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Salomon Reinach

Phénomènes généraux du totémisme animal

Revue scientifique (1900)

Date de mise en ligne : dimanche 8 octobre 2006

Salomon Reinach, « Phénomènes généraux du totémisme animal », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 9-29.

PHÉNOMÈNES GÉNÉRAUX DU TOTÉMISME ANIMAL [1]

Il ne sera peut-être pas inutile, au début de cet article, de rappeler que le mot totem (signe, marque, famille) nous est venu d’Amérique, comme le mot tabou (interdiction, chose interdite) de Polynésie. Ces deux termes, de provenance si différente, sont désormais inséparables dans la science, car le totémisme, comme on le verra plus loin, n’est qu’un système particulier de tabous.

Le totem est le plus souvent animal, plus rarement végétal, exceptionnellement inorganique. Il y a cette différence essentielle entre le totem et le fétiche que ce dernier mot désigne un objet individuel, tandis que le totem est une classe d’objets qui sont considérés, par les membres du clan ou de la tribu, comme tutélaires — au sens le plus large de ce mot. Soit, par exemple. un clan ayant pour totem le serpent : les membres de ce clan se qualifieront de serpents, raconteront qu’ils descendent d’un serpent, s’abstiendront de tuer les serpents, élèveront des serpents familiers, s’en serviront pour interroger l’avenir, se croiront à l’abri des morsures de serpents, etc.

Cet ensemble de superstitions et de coutumes dont le totem est le centre constitue ce qu’on appelle depuis trente ans le totémisme. Dès le début du XVIIIe siècle, les missionnaires français furent frappés de l’importance des totems dans la vie religieuse, sociale et politique des indigènes de l’Amérique du Nord. L’un d’eux, le jésuite Lafitau, eut même l’idée, vraiment géniale pour l’époque, d’appliquer les faits de totémisme qu’il étudiait chez les Iroquois à l’interprétation d’un type figuré de la mythologie grecque, celui de la Chimère.

Pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle, missionnaires et voyageurs recueillirent un peu partout des faits analogues à ceux que l’on avait observés au XVIIIe siècle en Amérique. On s’aperçut également que des faits de même ordre avaient été signalés au Pérou dès le XVIe siècle et, bien plus anciennement, par les écrivains de l’Antiquité classique, Hérodote, Diodore, Pausanias, Élien, etc. L’auteur de l’ouvrage célèbre sur le mariage primitif, Mac Lennan, proposa, en 1869, de reconnaître les survivances des coutumes et des croyances totémiques dans un grand nombre de civilisations antiques et récentes. Il ne fut guère écouté. Vers 1885, la question fut reprise, avec plus de savoir et de critique, par MM. Robertson Smith et Frazer ; elle n’a pas cessé, depuis, d’être à l’ordre du jour de la science, mais plus particulièrement en Angleterre, où MM. Lubbock, Tylor, Herbert Spencer, Andrew Lang, Jevons, Cook, Grant Allen, etc., s’en sont occupés ou s’en occupent encore.

Le caractère fondamental du totémisme animal est l’existence d’un pacte mal défini, mais de nature religieuse, entre certains clans d’hommes et certains clans d’animaux [2].

Bien que des faits ou des survivances de totémisme aient été constatés, au XVIIIe et au XIXe siècle, dans toutes les parties du monde [3], on peut poser en principe que le totémisme n’a subsisté que là où la civilisation est restée rudimentaire, en particulier là où la domestication des animaux n’a fait que peu de progrès. En effet, si le totémisme crée un lien entre les animaux et l’homme, l’effet naturel de ce lien est souvent funeste au totémisme qui l’a créé ; il y a là un processus paradoxal en apparence, mais en vérité simple et logique, qui a été bien mis en lumière par M. Jevons [4].

Soit, en effet, un groupe de clans totémiques qui apprivoisent des ours, des serpents ou des aigles, parce qu’ils reconnaissent dans ces animaux un principe divin qu’ils veulent se concilier ; ces animaux ne se prêtant pas à la domestication, le même état de choses pourra subsister pendant des siècles. Assurément, si l’un de ces animaux est comestible, on en viendra bientôt à le manger dans certaines réunions périodiques du clan, où il s’agira de renouveler l’alliance par une sorte de communion ; mais on ne sera pas tenté de multiplier les repas de ce genre, parce que l’animal, demeuré sauvage, ne sera pas continuellement à la portée de l’homme et que le nombre des individus apprivoisés sera nécessairement très restreint.

D’autre part, supposons un groupe de clans ayant pour totems le taureau, le sanglier et le mouton ; certains couples de ces espèces commenceront par s’apprivoiser et se multiplieront dans le voisinage immédiat des clans ; les sacrifices périodiques des totems et les banquets faisant suite à ces sacrifices tendront naturellement à devenir de plus en plus fréquents, tout en perdant, à la longue, quelque chose de leur caractère religieux pour prendre celui de simples ripailles. Lorsque les animaux en question seront vraiment domestiqués, formeront de grands troupeaux gardés par des chiens, sans cesse en contact avec les hommes, la tradition des sacrifices périodiques et des banquets communs se maintiendra dans la religion mais, dans la pratique, les hommes se nourriront de plus en plus de la chair des animaux et cesseront de leur témoigner un respect superstitieux. À cette période de la décadence du totémisme, il peut se produire des phénomènes divers dont l’étude des civilisations antiques fournit des exemples. Le clan animal n’est plus l’objet d’un culte ; ce qui reste du sentiment primitif se reporte sur des animaux isolés, considérés comme divins, tels que le boeuf Apis, le bouc de Mendès, le crocodile du lac Moeris, le lion de Léontopolis en Égypte [5]. Très souvent, la défense de tuer des animaux d’une ou de plusieurs espèces subsiste à l’état de tabou, c’est-à-dire d’interdiction non motivée, ou motivée après coup par des considérations d’un ordre tout différent (hygiéniques, par exemple) : c’est ce qui se constate encore chez les musulmans et chez les juifs [6].

