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Salomon Reinach

Zagreus, le serpent cornu

Revue archéologique (1899)

Date de mise en ligne : mercredi 23 avril 2008

Mots-clés :

Salomon Reinach, « Zagreus, le serpent cornu », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 58-65.

ZAGREUS, LE SERPENT CORNU [1]

La légende sacrée de la naissance, du meurtre et de la résurrection de Zagreus, qui fait le fond de l’orphisme, n’a été racontée avec détail par aucun des auteurs anciens dont les oeuvres sont parvenues jusqu’à nous. On n’a pu la reconstituer qu’en cousant bout à bout des indications fragmentaires, toutes fournies par des auteurs de basse époque. Ce travail a été fait par Lobeck d’une manière définitive, avec une érudition à laquelle rien n’échappait [2]. Mais comme il méprisait profondément ces contes de sauvages, dont il méconnaissait l’importance pour l’histoire des idées religieuses, l’illustre helléniste a peut-être passé trop légèrement sur quelques difficultés très graves que présente la tradition restituée par lui.

Abstraction faite de la valeur des témoignages mis en oeuvre par Lobeck, les difficultés dont nous parlons peuvent tenir à deux causes principales. La première, c’est qu’il a certainement existé, dans les milieux orphiques, des traditions discordantes, comme en présentent, d’ailleurs, tous les récits mythiques, tant anciens que modernes. Si nous connaissions les traditions originales, nous pourrions en démêler les éléments primitifs ou adventices et choisir entre elles ; mais, obligés de nous contenter de mentions éparses, nous arrivons fatalement à relier, par un fil bien fragile, des mots et des phrases appartenant à des histoires différentes. En second lieu, les auteurs de basse époque qui sont nos seuls informateurs ont sans doute, comme tous les Anciens, cédé à la manie de la conciliation et du syncrétisme ; ils ont eux-mêmes combiné des éléments disparates, réunis par des sutures qu’il ne paraît pas impossible de distinguer, même dans les lambeaux de renseignements qu’ils nous ont transmis. Ainsi, nous nous trouvons opérer sur une sorte de concordance résultant de la juxtaposition de fragments qui proviennent eux-mêmes de concordances… Ces considérations doivent nous rendre circonspects, mais elles nous autorisent, en même temps, à quelque hardiesse ; ou bien, en effet, l’on doit renoncer à toute étude des questions orphiques, où l’hypothèse et l’induction peuvent réclamer sur ce terrain une part plus considérable qu’ailleurs.

Voici, brièvement résumée, la narration qui ressort des textes combinés par Lobeck.

Zeus, transformé en dragon, fait violence à sa fille Perséphone. De cette union naît Zagreus, que Nonnos, dans un passage inspiré de la théogonie orphique, qualifie de petit cornu, (…). Héra, jalouse, excite contre lui les Titans, qui l’amusent d’abord, puis se jettent sur lui pour le dévorer. Vainement Zagreus, essayant d’échapper à leurs coups, prend la forme d’animaux divers, en dernier lieu celle d’un taureau ; son corps est mis en pièces et les Titans en dévorent les morceaux. Cependant le coeur de Zagreus est resté intact ; Athéné l’apporte à Zeus, qui l’avale ou le fait avaler à Sémélé. Bientôt Zagreus renaît sous le nom de Dionysos et les Titans, ses meurtriers, sont frappés de la foudre. Mais les hommes, nés de la cendre des Titans, portent la peine du crime de leurs ancêtres déicides ; seule, l’initiation aux rites orphiques peut les affranchir de ce péché et leur assurer la félicité éternelle.

En apparence, cette histoire bizarre présente un certain caractère d’unité ; mais les difficultés vont paraître à l’analyse. Il y a là, tout au moins, trois récits, plus ou moins arbitrairement emmêlés.

