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Histoire ancienne de l’Orient

Le premier péché

Traditions parallèles au récit biblique (Chap. II, §2)

Date de mise en ligne : mardi 16 septembre 2008

François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

§2. — LE PREMIER PÉCHÉ.

L’idée de la félicité édénique des premiers humains constitue l’une des traditions universelles. Pour les Égyptiens, le règne terrestre du dieu Râ, qui avait inauguré l’existence du monde et de l’humanité, était un âge d’or auquel ils ne songeaient jamais sans regret et sans envie ; pour dire d’une chose qu’elle était supérieure à tout ce qu’on pouvait imaginer, ils affirmaient « ne pas en avoir vu la pareille depuis les jours du dieu Râ. »

Cette croyance à un âge de bonheur et d’innocence par lequel débuta l’humanité se trouve aussi chez tous les peuples de race aryenne ou japhétique ; c’est une de celles qu’ils possédaient déjà antérieurement à leur séparation, et tous les érudits ont depuis longtemps remarqué que c’est là un des points où leurs traditions se rattachent le plus formellement à un fond commun avec celles des Sémites, avec celles dont nous avons l’expression dans la Genèse. Mais chez les nations aryennes, cette croyance se lie intimement à une conception qui leur est spéciale, celle des quatre âges successifs du monde. C’est dans l’Inde que nous trouvons cette conception à son état de plus complet développement.

Les choses créées, et avec elles l’humanité, doivent durer 12,000 années divines, dont chacune comprend 360 années des hommes. Cette énorme période de temps se divise en quatre âges ou époques : l’âge de la perfection ou Kritayouga ; l’âge du triple sacrifice, c’est-à-dire du complet accomplissement de tous les devoirs religieux, ou Trêtayouga ; l’âge du doute et de l’obscurcissement des notions de la religion, le Dvaparayouga ; enfin l’âge de la perdition ou Kaliyouga, qui est l’âge actuel et qui se terminera par la destruction du monde. Chez les Grecs, dans Les travaux et les jours d’Hésiode, nous avons exactement la même succession d’âges, mais sans que leur durée soit évaluée en années et en supposant au commencement de chacun d’eux la production d’une humanité nouvelle ; la dégénérescence graduelle qui marque cette succession d’âges est exprimée par les métaux dont on leur applique les noms, l’or, l’argent, l’airain et le fer. Notre humanité présente est celle de l’âge de fer, le pire de tous, bien qu’il ait commencé par les héros. Le mazdéisme zoroastrien admet aussi la théorie des quatre âges [1] et nous la voyons exprimée dans le Boundehesch, mais sous une forme moins rapprochée de celle des Indiens que chez Hésiode et sans le même esprit de désolante fatalité. La durée de l’univers y est de 12,000 ans, divisée en quatre périodes de 3,000. Dans la première tout est pur ; le dieu bon, Ahouramazda, règne seul sur sa création, où le mal n’a pas encore fait son apparition ; dans la seconde, Angrômainyous sort des ténèbres, où il était resté d’abord immobile, et déclare la guerre à Ahouramazda ; c’est alors que commence leur lutte de 9,000 ans, qui remplit trois âges du monde. Pendant 3,000 ans, Angrômainyous est sans force ; pendant 3,000 autres années, les succès des deux principes se balancent d’une manière égale ; enfin le mal l’emporte dans le dernier âge, qui est celui des temps historiques ; mais il doit se terminer par la défaite finale d’Angrômainyous, que suivra la résurrection des morts et la béatitude éternelle des justes rendus à la vie.

Quelques savants se sont efforcés de retrouver dans l’économie générale de l’histoire biblique des traces de ce système des quatre âges du monde. Mais la critique impartiale doit reconnaître qu’ils n’y ont pas réussi ; les constructions sur lesquelles ils ont voulu étayer leur démonstration sont absolument artificielles, en contradiction avec l’esprit du récit biblique, et s’écroulent d’elles-mêmes. L’un de ces savants, M. Maury, reconnaît, d’ailleurs, qu’il y a une opposition fondamentale entre la tradition biblique et la légende de l’Inde brahmanique ou d’Hésiode. Dans cette dernière, comme il le remarque, on ne voit « aucune trace d’une prédisposition à pécher, transmise par un héritage du premier homme à ses descendants, aucun vestige du péché originel. » Sans doute, comme l’a dit si éloquemment Pascal, « le noeud de notre condition prend ses retours et ses replis dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme ; » mais la vérité de la déchéance et de la tache originelle est une de celles contre lesquelles l’orgueil humain s’est le plus constamment révolté, celle à laquelle il a cherché tout d’abord à se soustraire. Aussi, de toutes les parties de la tradition primitive sur les débuts de l’humanité, est-ce celle qui s’est oblitérée le plus vite. Dès que les hommes ont senti naître le sentiment de superbe que leur inspiraient les progrès de leur civilisation, les conquêtes sur le monde matériel, ils l’ont répudiée. Les philosophies religieuses qui se sont fondées en dehors de la révélation, dont le dépôt se maintenait chez le peuple choisi, n’ont pas tenu compte de la déchéance. Et comment d’ailleurs cette doctrine eût-elle pu cadrer avec les rêveries du panthéisme et de l’émanation ?