Mais le facteur essentiel de la ruine du totémisme est la constitution de Panthéons, c’est-à-dire la mythologie. À la conception des clans divins se substitue celle des divinités individuelles, dont les généalogies et les légendes, fixées par les prêtres et les poètes, reflètent tantôt des traditions totémiques, tantôt des phénomènes atmosphériques, tantôt des conceptions symboliques, tantôt enfin — car il y a du vrai dans tous les systèmes proposés — des confusions on des combinaisons purement verbales. La religion émigre de la terre vers le ciel ; mais elle ne perd pas, pour cela, contact avec la terre. Après le relâchement de son alliance avec les clans d’animaux, l’homme distribue ces clans dans la clientèle de ses nouveaux dieux. À ces dieux, dont le nombre est rapidement réduit par la sélection et le syncrétisme, se trouvent alors rattachées, par des liens assez vagues, plusieurs espèces d’animaux ; il arrive aussi qu’une même espèce animale est mise, par le rituel et la légende, en rapport avec plusieurs dieux différents, parce que deux ou plusieurs clans, ayant même totem, l’ont attribué chacun à un autre dieu. Ainsi à Samoa, en Polynésie, un seul dieu était incarné, nous dit Turner, dans le lézard, le hibou, le mille-pattes ; un autre dans la chauve-souris, la poule, le pigeon, l’oursin, etc. Dans la mythologie classique, Jupiter est à la fois l’aigle, le taureau et le cygne ; en revanche, le loup est à la fois l’animal d’Apollon et celui de Mars, le taureau représente Jupiter aussi bien que Dionysos, le dauphin appartient à Apollon comme à Neptune. Il serait facile de multiplier ces exemples.

Observons, avant d’aller plus loin, que ces animaux — attributs, compagnons, montures ou victimes favorites des dieux — s’offrent à nous, jusqu’à la fin de la mythologie antique, avec la marque distinctive des totems, en ce que leur caractère sacré réside non dans l’individu, mais dans l’espèce Je n’ai pas fait une simple phrase en disant que les hommes ont réparti leurs animaux totems entre leurs dieux, puisque le totémisme, ou quelque chose de très approchant, survit dans l’Olympe. Ce n’est pas un aigle particulier qui est l’oiseau de Jupiter, ni un loup particulier qui est le compagnon de Mars : c’est un aigle, un loup quelconque, représentant l’espèce à côté de divinités individuelles. La vieille idée de la sainteté du clan animal s’est donc conservée, pour ainsi dire, à l’abri de la sainteté du dieu [7].

Si la mythologie contribue à faire disparaître le totémisme en l’absorbant, il ne faut pas oublier qu’elle lui doit en partie son origine. Dans la mythologie grecque, par exemple, il n’y a pas seulement des animaux totems associés à des dieux, mais de nombreuses légendes relatives à la transformation de dieux en animaux. Ces métamorphoses de la Fable sont autant d’expédients poétiques par lesquels on a fait entrer, dans le cycle d’une légende divine, une légende animale antérieure. Ainsi Zeus prend la forme d’une oie ou d’un cygne pour séduire Léda, qui met au monde un oeuf. Cette fable a dû naître dans un groupe de tribus qui avaient le cygne pour totem, lui attribuaient un caractère sacré et admettaient — vu la parenté supposée du clan animal avec le clan humain — qu’un cygne pouvait s’accoupler avec une femme et la féconder [8]. Quand le totémisme tendit à disparaître, la légende subsista ; mais pour que l’amant empenné de Léda restât divin, il fallait que la tradition mythologique le représentât comme l’incarnation d’un dieu. Ainsi la métamorphose n’est pas une donnée primitive de la mythologie, mais une hypothèse semi-rationaliste pour accommoder les restes du totémisme au goût de l’anthropomorphisme naissant.

La répartition des totems des clans entre les dieux des tribus et des peuples ne s’est pas faite en jour ; elle a dû subir l’influence de circonstances multiples, alliances, guerres, synoecismes, que nous ne pouvons évidemment plus démêler. Un des facteurs les plus importants paraît avoir été le rituel du sacrifice, éminemment conservateur comme tous les rituels. Soit un clan ayant le taureau pour totem et habitué à sacrifier périodiquement un taureau. Quand s’ouvrira pour lui l’ère des divinités individuelles, le taureau deviendra l’attribut de son dieu principal et on l’offrira en sacrifice à ce dieu, non sans conserver un souvenir plus ou moins précis de la divinité de la victime elle-même. De cette combinaison d’une idée ancienne avec une idée nouvelle naîtra celle du sacrifice du dieu anthropomorphe, appelée à jouer un si grand rôle dans l’histoire religieuse de l’humanité. Cette conception est particulièrement marquée dans le culte du Dionysos thrace, Zagreus, qui, suivant la légende née du rituel, avait été dépecé et dévoré par les Titans sous la forme d’un jeune taureau qu’il aurait revêtue pour leur échapper. Tant que la divinité résidait dans l’espèce et non dans l’individu, les sacrifices de ce genre pouvaient se renouveler indéfiniment ; chaque taureau qu’on tuait et dont on se partageait les membres sanglants était comme un nouveau vase d’élection dont le sacrifice laissait subsister, dans l’espèce animale, un réservoir de sainteté inépuisable [9]. Mais quand la divinité éparse se concentra dans une personne, l’idée de l’immolation du dieu ne devint acceptable qu’à la condition d’admettre comme correctif la résurrection du dieu. C’est précisément ce que l’on trouve dans la légende de Dionysos-Zagreus qui, dévoré par les Titans, ancêtres des hommes, est rendu à une vie glorieuse par Jupiter.

