoncision et la défense de manger de la viande de porc, pour ne citer que ces deux exemples, étaient tout autre chose, à l’origine, que des prescriptions hygiéniques ? Mais il arrive presque toujours, lorsque la signification des anciennes pratiques a été oubliée, que l’on invente, pour les justifier, un argument tiré de l’utilité publique ou de l’hygiène. Si une tradition ininterrompue ne nous rappelait pas la signification mystique du baptême, il se serait déjà trouvé des gens pour y reconnaître un bain de propreté. En général, la propreté et l’hygiène sont le dernier souci des peuples primitifs ; et l’on peut dire qu’à cet égard bien des peuples civilisés sont encore, à l’heure qu’il est, très primitifs. Point n’est besoin d’emprunter aux voyageurs des descriptions de l’effroyable saleté des sauvages ; il suffit de voyager dans le midi de l’Europe pour en rencontrer à chaque pas l’équivalent. En ce qui concerne les lois restrictives des relations sexuelles, il est évident que, si l’observation des fâcheux effets de l’inceste leur avait donné naissance, nous trouverions partout des prescriptions non moins sévères contre les unions entre individus d’âges très différents ou d’individus souffrant de certaines maladies ; or, même dans les civilisations les plus avancées, il n’y a rien de pareil. Enfin, il faut rappeler que, chez tous les primitifs, la maladie passe pour être l’effet d’une possession, d’un sortilège, non pour la sanction d’une méconnaissance de l’hygiène individuelle ou collective. À cet égard, aussi, bien des civilisés pensent et agissent encore comme des primitifs. Donc, l’explication ordinaire de l’horreur qu’inspire l’inceste est inadmissible : il faut chercher autre chose.

Disons tout de suite que l’explication complète reste à trouver. M. Durkheim a fait avancer la question ; il ne l’a pas résolue. Mais avant de critiquer son système, donnons-en d’abord une analyse aussi exacte et aussi brève que possible.

La prohibition de l’inceste n’est qu’un cas particulier de la loi d’exogamie, qui interdit aux membres d’un même clan de s’unir sexuellement entre eux. Un clan, c’est un groupe d’individus qui se réclament du même ancêtre, c’est-à-dire qui ont le même totem (animal ou plante). « Chez les tribus indiennes de l’Amérique du Nord, dit M. Frazer, il y a des totems comme le loup, la tortue, l’ours, le lièvre, qui sont d’un emploi très général. Or, quelle que soit la tribu, entre deux individus de même totem, toute relation sexuelle est interdite. » L’institution du clan ayant été quasi universelle, on peut supposer que l’exogamie a aussi été générale et que toutes les sociétés ont passé successivement par cette phase. Or, l’inceste signifie seulement l’union sexuelle d’individus parents à un degré prohibé ; l’horreur de l’inceste est donc identique au principe de l’exogamie ; l’explication qui conviendra à l’une sera vraie pour l’autre.

On a proposé deux théories principales pour rendre compte de l’exogamie : 1° Lubbock, Spencer et Mac Lennan admettent que les hommes de différentes tribus auraient d’abord (comme dans l’histoire des Romains et des Sabines) pris de force leurs femmes dans d’autres tribus ; peu à peu, cette habitude se serait consolidée en règle et la razzia serait devenue une sorte de contrat. Une considération suffit à montrer l’inanité de cette thèse : c’est que l’exogamie n’est pas l’interdiction du mariage entre membres d’une même tribu, mais entre membres d’un même clan ; 2° Morgan prétend que l’exogamie a pour cause les mauvais résultats souvent imputés aux mariages consanguins. À quoi M. Durkheim répond, comme nous l’avons fait dès le début de cet article, que les législateurs, avant le XIXe siècle, ne se sont pas préoccupés de considérations utilitaires et physiologiques [9]. D’ailleurs, l’interdiction de l’endogamie est d’autant plus rigoureuse que l’état de civilisation des tribus est plus primitif ; cela seul suffirait à prouver qu’il ne peut s’agir d’une loi d’hygiène. C’est seulement vers la fin du XVIIe siècle qu’apparaît dans la littérature l’idée que les unions consanguines affaiblissent la race ; les rédacteurs de notre Code civil eux-mêmes ne s’y sont pas arrêtés [10].