En repoussant la notion du péché originel et en substituant à la doctrine de la création celle de l’émanation, la plupart des peuples de l’antiquité païenne ont été conduits à la désolante conclusion qui est contenue dans la théorie des quatre âges, telle que l’admettent les livres des Indiens et la poésie d’Hésiode. C’est la loi de la décadence et de la péjoration continue, que le monde antique a cru sentir si lourdement peser sur lui. À mesure que le temps s’écoule et éloigne les choses de leur foyer d’émanation, elles se corrompent et deviennent pires. C’est l’effet d’une destinée inexorable et de la force même de leur développement. Dans cette évolution fatale vers le déclin, il n’y a plus place pour la liberté humaine ; tout tourne dans un cercle auquel il n’y a pas moyen d’échapper. Chez Hésiode, chaque âge marque une décadence sur celui qui précède, et, comme le poète l’indique formellement pour l’âge de fer commencé par les héros, chacun d’eux pris isolément suit la même pente descendante que leur ensemble. Dans l’Inde, la conception des quatre âges ou yougas, en se développant et en produisant ses conséquences naturelles, enfante celle des manvantaras. Dans cette nouvelle donnée, le monde après avoir accompli ses quatre âges toujours pires, est soumis à une dissolution, pralaya, quand les choses sont arrivées à un tel point de corruption qu’elles ne peuvent plus subsister ; puis recommence un nouvel univers, avec une nouvelle humanité, astreints au même cycle d’évolutions nécessaires et fatales, qui parcourent à leur tour leur quatre yougas jusqu’à une nouvelle dissolution ; et ainsi de suite à l’infini. C’est la fatalité du destin sous la forme la plus cruellement inexorable et en même temps la plus destructive de toute vraie morale. Car il n’y a plus de responsabilité là où il n’y a pas de liberté ; il n’y a plus en réalité ni bien ni mal là où la corruption est l’effet d’une loi d’évolution inéluctable.

Combien plus consolante est la donnée biblique, qui au premier abord semble si dure pour l’orgueil humain, et quelles incomparables perspectives morales elle ouvre à l’esprit ! Elle admet que l’homme est déchu, presque aussitôt après sa création, de son état de pureté originaire et de sa félicité édénique. En vertu de la loi d’hérédité qui est partout empreinte dans la nature, c’est la faute commise par les premiers ancêtres de l’humanité, dans l’exercice de leur liberté morale, qui a condamné leur descendance à la peine, qui la prédispose au péché en lui léguant la tache originelle. Mais cette prédisposition au péché ne condamne pas fatalement l’homme à le commettre ; il peut y échapper par le choix de son libre arbitre ; de même, par ses efforts personnels, il se relève graduellement de l’état de déchéance matérielle et de misère où l’a fait descendre la faute de ses auteurs. Les quatre âges de la conception païenne déroulent le tableau d’une dégénérescence constante. Toute l’économie de l’histoire biblique, depuis les premiers chapitres de la Genèse qui y servent de point de départ, nous offre le spectacle d’un relèvement continu de l’humanité à partir de sa déchéance originelle. D’un côté la marche est constamment descendante, de l’autre constamment ascendante. L’Ancien Testament, qu’il faut embrasser ici tout entier d’une vue générale, s’occupe peu de cette marche ascendante en ce qui est du développement de la civilisation matérielle, dont il indique cependant en passant les principales étapes d’une manière fort exacte. Ce qu’il retrace, c’est le tableau du progrès moral et du développement toujours plus net de la vérité religieuse, dont la notion va en se spiritualisant, s’épurant et s’élargissant toujours davantage, chez le peuple choisi, par une succession d’échelons que marquent la vocation d’Abraham, la promulgation de la loi mosaïque, enfin la mission des prophètes, lesquels annoncent à leur tour le dernier et suprême progrès. Celui-ci résulte de la venue du Messie ; et les conséquences de ce dernier fait providentiel iront toujours en se développant dans le monde en tendant à une perfection dont le terme est dans l’infini. Cette notion du relèvement après la déchéance, fruit des efforts libres de l’homme assisté par la grâce divine et travaillant dans la limite de ses forces à l’accomplissement du plan providentiel, l’Ancien Testament ne le montrait que chez un seul peuple, celui d’Israël ; mais l’esprit chrétien en a étendu la vue à l’histoire universelle de l’humanité. Et c’est ainsi qu’est née la conception de cette loi du progrès constant, que l’antiquité n’a pas connue, à laquelle nos sociétés modernes sont si invinciblement attachées, mais qui, nous ne devons jamais l’oublier, est fille du christianisme.

