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La Topologie et le Temps (V)

Pensée chinoise (Taoisme-Tchan) et psychanalyse

Texte de l’intervention au Cercle Psychanalytique de Paris (27 mars 2008)

Date de mise en ligne : lundi 31 mars 2008

Auteur : Guy MASSAT

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Guy Massat, « Pensée chinoise (Taoisme–Tchan) et psychanalyse », Cinquième séance du séminaire sur « La Topologie et le Temps », au Cercle psychanalytique de Paris, le jeudi 27 mars 2008.

Pensée chinoise (Taoisme–Tchan) et psychanalyse

Ceux qui ne comprennent pas la psychanalyse la rejettent en disant que « c’est du chinois ». S’ils prenaient cette formule au sens propre et non au sens figuré il se pourrait bien qu’elle soit exacte. C’est que les mêmes mots dans la langue chinoise comportent une pluralité de sens qui n’est pas sans évoquer le langage inconscient. « Si l’on croit, explique Lacan dans son Discours de Tokyo (qui pourrait tout aussi bien s’intituler le « Discours chinois » ou le « discours de Chengdu ») que “table” ça veut dire “table”, c’est très simple, on ne peut plus parler. Il y a un usage du mot « table » qui s’applique à tout autre chose qu’à cette planche à quatre pieds, et c’est ça qui est essentiel. Il n’y a pas un seul mot de la langue qui échappe à cette règle. Si “table” a un sens c’est justement de ne jamais désigner purement et simplement la table ».

Donc Lacan nous oblige ici encore une fois à quitter les principes de la logique formelle qui, à rebours du chinois, caractérisent nos langues occidentales. Plus que quiconque un chinois devrait donc se sentir à l’aise dans le langage de l’inconscient. Éric Porge, grand spécialiste de Lacan, nous rapporte que Lacan s’est tenu à l’étude du chinois tout au long de son enseignement. Et que l’intérêt principal du chinois pour Lacan était la clarté que cette langue procure à sa théorie du signifiant. Le signifiant lacanien est le « sésame ouvre-toi » de la psychanalyse. L’intérêt que présente, pour nous psychanalystes, le semblant d’étrangeté de la pensée chinoise consiste donc à pouvoir approfondir utilement, grâce à cette langue, les principaux concepts qui guident notre pratique. C’est d’autant plus important — il faut toujours le rappeler — qu’il n’y a pas véritablement, comme dit Lacan, de formation du psychanalyste mais seulement des formations de l’inconscient. En distinguant par la parole la dimension du conscient et celle de l’inconscient, la psychanalyse nous permet une meilleure subjectivation des textes les plus anciens. Elle nous permet de revisiter avec profit des textes aussi difficiles dans la forme, que lointains dans l’espace et le temps. Elle pourrait même nous montrer que l’avenir de la psychanalyse sera sans doute chinois. Ira-t-on un jour en Chine pour apprendre la psychanalyse ?

Rappelons que c’est Marco Polo qui fut, au treizième siècle, le premier artisan de la connaissance de l’Extrême-Orient en Europe. Parti vers la Chine à l’âge de dix-sept ans aux côtés de son père marchand vénitien, Marco Polo rassembla tout ce qui l’avait étonné dans un livre intitulé Le livre des merveilles du monde. Cet ouvrage fit le tour des cours royales de son époque, et influencèrent les plus grands explorateurs, tel Christophe Colomb. Quelques neuf siècles plus tard Lacan nous invite, à sa manière, à approfondir par la langue chinoise les concepts fondamentaux de la psychanalyse freudienne. Ce n’est donc pas par simple fantaisie que Lacan se soit contraint à l’étude du chinois tout au long de son « Retour à Freud ». Mais alors, nous devons nous interroger, que disent donc les textes canoniques chinois concernant la psychanalyse ?