M. Durkheim a eu mille fois raison de reconnaître que l’exogamie et tout ce qui s’y rattache sont des faits de tabou, c’est-à-dire des prohibitions de nature religieuse dont l’origine se perd dans la brume des siècles. Là où le rôle de l’hypothèse devient considérable, c’est quand il s’agit de mettre en lumière la nature précise du tabou en jeu.

Le nom polynésien de tabou est donné à « un ensemble d’interdictions rituelles qui ont pour objet de prévenir les dangereux effets d’une contagion magique en empêchant tout contact entre une chose… où est censé résider un principe surnaturel, et d’autres qui n’ont pas ce même caractère ou qui ne l’ont pas au même degré. Les premières sont dites tabouées par rapport aux secondes ». L’inconvénient du contact du supérieur et de l’inférieur est double : d’abord, la force surnaturelle peut s’écouler et, par suite, se perdre ; puis, l’inférieur peut être lésé ou même anéanti par l’influx d’une essence trop puissante pour lui. On se rappelle l’histoire de l’arche sainte intangible des Hébreux.

Le premier effet du tabou, c’est donc l’interdiction du contact matériel ou même visuel. Celle de l’évocation par le langage n’en est qu’une conséquence. Ainsi, aujourd’hui encore, une question politique ou religieuse peut être tabouée, en ce sens qu’il est interdit d’y « toucher » [11] ; les journaux du boulevard, la plupart de nos romans sont tabous pour les jeunes filles, etc. Si quelqu’un voulait s’amuser à dresser une liste des tabous dans la vie sociale contemporaine, il s’assurerait qu’on en observe encore un grand nombre — bien plus, que la civilisation et la « politesse » en créent sans cesse de nouveaux.

Dans les sociétés primitives, les femmes sont toujours plus ou moins tabou. Elles le sont à un degré éminent lors de la crise de la puberté et au moment des époques. On isole alors les jeunes filles le plus complètement que l’on peut.

« Cette pratique barbare se retrouve dans les continents les plus divers, en Asie, en Afrique, en Océanie… Chez les nègres du Loango, les jeunes filles, à la première manifestation de la puberté, étaient confinées dans des cabanes séparées et il leur était défendu de toucher le sol avec une partie découverte de leur corps [12]. » En Nouvelle-Zélande, on les porte sur une plate-forme de bambous à plusieurs mètres au-dessus de la terre ; dans la Guyane, on les hisse dans un hamac au point le plus élevé de la maison.

Au moment des époques, une femme n’est pas seulement tabou, mais elle doit vivre à part et éviter même un contact indirect. Ainsi, en Australie, personne ne peut manger des aliments qu’elle a touchés ; les hommes ne doivent même pas poser le pied sur les traces que les femmes ont pu laisser sur le chemin. Dans le Zend-Avesta et dans le Lévitique, on trouve des survivances de cette rigoureuse réclusion.

Des pratiques analogues se constatent lors de l’accouchement. Ici encore, la législation mosaïque vient porter témoignage ; d’après le Lévitique, la séquestration de la mère durait quarante ou quatre-vingts jours, suivant le sexe de l’enfant.

Évidemment, le tabou de la femme tendit à se généraliser ; d’où la séparation plus ou moins complète des sexes dans les sociétés primitives.