Athénagore, auquel nous devons le plus de détails [3], commence par raconter que Perséphone, fille de Zeus et de Déméter, avait l’aspect d’un monstre cornu et que sa mère refusa de l’allaiter. Puis il énumère les crimes de Zeus et nous apprend qu’il fit violence à sa mère Rhéa, qui s’était métamorphosée en serpent pour fuir ses atteintes ; mais Zeus se transforma lui-même en dragon et accomplit son forfait. On lit ensuite cette phrase : (…), c’est-à-dire : Zeus eut commerce avec sa fille Perséphone, en la violant sous l’aspect d’un dragon. Athénagore — qui cite expressément Orphée comme la source de son récit — ne dit pas que Perséphone elle-même se fût métamorphosée en serpent. Mais il vient d’attribuer cette métamorphose à Rhéa, en relatant une scène toute pareille. Évidemment, il y a là une combinaison, une juxtaposition de deux traditions parallèles : suivant l’une, Zeus violait la mère ; suivant l’autre, il violait la fille. Cela est d’autant plus vraisemblable qu’il n’est pas question d’un fils de Zeus et de Rhéa, mais seulement du fils de Zeus et de Perséphone, qui est Zagreus. Donc, on a le droit d’ajouter à la seconde histoire un détail qui est indiqué seulement par la première : Zeus et Perséphone avaient pris, l’un et l’autre, la forme de serpents et c’est du commerce de ces deux serpents que naquit Zagreus.

Aucun détail ne nous a été transmis sur sa naissance ; mais Nonnos (VI, 264) dit qu’il vint au monde avec des cornes. Était-ce sous l’aspect d’un enfant cornu ou d’un taureau ? M. Andrew Lang a senti qu’il y avait là une difficulté, mais il s’est contenté de l’indiquer sans en chercher la solution [4]. « Le fils de deux serpents, Zagreus, naquit — chose étrange — avec des cornes sur la tête. » Or, une tradition mythique a beau être absurde, révoltante même : il y a certaines règles de logique dont elle ne peut s’affranchir si elle veut être comprise et acceptée. L’histoire de Léda fécondée par un cygne est assurément extravagante ; mais la légende, pour tenir compte de ses propres éléments, lui fait mettre au monde un oeuf. Celle qui faisait naître Zagreus de l’accouplement de deux serpents ne pouvait pas lui prêter l’aspect d’un enfant cornu ou d’un taureau. Du reste, (…) ne signifie pas nécessairement un enfant, mais un « petit », au sens le plus général. Évidemment, les serpents étant ovipares, Perséphone devait pondre un oeuf, et de cet oeuf ne pouvait sortir qu’un serpent, non un être à figure humaine. Il semble donc parfaitement légitime de compléter ainsi l’une des traditions dont le passage d’Athénagore nous livre un anneau : Zagreus naquit sous les traits d’un serpent.

Maintenant, lorsque Nonnos nous raconte qu’il se métamorphosa à plusieurs reprises et prit finalement l’aspect d’un taureau pour se soustraire à la poursuite des Titans, il paraît évident qu’il combine, et l’on peut, comme nous l’avons dit plus haut, distinguer ici la suture et le raccord. Le mythe du bon taureau Zagreus, (…), déchiré et mangé par les Titans, est un mythe exégétique, provoqué par un rituel barbare qui s’était répandu de la Thrace dans le monde grec. Comme les fidèles de Zagreus déchiraient un taureau, divinisé par les apprêts mêmes du sacrifice, on imagina la légende sacrée qui devait rendre compte de cet usage et le justifier aux yeux des Grecs raisonneurs. Aucune personne familière avec le rôle de l’exégèse des rituels dans la fabrication des (…) ne se refusera à la conclusion que nous indiquons. Donc, à l’origine, il n’était pas question d’un Zagreus polymorphe et finalement tauromorphe, mais d’un taureau sacrifié et identifié à Zagreus. Nonnos, ou l’auteur qu’il a suivi, croyait, comme on l’a fait jusqu’à nos jours, que les légendes motivent les rituels, alors que c’est presque toujours le contraire qui a lieu ; il fallait donc qu’il fit de Zagreus un taureau, au moment où le jeune dieu tomba sous les coups des Titans. Le mythographe s’y est pris assez maladroitement et a laissé paraître le travail de concordance, en qualifiant Zagreus nouveau-né de (…) et en lui faisant assumer d’autre part, mais seulement pour mourir, la forme d’un animal cornu.