Prenons pour exemple ce qu’il y a internationalement de plus connu : les premiers vers du Tao te king qui date de quelque 600 ans av. J.-C. La légende raconte que son auteur Lao tseu (le vieux maître) rebuté par la médiocrité de son époque se serait enfui vers l’Occident. Retenu pour des raisons administratives à la frontière du royaume il aurait dicté au douanier de l’époque le poème du Tao te king avant de disparaître. D’autres légendes soutiennent que Lao tseu se serait rendu aux Indes pour convertir les « Barbares » et que sa doctrine serait alors, dans ce pays, devenue le bouddhisme. En tout cas, au cours du temps ses poèmes ont fait l’objet de multiples interprétations, de Stanislas Julien le grand orientaliste du 19 siècle au philosophe Marcel Conche (2003) en passant par l’écrivain Liou kia way (1969) ou le Père oratorien François Houang (1979) ou, bien entendu, le Pr. Duyvendak de l’Université de Leyde (1953). Et j’en rate, peut-être d’aussi pertinents. Toutes ces traductions, de théologiens, de linguistes et de philosophes, restent valables en raison même de la polysémie de l’écriture chinoise. De sorte, qu’en nous appuyant sur Freud et Lacan, nous sommes en droit, nous pouvons, légitimement, nous aussi, apporter notre interprétation :
 « Tao ko tao feng chang tao. »
Le dire véritablement dire est autre que le dire exprimé.
 « Ming ko ming feng chang ming. »
Le mot que l’on peut prononcer n’est pas le mot véritable.

Assurément Lao tseu présentifie ici la différence foncière entre le conscient et l’inconscient. En ce sens ces deux premiers vers de donne-t-il pas la définition même de la psychanalyse ? N’est-ce pas là ce que l’analyste avance à son analysant : « Vous pouvez raconter tout ce qui vous vient à l’esprit sans aucune prudence, sans aucune pudeur, sans aucune peur, car de toute façon Ça dit autre chose que ce que vous exprimerez ». Ici il n’y a de langue que métaphorique. Chez le psychanalyste les mots que vous prononcez n’ont pour sens peut-être que leurs anagrammes, leurs contrepétries et autres homophonies les plus inattendues.

Car, la règle, la loi de la psychanalyse consiste, selon Freud, à toujours pratiquer systématiquement la méthode des associations libres au cours des séances, associations libres des sens des mots, des sons et de tout ce que l’on voudra. Hors de cette règle fondamentale on ne ferait pas de psychanalyse mais seulement de la psychologie. Cette psychologie qui, comme dit Lacan, si l’on ne se tient qu’à elle « conduit au pire ». Pourquoi ? Parce qu’elle amalgame conscient et inconscient. Les deux premiers vers du Tao te king nous avertissent contre cette erreur. Ne montrent-ils pas que « ça parle » comme dit Lacan, que « le ça, parle » dans une autre dimension que celle du conscient ? « Extime », en quelque sorte, de la conscience réfléchie qui se trouve ainsi brusquement dépossédée de toute la puissance qu’on ne faisait que lui prêter ? La parole exprimée est celle de la mesure et de l’identité. Cette parole est celle conscient. Tandis que la véritable parole est celle de la puissance illimitable de l’inconscient. Ainsi donc, pareil à Lao tseu, Freud n’affirme-t-il pas dans son livre L’interprétation des rêves que « Les activités de pensées les plus compliquées et les plus parfaites peuvent se dérouler sans que la conscience y prenne part ? » (p. 504).

Les vers suivants du poème de Lao tseu nous parlent, à travers l’épaisseur des âges, du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique selon Lacan et de plus de la première topique de Freud. En effet, voici ce qu’ils énoncent :
 « Le sans nom, est à l’origine du ciel et de la terre. » Qu’est-ce que le « sans nom » ? C’est le ça, Wu ming en chinois. C’est le ça de la première topique de Freud. Le ça est le « sans nom » à l’origine du moi, qu’on peut prendre comme métaphore de la terre, puisque moi n’est, selon l’étymologie, que de l’humus. De la même façon le « sans nom » produit le Surmoi métaphore du ciel au-dessus de nous (et au dessous de lui). « À l’origine tout était ça, nous dit Freud, le moi s’est développé à partir du ça ». Le ça, « sans nom », Wu ming, voilà l’origine de la terre autrement dit du moi, et du ciel, autrement dit le Surmoi. Chez Lacan, le « sans nom » n’est autre que le Réel. L’Imaginaire est le moi, cette illusion, et le Symbolique le Surmoi. Le moi c’est la terre avec sa mémoire de tous les passés. Le symbolique c’est le ciel déversant nos avenirs.

 « Quant au mot, poursuit Lao tseu, il est la mère des dix mille êtres. » Autrement dit, le mot est la mère de toutes choses, des meilleures comme des pires. L’homme et le monde ne sont que les produits des mots, d’abord de ceux du du ça puis de ceux, plus précis, du symbolique. Heidegger ne dit-il pas la même chose : la parole est l’abîme (le ça) et il n’y a pas de monde hors du langage ? La parole structure notre destin comme on le croit consciemment mais plus sûrement inconsciemment.

Ces trois instances : le « sans nom » ou le ça, le moi ou la terre, et le Surmoi, métaphore du ciel, sont nouées comme le RSI, le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire de Lacan selon le nouage borroméen comme nous pouvons le voir au tableau.