Revenons aux traditions sur le premier péché, parallèles à celle de la Genèse.

Le zoroastrisme ne pouvait manquer d’admettre cette donnée traditionnelle et de la conserver. Cette tradition cadrait, en effet, trop bien avec son système de dualisme à base spirituelle, bien qu’encore imparfaitement dégagé de la confusion entre le monde physique et le monde moral. Elle expliquait de la façon la plus naturelle comment l’homme, créature du dieu bon, et par suite parfaite à l’origine, était tombée en partie sous la puissance du mauvais esprit, contractant ainsi la souillure qui le rendait dans l’ordre moral sujet au péché, dans l’ordre matériel soumis à la mort et à toutes les misères qui empoisonnent la vie terrestre. Aussi la notion du péché des premiers auteurs de l’humanité, dont l’héritage pèse constamment sur leur descendance, est-elle fondamentale dans les livres mazdéens. La modification des légendes relatives au premier homme finit même, dans les constructions mythiques des derniers temps du zoroastrisme, par amener une assez singulière répétition de ce souvenir de la première faute, à plusieurs générations successives dans les âges initiaux de l’humanité.

Originairement — et ceci est maintenant un des points les plus solidement établis pour la science — originairement, dans les légendes communes aux Aryas orientaux antérieurement à leur séparation en deux branches, le premier homme était le personnage que les Iraniens appellent Yima et les Indiens Yâma. Fils du ciel et non de l’homme, Yima réunit sur lui les traits que la Genèse sépare en les appliquant à Adam et à Noa’h, les pères des deux humanités antédiluvienne et postdiluvienne. Plus tard, il est seulement le premier roi des Iraniens, mais un roi dont l’existence, comme celle de ses sujets, se passe au milieu de la béatitude édénique, dans le paradis de l’Airyana-Vaedja, séjour de premiers hommes. Mais après un temps de vie pure et sans taches Yima commet le péché qui pèsera sur sa descendance ; et ce péché, lui faisant perdre la puissance et le rejetant hors de la terre paradisiaque, le livre au pouvoir du serpent, du mauvais esprit Angrômainyous, qui finit par le faire périr dans d’horribles tourments.

Plus tard, Yima n’est plus le premier homme, ni même le premier roi. C’est le système adopté par le Boundehesch. L’histoire de la faute qui a fait perdre à Yima son bonheur édénique, en le mettant au pouvoir de l’ennemi, reste toujours attachée au nom de ce héros. Mais cette faute n’est plus le premier péché, et, pour pouvoir être attribué aux ancêtres d’où descendent tous les hommes, celui-ci est raconté une première fois auparavant et rapporté à Maschya et Maschyâna.

« L’homme fut, le père du monde fut. Le ciel lui était destiné, à condition qu’il serait humble de coeur, qu’il ferait avec humilité l’oeuvre de la loi, qu’il serait pur dans ses pensées, pur dans ses paroles, pur dans ses actions, et qu’il n’invoquerait pas les Daevas (les démons). Dans ces dispositions, l’homme et la femme devaient faire réciproquement le bonheur l’un de l’autre. Telles furent aussi au commencement leurs pensées ; telles furent leurs actions. Ils s’approchèrent et eurent commerce ensemble.

« D’abord ils dirent ces paroles : « C’est Ahouramazda qui a donné l’eau, la terre, les arbres, les bestiaux, les astres, la lune, le soleil, et tous les biens qui viennent d’une racine pure et d’un fruit pur. » Ensuite le mensonge courut sur leurs pensées ; il renversa leurs dispositions et leur dit : « C’est Angrômainyous qui a donné l’eau, la terre, les arbres, les animaux et tout ce qui a été nommé ci-dessus. » Ce fut ainsi qu’au commencement Angrômainyous les trompa sur ce qui regardait les Deavas ; et jusqu’à la fin ce cruel n’a cherché qu’à les séduire. En croyant ce mensonge, tous deux devinrent pareils aux démons, et leurs âmes seront dans l’enfer jusqu’au renouvellement des corps.