En général, cependant, l’anthropomorphisme eut pour résultat d’affaiblir l’idée de l’immolation du dieu pour fortifier celle de l’immolation de la victime, offerte au dieu à titre de présent ou d’expiation. Cette idée n’est pas primitive, puisque celle des dieux individuels ne l’est pas, et que l’anthropomorphisme, dont elle est inséparable, marque dans l’histoire des religions une phase assez récente ; toutefois, dès l’époque d’Homére et d’Hésiode, elle avait prévalu si complètement en Grèce qu’on n’en connaissait point d’autres, sinon à l’état de survivances mystiques. Là donc où l’on rencontre des rites impliquant la croyance à la mort d’un dieu, les lamentations dont cette mort est le signal, puis la joie exubérante qui salue sa résurrection, on est en présence de vestiges de totémisme ; c’est ce qu’il serait facile de montrer en analysant le rituel des fêtes d’Adonis syrien, que la légende fait tuer par un sanglier, animal resté tabou en Syrie, mais qui, à l’origine, est le sanglier totem lui-même, objet d’ un sacrifice annuel de communion.

À l’époque totémique, l’homme n’offre pas de victimes à ses dieux ou à leurs prêtres, parce qu’il ne connaît encore ni dieux ni prêtres : le clan se sanctifie, il renouvelle sa provision de sainteté en mangeant, suivant les rites, un animal totem. Ce besoin survécut à la phase du totémisme strict, et cela sous deux formes. Parfois, un animal totem, considéré comme animal impur, continuait à être mangé rituellement. C’est ce qui se passait dans certains conventicules mystiques de Jérusalem, auxquels se rapporte le passage suivant d’lsaïe (LXVI, 17) : « L’Éternel exercera son jugement contre ceux qui se sanctifient et qui se purifient au milieu des jardins, l’un après l’autre, qui mangent de la chair de pourceau et des choses abominables et des souris. » Ici, ces nourritures interdites jouent déjà le rôle des potions magiques que l’on retrouve dans toutes les pharmacopées populaires et qui passent généralement pour d’autant plus efficaces que les ingrédients en sont plus dégoûtants et plus horribles ; mais l’idée de sanctification et de purification est encore nettement indiquée par le prophète, et la coutume contre laquelle il s’élève avec énergie n’est qu’un vestige du passé religieux le plus lointain.

En second lieu, quand le besoin de se sanctifier ne put plus se satisfaire aux dépens d’un animal, dépossédé de son prestige par suite de la décadence du totémisme, il était inévitable qu’il se tournât vers l’homme lui-même, homo res sacra homini De là, les sacrifices humains accompagnés d’actes de cannibalisme, qu’il faut considérer, avec Robertson Smith, comme des succédanés du sacrifice totémique. Il y en a des traces nombreuses dans les auteurs classiques, bien qu’en général le cannibalisme se borne à goûter le sang de la victime ou une petite partie de son corps. Les textes les plus importants à cet égard sont ceux de Platon et de Pausanias sur le culte de Zeus Lykatos en Arcadie, où l’on a voulu bien à tort voir un Baal phénicien [10]. Ce culte a pris la suite d’un culte totémique du loup, qui comportait le sacrifice rituel de l’animal et un banquet, par l’effet duquel les fidèles croyaient s’assimiler la sainteté de la victime et devenir eux-mêmes des loups divins. Quand le loup totem eut été remplacé par le Zeus lupin, on conserva les rites ; seulement, la victime fut un homme consacré au dieu ; les fidèles, après avoir goûté sa chair, croyaient être transformés en loups et se donnaient le nom de (…), comme les initiés de Bacchus devenaient des (…), les dévotes de Bassareus (le Dionysos-renard) des Bassarides, et celles de l’Artémis ursine (…) des Arktoi.

Il n’y a pas de civilisations stationnaires même chez les peuples à évolution intellectuelle très lente, les idées religieuses d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier. Aussi ne pouvons-nous pas nous flatter de connaître le totémisme primitif mais seulement des survivances plus ou moins altérées de cet état d’opinion. À cet égard, il n’y a qu’une différence de degré entre les indices que nous fournit l’Antiquité classique et les récits détaillés des voyageurs qui ont étudié le totémisme chez les sauvages modernes. Toutefois, si l’on se borne aux faits le plus souvent observés chez ces derniers, il est possible de composer une sorte de Code totémique dont les articles (usages ou croyances) se retrouvent, en plus on moins grand nombre, dans les religions des peuples classiques comme dans les autres. Il y a là comme une vérification expérimentale de l’universalité primitive du totémisme ; car si l’arbre se reconnaît à ses fruits, il n’est pas moins certain que l’identité originaire des doctrines s’affirme par celle des usages fossilisés qui en sont les conséquences logiques.

Voici comment nous proposerions de formuler le Code du totémisme :

1. Certains animaux ne sont ni tués, ni mangés, mais les hommes en élèvent des spécimens et leur donnent des soins.

Tels sont la vache, le chat, le mouton, l’épervier, etc., en Égypte ; l’oie, la poule et le lièvre chez les Celtes de Bretagne [11] ; les poissons en Syrie [12] ; l’ours chez les Aïnos (dont les femmes allaitent parfois des oursons), l’anguille et l’écrevisse à Samoa, le chien chez les Kalangs de Java, l’aigle chez les Moquis de l’Arizon [13]. Dans les pays helléniques, il y a de fréquents exemples d’animaux tabous que l’on nourrit et qu’on élève en les considérant comme la propriété d’une divinité : tels sont les moutons consacrés à Hélios, à Apollonie en Épire ; les génisses consacrées à Perséphone, à Cyzique [14] ; les souris d’Apollon, à Hamaxitos en Troade [15] ; les ours, les aigles, les chevaux et les boeufs à Hiérapolis [16] ; les oies de Junon sur le Capitole à Rome, etc. Il est évident que l’idée de propriété divine est secondaire, n’ayant pu naître qu’à une époque où un sacerdoce organisé gérait à son profit les propriétés attribuées au dieu. À l’origine, ce sont des animaux totémiques, comme les chiens rouges des Kalangs de Java.