Ensuite, le poème de Lao tseu nous explique :
 « Par l’alternance du sans nom et du mot (du ça et du Surmoi, du réel et du symbolique) on assiste aux prodiges de l’un et aux limites de l’autre. » C’est-à-dire aux prodiges du réel et aux limites du symbolique, aux prodiges du ça et aux limites du mot. Le poème poursuit :
 « Bien qu’ils aient la même source (la source profonde du ça ou du sans nom), l’imaginaire et le symbolique, comme métaphores de la terre et du ciel, diffèrent seulement de nom. Pensés ensemble, ils forment un nœud, le nœud du mystère, la porte de tous les prodiges. » Rappelons que « mystère » a pour étymologie « fermer » et qu’un nœud topologiquement s’avère ce qu’il y a de véritablement fermé, tel le rond du nœud trivial : O. Voilà donc que Lao tseu nous introduit, curieusement, à notre 26e séminaire de Lacan La topologie et le temps, la topologie des nœuds et le temps. Juste avant qu’il ne dissolve son école dans un finir énigmatique. Mais, revenons encore sur l’historique du « ça », concept fondamental de la deuxième topique de Freud.

Des psychanalystes de la lacanie occidentale, après de nombreuses tentatives, ont traduit « ça » par le mot chinois « ta ». L’ennui c’est que « ta » désigne un pronom. Il désigne en chinois le pronom « il » lorsqu’il s’applique aux animaux et aux choses. Ce qui n’est donc pas recevable. Car le ça n’est ni un nom ni un pronom dans la topique de Freud. Si on le dénomme « ça » c’est qu’il est « sans nom ». On se souvient que lorsque des psychanalystes français voulurent traduire l’ouvrage de Freud « Das Ich und das Es » (1923) ils proposèrent étourdiment « le moi et le soi ». Es voulant dire en allemand soi et ça. S’il n’y avait pas eu le grammairien et psychanalyste Edouard Pichon qui expliqua qu’en français le soi désignait le conscient, la psychanalyse française se serait mutée en psychanalyse américaine, c’est-à-dire en « ego psychologie » du conscient, voire en scientologie. Pour plus de détails sur la psychanalyse américaine vous pouvez utilement vous reporter au livre du psychanalyste Michel Schneider Marilyn, dernières séances, Prix Interallié 2006. Vous y verrez ce qu’est la psychanalyse américaine représentée par celui qu’on appelait « la star des psychanalystes et le psychanalyste des stars » : Ralph Greeson, assassin plus ou moins indirect de Marilyn Monroe et directement assassin de la psychanalyse. C’est l’exemple même de la psychanalyse réduite à sa psychologie.

C’est à Nietzsche que Groddeck emprunta le terme de « ça » et c’est à Grodeck que Freud l’emprunta. Si on l’appelle « ça » c’est qu’il n’est ni un nom ni un pronom, c’est-à-dire qu’il est très exactement le wu ming, le « sans nom » même du Tao te king.

Qu’est-ce que le signifiant lacanien ? C’est le « sans sens », Wu yi en chinois. La dernière fois, nous nous sommes arrêtés, sur le signifiant. « Le signifiant ne signifie rien », enseigne Lacan. Cette définition sans définition est une des inventions lacaniennes les plus difficiles pour les occidentaux. Pourquoi ? Parce qu’ils ne pensent pas à partir du vide, mais de la substance, de l’atome qui serait indivisible comme son nom l’indique. Malgré leur pratique de la désatomisation dans leurs propres centrales atomiques, ils en sont encore là. À cause d’un arrimage, d’un dépendance obscure à leur propre langue, fondée sur le principe d’identité. En tout cas, Lacan disait que c’est grâce au chinois qu’il a pu généraliser la fonction de son signifiant. Le signifiant est une séquence acoustique qui peut produire des sens différents mais qui, en tant que telle, ne signifie rien. La traduction du signifiant lacanien est donc en chinois wu yi, littéralement le « sans sens », principe fondamental de la cure par la parole et de la possibilité de construire et de se reconstruire. La formule de Saussure petit s sur grand S a produit toute la pensée structuraliste. Elle a été inversée par Lacan en grand S sur petit s. donnant ainsi un pouvoir prodigieux au signifiant qui ne signifie rien sur tous les signifiés possibles.