« Ils mangèrent pendant trente jours, se couvrirent d’habits noirs. Après ces trente jours, ils allèrent à la chasse ; une chèvre blanche se présenta ; ils tirèrent avec leur bouche du lait de ses mamelles, et se nourrirent de ce lait qui leur fit beaucoup de plaisir…

« Le Daeva qui dit le mensonge, devenu plus hardi, se présenta une seconde fois et leur apporta des fruits qu’ils mangèrent, et par là, de cent avantages dont ils jouissaient, il ne leur en resta qu’un.

Après trente jours et trente nuits, un mouton gras et blanc se présenta ; ils lui coupèrent l’oreille gauche. Instruits par les Yazatas célestes, ils tirèrent le feu de l’arbre konar en le frottant avec un morceau de bois. Tous deux mirent le feu à l’arbre ; ils activèrent le feu avec leur bouche. Ils brûlèrent d’abord des morceaux de l’arbre konar, puis du dattier et du myrte. Ils firent rôtir ce mouton, qu’ils divisèrent en trois portions... Ayant mangé de la chair de chien, ils se couvrirent de la peau de cet animal. Ils s’adonnèrent ensuite à la chasse et se firent des habits du poil des bêtes fauves. »

Remarquons ici qu’également dans la Genèse la nourriture végétale est la seule dont le premier homme use dans son état de béatitude et de pureté, la seule que Dieu lui ait permise [2] ; la nourriture animale ne devient licite qu’après le déluge [3]. C’est aussi après le péché que Adam et ’Havah se couvrent de leur premier vêtement, que Yahveh leur façonne lui-même avec des peaux de bêtes [4].

Non moins frappant est le récit que nous rencontrons dans les traditions mythiques des Scandinaves, conservées par l’Edda de Snorre Sturluson, et qui appartient aussi au cycle des légendes germaniques. La scène ne se passe pas parmi les humains, mais entre des êtres de race divine, les Ases. L’immortelle Idhunna demeurait avec Bragi, le premier des skaldes ou chantres inspirés, à Asgard, dans le Midhgard, le milieu du monde, le paradis, dans un état de parfaite innocence. Les dieux avaient confié à sa garde les pommes de l’immortalité ; mais Loki le rusé, l’auteur de tout mal, le représentant du mauvais principe, la séduisit avec d’autres pommes qu’il avait découvertes, disait-il, dans un bois. Elle l’y suivit pour en cueillir ; mais soudain elle fut enlevée par un géant, et le bonheur ne fut plus dans Asgard.

Nous n’avons pas de preuve formelle et directe de ce que la tradition du péché originel, telle que la racontent nos Livres Saints, ait fait partie du cycle des récits de Babylone et de la Chaldée sur les origines du monde et de l’homme. On n’y trouve non plus aucune allusion dans les fragments de Bérose. Malgré ce silence, le parallélisme des traditions chaldéennes et hébraïques, sur ce point comme sur les autres, a en sa faveur une probabilité si grande, qu’elle équivaut presque à une certitude. Nous reviendrons un peu plus loin sur certains indices fort probants de l’existence de mythes relatifs au paradis terrestre dans les traditions sacrées du bassin inférieur de l’Euphrate et du Tigre. Mais il importe de nous arrêter quelques instants aux représentations de la plante mystérieuse et sacrée que les bas-reliefs assyriens nous font voir si souvent, gardée par des génies célestes. Aucun texte n’est venu jusqu’à présent éclairer le sens de ce symbole, et l’on doit déplorer une telle lacune, que combleront sans doute un jour des documents nouveaux. Mais par l’étude des seuls monuments figurés, il est impossible de se méprendre sur la haute importance de cette représentation de la plante sacrée. C’est incontestablement un des emblèmes les plus élevés de la religion ; et ce qui achève de lui assurer ce caractère, c’est que souvent au-dessus de la plante nous voyons planer l’image symbolique du dieu suprême, le disque ailé, surmonté ou non d’un buste humain. Les cylindres de travail babylonien ou assyrien ne présentent pas cet emblème moins fréquemment que les bas-reliefs des palais de l’Assyrie, toujours dans les mêmes conditions et en lui attribuant autant d’importance.