2. On porte le deuil d’un animal mort accidentellement et on l’enterre avec les mêmes honneurs que les membres du clan.

Il en était ainsi d’un crustacé à Sériphos [17], du loup à Athènes [18], de la génisse en Égypte [19], du bouc à Mendès [20], de la gazelle en Arabie, du hibou à Samoa, de la hyène chez les Wanika de l’Afrique occidentale, du cobra à Travancore [21], de la poule chez certaines tribus indiennes de l’Amérique du Sud [22]. Le fait que plusieurs de ces animaux ne sont pas domestiques, mais malfaisants, exclut l’hypothèse, d’ailleurs invraisemblable a priori, d’un culte de reconnaissance.

3. L’interdiction alimentaire ne porte quelquefois que sur une partie du corps d’un animal.

La Genèse mentionne et explique par une légende l’interdiction de manger le tendon de la cuisse [23] ; Hérodote nous apprend que les Égyptiens ne mangent jamais la tête d’un animal [24]. Chez les Omahas de l’Amérique du Nord, les membres du clan des Épaules noires ne doivent pas manger de langues de buffle ; le clan de l’Aigle ne doit pas toucher à une tête de buffle ; le clan Hanga ne doit pas manger de côtes de buffle, etc. [25] Ces tabous partiels sont des compromis, nés de nécessités pratiques, avec l’interdiction absolue qui est primitive.

4. Quand les animaux qu’on s’abstient de tuer ordinairement le sont sous l’empire d’une nécessité urgente, on leur adresse des excuses ou l’on s’efforce, par divers artifices, d’atténuer la violation du tabou, c’est-à-dire le meurtre.

Ainsi s’explique le rituel des Bouphonia à Athènes [26] ; le boeuf, en mangeant les gâteaux sacrés, va lui-même au-devant de la mort et le procès fictif qu’on institue après son immolation aboutit à la conclusion que le couteau seul est coupable, en suite de quoi on le jette à la mer. À Ténédos, le prêtre qui offre un jeune taureau à Dionysos est poursuivi à coups de pierres ; à Corinthe, le sacrifice annuel d’une chèvre à Héra Akraea était accompli par des ministres étrangers engagés à cet effet, et ceux-ci s’arrangeaient pour placer le couteau de telle sorte que la victime parût se tuer elle-même par accident [27]. Dans la tribu du Mont-Gambier (Australie du Sud), un homme ne tue son totem qu’en cas de famine, et alors il exprime son chagrin d’avoir à manger sa chair [28]. Quelques tribus de la Nouvelle-Galles du Sud ne tuent pas leurs totems, mais les laissent tuer par des étrangers, comme faisaient les Corinthiens, et en mangent alors sans scrupule [29]. Les Bechuanas ne tuent un lion qu’après lui avoir fait des excuses, et celui qui l’a tué doit se soumettre à une purification [30]. Dans l’Amérique du Nord, un Outaouak du clan de l’Ours s’excuse à l’ours d’avoir été dans la nécessité de le tuer, en alléguant que ses enfants ont faim [31].

5. On pleure l’animal tabou après l’avoir sacrifié rituellement.

« Les Thébéens, dit Hérodote [32], regardent les béliers comme sacrés et ne les immolent point, excepté le jour de la fête de Zeus. C’est le seul jour de l’année où ils en sacrifient un ; après quoi on le dépouille et… l’on revêt de sa peau la statue de Zeus… Cela fait, tous ceux qui sont autour du temple se frappent, en déplorant la mort du bélier. »

« Une tribu californienne, rapporte Frazer [33], qui rendait un culte au busard, célébrait annuellement une fête dont la cérémonie essentielle consistait à tuer un busard sans perdre une goutte de son sang ; on l’écorchait ensuite, on gardait les plumes pour faire un vêtement sacré à l’homme-médecin et on enterrait le corps dans un terrain sacré, aux lamentations des vieilles femmes. »

Le parallélisme de ces deux récits est frappant. Dans Hérodote, la peau de l’animal est placée sur la statue du dieu ; mais ce détail du rite ne peut être primitif, puisque les statues de divinités ne remontent pas à une Antiquité très haute. Il est probable qu’à l’origine la dépouille de l’animal était réservée au sacrificateur ou au chef-prêtre, équivalent de l’homme-médecin de la tribu californienne.

Les lamentations des femmes syriennes sur la mort d’Adonis ne comportent pas une explication différente, bien que le rituel primitif des Adonies nous soit mal connu. L’objet de ces lamentations, à la suite du sacrifice annuel du totem, paraît avoir été d’atténuer ou de rejeter la responsabilité encourue [34]. La mort du dieu est pleurée, alors même que sa résurrection prochaine ne fait pas de doute ; c’est là un fait d’une constatation trop facile pour qu’il soit nécessaire d’y insister [35].

6. Les hommes revêtent la peau de certains animaux, en particulier dans les cérémonies religieuses ; là où le totémisme existe, ces animaux sont des totems.