Ainsi la tradition de la mort de Zagreus a dû être, à l’origine, indépendante de celle de sa naissance. Si la légende de la mort faisait de Zagreus un taureau, celle de la naissance, nous croyons l’avoir montré, faisait de lui un serpent. Mais ce serpent avait un attribut particulier : il était cornu, (…). Cette épithète de cornu est de celles qui lui appartiennent en propre, qui est inséparable de la conception que l’orphisme s’était faite du fils de Zeus. Remarquons, d’ailleurs, qu’Athénagore, dans le passage cité, a pris soin de nous apprendre que Perséphone était un monstre cornu, (…). Ce détail, tout isolé qu’il est, a de l’importance, puisque Athénagore avait sous les yeux un texte orphique. Dans la relation qu’il a misérablement écourtée et embrouillée, les cornes de Perséphone devaient jouer un rôle. Sans doute elle se transformait en serpent cornu, au moment d’être fécondée par Zeus, et c’est ainsi que le mythographe expliquait l’existence de cornes sur la tête du serpent Zagreus, né de cet accouplement.

La dernière partie du récit reconstitué par Lobeck dérive d’une troisième source, qui est elle-même une concordance. Quand le Zagreus thrace fut identifié au Dionysos hellénique, il fallut concilier l’histoire traditionnelle de la naissance du Dionysos thébain, fils de Sémélé frappée par la foudre de Zeus, avec celle de la mort du taureau Zagreus, déchiré par les Titans. On inventa alors l’histoire du coeur de Zagreus, sauvé par Athéné et avalé par Sémélé ou par Zeus lui-même. Le raccord est à peine dissimulé sous la naïveté grossière de l’invention.

Revenons au serpent Zagreus. D’après ce que nous avons dit, le mystère de sa conception et de sa naissance comprend trois épisodes, trois tableaux : deux serpents divins s’accouplent ; il naît un oeuf divin ; de cet oeuf sort un serpent cornu, qui est un dieu. La mythologie gréco-romaine nous offre-t-elle, à titre de comparaison, une succession de tableaux analogue ?

Assurément non. Nous en rencontrons bien, çà et là, les éléments isolés : des serpents qui s’enlacent, l’oeuf de Léda, le serpent cornu ou céraste de la Libye, les cérastes dans les cheveux des Euménides ; il y a aussi des serpents cornus sur quelques monuments chaldéens. Mais, dans tout le domaine oriental de la civilisation antique, ces trois images serpents enlacés, oeuf divin, serpent cornu ne se trouvent jamais juxtaposées ni réunies.

Il n’en est pas de même en Occident. Tout le monde connaît le passage de Pline (Hist. nat., XXIX, 52) sur l’oeuf serpent, ovum anguinum, tenu en haute estime par les druides. Ce passage appelle d’ailleurs la critique, car le témoignage de Pline répète une tradition déjà fortement dénaturée. « En été, dit-il, il se rassemble une multitude innombrable de serpents qui s’enlacent et sont collés les uns aux autres, tant par la bave qu’ils jettent que par l’écume qui transpire de leur corps ; il en résulte une boule appelée oeuf de serpent. Les druides disent que cet oeuf est lancé en l’air par les sifflements des reptiles, qu’il faut alors le recevoir dans une saie sans lui laisser toucher la terre, que le ravisseur doit s’enfuir à cheval, attendu que les serpents le poursuivent jusqu’à ce qu’une rivière mette un obstacle entre eux et lui, etc. » Ces détails ont bien pu être contés à Pline par des druides, mais il est évident que la part de fantaisie y est grande. Quant au début du récit, c’est déjà une tentative d’explication rationaliste, qui n’a pas plus d’autorité que les autres explications de ce genre. Pour produire un oeuf de serpent, il n’est pas besoin d’une multitude innombrable de ces reptiles, mais de deux seulement, pourvu qu’ils ne soient pas du même sexe. Et pour que cet oeuf soit divin, doué de propriétés surnaturelles, il faut que les deux serpents qui le produisent soient divins eux-mêmes. Ce détail essentiel a disparu de la légende contée par Pline, mais il devait nécessairement y figurer. On entrevoit, sous ce fatras, la simplicité de la tradition primitive : un oeuf divin né de l’accouplement de serpents divins.

Pline ne nous dit pas qu’il sorte jamais un serpent de cet oeuf miraculeux. Pourtant, l’imagination populaire ne pouvait se figurer un oeuf de serpent, revêtu d’un caractère surnaturel et opérant des miracles, sans attribuer le même caractère à l’animal qu’il recelait sous sa coque. Alors même que nous posséderions seulement le texte de Pline, nous serions autorisés à conclure que les Gaulois avaient l’idée d’un serpent divin. Or, ce que les textes ne nous disent pas, mais se contentent d’insinuer, les monuments nous l’apprennent : les Gaulois de l’est de la Gaule, à l’époque romaine, révéraient et figuraient un dieu serpent, et ce dieu serpent était cornue.