 [5]

Il est bien difficile de ne pas rapprocher cette plante mystérieuse, en qui tout fait voir un symbole religieux de premier ordre, des fameux arbres de la vie et de la science, qui jouent un rôle si considérable dans l’histoire du premier péché. Toutes les traditions paradisiaques les mentionnent : celle de la Genèse, qui semble admettre tantôt deux arbres, celui de la vie et celui de la science, tantôt un seulement, réunissant les deux attributions, dans le milieu du jardin de ’Éden ; celle de l’Inde, qui en suppose quatre, plantés sur les quatre contre-forts du mont Mêrou ; enfin celle des Iraniens, qui n’admet tantôt qu’un seul arbre, sortant du milieu même de la source sainte Ardvî-çoura dans l’Airyana-vaedja, tantôt deux, correspondant exactement à ceux du ’Éden biblique. Le plus ancien nom de Babylone, dans l’idiome de la population antésémitique, Tin-tir-ki, signifie « le lieu de l’arbre de vie. » Enfin la figure de la plante sacrée, que nous assimilons à celle des traditions édéniques, apparaît comme un symbole de vie éternelle sur les curieux sarcophages en terre émaillée, appartenant aux derniers temps de la civilisation chaldéenne, après Alexandre le Grand, que l’on a découverts à Warkah, l’ancienne Ourouk.

 [6]

L’image de cet arbre de vie était chez les Chaldéo-Assyriens l’objet d’un véritable culte divin. Dans les représentations du monument connu sous le nom de « la Pierre noire de Lord Aberdeen, » et qui se rapporte aux fondations religieuses du roi Asschour-a’h-iddin, à Babylone, nous voyons ce simulacre placé, à l’état d’idole, dans un naos que surmonte une cidaris ou tiare droite, garnie de plusieurs paires de cornes. On l’avait donc identifié à une divinité. Ici doit trouver place la très ingénieuse observation de M. Georges Rawlinson sur la relation que les oeuvres de l’art symbolique assyrien établissent entre cette image et le dieu Asschour. Celui-ci plane au-dessus en sa qualité de dieu céleste, et l’arbre de vie au-dessous de lui semble être l’emblème d’une divinité féminine chthonienne, présidant à la vie et à la fécondité terrestre, qui lui aurait été associée. Nous aurions ainsi, dans cette association du dieu et de l’arbre paradisiaque sur lequel il plane, une expression plastique du couple cosmogonique, rappelant celui d’Ouranos et de Gê chez les Grecs, personnifiant le firmament et le sol terrestre chargé de sa végétation. Nous retrouvons ainsi le prototype de l’ascherah, ce pieu plus ou moins enrichi d’ornements, qui constituait le simulacre consacré de la déesse chthonienne de la fécondité et de la vie dans le culte kanânéen de la Palestine, et dont il est si souvent parlé dans la Bible.

Qu’en outre de ce culte il existât dans les traditions cosmogoniques des Chaldéens et des Babyloniens, au sujet de l’arbre de vie et du fruit paradisiaque, un mythe en action se rapprochant étroitement dans sa forme du récit biblique sur la tentation, c’est ce que paraît établir d’une façon positive, en l’absence de textes écrits, la représentation d’un cylindre de pierre dure conservé au Musée Britannique. Nous y voyons, en effet, un homme et une femme, le premier portant sur sa tête la sorte de turban qui était propre aux Babyloniens, assis face à face aux deux côtés d’un arbre aux rameaux étendus horizontalement, d’où pendent deux gros fruits, chacun devant l’un des personnages, lesquels étendent la main pour les cueillir. Derrière la femme se dresse un serpent. Cette représentation peut servir d’illustration directe à la narration de la Genèse et ne se prête à aucune autre explication.

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M. Renan n’hésite pas à retrouver un vestige de la même tradition chez les Phéniciens, dans les fragments du livre de Sanchoniathon, traduit en grec par Philon de Biblos. En effet, il y est dit, à propos du premier couple humain et de Æon, qui semble la traduction de ’Havah et en tient la place dans le couple, que ce personnage « inventa de se nourrir des fruits de l’arbre. » Le savant académicien croit même trouver ici l’écho de quelque type de représentation figurée phénicienne, qui aura retracé une scène pareille à celle que raconte la Genèse, pareille à celle que l’on voit sur le cylindre babylonien. Il est certain qu’à l’époque du grand afflux des traditions orientales dans le monde classique, on voit apparaître une représentation de ce genre sur plusieurs sarcophages romains, où elle indique positivement l’introduction d’une légende analogue au récit de la Genèse, et liée au mythe de la formation de l’homme par Prométhée. Un fameux sarcophage du Musée du Capitole montre auprès du Titan, fils de Iapétos, qui accomplit son oeuvre de modeleur, le couple d’un homme et d’une femme dans la nudité des premiers jours, debout au pied d’un arbre dont l’homme fait le geste de cueillir le fruit. La présence, à côté de Prométhée, d’une Parque tirant l’horoscope de l’homme que le Titan est en train de former, est de nature à faire soupçonner dans les sujets figurés par le sculpteur une influence des doctrines de ces astrologues chaldéens, qui s’étaient répandus dans le monde gréco-romain dans les derniers siècles avant l’ère chrétienne et avaient acquis en particulier un grand crédit à Rome. Cependant, la date des monuments que nous venons de signaler rend possible de considérer la donnée du premier couple humain, auprès de l’arbre paradisiaque dont il va manger le fruit, comme y provenant directement de l’Ancien Testament lui-même, aussi bien que des mythes cosmogoniques de la Chaldée ou de la Phénicie.