Chez les Tlinkits de l’Amérique du Nord, les hommes apparaissent, dans les occasions solennelles, déguisés complètement en animaux totems. Les clans du Condor au Pérou se parent des plumes de cet oiseau. Chez les Omahas ayant pour totem le buffle, les garçons portent deux boucles de cheveux imitant des cornes. Chez les Slaves du Sud, l’enfant mâle, à sa naissance, est revêtu de la dépouille d’un loup, et une vieille femme, sortant de la maison, s’écrie : « Une louve a mis bas un loup [36]. » On rapportait que Zamolxis, à sa naissance, avait été enveloppé d’une peau d’ours [37]. Une tribu australienne, ayant pour totem le chien sauvage ou dingo, hurle et marche à quatre pattes pour l’imiter lors de la célébration de certains rites. Les exemples fournis par l’Antiquité classique sont nombreux, bien qu’il n’y ait là que présomption de totémisme. Ainsi l’on revêtait d’une peau de faon les candidats à l’imitation aux mystères de Sabazios [38] ; les jeunes filles attiques entre cinq et dix ans étaient dites (…), ourses, et célébraient, vêtues en ourses, le culte d’Artémis de Brauron, déesse ursine [39] ; les pèlerins partant pour Hiérapolis sacrifiaient un mouton, le mangeaient et se couvraient de sa peau [40].

Nous avons déjà mentionné le rite égyptien de revêtir la statue du dieu thébain de la dépouille du bouc sacrifié, en faisant observer qu’à l’origine c’est le prêtre, et non la statue, qui devait être déguisé ainsi. Robertson Smith a ingénieusement supposé que l’usage si répandu de revêtir la peau de l’animal sacrifié a donné naissance aux types plastiques de dieux égyptiens à tête d’animal, comme Bast, Sekhet, Khnum, etc. [41] ; l’hypothèse est d’autant plus acceptable que le texte d’Hérodote permet d’admettre une période de transition, où la dépouille de la bête était jetée non pas sur le sacrificateur, mais sur l’image d’une divinité présente.

7. Les clans et les individus prennent des noms d’animaux ; là où le totémisme existe, ces animaux sont des totems.

Le fait est presque constant chez les Indiens de l’Amérique du Nord ; il y en a aussi de nombreux exemples en Australie [42]. En Égypte, les noms d’animaux donnés aux nomes ou districts paraissent bien être ceux d’animaux totems. Dans le monde hellénique, on peut citer des clans comme les Kynadai d’Athènes, les Porcii de Rome, les Hirpi (loups) du Samnium, des peuples comme les Myrmidons (fourmis), les Mysiens (souris), les Lyciens (loups), les Arcadiens (pour Arctadiens, ours). Le cas des Arcadiens est particulièrement intéressant, parce que nous savons qu’il existait dans ce pays un culte d’Artémis ursine, Kallistô, qui fut changée en ourse par Héra [43].

Lubbock et Spencer ont admis que l’habitude, fréquente chez les primitifs, de prendre le nom d’un animal a donné naissance au totémisme : les petits-fils du guerrier Serpent se seraient persuadés qu’ils descendaient vraiment d’un animal ainsi désigné. Cette explication présuppose à tort que l’idée de la descendance est le facteur essentiel du totémisme, alors qu’elle n’est qu’une hypothèse de sauvage, destinée à rendre compte de l’ancienne alliance qui existe entre son clan et un clan d’animaux. La facilité avec laquelle les hommes prennent et reçoivent des noms d’animaux est un effet, non une cause du totémisme.

8. Nombre de clans font figurer des images d’animaux sur leurs enseignes et sur leurs armes ; nombre d’hommes les peignent sur leurs corps ou les y impriment par les procédés du tatouage.

M. Frazer a cité beaucoup d’exemples américains de ces coutumes, où l’image de l’animal considéré comme tutélaire est celle du totem [44]. Dans le monde antique, nous voyons le loup figurer sur les enseignes romaines, le sanglier sur les enseignes gauloises, alors que d’autres motifs nous portent à croire que le loup et le sanglier ont été des totems chez les Romains et chez les Gaulois. En Égypte, l’épervier, qui décore les bannières royales, est sans doute le totem de la famille qui a fondé la royauté égyptienne. Il est remarquable que les Grecs eux-mêmes ont cherché à établir une relation entre les faits de totémisme, qu’ils constataient en Égypte, et le choix des animaux servant d’enseignes. On lit dans Diodore [45] : « La seconde explication que l’on donne du culte des animaux sacrés est ainsi conçue : Les habitants de l’Égypte étant jadis souvent vaincus par leurs voisins, à cause de leur ignorance de l’art de la guerre, eurent l’idée de se donner, dans les batailles, des signes de ralliement : or ces signes sont les animaux qu’ils vénèrent aujourd’hui et que les chefs portaient fixés à la pointe de leurs piques, en vue de chaque rang de soldats. Comme ces signes contribuaient beaucoup à la victoire, ils les regardaient comme la cause de leur salut. La reconnaissance établit d’abord la coutume de ne tuer aucun des animaux représentés par ces images, et cette coutume devint ensuite un culte divin. » Diodore rapporte trois explications du totémisme égyptien, dont aucune n’est raisonnable ; celle-ci a du moins l’avantage d’établir nettement que les animaux sacrés figuraient sur les enseignes égyptiennes, absolument comme les indigènes du Darling supérieur gravent leur totem sur leurs boucliers et comme plusieurs tribus américaines portent en temps de guerre des bâtons surmontés de morceaux d’écorce où sont peints les animaux totems [46]. Comme les enseignes précèdent toujours les troupes en marche, il est probable que l’animal-enseigne représente l’animal-augure et l’animal-guide dont nous aurons à nous occuper tout à l’heure (n° 11).

9. Les animaux totems, lorsqu’ils sont dangereux, passent pour épargner les membres du clan totémique, mais seulement ceux qui appartiennent à ce clan par la naissance.

