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Adrien Marx

Entretien avec Leopold von Sacher-Masoch

Le Figaro (19 décembre 1886)

Date de mise en ligne : samedi 14 avril 2007

Mots-clés :

Leopold von Sacher-Masoch, « Entretien », (Propos recueillis par Adrien Marx), Le Figaro, 19 décembre 1886, p. 1.

SACHER-MASOCH
Entretien accordé par Leopold von Sacher-Masoch
au journal Le Figaro du 19 décembre 1886
(propos recueillis par Adrien Marx).

On rendra cette justice aux appétits intellectuels des Français qu’ils ne sont ni partiaux ni exclusifs. Quelle que soit la nationalité d’un écrivain, s’il a de l’originalité, de l’imagination, du style ou de la couleur, nous l’accueillons, nous lui faisons fête, nous enrubannons sa boutonnière et nous lui marchandons si peu nos éloges qu’il acquiert parfois, chez nous, une vogue supérieure à celle dont il jouit dans sa patrie. Cet éclectisme dans nos lectures s’est manifesté par de vives sympathies pour les romanciers et les poètes anglais. Ç’a été ensuite le tour des Américains et notre engouement, passant de l’Ouest à l’Est, s’est brusquement abattu sur la Russie : Tolstoï et Dostoïewski sont, à cette heure, dans les salons Parisiens, l’objet d’un louable enthousiasme.

Parmi les étrangers dont le talent a devancé cette ère de révélation et dont les livres ont eu, dès leur éclosion, un retentissement européen, il convient de citer le Galicien Sacher-Masoch. Je n’essayerai point, après des critiques autorisés, de célébrer les mérites descriptifs et pittoresques des ouvrages de ce Maître, mais je profiterai de son arrivée à Paris et du hasard qui m’a valu l’honneur de lui être présenté, pour tracer un rapide croquis de sa personne et de sa vie.

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M. Sacher-Masoch est un homme jeune encore, qui parle huit langues, et impose, au premier abord, un intérêt que justifient le charme de sa conversation et l’étendue de ses connaissances ethnographiques. Il a beaucoup voyagé, beaucoup observé et retenu de son commerce avec les gens de toutes classes et de tous pays des aperçus qu’il exprime en des termes d’un ragoût particulier. Sa voix est contenue, son geste sobre ; il est de ceux dont on dit « qu’ils ne font point d’embarras ».

Inutile de mentionner que M. Sacher-Masoch est un travailleur. On n’atteint point la perfection de la forme, le fini des détails et l’harmonie de l’ensemble sans de longues méditations et d’opiniâtres labeurs. Ce qui est merveilleux dans le cerveau remarquablement organisé de cet écrivain, c’est la faculté de penser à cinq ou six ouvrages à la fois et de mener de front cette besogne multiple, sans fatigue et sans défaillance. Il a, sur son bureau, des enveloppes de carton où il entasse, au fur et à mesure qu’ils lui viennent, des incidents, des épisodes, des tableaux de mœurs ou des paysages. Tel un mosaïste pique ses pierres colorées sur vingt planches différentes et livre tout d’un coup vingt merveilles simultanément préparées.

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Le romancier gallicien est brun. Son visage ne ment point à ses origines. Petit fils d’un Espagnol et d’une Russe, ses traits accusent l’hidalgo mâtiné de boyard. De son aïeul paternel il tient un teint mat et bistré qu’on dirait brûlé par les ardeurs du soleil castillan, alors que certaines pâleurs sous-jacentes de son épiderme rappellent que sa grand-mère a subi la caresse des frimas moscovites.

Beaucoup, se méprenant aux indulgences sémitiques de ses récits, croient Sacher-Masoch juif. Ils se trompent. Les louanges qu’il dispense à Israël sont désintéressées et reposent sur des considérations qu’ils m’énumérait hier avec une éloquence captivante :
 Dans le peuple juif, me disait-il, j’admire le peuple le plus vieux qui soit sur terre — celui qui traverse les siècles en enrichissant son intellect de tous les progrès et de toutes les perfections. Nomade, il a répandu dans le monde entier les idées industrielles et scientifiques successivement issue de l’entendement humain — à la façon du sachet qui parfume les milieux où on le place. Il a été l’agent de transmission et de diffusion de toutes les supériorités sociales, conservant, en dépit des exils et des persécutions, une ténacité et une ardeur au travail qui sont le propre de cette race d’élite. Je la respecte, cette race, à l’égal des descendants d’une grande famille illustrée par les hauts faits d’ancêtres fameux. Le juif m’inspire les mêmes réflexion que le lazzarone endormi sur les marches d’un palais romain… Qui me dit que l’Italien assoupi, là, devant moi, n’a point dans les veines le sans d’un proconsul et pourquoi ne m’inclinerai-je pas devant cette épave d’une antique nation, qui a conquis l’univers et dont le renom subsiste encore ? En le saluant, je ne salue pas un homme, je salue l’histoire, la tradition, la gloire, le courage, les lettres, les arts… Et puis, je trouve absurdes les préjugés du judéophobe qui reproche justement au juif les faiblesses et les âpretés que son intolérance lui a toujours imposées…
 Je m’étonne, interrompis-je, que M. de Bismarck soit secrètement favorable aux mouvements antisémitiques de l’Allemagne…
 On peut être un grand génie et un petit esprit.