Pour M. Durkheim, l’origine de cette « mise en quarantaine réciproque » est le tabou du sang ; il s’agit ici du sang menstruel et de celui que perdent les parturientes. Mais pourquoi ce tabou ? C’est que, dans idée des primitifs, le sang contient un principe spirituel, l’âme du vivant ; c’était l’opinion des Juifs, des Romains et des Arabes. Le totem, ancêtre du clan, réside dans le sang de chaque individu du clan : « c’est à la lettre que les membres du clan se considèrent comme formant un seul sang ». Une alliance sanglante, le blood-covenant, permet d’introduire un étranger dans un clan, de l’y naturaliser. Quand le sang s’écoule, c’est l’être totémique, c’est un dieu qui se répand ; donc le sang est chose divine ; donc il doit être tabou, retiré du commerce vulgaire et de la circulation, et cette idée entraîne forcément la « mise en quarantaine » de la femme dans les circonstances que nous avons rappelées.

Mais pourquoi l’exogamie ? C’est que le totem n’est sacré que pour ses fidèles ; un totem étranger n’a rien de divin. Une femme étrangère, introduite dans un clan par le mariage, perdra du sang sans qu’il en résulte d’inconvénients pour le clan. De l’exogamie à la prohibition de l’inceste, il n’y a pas loin, puisque l’une n’est qu’une atténuation de l’autre ; cette atténuation est un résultat de l’évolution du clan, qui finit par aboutir au cercle beaucoup plus étroit de la famille.

Après avoir ainsi montré que notre horreur persistante de l’inceste n’est que la survivance d’un préjugé de sauvages, M. Durkheim a cru devoir, à son tour, justifier cette horreur en alléguant des raisons morales. « Entre les fonctions conjugales et les fonctions de parenté, telles qu’elles sont actuellement constituées, il y a une réelle incompatibilité, et, par suite, on ne peut en autoriser la confusion sans ruiner les unes et les autres. » Les motifs que fait valoir ici M. Durkheim sont bien faibles et, l’on ose dire, un peu cousiniens. La vie de famille, dit-il, est dominée par le devoir, la vie conjugale par l’amour ou l’attrait du plaisir ; ces deux conceptions s’opposent entre elles « aussi radicalement que le bien et le plaisir, le devoir et la passion, le sacré et le profane ». — « La dignité du commerce qui nous unit à nos proches exclut tout autre lien qui n’aurait pas la même valeur. » On a plaisir à citer des phrases si bien écrites ; mais j’ai bien peur que ce ne soient simplement des phrases. Le profond penseur qu’est M. Durkheim reparaît, un peu plus loin, avec avantage quand il se demande quelle est la raison ultime de cette sorte d’antinomie, encore ressentie par les civilisés, entre les relations sexuelles et les relations de parenté. C’est, répond-il, parce que l’exogamie a tracé et maintenu entre elles une ligne profonde de démarcation. « Grâce à l’exogamie, la sensualité, c’est-à-dire l’ensemble des instincts et des désirs individuels qui se rapportent aux relations des sexes, fut affranchie des joies de la famille qui l’eût contenue et plus ou moins étouffée, et elle se constitua à part. Mais, par cela même, elle se trouva en opposition avec la moralité familiale… Dès qu’il fut interdit aux membres d’un même clan de s’unir entre eux, la séparation fut consommée. Or, une fois entrée dans les moeurs, elle dura et survécut â sa propre cause. » À la bonne heure ! Cherchons ainsi l’explication historique de nos préjugés, même en apparence les plus honorables, mais n’alléguons pas des raisons de morale actuelle, qui, capables de motiver une préférence, un goût ou un dédain, ne peuvent rendre compte de l’aversion profonde, de l’horreur presque religieuse que l’idée de l’inceste nous inspire encore !

Luther, en quête d’arguments contre l’inceste, faisait valoir la considération suivante : si la consanguinité n’était pas un obstacle, on se marierait trop souvent sans amour, uniquement pour maintenir l’intégrité du patrimoine familial. Il semble pourtant, depuis bien des siècles, qu’on se marie beaucoup sans amour, à la seule fin d’augmenter ledit patrimoine, ce dont les moralistes et les théologiens ne s’inquiètent guère. Aristote et saint Augustin avaient allégué un motif plus faible encore : l’inceste concentrerait les affections de famille dans un cercle trop étroit. Mais alors on ne devrait pas épouser une amie d’enfance, une fille du même village ou du mérite pays !