Cette croyance est à l’origine des ordalies totémiques, dont l’Antiquité classique offre des exemples. En Sénégambie, les hommes du clan du Scorpion affirment n’être jamais mordus par ces animaux ; les Psylles de Marmarique, les Ophiogènes de Parium se croyaient de même à l’abri des morsures de serpents [47]. Les Psylles exposaient leurs nouveau-nés aux serpents, pour s’assurer de leur légitimité ; les Moxos du Pérou, qui ont pour totem le jaguar, soumettent leurs hommes-médecins à une épreuve analogue [48]. Chez les Bechuanas, il existe un clan du Crocodile qui prononce l’exclusion de l’homme qui a été mordu par un de ces amphibies, ou même seulement mouillé par l’eau que le coup de queue d’un crocodile aurait projetée [49]. Il convient peut-être aussi d’assimiler à une ordalie totémique l’exposition de Romulus et de Remus, fils du loup Mars, que la louve reconnaît comme siens, en les épargnant.

10. Les animaux totems secourent et protègent les membres du clan totémique.

On racontait en Égypte qu’un ancien roi avait été sauvé par un crocodile qui lui avait fait traverser sur son dos le lac Mœris [50]. Les légendes grecques sur des animaux secourables, comme le dauphin d’Arion, le renard d’Aristomène, n’ont probablement pas d’autre origine ; il faut expliquer de même les traditions si nombreuses qui mentionnent des personnages de la Fable nourris par des animaux. Mais les Anciens comme les Modernes ont fait erreur en attribuant le totémisme à un sentiment de gratitude des hommes envers des animaux utiles — d’abord parce que la plupart des totems sont des animaux malfaisants, puis parce que les animaux les plus utiles, ceux que l’homme a domestiqués, ne le sont devenus que par l’effet du totémisme. L’idée de la reconnaissance, comme celle de la parenté, n’a pas plus de valeur que celle d’une explication commode, imaginée pour rendre compte d’un état de choses dont le principe était déjà oublié.

11. Les animaux totems annoncent l’avenir à leurs fidèles et leur servent de guides.

Chez les Grecs et les Romains, on peut seulement supposer que les animaux d’augure sont d’anciens totems ; mais, en Égypte, Diodore nous dit formellement que l’épervier, totem de la race royale, est vénéré parce qu’il prédit l’avenir [51]. En Australie et à Samoa, le kangourou, la corneille et le hibou annoncent l’avenir aux hommes de leur clan ; à Samoa même, quelques guerriers élevaient des hiboux comme animaux d’augure en cas de guerre [52]. On peut rappeler à ce propos le lièvre prophétique de Boadicée (Boudicca), reine de Bretagne, dans un pays où, du temps de César, le lièvre était nourri, mais non mangé, c’est-à-dire traite-comme un totem [53], et aussi l’histoire de ce loup qui servit de guide à des colons samnites pour la fondation d’une colonie [54]. Ce dernier exemple est d’autant plus intéressant que les Samnites en question s’appelaient Hirpins, du mot hirpus qui signifie loup dans la langue du Samnium [55] ; il est donc très vraisemblable qu’ils reconnaissaient le loup pour totem.

Cet usage des animaux totems comme animaux d’augure est probablement très ancien. Les hommes durent s’apercevoir bientôt que les sens des animaux étaient plus aiguisés que les leurs, et il n’est pas surprenant qu’ils aient demandé à leurs totems, c’est-à-dire à leurs alliés naturels, de leur signaler les périls qu’ils ne pouvaient soupçonner eux-mêmes, ou les avantages naturels (en particulier les sources) dont les animaux semblent avoir le pressentiment [56]. La divination par les animaux n’a peut-être pas d’autre origine, et cette hypothèse explique pourquoi les animaux d’augure paraissent avoir été, à une époque antérieure, à la fois guides, augures et totems. Sur les anciens vases grecs, l’oiseau qui précède souvent les chars de guerre joue certainement le double rôle de guide et d’augure.

12. Les membres d’un clan totémique se croient très souvent apparentés à l’animal totem par le lien d’une descendance commune.

J’énumère en dernier lieu ce caractère, que d’autres ont considéré comme essentiel, parce qu’il ne constitue, à mon avis, qu’une hypothèse suggérée aux totémistes par des tabous dont l’origine leur échappait, ou peut-être par les désignations traditionnelles de leurs clans. Toutefois, comme cette tentative d’explication est fort ancienne, il en subsiste des traces dans l’Antiquité classique. Ainsi les Ophiogènes de Parium, dont le totem était le serpent, se croyaient, comme leur nom l’indique, descendus d’un serpent [57]. Strabon rapporte une fable d’Égine d’après laquelle les Myrmidons seraient des fourmis transformées en hommes à la suite d’une peste qui avait dépeuplé toute l’île [58]. Cette légende a certainement pour origine le nom même des Myrmidons, signifiant fourmi ; inversement, le nom des Ophiogênes doit traduire une légende généalogique créée pour expliquer la familiarité de ces hommes avec des serpents. Les noms gaulois dont la première partie désigne un animal et qui se terminent par genos, marquant une filiation divine, comme Matugenos (fils de sanglier), Brannogenos (fils de corbeau), ne sont eux-mêmes que les reflets de traditions qui associaient le culte d’un animal à une famille. Robertson Smith a signalé, parmi les tribus sémitiques, quelques cas de parenté supposée entre les hommes et les animaux. Chez les peuples totémiques modernes, les exemples de ce genre sont très nombreux ; je me contente de renvoyer à ceux qu’a énumérés M. Frazer [59] et qu’il serait aussi facile qu’oiseux de multiplier [60].