 [8]

Mais l’existence de cette tradition dans le cycle des légendes indigènes du peuple de Kena’an ne me semble plus contestable en présence d’un curieux vase peint de travail phénicien, du VIIe ou du VIe siècle avant Jésus-Christ, découvert par M. le général de Cesnola dans une des plus anciennes sépultures d’Idalion, dans l’île de Cypre. Nous y voyons, en effet, un arbre feuillu, du bas des rameaux duquel pendent, de chaque côté, deux grosses grappes de fruits ; un grand serpent s’avance par ondulations vers cet arbre et se dresse pour saisir un des fruits avec sa gueule.

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Maintenant on est en droit de douter qu’en Chaldée, et à plus forte raison en Phénicie, la tradition parallèle au récit biblique de la déchéance ait revêtu une signification aussi exclusivement spirituelle que dans la Genèse, qu’elle y ait contenu la même leçon morale, qui se retrouve aussi dans la narration des livres du zoroastrisme. L’esprit de panthéisme grossièrement matérialiste de la religion de ces contrées y mettait un obstacle invincible. Pourtant il est à remarquer que chez les Chaldéens et les Assyriens leurs disciples, au moins à partir d’une certaine époque, la notion de la nature du péché et de la nécessité de la pénitence se retrouve d’une manière plus précise que chez la plupart des autres peuples antiques ; et par suite il est difficile de croire que le sacerdoce de la Chaldée, dans ses profondes spéculations de philosophie religieuse, n’ait pas cherché une solution du problème de l’origine du mal et du péché.

Sous la réserve de cette dernière remarque, il est vraisemblable que, dans son esprit, la légende chaldéenne et phénicienne sur le fruit de l’arbre paradisiaque devait se rapprocher beaucoup du cycle des vieux mythes communs à toutes les branches de la race aryenne, à l’étude desquels M. Adalbert Kuhn a consacré un livre du plus grand intérêt [10]. Ce sont ceux qui ont trait à l’invention du feu et au breuvage de vie ; on les trouve à leur état le plus ancien dans les Vêdas, et ils ont passé, plus ou moins modifiés par le cours du temps, chez les Grecs, les Germains et les Slaves, comme chez les Iraniens et les Indiens. La donnée fondamentale de ces mythes, qui ne se montrent complets que sous leurs plus vieilles formes, représente l’univers comme un arbre immense dont les racines embrassent la terre et dont les branches forment la voûte du ciel. Le fruit de cet arbre est le feu, indispensable a l’existence de l’homme et symbole matériel de l’intelligence ; ses feuilles distillent le breuvage de vie. Les dieux se sont réservé la possession du feu, qui descend quelquefois sur la terre dans la foudre, mais que les hommes ne doivent pas produire eux-mêmes. Celui qui, comme le Prométhée des Grecs, découvre le procédé qui permet d’allumer artificiellement la flamme et le communique aux autres hommes est un impie, qui a dérobé à l’arbre sacré le fruit défendu ; il est maudit, et le courroux des dieux le poursuit, lui et sa race.

L’analogie de forme entre ces mythes et le récit de la Bible est saisissante. C’est bien la même tradition, mais prise dans un tout autre sens, symbolisant une invention de l’ordre matériel au lieu de s’appliquer au fait fondamental de l’ordre moral, défigurée de plus par cette monstrueuse conception, trop fréquente dans le paganisme, qui se représente la divinité comme une puissance redoutable et ennemie, jalouse du bonheur et du progrès des hommes. L’esprit d’erreur avait altéré chez les Gentils ce mystérieux souvenir symbolique de l’événement qui décida du sort de l’humanité. L’auteur inspiré de la Genèse le reprit sous la forme même qu’il avait revêtue avec un sens matériel ; mais il lui rendit sa véritable signification, et il en fit ressortir l’enseignement solennel.