Tous ces arguments sont des misères. Il y a une disproportion évidente, presque ridicule, entre les causes utilitaires qu’on allègue et l’effet, qui est un préjugé d’une force effrayante. Tout le monde reconnaîtra, en y réfléchissant, que la position de M. Durkheim est inexpugnable : il est certain que la prohibition de l’inceste est un vieux tabou, il est probable que c’est un cas particulier du tabou du sang : l’incertitude commence lorsqu’on veut préciser le genre de terreur qu’inspirait aux primitifs la déperdition du sang totémique sur le territoire du clan.

Je crois qu’on doit continuer â chercher dans la même voie que M. Durkheim, mais en serrant le problème de plus près encore. Il n’a point parlé du sang de la défloration, le virgineus cruor du poète latin [13]. Ne serait-ce pas surtout cette effusion volontaire et violente du sang ancestral qu’on aurait voulu éviter par l’exogamie ? La défense de verser le sang d’une fille du clan ne serait-elle pas de même ordre que la loi du Décalogue : « Tu ne tueras point ? » Il me semble encore trouver, dans les épithalames des Anciens, l’écho d’une assimilation entre la défloration et le meurtre :

Tunc victor madido prosilias toro
Nocturni referens vulnera praelii [14].

Je livre cette observation à M. Durkheim : avant d’en tirer une théorie viable, il faudrait instituer une enquête, dont Ploss et Strack fourniraient les éléments, sur les superstitions des primitifs relatives à l’effusion du sang virginal.

Incidemment, dans une note de la page 50, l’auteur a exprimé une hypothèse extrêmement intéressante sur l’origine du sentiment de la pudeur. Après avoir rappelé les coutumes qui, à certaines époques, rendent les femmes tabou, surtout au point de vue des relations sexuelles, il écrit : « Ne seraient-ce pas là les origines de la pudeur relative aux parties sexuelles ? On a dû les voiler très tôt pour empêcher les effluves dangereux qui s’en dégagent d’atteindre l’entourage. Le voile est souvent un moyen d’intercepter une action magique. Une fois la pratique constituée, elle se sera maintenue en se transformant. »

Voilà qui mérite d’être regardé de près.

Quand, dans le salon de Mme d’Épinay, au XVIIe siècle, on dissertait sur l’origine de la pudeur [15], la méthode historique qui permet aujourd’hui d’aborder ces problèmes restait encore presque entièrement à découvrir. Il en était de même, a fortiori, du temps de saint Augustin. Aussi n’est-il point de sujet sur lequel on ait écrit plus de choses étranges. J’en sais quelque chose, l’ayant étudié moi-même, avec l’intention d’y consacrer un gros livre, à une époque où, nourri de Kant, de grec et de latin, je ne soupçonnais pas l’existence de l’ordre d’études qui constitue la psychologie ethnique. Je m’étais fait une théorie dérivée de saint Augustin et dont voici l’expression, telle que je l’avais résumée ne varietur : « Le récit de la Genèse, reflet d’antiques traditions chaldéennes, est fort obscur en ce qui concerne la chute ; mais il en a très fidèlement marqué la conséquence, à savoir la naissance du sentiment de la pudeur. Ce sentiment implique toute une métaphysique, toute une morale. La pudeur est le stigmate de la chute primitive, une marque aussi évidente du péché extratemporel [16] que l’empreinte des chevaux de Castor et de Pollux sur les rochers du lac Régille, témoignant de l’intervention des Dioscures dans la victoire des libertés romaines. La pudeur est la malédiction éternelle du supérieur contre l’inférieur, du conscient contre l’inconscient, le cri de honte de l’âme qui n’est pas libre et qui sent qu’elle est responsable de la fatalité des sens qu’elle subit. »

Je demande pardon de citer ainsi une page que je trouvais très belle quand je l’écrivis à vingt ans et que je suis heureux de n’avoir pas imprimée alors. À tout prendre, ce n’est pas beaucoup plus absurde que la fameuse explication de la pudeur par Schopenhauer : la honte, faite de remords, qui s’attache aux actes et aux organes destinés à perpétuer sur la terre, avec la vie physique, les souffrances qui en sont inséparables. Toutes ces idées sont fausses parce qu’elles sont a priori, parce qu’elles font abstraction de l’évolution des moeurs, du développement historique de l’humanité. Hors de l’histoire, point de salut !