Vous vous souvenez de ce que dit Saussure du signifiant : Le signifiant a toutes les caractéristiques du temps. Je vous cite la phrase exacte qui est, encore une fois, à l’origine de tout les mouvements structuralistes de Foucault, Lévi-Strauss, Althusser, Jacobson, etc. : « Le signifiant étant de nature auditive, se déroule dans le temps et a les caractères qu’il emprunte au temps… c’est une ligne », une ligne de dire dans le temps.

Chaque élément de toute langue n’est définissable que par les relations d’équivalence ou d’opposition qu’il entretient avec les autres. L’ensemble de ses relations est appelé structure. La langue chinoise est tout spécialement structurale. Son écriture se résume à deux lignes, à deux traits et à leurs quelques vingt-quatre combinaisons. D’abord un trait horizontal de gauche à droite. Puis, un trait vertical, de haut en bas. À partir de ces deux traits fondamentaux les chinois peuvent construire 40000 caractères différents dont certains peuvent compter jusqu’à une vingtaine de traits. Un trait seul n’a pas de signification, c’est wu yi, mais il en prend une quand il entre en relation d’opposition ou d’équivalence avec un autre. Ces deux traits, nous pouvons les interpréter comme des fentes. Le trait horizontal, peut être imaginé comme la fente de la bouche. Personne ne peut se passer de manger ni de parler. Le trait vertical, lui, n’évoque-t-il pas le sexe de la femme ? Hommes et femmes en sont issus et, d’une manière ou d’une autre, les deux ne pensent qu’à ça. L’interprétation psychanalytique du trait comme fente se justifie, non seulement par Lacan (le trou précède ses bords), mais plus historiquement, parce qu’il est l’origine même de l’écriture chinoise : les fentes divinatoires obtenues en faisant chauffer des écailles de tortue. Pourquoi des écailles de tortue ? Parce que la tortue évoque le monde constitué par la terre et le ciel. Le ventre de la tortue est plat comme la terre et son dos est courbe comme la voûte du ciel. Les écailles représentent les divisions des territoires. Chaque fente en opposition aux autres pouvait donner un sens : faste, néfaste, très faste, très néfaste, ni faste ni néfaste. L’écriture est produite par le langage. « Ce que l’on entend (la craquelure sonore) c’est le signifiant. Le signifié c’est l’effet du signifiant » nous dit Lacan (Encore, p. 34).

Que la fente soit à l’origine de l’écriture chinoise souligne aussi la coupure du temps comme principe premier. Ainsi, « Le signifiant, nous dit Saussure, a toutes les caractéristiques du temps ». Ainsi, parmi toutes les écritures du monde en usage aujourd’hui, l’écriture chinoise, basée sur le vide sonore, est la seule qui ait traversé en continu autant de millénaires.

La pensée chinoise traverse aussi les 26 volumes des séminaires de Lacan : depuis le premier séminaire où il compare l’analyste au maître de tch’an jusqu’au dernier « la topologie (des nœuds) et le temps » qui, d’une certaine manière, évoque Lao tseu quand il souhaite aussi à la fin du Tao te king « … qu’on en revienne à l’emploi des cordelettes nouées » (80). Les cordes nouées étaient utilisées comme écriture avant les caractères écrits.

En tout cas, Lacan utilisait des caractères chinois dans l’exposé de tous ses séminaires. Malheureusement ceux-ci n’ont pas toujours été reproduits par les auditeurs ou dans les versions publiées. Par exemple, la leçon d’ouverture du premier séminaire où Lacan parle du tch’an a été tronquée. « La fin de cette leçon manque, ainsi que toutes les leçons de la fin de l’année 1953), nous informe-t-on brièvement au Livre 1. « Ces négligences dans l’établissement des séminaires de Lacan, souligne Érik Porge dans son article “Sur les traces du chinois chez Lacan”, contribue à en fausser le sens et obscurcit la portée de son rapport au chinois. » C’est dans le séminaire 18, Un discours qui ne serait pas du semblant, discours qui désigne le discours du réel, le discours du ça, le discours du sans nom, le discours psychanalytique, disons le en chinois : le discours du Tao, que Lacan dans sa leçon « contre les linguistes » explique que le référent n’est jamais, n’a jamais et ne sera jamais le bon, que la linguistique est donc insoutenable, d’où l’importance de la langue chinoise.

Lacan a commencé à étudier le chinois pendant la guerre avec un des plus grands sinologues qui soient, le Pr. Demiéville, le traducteur, entre autres ouvrages Des entretiens de Lin tsi. Lin-tsi est ce Maître de tch’an chinois du Xe siècle qui conseille « de tuer le Bouddha, de tuer ses parents » et de considérer les sutras (les écrits sacrés du bouddhisme) comme du papier toilette. Dans les années 70 Lacan a poursuivit ses études chinoises de façon continue avec François Chang, aujourd’hui membre de l’Académie Française.