Ne voulant point « spécialiser » l’entretien, j’en modifiai la direction en demandant au romancier de me préciser l’époque où il reçut la croix de la Légion d’honneur.
 En 1883…, me dit-il, ce fut un beau jour pour moi, et la France que j’adorais ne m’en devint que plus chère. Car, outre cette distinction, une députation me remit un album d’autographes que je laisserai à mon fils comme un héritage préférable aux millions d’un financier. Ce recueil contient des lettres de vos plus célèbres compatriotes : le duc d’Aumale me remercie dans la sienne d’aimer la France, Victor Hugo figure dans cette précieuse collection sous la forme d’un télégramme tellement flatteur que je n’ose vous le répéter. Rochefort, le duc de Broglie, Zola, Jules Simon, toutes vos gloires, sans distinctions de caste ou de parti, m’y accablent de compliments, auxquels je ne puis songer sans que des larmes jaillissent de mes paupières… Ah ! voyez-vous, ce que je prise plus que la popularité, le succès et les bénéfices, c’est l’affection que l’écrivain heureux inspire à ses lecteurs. Certes, il est agréable d’être compris, apprécié et loué, mais être aimé ! sentir qu’on a un ami dans celui qui vous a lu, quelle joie ! Et combien de fois, dans mes accès d’ambition littéraire, n’ai-je point murmuré le proverbe de mon pays : « Ferme-moi ta porte — si tu veux — mais ouvre-moi ton cœur. »

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Cette touchante conclusion me remet en mémoire une incroyable aventure survenue à Sacher-Masoch il y a cinq ans. Il sera bien surpris de la lire car elle est ignorée et, pour des raisons trop longues à donner ici, je suis, sinon le seul à la savoir, du moins le premier à la raconter.

Sacher-Masoch a publié une nouvelle dans laquelle un comte polonais s’éprend d’un adolescent. Il l’attache à sa personne, se consacre à son éducation, à l’épanouissement de ses aptitudes et en fait le confident de ses joies et de ses peines. Bientôt l’élève est de force à discuter avec son professeur les thèses les plus ardues et les plus subtiles, et cette union dure jusqu’au jour où le comte s’aperçoit que son jeune ami est une femme ! L’idée qu’une question matérielle peut altérer la nature philosophique et immatérielle de leurs relations met le grand seigneur en fuite… Et le roman finit sur cette découverte à la Jocelyn. Quelque temps après l’apparition de ce livre, Sacher-Masoch reçut une lettre anonyme où on lui proposait une liaison spirituelle comme celle du comte polonais : on ajoutait que son sexe le mettait à l’abri d’une rupture semblable à celle de sa nouvelle. On répétait, à chaque ligne, qu’il s’agissait d’une amitié sincère et inaltérable et l’on concluait par un appel sentimental à sa pitié. « Consoler une âme éplorée et meurtrie, rattacher à la vie un esprit déçu jusqu’à songer au suicide. » Telle était la phrase finale de cette épître singulière.

Le Gallicien intrigué pensa que cette élégie émanait d’une femme, et son imagination enfourcha cette hypothèse pour chevaucher en plaine fantaisie. Le style d’une deuxième lettre, l’étrangeté d’une rendez-vous dans une bourgade de Styrie, la condition qu’on lui imposait sine quâ non de garder un bandeau sur les yeux durant les entrevues, mirent ses dernières hésitations en déroute, et le voilé en route ! Il arriva à l’heure dite dans un appartement composé de trois pièces : celle du milieu était réservée au colloque — ce qui indiquait la résolution d’en soustraire les termes à toute oreille indiscrète. Fidèle à son serment, Sacher-Masoch se banda les yeux : deux minutes après, une voix masculine — mais admirablement timbrée et particulièrement mélodieuse — lui disait : « merci ! » et lui renouvelait les propositions de la lettre anonyme dans un idiome bavarois, correct et débordant de protestations attendries. Bien que désappointé de percevoir un bruit de bottes où il croyait entendre le froufrou d’un jupon, Sacher-Masoch écoutait, attentif, les propos que lui tenait la voix d’or. Il se sentit bientôt captivé et hypnotisé au point qu’il accepta sa mission d’ange sauveur… Et il subit ce magnétisme inexplicable un an — durant lequel il eut la constance de conserver sur le front le foulard qui lui dérobait les traits de son interlocuteur. Des controverses de l’ordre le plus élevé et relevant du domaine passionnel ou psychologique servaient de bases à ces dialogues intermittents. Lorsqu’ils ne pouvaient avoir lieu, Sacher-Masoch — d’après des instructions précises — dépêchait des lettres à Londres, à Vienne, à Paris, à Stockholm, etc. Les réponses qu’il recevait, écrites sur un parchemin luxueux frappé d’une couronne ducale, étaient invariablement signées d’un nom presque ridicule, si on le rapproche du mystère et de l’originalité de l’aventure. Ce nom (Anatole) prosaïque et grotesque, effaroucha d’abord le romancier : plus tard il s’y habitua. Et puis il voulait en avoir le cœur net. Il espérait qu’un jour il serait relevé de son serment et pourrait enfin contempler l’inconnu. En effet, Anatole lui dit une après-midi :
 Je t’autorise à regarder.