J’avais pour ami, en 1880, un jeune homme éminent, une des lumières de la philosophie au XIXe siècle, ce pauvre Guyau, l’auteur de l’Irréligion de l’avenir. Je lui communiquai ma thèse et je veux donner ici quelques lignes d’une longue réponse dont il m’honora : « Je me place au coeur de la question et je m’attaque à votre théorie de la pudeur. Vous me paraissez attacher une importance suprême à cette vertu, dont vous faites la plus haute de toutes. Selon moi, elle est infiniment inférieure à l’amour. La pudeur est simplement une armure ; elle marque un état de guerre entre les sexes ; elle a pour but, dans la nature, d’empêcher la promiscuité aveugle. Mais vouloir s’en servir pour condamner l’amour, c’est une véritable faute… Si le corps, la matière, est ce qui divise les âmes, on peut dire, malgré l’apparence de paradoxe, que l’amour est l’état où le corps tient le moins de place, s’efface entre les esprits. Vous êtes un matérialiste sans le savoir ! » Ainsi Guyau lui-même cherchait à expliquer la pudeur en la prenant telle qu’elle est aujourd’hui ; pas plus que son naïf correspondant, il ne songeait à se demander de quel fantôme préhistorique, de quelle terreur de sauvage superstitieux elle est issue.

Moins philosophe que Guyau, mais plus enclin à la méthode historique, peut-être parce qu’il était un journaliste de grand talent et qu’il voyageait beaucoup, Gabriel Charmes m’écrivait du Caire vers la même époque : « Je ne saurais consentir à attacher autant d’importance que vous le faites à la pudeur : édifier tout un système philosophique sur un sentiment aussi douteux me semble bien hardi. Je me rappelle que Renan appelle quelque part la pudeur “une charmante équivoque”. Équivoque ou non, la pudeur est trop factice pour qu’il faille l’expliquer au moyen d’une négation complète des instincts les plus profonds de notre nature. Je doute fort qu’elle existât â l’origine des sociétés et je n’en trouve encore nulle trace dans certains milieux et dans certaines contrées. Les anciens Égyptiens la connaissaient-ils ? on ne le croirait pas à voir sur leurs monuments avec quelle parfaite insouciance les femmes allaient la gorge nue, vêtues d’étoffes transparentes qui moulaient toutes leurs formes et qui en accusaient les moindres détails. Aujourd’hui encore, les fellahs vivent les uns sur les autres, dans la nudité la plus parfaite, sans se tourmenter des différences de sexe. Sans doute, quelques femmes se voilent le visage à l’aspect d’un étranger, mais cela n’arrive guère que dans les villes, là où la civilisation a détruit la nature. Je ne crois pas que la pudeur soit une protection de la nature contre le sexe faible ; je crois que ç’a été à l’origine une tyrannie de l’homme imposant à la femme une réserve plus ou moins absolue par jalousie de propriétaire, ne voulant pas laisser son bien exposé à l’appétit d’un rival. Plus tard, cette défense masculine est devenue, chez la femme, grâce aux progrès de la morale et aux raffinements de l’amour, un sentiment profond : mais il suffit, pour dissiper cette équivoque, de se trouver en présence d’êtres absolument primitifs ou même d’êtres à demi civilisés. Une des choses qui m’ont le plus frappé, depuis que je vais en Orient, c’est tout ce qu’on peut dire et tout ce qu’on peut faire aux femmes du monde dans ces contrées encore si peu développées. En apparence, elles ressemblent aux femmes d’Occident ; mais causez avec elles et vous verrez que les propos les plus vifs sur leur propre beauté ne les feront même pas rougir… Et ne croyez pas que ce soit de leur part corruption. Non ! c’est tout simplement naïveté, naturel, ignorance orientale des préjugés européens. Il me semble qu’il serait assez facile de remonter à l’origine de la pudeur et de faire voir comment cette fleur délicate a poussé peu à peu dans nos âmes sous l’influence d’une lumière épurée et d’une atmosphère transformée. Mais en admettant même qu’elle y eût jeté toute seule des racines que je crois artificielles, qu’est-ce que cela prouverait ? La pudeur est la timidité du corps, et pas autre chose. Elle ne prouve donc pas plus contre le corps que la timidité ordinaire ne prouve contre l’âme. De ce que le corps ne se livre qu’avec réserve, en résulte-t-il qu’il n’ait pas le droit de se livrer ? Est-ce que l’âme aussi ne s’enveloppe pas d’un voile qui ne disparaît que dans l’amitié, dans l’amour, ou dans cette communication intime de l’artiste ouvrant discrètement au public son esprit et son coeur ?… Nous sommes des organisations si médiocres, si imparfaites, si indignes d’une création intelligente, que le libre exercice de nos instincts les plus légitimes amènerait une épouvantable anarchie. C’est pourquoi la vie nous a appris à les réfréner à l’aide de notions morales et d’impressions sensibles qui prennent souvent à nos yeux une valeur absolue, mais qui, à les regarder de plus près, n’ont que l’importance de sages précautions contre les dangers que nous feraient courir les entraînements d’une nature trop mal adaptée au milieu dans lequel elle est placée. »