Lacan ouvre son séminaire en disant : « Le maître tch’an interrompt le silence (le silence de l’hypocrisie et du semblant) par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. » Cela relève, de la scansion psychanalytique ou du jeu de mots qui fait éclater le sens en recomposant sarcastiquement un non-sens avec les sonorités du mots. Par exemple, « des os laids » pour désolé. Chapeau pour chat pot ou peau (de) ça. « Pourquoi le Maître coupa un chat en deux », est un koan célèbre.

C’est déconcertant comme les coups de bâton, (kotsu, ou kyosaku, en japonais) ou des cris (kwats, ou katsu, en japonais), ou encore de la pratique du Gong’an. Le Gong’an (koan, en japonais) est une réponse inacceptable pour le conscient. Par exemple à la question « Qui est le Bouddha ? Yunmen répond : l’excrément de la vache ! » et Houei-men : « votre visage avant la naissance de vos parents ». Qu’est-ce que le Bouddhisme ? Réponse de Dongschan : « trois livres de lin ». Quel est le sens du bouddhisme ? Réponse : « le cyprès dans la cour ». Ces réponses comportent de plus des jeux de mots chinois intraduisibles. On comprend pourquoi Lacan se réfère au tch’an dès le début de son séminaire, c’est parce que le tch’an est la méthode de déstabilisation du conscient en faveur de l’inconscient.

Lacan n’a pas été suivi sur ce point essentiel. De sorte que les psychanalystes qui depuis l’an 2000 veulent introduire la psychanalyse en Chine le font avec des contresens assez amusants. On dirait qu’ils ont pour mission d’opacifier la psychanalyse de Lacan. Par exemple pour l’inconscient, Unbewusst en allemand, traduit phonétiquement par Lacan par « une bévue », ils ont cru bon qu’il leur faille ici imiter le maître. Ils ont donc traduit Unbewusst en chinois phonétiquement par « hum bei wu si ». Mais, « hum bei wu si » a pour signification : « mariage préparé, ne plus y penser ». Ce qui n’a plus rien à voir avec le concept fondamental de la psychanalyse. Cela ne relève probablement que du désir inconscient des responsables ce cette sur-interprétation. « Mariage préparé, ne plus y penser », n’exprime que leurs problèmes personnels. Ce serait excellent dans un film de Woody Allen. Mais il n’y a pas que ça.

Des psychanalystes occidentaux affirment que des mots tels que « refoulement » « transfert », « analyse », « complexe », « symbolique », n’existaient pas en chinois avant le contact avec la pensée occidentale, pas avec un contact quelconque, mais celui de la fin du XXe siècle, c’est-à-dire le leur. Or comment l’écriture chinoise, basée sur l’analyse structurale de 24 sortes de lignes, n’aurait-elle pas de mot pour « analyse » ? Toute la pensée chinoise est d’ordre analytique. La langue chinoise, sa pensée et sa cuisine, ont plus à apprendre aux psychanalystes d’aujourd’hui en matière d’analyse que leur « discours universitaire », beaucoup trop raide, ne saurait le faire. Rappelons par exemple l’article du Pr. Hua Datung « L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise ». Pouvez-vous croire un seul instant que les gens qui ont bâti la plus grande muraille du monde pour refouler toutes sortes de barbares n’auraient pas de mot pour penser la notion de « refoulement » ? Le mur serait-il une invention strictement occidentale ? « Entre l’homme et le monde, il y a un mur », certes. Mais ici ce sont les psychanalystes qui refoulent la langue chinoise.

Pouvez-vous penser que les inventeurs de l’imprimerie et du papier ne connaîtraient rien à la notion de transfert ? Les Chinois n’auraient pas de nom pour désigner « ce qui est fait d’élément imbriqués », complexus en latin ? Croyez-vous les Chinois si simples qu’ils n’aient pas de problèmes relationnels, autrement dit de complexes ? Comment peut-on imaginer qu’en dépit de leur histoire les Chinois n’aient pas de mots pour « symbolique » ? Ils ont mêmes des empereurs symboliques. N’auraient-ils jamais pu distinguer le son de l’image, eux qui ont cinq manières de prononcer le même mot pour lui donner des sens différents ? Bien entendu les mots, et les concepts de la psychanalyse portent nécessairement des sens techniques particuliers. Mais un analyste ne devrait-il pas d’abord être quelqu’un qui part de ce que l’on connaît, du concret, du banal pour accéder au subtil et à la nuance, c’est-à-dire au langage, fut-ce son image de « supposé savoir » en pâtir ? À poursuivre dans ce sens on verra un jour les Chinois remettre la psychanalyse sur ses pieds comme Lacan l’a fait avec son salutaire « retour à Freud » On voudrait leur dire « soyez plus clair », mais, avec eux, il semble qu’on soit obligé de parler comme dans le Lacan dira-t-on de Corinne Maier . Il ne faut pas dire « soyez plus clair » mais : « L’allusivité de vos signifiants ne permet pas, chers collègues, de percoler le mi-dire chinois » Prenons y garde ! »