Sur l’autel de Mavilly, dont j’ai donné l’explication en 1891 [5], le serpent cornu figure à côté des images des douze dieux du panthéon romain ; il représente à lui seul, sur ce monument d’une importance capitale, le panthéon gaulois. On le trouve encore, sur l’autel de Paris, dans la main d’une sorte de Mercure tricéphale, qui est accompagné d’un bélier ; il se rencontre sur la tranche de la stèle de Beauvais, dont la face est occupée par une image de Mercure et sur différents monuments de provenance celtique, auxquels il faut ajouter le grand vase d’argent de Gundestrup, tous découverts à l’est du méridien de Paris [6].

Ainsi, dans l’orphisme comme dans la religion celtique, nous trouvons associés ces trois éléments : des serpents qui s’enlacent, un oeuf divin, un serpent cornu qui est un dieu.

Que ce soit là une simple coïncidence ou l’indice d’une connexité historique, il faut observer que l’emprunt ou la rencontre remontent à une époque très ancienne. En effet, les textes relatifs à l’orphisme nous ont permis de reconnaître et d’isoler, par une sorte d’induction, les éléments mythiques dont il s’agit ; ils ne nous les ont pas fournis directement et l’on peut croire que l’idée de Zagreus-serpent avait déjà disparu, ou tendait à disparaître, quand les premières compositions orphiques ont été mises par écrit. En Gaule non plus, nous n’avons pas de témoignages directs. L’oeuf miraculeux que vit Pline et qu’on lui dit être l’ovum anguinum paraît bien, d’après la description qu’il en donne, avoir été un oursin fossile ; une tradition vague conservait le souvenir d’un oeuf divin, né de serpents divins ; mais, comme nous l’avons montré, la nature divine des serpents était oubliée du temps de Pline et les pratiques de magie qu’il rapporte n’étaient que le résidu dénaturé d’un mythe religieux. Seul, le serpent cornu passait encore pour un dieu dans une partie de la Gaule ; mais l’oeuf dont il est sorti, le couple de serpents auxquels il doit l’existence ne figurent sur aucun monument. Nous sommes donc en présence de conceptions préhistoriques qui, tant en Grèce qu’en Gaule, ne subsistent plus qu’à l’état de survivances mutilées à l’époque où nous parvenons à les saisir.

Les Anciens ont dit que les druides avaient été les élèves ou les maîtres de Pythagore et ils ont identifié en substance l’orphisme et le pythagorisme, le second n’étant qu’une doctrine aux allures scientifiques fondée sur le premier, qui est une religion populaire. Donc, aux yeux des Anciens, il eût paru tout naturel qu’on cherchât à retrouver des éléments orphiques dans les croyances primitives des Celtes, qui sont au druidisme ce que l’orphisme est au pythagorisme, le substratum populaire d’une doctrine savante. Les Anciens croyaient savoir également qu’il avait existé des relations étroites entre les Celtes, les Illyriens et les Thraces et n’auraient pas trouvé étonnant qu’on constatât une analogie entre les croyances religieuses de la Thrace, berceau de l’orphisme, et celles de la Gaule celtique. Les Modernes, tout en tenant compte de ces circonstances, ont le droit d’être plus exigeants à l’article de la preuve. Il nous suffit donc d’avoir montré que le serpent cornu et l’oeuf de serpent des Celtes ne sont pas, comme on le croyait, des conceptions isolées dans l’ensemble des religions européennes. En attendant que des inductions nouvelles nous permettent de planter d’autres jalons sur la route qui va de la Thrace en Gaule, nous aimons mieux suggérer des conclusions que d’en proposer.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « Zagreus, le serpent cornu », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 58-65.

Notes

[1Revue archéologique, 1899, II, p. 210-217.

[2Lobeck, Aglaophamus, p. 547 et suiv.

[3Athénag., Leg. pro Christ., p. 295 C. 296 B (Orphica, éd. Abel, p. 164) : (…).

[4A. Lang, Myth, Ritual and Religion, nouv. éd. (1899), t. II, p. 245.

[5Revue archéologique, 1891, 1, p. 1-6 ; cf. ibid., 1897, II, p.313-326.

[6Cf. S. Reinach, Bronzes figurés, p. 195, où sont indiquées les références bibliographiques.

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