Il y a, dans ces belles pages de Gabriel Charmes, que je me félicite d’avoir exhumées de mon tiroir, deux ou trois idées distinctes : une théorie du XVIIIe siècle, fausse comme toutes les théories psychologiques de cette époque, qui fait de la pudeur une contrainte imposée par la jalousie du mâle ; une théorie beaucoup plus digne d’attention, suivant laquelle la pudeur serait comme la timidité du corps ; enfin, la conscience très nette de l’évolution de ce sentiment. Mais Gabriel Charmes n’avait jamais entendu parler de tabous ; cette notion essentielle n’avait pas encore pénétré, en 1880, dans le grand courant de la pensée contemporaine ; le moindre anthropologiste de nos jours aborde avec une méthode plus sûre ces grands problèmes du passé et du présent.

Dans un livre de M. Ernst Grosse, publié en 1894 [17], je trouve une théorie de l’origine de la pudeur qui n’est pas nouvelle, mais qu’il paraît avoir été le premier à développer. L’idée mère de cet ouvrage est empruntée à Guyau : c’est celle de l’art considéré comme phénomène social et comme fonction sociale. Au chapitre V, l’auteur esquisse l’histoire de la parure et de l’ornement, en particulier du tatouage. Puis il passe aux « ornements mobiles » et se demande si le port du pagne primitif a été motivé par le sentiment de la pudeur, ou inversement. M. Grosse rappelle alors les témoignages des voyageurs sur l’absence absolue de pudeur chez les Fuégiens et les Botocudos, celui de Man sur la ceinture portée par certaines femmes chez les Andamans « évidemment non comme voile, mais comme parure ». Bulmer exprime une opinion analogue sur le pagne des Australiennes. « En Australie, rapporte encore Brough Smyth, là même où les deux sexes vont complètement nus, les jeunes filles non mariées portent un tablier, qu’elles ôtent dès qu’elles ont trouvé un mari. Les femmes se montrent d’ordinaire toutes nues ; elles ne revêtent une ceinture de plumes, descendant jusqu’aux genoux, que pour se livrer à leurs danses indécentes [18] » De ces textes et d’autres analogues, M. Grosse conclut que le premier vêtement, loin de répondre au sentiment de la pudeur [19], n’était qu’une décoration des organes propre à attirer sur eux l’attention. Par là s’explique la singulière coutume des Australiennes de se parer avant la danse ; il paraît que les femmes des Mincopies font de même. « Donc le vêtement primitif de la pudeur est, à l’origine, non un voile, mais un ornement, qui, pareil en cela au plus grand nombre des ornements, a pour but de concilier à ceux qui le portent la faveur de l’autre sexe. » Par une voie indirecte, le darwiniste allemand revient ainsi à l’une des thèses favorites du XVIIIe siècle : la coquetterie serait la mère de la pudeur.