En tout cas, la culture chinoise a le mot Tao que l’on peut traduire par « le chemin du dire » le chemin du dire qui est autre que le dire exprimé, autrement dit, l’inconscient. Ce mot tao n’est-il pas à l’évidence plus riche et plus adéquat que le ridicule « hum bei wu si » ? L’inconscient est nous dit Lacan la « pulsation temporelle » qui parle et qui pense hors de la dimension consciente. Il n’est donc pas étonnant que le mot « pulsation » corresponde en chinois au terme taoïsme xin. Xin signifie cœur. Mais son sens, nous ont depuis toujours avertis les sinologues, porte une signification beaucoup plus vaste et plus dynamique que le mot correspondant dans les langues occidentales. En fait Xin désigne les battements qui forment le cœur. Xin a pour fonction d’assurer la génération, l’impulsion vitale. Qu’est-ce qui assure en définitive la génération et la fonction vitale sinon le temps ? Le mot « psychisme » est toujours traduit en chinois par xin. On sait ce qu’en dit Freud : « tout le psychisme est inconscient », autrement dit xin c’est le cœur du temps qui échappe à toute mesure et qui cependant permet toutes mesures.

C’est en vain qu’on tenterait de réduire Tao et xin à quelque jargon symptomatique ne relevant que du conscient. Je ne crois pas que les occidentaux aient à introduire en Chine, une science toute faite, orthodoxe, qui serait la psychanalyse, puisque c’est « une pensée en mouvement ». Je pense bien plutôt que les occidentaux auraient grand intérêt à approfondir leurs propres concepts, ceux de leur pratique analytique, à la lumière de ces mots chinois qui relèvent malgré leur ancienneté d’un dynamisme salutaire.

Ainsi, revenons un instant au tch’an. Le plus ancien texte chinois sur le tch’an date de l’an 1004. Il s’intitule « La transmission de la lampe ». Nous pouvons y lire une définition du tch’an qui n’est pas sans rapport avec celle de la psychanalyse : Le Tchan serait « Une transmission spéciale en dehors des Écritures. Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres. Plonger directement au cœur de l’homme et réaliser l’éveil » (Susuki, p. 208).

« Une transmission spéciale en dehors des Écritures » cela n’évoque-t-il pas la transmission, le transfert, la passe par la parole ? Ou pour le moins, l’incontournable nécessité pour tout psychanalyste de faire une analyse et de la pousser suffisamment loin ? Cela ne montre-t-il pas que la psychanalyse, en tant que telle, ne peut pas s’apprendre à la faculté qui, nécessairement stéréotypée, ne peut donner sa place à l’inconscient.

« Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres » n’est-ce pas le but de la psychanalyse ? Ne plus être manipulé par les mots ? Mais être celui qui les manipule ?

« Plonger directement au cœur (xin) de l’homme », n’est-ce pas sauter dans le langage inconscient ? N’est-ce pas la pratique même du divan ? Et « réaliser l’éveil », n’est-ce pas retrouver notre propre force de vie pour traverser les fantasmes, c’est-à-dire réaliser nos rêves ? La « pulsion de vie », comme la définit Freud ? Le mot éveil a pour étymologie « force ». La nature (phusis en grec) est « ce qui s’épanouit de soi-même » nous dit Heidegger (Introduction à la métaphysique, p. 26). De même la nature pour les chinois n’est pas non plus l’objet ou le produit d’un créateur. Elle est la création se créant elle-même. Elle se dit en Chinois zi ràn. Le premier caractère, zi, a le sens de « il en est ainsi, de façon appropriée », le second ràn a le sens de « par soi- même ». C’est la pulsion vitale portée par son mouvement d’autocréation. « Ce qui s’épanouit par lui-même », de lui-même, pour lui-même.