Sacher-Masoch, enlevant son bandeau, aperçut devant lui un garçon superbe, au visage contristé et mélancolique, qui lui tendit la main et l’interpella en ces termes :
 Si tu m’aimes un peu, si tu as compris que ta destinée est de me sauver, de me guérir, et que ton rôle est de m’arracher à la désespérance et au trépas, quitte ton foyer. Que mon foyer devienne le tien… tu seras grand, riche et puissant entre tous.

L’écrivain demeurait interloqué. L’image de sa femme chérie et de son fils bien-aimé passèrent devant ses yeux. Il demanda à réfléchir et finalement déclina l’offre d’Anatole…

Passant quelques jours plus tard devant la vitrine d’un papetier de Vienne, il resta saisi de stupeur devant une photographie qui n’était autre que celle d’Anatole. Au bas, une étiquette portait cette inscription :

S. M. LOUIS II, ROI DE BAVIÈRE

La lumière se fit dans son esprit. Le prince dément avait rêvé, à ses côtés, un Wagner littéraire en guise de pendant au Wagner musical !

Qui sait ce qui serait advenu si Sacher-Masoch s’était prêté à la cure de ce fou couronné ? Peut-être eût-il préservé son royal cerveau des hallucinations qui l’ont éconduit au fond d’un lac… et Louis II régnerait peut-être encore !

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Sacher-Masoch est pour quelques semaines à Paris.
 Je me fixerais ici volontiers, m’a-t-il dit, mais je crains de n’y pont travailler dans le calme nécessaire à mes inspirations. J’admire même comment, vos hommes de lettre arrivent à une telle dépense de verve et à l’enfantement de si belles choses dans un milieu si bruyant, si plein de tentations irrésistibles et d’énervements délicieux. Il faut vraiment qu’ils aient un don particulier pour n’être pas distraits du chant de leur Muse par le concert des séductions et le carillon des plaisirs parisiens ! Soyez mon ami, venez me voir souvent ; afin que vous n’oubliez pas mon adresse, permettez-moi de l’inscrire sur ce bout de papier.

Et, saisissant une feuille volante, Sacher-Masoch écrivit : 20, rue de Madrid, de son écriture élégante et aristocratique. — Rentré chez moi, je retournai cette feuille par hasard : quelle ne fut pas mon étonnement d’y lire des pensées tracées, le matin sans doute, par la plume du Gallicien.

En voici quatre :

L’exotisme dans la littérature ne nous intéresse que lorsqu’il sert à faire ressortir plus vigoureusement les sentiments humains que nous connaissons.

Quand on veut arriver en littérature, il fait avoir beaucoup plus de bons ennemis que de bons amis : les bons amis sont comme les femmes qui quittent leurs amants, ils oublient vite ; les bons ennemis ressemblent aux femmes abandonnées, ils nous poursuivent jusqu’au delà du tombeau.

Un proverbe espagnol dit : « On se croit toujours l’égal de ceux qu’on loue ». Je suis très fier des jugements peu favorables de la presse allemande.

Ce n’est pas seulement l’œuvre qui doit être belle et vraie : c’est la vérité qu’elle représente qui doit être belle.

Ces deux derniers aphorismes peignent bien l’Autrichien libéral possédé par l’horreur de l’Allemand, et le vertueux poète qui a toujours mis son génie au service du Beau et du Vrai.

Adrien Marx.
(Le Figaro, le 19 décembre 1886.)

P.-S.

Texte établi par EROS-THANATOS.COM et PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’entretien accordé par Leopold von Sacher-Masoch au journal Le Figaro du 19 décembre 1886 (propos recueillis par Adrien Marx).

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