Pour ingénieuse qu’elle soit, cette doctrine ne supporte pas l’examen. On peut admettre, assurément, qu’une aversion primitive, fondée sur un préjugé religieux, devienne, avec les siècles, une aversion raisonnée, qui cherche à s’autoriser d’une idée morale ; tel est le cas de l’horreur qu’inspire l’inceste. Mais croire que l’évolution puisse transformer un sentiment en son contraire, faire naître la pudeur d’une sorte d’exhibitionnisme, c’est, je crois, pousser trop loin la hardiesse. Toute une école de psychologues a prétendu, de même, expliquer l’altruisme par une évolution de l’égoïsme ; cela aussi paraît une erreur, parce que la sympathie, principe de l’altruisme, est un sentiment primitif, qui peut être le résultat naturel et immédiat d’actions réflexes, la vue de la souffrance faisant souffrir, comme celle de la joie produit l’effet opposé. D’ailleurs, sans croire le moins du monde que le sauvage soit un homme dégradé, on peut mettre en doute le caractère primitif des faits qu’a cités M. Grosse et surtout s’abstenir d’en tirer des conclusions applicables à l’ensemble de l’humanité.

Nous conclurons qu’il y a un tabou à l’origine du sentiment de la pudeur. La seule tradition très ancienne qui cherche à expliquer l’origine de ce sentiment, celle des livres mosaïques, lui attribue un caractère religieux. Même dans l’Antiquité païenne, les idées de pudeur et de religion sont très voisines. Quant à la nature du tabou d’où la pudeur dérive, je n’ose affirmer que M. Durkheim l’ait déterminée du premier coup en y reconnaissant un cas particulier du tabou du sang ; mais la justesse de son esprit lui a suggéré une solution qui est encore, à mon avis, la plus vraisemblable, la moins ouverte à de fatales objections.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’article de Salomon Reinach, « La prohibition de l’inceste et le sentiment de la pudeur », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 157-172.

Notes

[1L’Anthropologie, 1899, p. 59-70.)

[2Extrait de l’Année sociologique, Paris, 1898. p. l-70.

[3Voici quelques témoignages autorisés : « Dans les unions, la consanguinité doit être distinguée de l’hérédité morbide. Les unions consanguines peuvent être très préjudiciables aux enfants procréés, si les consanguins sont atteints de maladies héréditaires. Mais, contrairement, la consanguinité peut être avantageuse si les consanguins ne présentent pas de disposition morbide. C’est ce que Périer avait parfaitement montré en rendant compte d’une thèse de M. Bourgeois, qui rappelait l’exemple de sa famille, saine et vigoureuse, quoiqu’elle eût contracté seize unions consanguines successives entre cousins, oncles, nièces, etc., mais n’ayant aucune tare héréditaire » (Lagneau, Bull. Soc. Anthrop., 1891, p. 514). « Auguste Voisin a signalé les bonnes conditions anthropologiques des habitants du bourg de Batz, qui, depuis des siècles, s’unissent presque toujours entre eux » (ibid., p. 515). « Cette vérité [est] aujourd’hui reconnue de tous, à savoir que les mariages entre consanguins ne sont pas préjudiciables par le fait de la consanguinité et que, par conséquent, en dehors des circonstances accidentelles qui peuvent les vicier, ils ne sont point fâcheux dans leurs effet » (Hervé, ibid., 1898, p. 314). Voir encore, dans le même recueil, 1890, 512 ; 1892, p. 70 ; L ’Anthropologie, 1898, p. 423 ; Zeitschr. für Ethnol., t. VII, p. 138, etc.