Les caractères chinois nous permettent à nous, analysants et analystes français, de mieux pratiquer notre méthode de l’association libre, règle fondamentale de la psychanalyse. En voici deux exemples : Vous connaissez le rôle du sphinx dans l’histoire d’Œdipe. Il s’agit d’un monstre féminin. Il a une figure et poitrine de femme, un corps de lion, et des ailes d’oiseau de proie. Ce monstre serait le fils du redoutable Typhon, fils de la Terre. Il aurait été envoyé par Héra contre Thèbes pour punir la cité des inconduites homosexuelles de Laïos (le père d’Œdipe). Le sphinx se baladait autour de la ville et posait des énigmes à ceux qu’il rencontrait. S’ils ne répondaient il les dévorait. Ce monstre chimérique figure les questions impossibles auxquelles l’existence des hommes est confrontée. Voici une de ses célèbres questions : « Ce sont deux sœurs dont l’une engendre l’autre, la première engendre la seconde et à son tour la seconde engendre la première. » Quelle est la réponse ? Il s’agit de la nuit et du jour (le jour étant féminin en grec). Si la question avait été posée à un analysant chinois il aurait probablement répondu : « yin et yang », nuit et jour. Yin engendre yang et Yang engendre Yin.

Reste que la question la plus célèbre de la Sphinx est celle qui fut résolue par Œdipe : « Qui a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ? » Réponse : l’homme, car quand il est enfant il marche à quatre pattes, à deux pattes quand il est adulte et à trois pattes quand il est vieux, car la canne qui le soutient figure ce que Lacan (la canne) appelle l’inconscient, c’est-à-dire la troisième dimension de l’être humain.

J’ai demandé à une psychanalyste chinoise si le nombre quatre en chinois avait quelque rapport avec l’enfance. Elle me répondit que quatre (son « si ») avait le sens de mourir mais qu’il se prononçait aussi comme progéniture (son « si »). Quatre, progéniture, mourir, cela n’indique-t-il pas que nous mourrons à notre enfance simplement en grandissant ? Que nous perdons fatalement notre naïveté ? De sorte que nous pouvons dire en chinois qu’au début il y a « si » (quatre, l’enfant), puis ren (l’homme dont l’idéogramme est simplement formé de deux jambes) puis shan qui signifie le trois mais aussi la montagne, c’est-à-dire ici « l’homme montagne » des taoïstes, le sage immortel, l’homme du ça, l’homme du trois. Bref, la question du Sphinx à Œdipe, s’il était chinois, pourrait être résolue par : Si, ren, shan : Quatre, deux trois. En outre, si au lieu de prononcer à la chinoise on s’autorisait à prononcer « si ren shan » à la française cela donnerait : « sirène chant », le chant des sirènes. Quel sera le profit de ce jeu de mots pourris ? Comprendre pourquoi Sophocle appelle la sphinx : « l’horrible chanteuse », « la sphinx aux chants perfides », « l’ignoble chanteuse », « la chienne chantante » ou « la chanteuse d’oracles » : Si, ren schan. Voilà que la question du sphinx dans l’histoire d’Œdipe se prolonge bien au-delà d’une devinette pour enfant comme certains se complaisent encore à la réduire.

Autre exemple : le sinogramme « femme », qui se prononce « nu », est associé, pour signifier « maman », au sinogramme « cheval », qui se prononce « ma », mais dans un ton différent. Donc, m’a fait remarquer un collègue, deux signifiants associés créent un troisième signifiant grâce à la coupure du son premier qu’on ne prononce plus et au changement de son du second qu’on prononce différemment. La coupure et le son créent le sens. Au vu de la prononciation du sinogramme « maman », le chinois conserve le cheval (ma) en oubliant la femme (nu) ! On pourrait aussi lire le caractère maman comme « femme cheval », une centaure quoi ! C’est-à-dire « Maman sans tort », autrement dit « Maman avait raison ».

La situation de la psychanalyse en Chine est essentiellement représentée par le Pr. Hua Datung, qui a été le premier psychanalyste chinois en Chine. Il est le fondateur de l’Association française de psychanalyse en Chine, crée en novembre 2001 à Chengdu. Auteur de plusieurs ouvrages dont « L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise » et « Deux procédés de la pensée inconsciente », « Une étude comparative sur les rêves et les caractères chinois ». Hua Datung est ce savant qui a inspiré le personnage du roman de Dai Sijie, prix fémina 2003, Le complexe de Di. L’anecdote du chapitre « Un divan ambulant » est, le concernant, m’a-t-on assuré, tout à fait authentique. La voici :

