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Wilhelm Jensen

Lettre à Sigmund Freud à propos de la Gradiva

25 Mai 1907

Date de mise en ligne : dimanche 19 juin 2005

Langue de cet article : Deutsch > Brief an Sigmund Freud

Mots-clés : , ,

Prien am Chiemsee, le 27 mai 1907

Bavière

Cher Monsieur,

Je me suis beaucoup réjoui de votre réponse à ma précédente lettre, mais je suis malheureusement hors d’état de vous répondre sur tous les renseignements que vous auriez souhaités. Ce que je peux dire se limite brièvement à cela :

L’idée de ce petit “morceau de fantaisie” a résulté de la fascination poétique pour la vieille image du bas-relief qui m’avait particulièrement impressionné. Je le possède en différents exemplaires, notamment dans une reproduction splendide de Narny à Munich (d’où le titre sur le frontispice), bien que j’aie cherché en vain pendant des années l’original du Musée National de Naples, sans jamais bien sûr le trouver, puisque j’ai appris qu’il se trouvait dans une collection à Rome. Si vous voulez, appelez cela une “idée fixe”, mais il s’est en effet formé dans mon opinion, et sans aucune raison préconçue, l’idée que ce bas-relief devait être à Naples, et qu’en outre celui-ci représentait un Pompéienne. Ainsi, je l’ai vu marcher dans mon esprit sur les dalles des ruines de Pompéi, que je connaissais très bien puisque j’y avais passé de très fréquents séjours. J’y passais mes meilleurs moments dans le silence de la mi-journée, heure à laquelle tous les autres visiteurs se précipitaient à table, et où je décidai d’exposer ma solitude à l’appel du soleil, et de tomber de plus en plus dans un état limite qui me permettait de faire passer mon œil de la vision éveillée à une vision totalement imaginaire. C’est de la possibilité de me plonger dans un tel état qu’a plus tard jailli Norbert Hanold.

Le reste provient d’une motivation plus étroite, puisque rendue dépendante de ces prémisses, elle devait permettre de représenter ce motif sous la forme d’un délire [1], voir sous une forme grotesque ou complètement absurde. Norbert Hanold n’est qu’en apparence un homme sobre et maître de soi, car en réalité il est dominé par une imagination fantaisiste débordante. De même il n’a aucune aversion particulière pour la beauté, comme nous y sommes préparés par les bénéfices que lui procure l’image du bas-relief. L’aversion qu’il éprouve pour les “Auguste et Grete” n’est que la conséquence de ce qu’il porte en lui, et de manière latente, l’exigence de ce que j’appellerai (en l’absence d’un meilleur mot pour le désigner) un “idéal” féminin. Toutefois, ce qui se passe en lui est marqué par un blanc, il est absent et n’éprouve rien, seulement une légère sensation de manque permanente, de sorte que la moindre “mouche” le contrarie. J’ai souhaité, dans sa description, rendre quelqu’un d’insatisfait et représenter un individu se trompant sur lui-même, toujours soumis à une imagination invraisemblable.

Écrire exigeait nécessairement de créer un lien réel entre le bas-relief et la Rediviva, puis à forcer sa similitude extérieure. Évidemment, celui-ci n’est pas pensé comme une ressemblance parfaite, ni de visage et de physionomie, ni même de silhouette ; la tenue d’été, de matière légère, d’un tissu clair et plissé avec une coupe légèrement antique, est ici soutenu par le tremblement de l’air chaud, l’éblouissement du soleil, les jeux de lumière et de couleur. Le plein accord des deux personnalités se produit toutefois à l’initiative de Hanold lui-même, uniquement parce que son désir la lui suggère. L’entrée en jeu de la démarche de Gradiva et l’effet qu’elle produit sur lui participe-t-il d’un souvenir entre deux camarades d’enfance qui se déplacerait sous le seuil de la conscience, c’est ce que je ne saurais sûrement pas affirmer. Cela forme en tout cas le ressort réel du motif. Cependant, il la reconnaît en tant qu’enfant, sans y lier quelque sentiment qu’il ait éprouvé pour elle : arrivé à l’âge mûr, surgit alors une nostalgie érotique indéterminée qui se renforce progressivement, annihilant de fait dans son esprit le pouvoir de la raison au profit de la suprématie d’un désir, qui tient certes du rêve et auquel il adhère pleinement, mais un désir éveillé par sa seule réapparition.

Telle est l’idée de base du processus psychique ; les divers événements qui l’encadrent et l’encouragent, notamment le comportement de la Gradiva vivante - qui reconnaît l’état “dérangé” de Norbert, parce que d’une certaine manière elle trouve en elle-même un motif à cela - ne requiert probablement aucune autre explication. La petite histoire est née d’une impulsion soudaine, celle de Norbert Hanold, celle qui doit avoir également travaillé en moi inconsciemment. Car je me trouvais au milieu d’un vaste travail que j’ai immédiatement mis de côté lorsque, apparemment tout à fait spontanément, le début de cette histoire m’est venue, et je l’ai conduit jusqu’à sa fin très rapidement, en peu de jours, sans jamais la laisser tomber ni m’arrêter. Une fois de plus, j’ai trouvé tout le matériel apparemment sans réfléchir ; l’ensemble n’a rien à voir avec ce que l’on peut communément appeler ma propre expérience, c’est, comme le titre l’indique, un morceau de pure fantaisie ; elle se déplace toujours à pas de loup sur une étroite arrête qui limite sans cesse le champ du possible. En réalité, c’est ce qui se produit à chaque fois de manière plus ou moins perceptible, et il est bien difficile en conséquence de rendre l’œuvre totalement étanche à la critique et supprimer tout jugement, ce qui est particulièrement vrai concernant la “Gradiva”. Quelques-uns l’ont trouvé stupide, et l’ont expliqué par un sens puéril et enfantin de l’auteur, d’autres y ont vu ce que j’ai jamais écrit de meilleur. Personne n’arrive à une totale compréhension de lui-même.

Je ne peux être plus large sur le sujet, Cher Monsieur, même si je ne réponds pas à toutes vos questions, mais je ne peux qu’ajouter que nous serions pleinement satisfaits ma femme et moi, si votre emploi du temps de l’été vous conduisait à faire un détour dans notre région, vers la maisonnette traditionnelle illustrée plus haut [2], laquelle n’est qu’à 20 minutes de la gare de Prien.

Mes salutations les plus amicales,

Votre bien dévoué,

Wilhelm Jensen

P.-S.

Traduit de l’allemand par Christophe Bormans.

Notes

[1Wahnvorstellung

[2Cette illustration figurait en en-tête du papier à lettre.

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