[4Ovide, Métam., X, 320.

[5Traduction Gros, p. 317.

[6La Pharsale, VIII, 396-410 (traduction Marmontel et Durand, p. 293-294).

[7Et aussi des anciens Perses ; cf. Quinte-Curce, VIII. 9 et 10. Sur le caractère religieux de l’inceste en Perse, voir j. Darmesteter, Le Zend-Avesta, t. I, p. 130.

[8Les Égyptiens de l’ancien temps épousaient souvent leurs soeurs (Diodore. I. 27).

[9Toutefois, comme me l’a signalé M. C. H. Clark, il y a déjà dans Bède (Hist. eccles., I. 27, 5) un passage relatif à la stérilité des unions incestueuses (experimento didicimus ex tali conjugio subolem non posse succrescere).

[10« Outre quelques idées probables sur la perfectibilité physique, il y a un motif moral pour que l’engagement réciproque du mariage soit impossible à ceux entre qui le sang et l’affinité ont déjà établi des rapports directs ou très prochains » (Rapport fait au Tribunal par Gillet, cité par M. Durkheim, Année sociologique, 1898, p.34). — Une autre théorie (Atkinson, Letourneau) explique l’exogamie comme un effet de la jalousie sexuelle du mâle, chef du groupe primitif. (cf. Année sociologique, 1904, p. 407. 434) ; il aurait rendu taboues toutes les femmes du clan en les réservant à son usage ! Cette conception d’un chef, non seulement polygame, mais omnigame, n’est fondée sur aucun fait ethnographique connu.

[11Pendant une bonne partie de l’année 1898, la question Dreyfus était appelée « l’affaire tabou » dans certains cercles d’« intellectuels ».

[12Voir Mélusine, t. IV, p. 347.

[13Claudien. XIV, 27.

[14Claudien, In nuptias Honori et Mariae, XIV, 25-29. Voir aussi le Centon nuptial d’Ausone.

[15Voici le passage tiré des Mémoires de Mme d’Épinay. « LE PRINCE : Mais comment en est-on venu à se cacher d’une action si naturelle, si nécessaire et si générale ? — SAINT-LAMBERT : Et si douce ! — DUCLOS : C’est que le désir est une espèce de prise de possession. L’homme passionné détourne la femme, comme le chien qui s’est saisi d’un os le porte à sa gueule jusqu’à ce qu’il puisse le dévorer dans un coin, et tandis qu’il le dévore, il tourne la tète, il gronde, de peur qu’on ne le lui arrache. La jalousie est le germe de la pudeur. » Pour d’autres, au XVIIIe siècle, la pudeur n’est qu’une coquetterie ; pour d’autres encore, c’est « cet art heureux de cacher la laideur, Qu’on décora du beau nom de pudeur » (Parny). Tout ce fatras galant paraît aujourd’hui bien suranné à un lecteur de Lubbock ou de Frazer.

[16Idée de Kant et de Schopenhauer, renouvelée de l’Antiquité.

[17Dans l’Australie centrale « les femmes s’attachent sur le devant quelques bibelots qu’elles ont pu se procurer des Blancs et les hommes accrochent souvent au poil du pubis un morceau de coquille blanche plutôt fait pour attirer l’attention que pour cacher la nudité » (L’Anthropologie, 1897, p. 361).

[18Ernst Grosse, Die Anfänge der Kunst, Freiburg und Leipzig, 1894 (p. 88 et suiv.). Il a paru une traduction française de ce livre, par M. Dirr.

[19Théorie encore maintenue en 1891 par M. Schurtz, dans ses Grundzünge einer Philosophie des Tracht.

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