Le signe du rêve : « Deux traits verticaux avec deux autres, plus courts, horizontaux, à peine perceptibles, symbolisent un lit. À côté, trois traits verticaux, minces comme des fils et courbés, représentent des cils baissés sur le gros plan d’un œil fermé. Au-dessus un doigt pointé sur lui semble dire qu’il continue à voir dans son sommeil. » Voilà le signe du « rêve » dans l’ancienne écriture chinoise hiéroglyphique, vieille de trois mille six cents ans. Un charme primitif qui donne à sa mystérieuse beauté on ne sait quoi de divin qui impressionna Muo, alors étudiant de vingt ans, lorsqu’il découvrit au Musée impérial, ce caractère gravé sur une carapace de tortue sombre, lézardée, un peu transparente et si ancienne qu’on s’attendait à la voir se désagréger sous le souffle d’une haleine, avec tous ses traits délicieux. Le scribe de l’époque n’avait pas imaginé que, quelques dizaines de siècles plus tard, ce caractère deviendrait l’emblème d’un psychanalyste ambulant. Muo (dans le roman, Hua Datung dans la réalité) le copia minutieusement sur un morceau de soie noire, en respectant les proportions, selon les lois de l’agrandissement. Il le découpa et demanda à un tailleur de le coudre sur un drap blanc fleurant la lessive et le camphre, qu’il avait dérobé chez lui, dans le tiroir d’une commode en acajou, à l’insu de sa mère. Au-dessous il fit imprimer son titre, sur trois lignes, à la peinture rouge : « Interprète des rêves (en plus gros). Psychanalyste de retour de France. Disciple des Écoles freudienne et lacanienne (en moins gros) ». Voilà comment commença Hua Datung en allant avec un drapeau, à bicyclette, faire sa propagande pour la psychanalyse. Cela ressemble à Ferenczi qui, militaire, faisait de la psychanalyse à cheval avec son colonel.

Cela ne ressemble-t-il pas surtout à la publicité que faisait le grec Antiphon il y a 2400 ans à Corinthe : « Je guéris toutes les maladies par la parole et l’interprétation des rêves » ? « La psychanalyste permet de dire du mal de ses parents », expliquait Hua Datong pour convaincre ses analysants.

Voilà comment à partir de difficultés innombrables Hua Datung a créé la première association psychanalytique de Chine. Aujourd’hui il est respecté et reconnu mondialement. Nul doute que son organisation n’ait pas une très grande influence. Certains lui reprocheront de dire qu’« il y a un inconscient chinois », mais cela veut dire simplement — et par, peut-être, un excès de politesse — que « l’inconscient est chinois ».

On lui reproche aussi de dire qu’il n’y a pas d’Œdipe en Chine. C’est pourtant lui qui a raison car l’Œdipe contrairement à ce qu’enseignent certains psychanalystes en occident relève entièrement de l’inconscient, c’est-à-dire du langage. L’Œdipe n’a pas grand chose à voir avec, l’anthropologie, l’histoire, ou la sociologie de l’inceste, mais bien plus avec le mot, la mère et le sens, le père. Trop de psychanalystes confondent encore psychanalyse et psychologie. Lacan le regrettait déjà en 1960 au Colloque de Bonneval quand il disait : « À cette date dans le monde les psychanalystes ne s’appliquent qu’à rentrer dans le rang de la psychologie. L’effet d’aversion que rencontre dans leur communauté tout ce qui vient de Freud, est avoué en clair notamment dans une fraction des psychanalystes présents » (p. 160). En tout cas cela ne semble être le cas, en Chine, du Pr. Hua Datung. Cela ne signifie pas que les psychanalystes soient interdits de psychologie, de comportementalisme ou autres techniques. Qui peut le plus peut le moins. C’est simplement que la psychanalyse a une méthode spécifique qui semble aujourd’hui oubliée et qu’une initiation aux études chinoises pourrait lui redonner. Comme dit Lao Tseu : « La voie du ça (du sage, du ça-je) est d’avoir une activité qui ne l’oppose à personne. »

C’est que le discours inconscient se moque du principe d’identité, du principe de non-contradiction et du principe du tiers exclu, mais il peut les capitonner, les introjecter, les utiliser, à sa façon, quand cela lui est profitable. À rebours, le discours conscient par méthode et principe, en droit et en fait, se voit contraint de refouler l’inconscient. De là viennent toutes les difficultés de l’enseignement et de la diffusion de la psychanalyse. Peut-être pourront-elles se résoudre, comme le préconisait Lacan, par l’étude du chinois ? En tout cas pour tous ceux qui aiment à « faire le pari de la trouvaille aux dépens de la série ».

Je vous remercie,
G.M.

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