Quelques remarques sont encore nécessaires sur la forme animale que revêt le tentateur dans le récit biblique, sur ce serpent qui jouait un rôle analogue, les monuments figurés viennent de nous le montrer, dans les légendes de la Chaldée et de la Phénicie.

 [11]

Le serpent, ou, pour parler plus exactement, les diverses espèces de serpent tiennent une place très considérable dans la symbolique religieuse des peuples de l’antiquité. Ces animaux y sont employés avec les significations les plus opposées, et il serait contraire à tout esprit de critique de grouper ensemble et confusément, comme l’ont fait quelques érudits d’autrefois, les notions si contradictoires qui s’attachent ainsi aux différents serpents dans les anciens mythes, de manière à en former un vaste système ophiolâtrique, rattaché à une seule source et mis en rapport avec la narration de la Genèse. Mais à côté de serpents divins d’un caractère essentiellement favorable et protecteur, fatidiques ou mis en rapport avec les dieux de la santé, de la vie et de la guérison, nous voyons dans toutes les mythologies un serpent gigantesque personnifier la puissance nocturne, hostile, le mauvais principe, les ténèbres matérielles et le mal moral.

Chez les Égyptiens, c’est le serpent Apap, qui lutte contre le Soleil et que Horus perce de son arme. On nous dit formellement que c’est à la mythologie phénicienne que Phérécyde de Syros emprunta son récit sur le Titan Ophion, le vieux serpent, précipité avec ses compagnons dans le Tartare par le dieu Cronos (El), qui triomphe de lui à l’origine des choses, récit dont l’analogie est frappante avec l’histoire de la défaite « du serpent antique, qui est le calomniateur et Satan, » rejeté et enfermé dans l’abîme, laquelle ne figure pas dans l’Ancien Testament, mais existait dans les traditions orales des Hébreux et a trouvé place dans les chapitres XII et XX de l’Apocalypse de saint Jean.

 [12]

Le mazdéisme est la seule religion dans la symbolique de laquelle le serpent ne soit jamais pris qu’en mauvais part, car dans celle de la Bible elle-même il se présente quelquefois avec une signification favorable, par exemple dans l’histoire du Serpent d’airain. C’est que, dans la conception du dualisme zoorastrien, l’animal lui-même appartenait à la création impure et funeste du mauvais principe. Aussi est-ce sous la forme d’un grand serpent qu’Angrômainyous, après avoir tenté de corrompre le ciel, a sauté sur la terre ; c’est sous cette forme que le combat Mithra, le dieu du ciel pur ; c’est sous cette forme enfin qu’il sera un jour vaincu, enchaîné pendant trois mille ans, et à la fin du monde brûlé dans les métaux fondus.

Dans ces récits du zoroastrisme, Angrômainyous, sous la forme du serpent, est l’emblème du mal, la personnification de l’esprit méchant, aussi nettement que l’est le serpent de la Genèse, et cela dans un sens presque aussi complètement spirituel. Au contraire, dans les Vêdas, le même mythe de la lutte contre le serpent se présente à nous avec un caractère purement naturaliste, peignant de la façon la plus transparente un phénomène de l’atmosphère. La donnée qui revient le plus fréquemment dans les vieux hymnes des Aryas de l’Inde à leur époque primitive, est celle du combat d’Indra, le dieu du ciel lumineux et de l’azur, contre Ahi, le serpent, ou Vritra, personnifications du nuage orageux qui s’allonge en rampant dans les airs. Indra terrasse Ahi, le frappe de sa foudre, et en le déchirant donne un libre cours aux eaux fécondantes qu’il retenait enfermées dans ses flancs. Jamais dans les Vêdas le mythe ne s’élève au-dessus de cette réalité purement physique, et ne passe de la représentation de la lutte des éléments de l’atmosphère à celle de la lutte morale du bien et du mal, dont il est devenu l’expression dans le mazdéisme.

Ma foi de chrétien n’éprouve, du reste, aucun embarras à admettre qu’ici le rédacteur inspiré de la Genèse a employé, pour raconter la chute du premier couple humain, une narration qui, chez les peuples voisins, avait pris un caractère entièrement mythique, et que la forme du serpent qu’y revêt le tentateur a pu avoir pour point de départ, un symbole essentiellement naturaliste. Rien n’oblige à prendre au pied de la lettre le récit du chapitre III de la Genèse. On est en droit, sans sortir de l’orthodoxie, de le considérer comme une figure destinée à rendre sensible un fait de l’ordre purement moral. Ce n’est donc pas la forme du récit qui importe ici ; c’est le dogme qu’elle exprime, et ce dogme de la déchéance de la race des hommes, par le mauvais usage que ses premiers auteurs ont fait de leur libre arbitre, est une vérité éternelle qui nulle part ailleurs n’éclate avec la même netteté. Elle fournit la seule solution du redoutable problème qui revient toujours se dresser devant l’esprit de l’homme, et qu’aucune philosophie religieuse n’est parvenue à résoudre en dehors de la révélation.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