De ce qui précède il résulte avec évidence que les différentes régions du monde antique offrent des vestiges non équivoques de tabous et de coutumes analogues à ceux des religions totémiques modernes, et qu’il y manque seulement la constatation expresse du pacte qui nous a semblé être l’essence même du totémisme. Or, il faut bien dire que cette idée primitive n’est nettement formulée nulle part, même en pays totémique ; presque partout, elle a été remplacée par celle d’une parenté ou d’un très ancien échange de services, c’est-à-dire par une hypothèse destinée à expliquer de vieux tabous.

Mais comme l’idée de pacte est la seule qui rende compte de tous les faits de totémisme, on peut toujours, en bonne logique, remonter de ces faits à la conception d’où ils dérivent. Nous avons montré que ces faits ne sont pas rares dans le monde méditerranéen avant l’ère chrétienne ; il semble donc très légitime de conclure qu’ils sont les fruits — desséchés, mais authentiques — d’un état d’opinion semblable à celui qu’on a constaté de nos jours dans les deux Amériques, une partie de l’Asie, en Afrique et en Océanie. Si cette conclusion ne peut avoir la rigueur d’une démonstration mathématique, elle participe du moins de ce degré élevé de vraisemblance auquel se borne à prétendre, dans les cas les plus favorables, l’investigation des faits religieux et sociaux.

On peut, d’ailleurs, aborder la question d’un autre côté, à un point de vue plus général et plus philosophique, et montrer que l’hypothèse du totémisme primitif s’imposerait, alors même qu’on ne disposerait pas de faits ethnographiques et de témoignages littéraires pour l’appuyer.

Ceux qui ont essayé de définir l’homo sapiens se sont arrêtés à cette formule : « L’homme est un animal religieux. » Cette définition est très exacte, à la condition de prendre le mot de religion dans son sens le plus général et de n’y point chercher l’expression d’une doctrine théologique analogue à celle des peuples modernes. Dans son principe, la religion est essentiellement un ensemble de freins spirituels qui restreignent l’activité et la brutalité de l’homme, c’est-à-dire un système de tabous. Les premières législations religieuses sont des recueils de défenses et d’interdictions, dont la plus universelle et la plus ancienne prohibe l’effusion du sang à l’intérieur d’un groupe que les liens de sang ont constitué. Mais les entraves mises par la superstition à l’énergie de l’homme protègent contre elle tous les domaines où cette énergie peut s’exercer ; les tabous portent à la fois sur le règne humain, le règne animal et le règne végétal, que le sauvage, nécessairement animiste, est incapable de distinguer avec précision. Or, dans la mesure où le système des anciens tabous concerne les relations de l’homme avec l’homme, il forme le noyau du droit familial et social, de la morale et de la politique ; dans la mesure où il concerne le monde animal et végétal, il constitue le totémisme. Le totémisme, c’est-à-dire l’ensemble des prohibitions qui mettent un frein à l’activité humaine dans ses relations avec les animaux et les végétaux, n’est pas seulement corrélatif du droit et de la morale à leurs débuts, mais se confond avec eux, exactement comme, aux yeux du primitif et même de l’enfant, hommes, animaux et végétaux ne forment qu’un seul règne, où circule le même esprit vital.

Nous avons dit que les tabous les plus anciens ne protègent que les membres d’un clan ; même dans le Décalogue, les mots « Tu ne tueras point » n’ont pas la portée générale que nous leur attribuons — du moins en théorie. Mais, à l’époque du Décalogue, le clan est déjà devenu le peuple, après avoir franchi l’étape intermédiaire de la tribu. L’alliance des clans, forme primitive du synoecisme, a été nécessitée de bonne heure par la lutte pour la vie : les clans qui sont restés isolés ont disparu et les groupes d’hommes n’ont survécu qu’à proportion des instincts sociables qui les animaient. Or, lorsque la distinction entre les règnes de la nature était tout à fait confuse, il est naturel que les clans humains n’aient pas seulement contracté alliance entre eux, mais qu’ils aient fait alliance qui avec un clan animal, qui avec un clan végétal, qui avec l’un et l’autre ; d’où ce résultat que les tabous tutélaires en vigueur dans le clan humain ont été étendus au clan animal ou végétal qu’il s’agrégeait et dont il attendait aide et protection [61]. Ainsi s’explique, pour ainsi dire a priori, le pacte fondamental qui constitue le totémisme et qui n’est que l’extension du tabou universel et primitif : « Tu ne tueras point. »

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Phénomènes généraux du totémisme animal », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 9-29.

Notes

[1Revue scientifique, 13 octobre 1900.

[2Pour abréger, je ne m’occupe ici que du totémisme animal. Le totémisme végétal, quoique plus rare, se prêterait aux mêmes éludes comparatives.

[3Voir Frazer, Le Totémisme, trad. franç., p. 130 (répartition géographique du totémisme). — Je sais que les idées de l’auteur sur l’origine du totémisme se sont assez gravement modifiées en 1899 (cf. Année sociologique, t. III, p. 217) ; mais les faits qu’il a si bien classés et auxquels je me réfère sans cesse dans ce travail — importent plus que toute théorie sur le caractère primitif du totémisme.

[4Jevons, Introduction to the History of Religion, p. 114 et suiv.

[5Diodore de Sicile, I, 80.

[6On connaît aujourd’hui de nombreux clans totémiques qui ne s’interdisent pas de manger leur totem ; ce sont là des exceptions, faciles a justifier, qui laissent subsister intact le principe.

[7Aujourd’hui même, le paysan russe ne tue jamais une colombe, parce que c’est l’oiseau du Saint-Esprit, et l’on enseigne aux enfants, même en France, à ne pas écraser les insectes dits bêtes du bon Dieu.