Notes

[1Théopompe, cité par l’auteur du traité Sur Isis et Osiris attribué à Plutarque (c. 47), signalait déjà cette doctrine comme existant chez les Perses. Il faut, du reste, consulter à son sujet le mémoire de M. Spiegel, intitulé : Studien ueber das Zend-Avesta, dans le tome V de la Zeitschrift der deutschen Morgenlændischen Gesellschaft.

[2Genes., I, 29 ; II, 9 et 16 ; III, 2.

[3Genes., IX, 3.

[4Genes., III. 21.

[5D’après un bas-relief assyrien du palais de Nimroud (l’ancienne Kala’h), conservé au Musée Britannique.

[6D’après le monument du roi assyrien Asschour-a’h-iddin, connu sous le nom de « Pierre noire de lord Aberdeen. »
Un prêtre est en adoration devant la plante sacrée, placée sous un édicule ou naos que surmonte une tiare droite ou cidaris, garnie de plusieurs paires de cornes parallèlement appliquées. Derrière le prêtre est de nouveau la plante divine, figurée de plus grande dimension, puis vient le taureau du sacrifice.

[7Monument faisant partie des collections du Musée Britannique.

[8Au centre de la composition, Prométhée ; assis, tient de la main gauche sur ses genoux une figure humaine qu’il a modelée, et de la droite l’ébauchoir pour la terminer. À côté de lui est une corbeille remplie d’argile et une autre figure déjà terminée. Minerve pose un papillon, symbole de l’âme, sur la tête de la figure que tient Prométhée. En haut, derrière le Titan, sont les Parques, Clotho avec la quenouille, sur laquelle elle file les jours des hommes, et Lachésis qui trace avec une baguette, sur un globe, les lignes de l’horoscope de l’homme que le fils de Iapétos est en train de former. La femme couchée derrière Prométhée, et qui tient une grande corne d’abondance soutenue par les Génies de l’été et de l’hiver, est la Terre. À ses pieds sont l’Amour et Psyché qui s’embrassent, emblèmes du corps et de l’âme. Au-dessus est le char du Soleil, pour indiquer le ciel. L’Océan le suit, tenant une rame et monté sur le monstre marin qui le portait quand il vint consoler Prométhée pendant son supplice. Plus loin, à gauche, est la forge de Vulcain, établie dans une caverne. Deux Cyclopes aident le dieu à battre à grands coups de marteau le fer destiné à forger les chaînes de Prométhée et les clous qu’il doit lui enfoncer dans la poitrine. Un troisième Cyclope est derrière le rocher pour faire aller les soufflets. À l’extrémité gauche de la composition, l’on voit le premier homme et la première femme, nus, au pied de l’arbre, dont l’homme va cueillir le fruit. À droite du groupe central de Prométhée et de Minerve, est un corps étendu à terre, dont l’âme est représentée par un papillon qui s’envole. Auprès, le Génie de la mort tient son flambeau renversé. La figure enveloppée dans un long voile est l’ombre du défunt. La Parque Atropos, assise auprès du cadavre, tient le livre fatal où est inscrit le sort de tous. Au-dessus est le char d’Hécate, symbolisant la nuit de la mort. Mercure Psychopompe emporte aux enfers l’âme, sous la figure de Psyché. Le supplice de Prométhée termine la composition sur la droite. Le Titan est attaché au rocher où l’a cloué la vengeance de Jupiter et le vautour lui ronge le foie. À ses pieds est encore la figure de la Terre, couchée et accompagnée de Génies enfantins. Hercule s’apprête à délivrer Prométhée de ses tortures en perçant le vautour à coup de flèches. Le vieillard assis sur le rocher, à l’extrémité de la scène, est la personnification du mont Caucase, théâtre du supplice de Prométhée dans la tradition mythologique.

[9Le monument original est conservé au Metropolitan Museum of art, de New-York.

[10Die Herabkunft des Feuers und der Goettertranks, Berlin, 1859. — Voy. les importants articles de M. F. Baudry sur ce livre, dans la Revue germanique de 1861.

[11D’après un bas-relief égyptien du temple d’Elfou.

[12Intaille de travail perse du temps des Sassanides.

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