[8En Égypte, le bouc était vénéré à Mendès, et Hérodote rapporte que, de son temps, un bouc du nome mendésien propalam mulieri cuidam se junxit (II, 46). De pareils égarements peuvent d’autant mieux avoir été suggérés par la superstition que les mythes en offraient de nombreux exemples.

[9Un exemple absolument complet de « sacrement totémique » a été signalé, en 1899, par MM. B. Spencer et E. Gillen (The Natives Tribes of Central Australia, p. 204 ; cf. Hubert, Année sociologique, t. Il, p. 208, 215). Dans certaines tribus de l’Australie centrale, le totem est mangé solennellement par les membres du groupe totémique à l’issue de cérémonies dites Intichiuma. « Non seulement ils ont le droit d’en manger, mais encore ils doivent être les premiers à en manger, après quoi seulement les membres des autres groupes totémiques ont le droit d’en manger autant qu’ils veulent. »

[10Cf. Frazer, Pausanias, t. IV. p. 189.

[11César, Bell. Gall., V, 12.

[12Robertson Smith, Religion der Semiten, p. 114.

[13Frazer, Le Totémisme, p.21, 22.

[14Reinach, Traité d’épigraphie grecque, p. 153.

[15Elien, Hist. anim., XII, 5.

[16Lucien, De dea Syria, 41.

[17Elien, Hist. anim., XIII, 26.

[18Schol. Apoli. Rhod., II, 124.

[19Hérodote, II, 41.

[20Hérodote, II, 46. Cf. Diodore, I, 83, 84.

[21Frazer, Le Totémisme, p. 23, 32.

[22Jevons, Introduction to the History of Religion, p. 118 (d’après Ulloa).

[23Genèse, XXXII, 33.

[24Hérodote, II, 39.

[25Frazer, Le Totémisme, p. 16.

[26Cf. Robertson Smith, Religion der Semiten, p. 233.

[27Ibid., p. 234.

[28Frazer, Le Totémisme, p. 11.

[29Ibid., p. 29.

[30Ibid., p. 30.

[31Ibid.

[32Hérodote, II, 42.

[33Frazer, Le Totémisme, p. 23.

[34Robertson Smith, op. laud., p. 317.

[35Qu’on se rappelle ce qui se passe encore chez nous le vendredi saint et les jours suivants. On pleure le dieu mort en attendant qu’il ressuscite à la joie de tous.

[36Frazer, Le Totémisme, p. 39, 48.

[37Ibid., p. 49.

[38Démosthène, De coron., p. 260.

[39Frazer, Le Totémisme, p. 58.

[40Lucien, De dea Syria, cap. 55.

[41Cf. Lang, Myth, Ritual and Religion, 2e éd., t. II, p. 129.

[42Frazer, Le Totémisme, p. 67, 72.

[43Cf. Bérard, Origine des cultes arcadiens, p. 130.

[44Frazer, Le Totémisme, p. 13, 39, 43, 45.

[45Diodore, I, 86 (trad. Hoefer, t. I, p. 100).

[46Frazer, Le Totémisme, p. 45, 46.

[47Strabon signale, à Parium sur la Propontide, une tribu dite des Ophiogènes, qui se croyaient apparentés aux serpents et descendants d’un héros-serpent ; dans cette tribu, tous les mâles passaient pour pouvoir guérir les morsures de vipères par l’apposition des mains sur les plaies (Strabon, XIII, p. 588). C’est par erreur que Pline met ces Ophiogènes in insola Paro (XXVIII, 30) ; quelques éditions donnent Cypro, ce qui a conduit plusieurs auteurs modernes à les placer dans l’île de Chypre. Ailleurs (VI, 2, 2), citant Cratès de Pergame, Pline dit que les Ophiogènes habitent in Hellesponto circa Parium, où Varron les signalait également. Elien parle aussi (Nat. anim., XII, 39) d’une tribu d’Ophiogénes en Phrygie, qui croyaient descendre d’Halia fécondée par un serpent sacré.

[48Frazer, p. 30.

[49Ibid., p.31, 32.

[50Diodore, I, 89.

[51Diodore, I, 87.

[52Frazer, op. laud., p. 34, 35.

[53Dion Cassius, LXII, 9.

[54Comparer la colonne de nuée ou de feu (Jahvé) qui guidait les israélites dans le désert, Exode, XIV, 21.

[55Strabon, VI, 12 (éd. Didot, p. 208).

[56Tacite, traduisant un auteur alexandrin, prétend que les Juifs adoraient l’âne parce que des ânes sauvages avaient révélé à Moïse l’existence d’une source (Tacite, Histoires, V, 3).

[57Voir le Thesaurus d’Estienne-Didot, s. v.

[58Strabon, VIII, 16 (éd. Didot, p. 322).

[59Frazer, Le Totémisme, p. 6 et suiv.

[60C’est à bon escient que je ne fais pas figurer l’exogamie parmi les développements logiques du totémisme. L’exogamie, comme l’horreur de l’inceste qui en est une atténuation, dérive du tabou du sang clanique. Or, comme les membres d’un clan se reconnaissent à la communauté d’un totem, il est naturel que le totémisme et l’exogamie marchent souvent de pair ; mais l’exogamie ne découle pas du totémisme et n’en est pas inséparable (cf. Année sociologique, t. III, p. 218).

[61Ces alliances primitives n’ont rien, à vrai dire, de plus étrange que le fait bien connu de l’alliance d’Israël avec Jéhovah, qui est au fond de la religion mosaïque. Pas plus de Jéhovah que d’un clan d’animaux ou de végétaux, les hommes n’ont pu attendre de secours efficace, soumis au contrôle de l’expérience ; ils y ont cru cependant, et ils ont puisé dans cette croyance une force durable qui les soutient encore aujourd’hui dans leurs épreuves.

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